"Paris 1647 : un dialogue sur fiction et histoire", par Carlo Ginzburg
Cet article de Carlo Ginzburg est extrait de l'ouvrage Le Fil et les traces, publié aux Éditions Verdier en septembre 2010 (traduction de Martin Rueff).
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1. Il y a quelques années, Marcel Detienne évoqua avec ironie la tentative de Moses Finley qui avait voulu trouver des éléments historiques dans les poèmes homériques2. Pour Detienne, faire de l'histoire en éliminant l'élément mythique serait une attitude typique des historiens : il vaudrait la peine d'examiner historiquement cette attitude et de remonter jusqu'à ses racines les plus anciennes3. Je me propose d'examiner un épisode important de cette question, dans une perspective très différente de celle de Detienne.
2. Le dialogue De la lecture des vieux romans, écrit par Jean Chapelain à la fin de l'année 1646 ou au tout début de 1647, est resté très longtemps inédit ; il fut publié à titre posthume quatre-vingt ans plus tard4. Chapelain le composa alors qu'il travaillait à La Pucelle ou la France délivrée : un poème ambitieux qui commença par avoir du succès avant d'être l'objet de critiques féroces et de tomber dans le discrédit le plus total5. L'activité de l'homme de lettres apparaît aujourd'hui plus significative que l'oeuvre du poète : elle s'est exercée avec une grande autorité à travers des essais critiques et une correspondance très nourrie6. De la lecture des vieux romans a connu de nombreuses éditions : 1728 (la première), 1870, 1936, 1971, 19997. Mais il reste beaucoup à dire sur ce texte.
Le dialogue est dédié à Paul de Gondi, alors vicaire de l'archevêque de Paris, ensuite plus connu comme le cardinal de Retz8 . Deux lettrés plus jeunes prennent part au dialogue avec Chapelain : l'érudit Gilles Ménage et Jean-François Sarasin, historien et poète9 . Chapelain raconte qu'il a été surpris par Ménage et Sarasin alors qu'il était plongé dans la lecture d'un roman médiéval : Lancelot. (Chapelain, comme on peut le vérifier à partir du catalogue de sa bibliothèque, en possédait deux éditions imprimées 10). Les deux amis avaient réagi de manière différente. Sarasin avait observé que Lancelot était « la source de tous les romans qui, depuis quatre ou cinq siècles, ont fait le plus noble divertissement des cours de l'Europe ». Ménage, défenseur des Anciens, avait déclaré sa stupeur quand il avait vu qu'un homme de goût comme Chapelain pouvait louer un livre que même les partisans de Modernes « nomment avec mépris ». Chapelain avait répliqué en affirmant qu'il avait commencé à lire Lancelot pour rassembler des matériaux en vue d'un livre sur les origines du français : cette idée lui avait été suggérée précisément par Ménage11 . Dans Lancelot j'ai trouvé des mots et es expressions, disait Chapelain, qui montrent comment le français est passé de sa grossièreté initiale à son raffinement d'aujourd'hui. Ménage n'avait rien à objecter à un projet sur l'étude du français. Mais quand Chapelain raconte comment il a commencé à apprécier Lancelot, il ne peut retenir son indignation : « Je verrais volontiers quel autre profit on pourrait tirer de cette misérable carcasse. L'horreur même des ignorants et des grossiers. Ne me voudrez-vous point faire trouver en ce barbare quelque Homère ou quelque Tite-Live ? »
Il s'agit bien sûr d'une question rhétorique. Mais cette double comparaison paradoxale provoque chez Chapelain une réaction inattendue. D'un point de vue littéraire, Homère et l'auteur de Lancelot sont complètement différents : le premier est noble et sublime, le second « rustique et rampant ». Mais la matière de leurs oeuvres est semblable : l'un et l'autre ont composé des « fables12 ».Aristote aurait jugé favorablement Lancelot, comme il l'avait fait avec les poèmes d'Homère : le recours à la magie dans le premier n'est pas si différent de l'intervention des dieux dans les seconds.