Jean-Claude Masson
Le Septième sceau de Raymond Lulle,
Paris, Garamond, 2019, Garamond, collection "Essais littéraires", 2020.
EAN13 : 9782955155158.
L’amplitude de la vie de Raymond Lulle (né à Majorque vers 1232, mort vers 1316) correspond à deux phases contrastées de l’histoire médiévale : une courbe ascendante, avec l’apogée du temps des cathédrales, puis incertaine et anxieuse, suite à l’échec des Croisades. Le XIIIe siècle, premier sommet de la civilisation française, est aussi l’un des plus riches de l’histoire d’Espagne. L’époque d’Alphonse X le Sage (avec les « trois cultures » : chrétienne, juive et musulmane) est contemporaine de saint Louis et de l’Empereur germanique Frédéric II, tous deux les yeux tournés vers la Terre sainte. C’est le siècle de Dante et de François d’Assise, mais aussi du Grand Khan et de Marco Polo, des Mongols et des Vikings... La biographie de Raymond Lulle est indissociable d’une conjoncture historique particulièrement complexe.
Né en terre de mission (Majorque vient d’être reprise aux Sarrasins), Lulle est un homme de foi qui centrera toute son existence sur l’évangélisation. Le suivre dans les étapes, nombreuses et mouvementées, de son long itinéraire, c’est revivre le moment de bascule de ce que l’on appelle, en creux, le Moyen Âge, entre le parvis théocratique de Notre-Dame et la progression inexorable d’une royauté sans partage, entre la perte de Jérusalem et les invasions de la Horde d’or, avec en perspective une crise économique bientôt doublée de la Grande Peste. Tel est le décor où le Catalan Raymond Lulle, qui se baptisait l’Arabicus christianus (le chrétien d’Arabie), sera tour à tour pèlerin et prédicateur, ermite et diplomate, précepteur et vagabond, docteur en Sorbonne et membre du Tiers-Ordre franciscain, philosophe et missionnaire, et avant tout écrivain et poète : le fondateur des lettres catalanes. Qui nous a laissé plus de quatre cents traités, sur les thèmes les plus divers.
La crise en gestation sous ses yeux est d’abord dans la vision du monde. En dépit de la vaste synthèse opérée par les maîtres de la scolastique (Albert le Grand, Thomas d’Aquin), la pensée philosophique de l’Antiquité, en particulier celle d’Aristote, transmise par les traductions arabes (via l’Espagne) ou syriaques, entame peu à peu les certitudes théologiques avec un mot clé, le doute, père du relativisme, qui affecte bientôt non seulement les dogmes, mais la perception de l’espace et le sens même du temps, donc de l’Histoire. La raison critique et autocritique va devenir à la fois le moteur de l’Occident et son poison, ou son narcotique. Lulle est au carrefour de toutes ces lignes de force : profondément latin et tout imprégné de civilisation arabo-musulmane, il se tient au point de contact, et de friction, des plaques tectoniques qui n’ont pas cessé de gronder depuis lors."