Les Goncourt et le portrait
Séminaire Goncourt et Journée d'études, 2022-2023
Sorbonne nouvelle – CRP19
Si la Révolution a contribué à promouvoir l’individu comme sujet, parfois même en élaborant des figures d’exemplarité comme autant de modèles à suivre, la fin du XVIIIe siècle avait déjà vu croître la circulation de portraits, d’effigies tissant une proximité intellectuelle autour de figures remarquables telles que Voltaire, ou Rousseau notamment, représentées sur divers supports[1]. Comme le rappelle Louis Marin, le portrait crée un « effet de présence », et partant, la possibilité d’une proximité et d’une déférence.
La promotion des destinées individuelles dont la littérature du XIXe s’est faite l’écho ainsi que l’essor de la presse ont placé le portrait de héros nationaux, de bourgeois, de petites gens, d’hommes politiques… au centre des discours et des représentations, ce que Barbey d’Aurevilly résumera ainsi dans le Salon de 1872 : « Aussi en pleut-il des portraits ». En effet, les techniques de reproduction favorisent leur multiplication : les portraits peints, la photographie, les portraits littéraires envahissent l’espace des pratiques artistiques. Ce « genre si modeste en apparence » mais qui « est si difficile à produire », estime Baudelaire dans son Salon de 1859, appelle par essence une approche pluridisciplinaire et intermédiale.
L’écriture du portrait au XIXe siècle envahit donc la presse avec ses « médaillons », ses « croquis » et autres « binettes »... La critique littéraire s’empare du genre, les portraits de Sainte-Beuve sont célèbres et Zola, imitant cet exemple, composera comme Gautier, Verlaine, Banville, Barbey d’Aurevilly pour ne citer que quelques-uns[2], une « galerie de bustes contemporains » dans son volume Marbres et plâtres. Au cœur du texte narratif, le portrait est « un foyer […] de construction du sens du personnage, lieu où se fixe et se module, dans la mémoire du lecteur, l’unité du personnage[3] », un embrayeur d’histoires, portant les stigmates de vies fictives et inscrivant le principe de variation au fil de son écriture, dans le continuum du texte ; il ancre le personnage dans un système de valeurs, le renvoyant parfois à un impensé du texte. C’est dire que le portrait au XIXe apparaît comme un creuset d’émotions et de savoirs émanant de la physiognomonie, de l’étude des mœurs, d’habitudes culturelles, de présupposés idéologiques. Il s’inscrit à la fois dans un système de ressemblances qui l’apparente au type, mais fait aussi ressortir la singularité d’une personne réelle ou fictive, là où le physique suggère le dévoilement d’une âme.
Les Goncourt, quant à eux, ont inspiré de nombreux portraits (gravés, peints, sculptés, photographiés, écrits), dont on pourra interroger la représentation et la réception. Ils n’ont cessé à leur tour d’en composer au fil de leur œuvre en polygraphes avertis, en en variant les approches, jouant de l’indiciaire et du typique, élaborant tout à tour des esquisses ou des types (le bourgeois, la prostituée, la commerçante, le journaliste…), des caricatures piquantes ou féroces, des portraits de groupe, saisissant l’éphémère du vivant ou scrutant des portraits peints pour en traduire toute l’intensité (on pensera notamment à La Femme au XVIIIe siècle, à L’Art du XVIIIe). L’esthétique du portrait renvoie aussi dans une perspective intermédiale à l’œil du peintre, au plaisir des Goncourt d’évoquer les jeux d’ombre, le miroitement des couleurs, la suggestion de sensations, d’une intériorité, d’une énergie spirituelle (les pastels de La Tour dans La Femme au XVIIIe) et un élan vers la beauté qui conduit parfois à percevoir le monde comme une immense référence picturale (tel Gavarni ressemblant à un portrait de Rubens, Journal 30 août 1857). Ils analysent la facture du portrait, le geste créateur et rejoignent par-delà le temps l’atelier des artistes du XVIIIe dont ils commentent l’esthétique. En observant (portrait peint, dessin, croquis, esquisse, gravure) et en pratiquant largement l’art du portrait, les Goncourt en ont donc déployé toutes les potentialités. Ils ont aussi éprouvé intensément la jouissance de sa possession en collectionneurs avertis (La Maison d’un artiste…).
L’écriture romanesque des Goncourt, plaçant le portrait au cœur même de la fiction, pose par là même la question de la représentation, mais aussi celle du geste créateur. A l’instar du peintre portraitiste, le romancier réaliste met à nu, perce les chairs pour en dévoiler les secrets (les monographies sur Chardin et La Tour suggèrent la proximité des deux systèmes sémiotiques). La fiction interroge également la valeur du portrait d’art entré dans un système marchand, qui relève d’une mode dans l’intérieur bourgeois, et sa reproductibilité (Renée Mauperin, Manette Salomon…). La fonction mémorielle du portrait est aussi largement convoquée dans l’œuvre goncourtienne, selon des procédés et des enjeux divers qu’il conviendra d’interroger (Germinie Lacerteux, Madame Gervaisais…). Faire vivre l’absent, créer une présence, une rencontre, retrouver un passé, une intériorité en en restituant toute l’intensité n’ont cessé de hanter Edmond après la mort de son frère.
Les Goncourt grands admirateurs de La Bruyère, (« Un homme qui ne regarde pas La Bruyère comme le premier écrivain de tous les temps, n’écrira jamais » Journal 16/ 11/ 1862), mais aussi de Saint-Simon, ont été attentifs à leur écriture, à leur composition, à la densité et l’énergie de leurs portraits. Font-ils à leur tour œuvre de moralistes, et comment réactualisent-ils cette visée ? L’écriture journalistique les a confortés dans la recherche de la brièveté et de la fulgurance du trait. D’ailleurs le trait est-il déjà un portrait ou en constitue-t-il la limite ? Si le portrait est la restitution d’une image fixée à un moment d’une vie, les Goncourt, eux, ont tenté d’instiller le principe même de la variation et de la fluctuation inhérent à l’écoulement du temps : portraits retouchés, modifiés que présente le Journal, « ambitieux [qu’ils étaient] de représenter l’ondoyante humanité dans sa vérité momentanée » (préface à l’édition de 1887). L’écriture diariste ne fait-elle pas voler en éclat l’idée d’un portrait perçu comme morceau achevé ?
Le portrait, les scènes de groupe constituent-ils alors les prolégomènes d’une communauté élective et possiblement fantasmée, participant de la construction d’une identité de distinction ? Ou bien renvoient-ils à un geste d’humanité qui s’écrit dans la révélation de la souffrance et d’une forme de compassion (La Fille Elisa, Germinie Lacerteux) ? Le portrait pourrait-il alors emblématiser pour les Goncourt l’idée du disparate d’un monde moderne marqué par l’impossibilité de toute harmonie ?
Si ces écrivains ont quelque peu minoré l’intérêt de la photographie, dénuée à leurs yeux d’expression de vie et dotée d’un aspect sériel dévalorisant l’unicité de l’œuvre d’art, il n’empêche que comme pour tous les supports d’images, ils y ont eu recours et Edmond plus encore, occupé qu’il était à régir son image afin de marquer durablement de son empreinte le monde des lettres. Au crépuscule de sa vie, il eut l’idée de constituer une collection de livres à portraits où livres et portraits des habitués du Grenier instauraient autant de signes reflétant conjointement le désir, mais aussi l’illusion d’une communauté artistique. On pourrait évoquer également l’expansion du portrait que constitue le genre récent de l’interview qu’Edmond n’a pas boudé. À une période de développement des moyens de médiatisation, il avait bien compris que la dissémination de la représentation de son frère et de lui-même via divers supports oeuvrait efficacement pour une transmission mémorielle et la survie de leur nom.
Ces quelques éléments de réflexion seront susceptibles d’ouvrir des pistes d’interrogation, sans exclusive, sur l’herméneutique du portrait, l’enjeu et le jeu avec cette forme textuelle, plastique et photographique dont les Goncourt ont abondamment usé, parfois même avec délectation...
Séances du séminaire le vendredi de 14h à 16h, à la Sorbonne nouvelle, site Nation
Vendredi 18 novembre : séance introductive (Béatrice Laville, Université Bordeaux Montaigne), salle A524
Vendredi 2 décembre : « La plume, la scène et la piste. Le portrait au défi du mouvement chez les Goncourt » (Marie-Astrid Charlier, Université Paul Valéry, Montpellier), salle A524
Vendredi 3 février: « Germinie Lacerteux ou un portrait des « basses classes » entre empathie et moralisme » (Florence Pellegrini, Université Bordeaux Montaigne), lieu à définir
Vendredi 17 mars : « Enjeux de la mise en fiction du portrait peint dans l’œuvre romanesque des Goncourt » (Fabienne Bercegol, Université Toulouse-Jean Jaurès), lieu à définir
Vendredi 7 avril : « La crise du portrait : de l’ancien au nouveau régime de la portraiture » (Bernard Vouilloux, Sorbonne Université), lieu à définir
Le séminaire s'achèvera par une journée d'études qui se tiendra le 12 mai 2023, à la maison de la Recherche de la Sorbonne nouvelle (4 rue des Irlandais, 75005 Paris). Les propositions de communication, accompagnées d'une brève notice bio-bibliographique sont à adresser à Béatrice Laville (laville.beatrice@gmail.com) avant le 30 septembre 2022.
[1] Voir Adeline Wrona, De Sainte Beuve à facebook, Paris, Hermann, 2012.
[2] Voir Hélène Dufour, Portraits en phrases, les recueils de portraits littéraires au XIXe, Paris, Presses universitaires de France, 1997.
[3] Voir Philippe Hamon, L’Analyse du descriptif, Paris, Hachette, p. 111.