Les enfants au pouvoir
Représentations et pratiques des mondes sans adultes
Jeudi 25 et vendredi 26 avril 2019
Université de Lorraine, Nancy
Laboratoire Littératures, Imaginaire, Sociétés (LIS – E.A. 7305)
Ils sont partout : dans les salles de classe comme dans les cours de récréation, dans les parcs et dans les aires de jeu, à la ville comme à la campagne. Ils conduisent les trains, les bus et les avions, contrôlent les magasins, les cirques et les réserves de crème glacée, dominent le marché du livre et celui de la télévision, cultivent ironiquement des épinards et des choux de Bruxelles, et invitent des clowns à nos fêtes d’anniversaire pour s’assurer de nos névroses.
On les appelle : les adultes.
Le contexte a cependant cessé d’être clair. Si Yves Bonnardel postule d’une domination adulte dont le pendant serait l’oppression des mineurs (Bonnardel, 2015), l’extension du domaine de la jeunesse (repoussement de la limite d’âge, grandissement du marché culturel et économique du public ‘jeune’) tend à signaler un nouveau pouvoir de la jeunesse qu’il nous appartient de caractériser. Daniel Marcelli et Anne Lamy suggèrent à ce titre que « les jeunes sont porteurs des valeurs de changement, de nouveauté, d’invention, d’adaptation, de rapidité, d’immédiateté, d’excitation. L’ensemble de ces qualificatifs, qui caractérisent le temps de l’adolescence, est pratiquement devenu une valeur sociale[1] ». Et d’ajouter : « Le credo actuel de la société pourrait se résumer par trois mots clés : développement, potentiel et croissance ; trois termes qui s’appliquent en outre parfaitement…à l’adolescent[2] ! » Manifestement, les temps sont durs pour les adultes, dans un contexte qui impose de se plier aux conditions de la jeunesse. Et si la jeunesse, cette « donnée biologique socialement manipulée et manipulable »[3] selon la formule de Bourdieu, avait d’ores et déjà gagné la guerre des âges en imposant sa culture comme son mode de vie ? En atteste, par exemple, la démocratisation massive des conventions consacrées aux mangas, aux comics ou à la pop culture en général. Toutes les formes de jeux et de déguisements y trouvent droit de cité côte à côte avec des jouets dont l’industrie a parfaitement compris qu’ils ne sont plus réservés à la petite enfance, mais aussi désormais à un public adulte geek jadis ghettoïsé, mais devenu peu à peu mainstream voire influenceur, selon ce néologisme né de réseaux sociaux fonctionnant comme le canal de diffusion majeur du jeunisme contemporain. Les adultes sont-ils tenus de se cacher d’en être ?
Christian Chelebourg ajoute que « d’un point de vue collectif, les rapports entre enfants et adultes – entre jeunes et vieux serait plus juste – sont socialisés selon un modèle thermodynamique qui engage la représentation de la marche de l’Histoire. Dans ce système, les jeunes incarnent l’énergie de l’avenir ; leurs aînés, l’entropie du conservatisme, voire de la réaction. Le conflit des générations apparaît dès lors comme nécessaire à l’avènement du progrès[4] ». Partant de ce principe, comment envisager une socialisation du collectif lorsque l’époque est à l’éviction des adultes ?
On l’aura compris, l’objet de ce colloque est d’interroger la valeur herméneutique des mondes sans adultes, sous toutes leurs formes. Du Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac (1929) au Lord of the Flies de William Golding (1954), des enfants perdus de James Matthew Barrie (1911) aux Pans de Maxime Chattam (Autre-Monde, 2008-2018), des enfants momentanément mais volontairement abandonnés de Timpetill (Henry Winterfeld, 1937) à ceux qui se protègent des adultes chez Michael Grant (Gone, 2008-2013), de la survie des uns (Ballantyne, Coral Island, 1858) au sacrifice ritualisé des autres (Suzanne Collins, The Hunger Games, 2008-2010) en passant par leur mise à l’épreuve (James Dashner, The Maze Runner, 2009-2016), le sentier des fictions sans adultes conduit à interroger l’évolution même de l’idée d’adulte, aussi bien que l’émancipation progressive d’une fiction qui cherche à s’en affranchir. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les poétiques de l’imaginaire fonctionnent aussi souvent comme des poétiques du lieu, cartographiant autant de territoires interdits aux adultes, des cabanes de Stand by Me ou 20th Century Boys, aux chambres d’adolescents aux portes quasi systématiquement ornées d’un panneau « sens interdit » des teen series et teen movies en passant par les garages et sous-sols, terrains privilégiés des parties de Donjons et Dragons des amis de Stranger Things. De quoi se passe-t-on en se passant des adultes, à quoi échappe-t-on en leur échappant ou en les excluant ? Que construit-on au cœur même de cette éviction, et comment organise-t-on la jeunesse lorsqu’elle ne rencontre que la jeunesse ? Il convient, par ailleurs, de questionner la tendance des adultes, producteurs d’une culture destinée à ceux qu’ils élèvent, à nourrir l’imaginaire d’une disparition de soi : c’est qu’il n’est peut-être pas question de débarrasser les enfants des adultes (ou inversement) mais de débarrasser les adultes d’eux-mêmes et d’un principe de responsabilité devenu difficilement compatible avec l’individu contemporain. L’époque pourrait être à la disparition des schémas modernes de formation, voire d’éducation et de pédagogie, hérités en occident de l’Humanisme et du siècle des Lumières, bref, à l’éviction des figures d’autorité et des mentors.
Enfin, ce colloque ne s’attache pas qu’aux représentations mais aux mises en œuvre pratiques des mondes sans adultes : la littérature pour la jeunesse se double désormais d’une littérature par la jeunesse. En effet, à l’heure où les cultures se colonisent et s’échangent sans distinction au profit d’une désignation « grand public », il importe de revenir sur la manière dont la jeunesse travaille à exclure les adultes avec lesquels elle est amenée à partager, de plus en plus, des objets culturels qu’elle se croyait destinés. Le blog, le vlog, la fanfiction, les plateformes d’écriture en accès libre (le succès actuel de Wattpad, Stories You’ll Love) s’affichent comme autant de lieux dans lesquels la jeunesse s’affranchit en apparence des circuits adultes – notamment d’édition et de prescription de ce qui est ou non lisible, mais aussi potentiellement des normes stylistiques, voire grammaticales et orthographiques. Se lit aussi, dans ce domaine, la volonté d’une culture en prise directe sur un principe de plaisir dont témoignent abondamment les fan fictions : la volonté de combler de la façon la plus précise possible ses goûts propres, avec comme conséquence la multiplication des sous-genres et sous-(sous-)catégories fictionnelles.
Notre hypothèse tient donc en ce que la constitution de TAZ (zones temporaires d’autonomie, théorisées par Hakim Bey) définies par l’absence d’adultes dit quelque chose de notre organisation contemporaine et de nos attendus collectifs, et que la fiction et les pratiques de de jeunesse tendent à restituer symboliquement, par une écriture des adultes en négatif ou par l’absence, la difficulté à définir le rôle adulte dans le monde contemporain : n’aurions-nous foi, désormais, qu’en des capitaines de quinze ans ?
Modalités de soumission :
La manifestation se veut interdisciplinaire. Les enfants y sont interdits, quels qu’en soient le sexe, la couleur et la forme. Les propositions, d’une quinzaine de lignes environ et suivies de quelques lignes de présentation de l’auteur, sont à envoyer pour le 01 octobre 2018 aux deux adresses suivantes : matthieu.freyheit@gmail.com et vapiegay@yahoo.fr
Organisation : Matthieu Freyheit, Victor-Arthur Piégay, LIS (E.A. 7305)
[1] Daniel Marcelli, Anne Lamy, L’état adolescent. Miroir de la société, Paris, Armand Colin, 2013, p. 21.
[2] Daniel Marcelli, Anne Lamy, L’état adolescent. Miroir de la société, Paris, Armand Colin, 2013, p. 46.
[3] Pierre Bourdieu, « La “jeunesse” n’est qu’un mot », in Questions de sociologie. Paris : Éditions de Minuit, 2002 [1984], p. 145.
[4] Christian Chelebourg, Les Fictions de jeunesse, Paris, PUF, 2013, p. 164-165.