Le vingtième siècle aura été le siècle de la démesure. Aucune époque ne saurait lui être comparée, aussi loin que notre mémoire remonte. Démesure de la politique, tout d'abord, avec deux guerres mondiales et des conflits régionaux permanents, des déportations et des tortures de masse, des camps de la mort déclinés en allemand et en russe, et, pour culminer dans l'horreur, deux bombes atomiques larguées sur des populations civiles. Démesure de l'homme, ensuite, puisque tous ces crimes ont été commis en son nom, qu'il soit nazi, communiste ou démocrate, ou plutôt au nom d'idéologies abstraites qui, pour mieux sauver l'humanité, ont sacrifié sans remords les hommes réels. Démesure du monde, enfin, avec une science prométhéenne qui a voulu percer les secrets de l'univers, une technique déchaînée qui a cherché à asservir la nature, et une économie mondialisée, sous le double visage du capitalisme et du socialisme, dont les flux incessants d'échanges ont privilégié le prix des choses au détriment de la dignité des hommes. Telle a été la démesure revendiquée du progrès, nouveau Moloch auquel il fallait à tout prix sacrifier. Elle a affecté l'homme tout autant que le monde qu'il habite au point de mettre en péril – ce sera la grande peur du siècle à venir – l'équilibre de la planète et la survie de ses habitants. On l'a imputée, sur le plan théorique, à la raison, et sur le plan historique, à l'Europe, tout en utilisant, pour dénoncer les excès du rationalisme et de l'eurocentrisme, ces mêmes outils théoriques que l'Occident avait conçus et imposés aux autres civilisations.
Ce texte constitue le début de l'introduction à l'essai éponyme publié par Jean-François Mattéi aux éditions Sulliver.
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