Colloques en ligne

Denis Bertrand

Le cachalot, en meute et en famille, de Verne à Sarano : mutation des collectifs

The sperm whale, in a pack and as a family, from Verne to Sarano: transforming collectives

1. Suspension

1« L’humain est un superprédateur, diurne et omnivore, qui vit dans des sociétés complexes ». Telle est la définition que la biologiste-éthologue Emmanuelle Pouydebat propose de l’humanité dans L’intelligence animale (2017, p. 29). Un des mérites de cette définition, et non des moindres, est qu’elle installe homo dans l’ordre des primates, tout bonnement, se refusant à placer dans une position supérieure a priori aussi bien les primates « au-dessus des autres animaux » que les humains « au-dessus des primates » (ibid., p. 34). Tout son texte, du reste, s’emploie à « égaliser »1 les statuts des uns et des autres dans le monde du vivant.

2Cette attitude est un garde-fou. Elle cherche à nous protéger des vertiges inévitables de l’anthropocentrisme, chevillé à notre langue elle-même et à son sémantisme. Elle nous impose une attitude cognitive, à la fois construite et débrayée, qui ressemble à ce que la phénoménologie appelle épochè. Celle-ci se définit comme la mise en arrêt des représentations « spontanées » que les pratiques culturelles ont sédimentées, une suspension de tout savoir et de toute croyance qui font écran devant les choses en les revêtant des habitudes qui nous les rendent familières et qui nous empêchent de les percevoir en elles-mêmes, dans leur plus simple apparaître, dans leur nudité d’esquisse. Cette suspension est comme le souligne Jean-François Bordron « le nerf et la raison d’être » de la méthode phénoménologique. Et il ajoute, ce qui me paraît essentiel, que

l’épochè ne supprime pas véritablement la croyance au monde mais la révèle comme croyance (je souligne). Elle est ainsi moins une négation qu’une libération par laquelle la croyance peut être décrite pour ce qu’elle est (Bordron, 2011, p. 1).

3Sur un sujet comme celui qui nous occupe ici, à la croisée des formes d’existences collectives animale et humaine, il faudrait pouvoir faire cet exercice de rétention de manière constante, se retenir de « respirer humain » en s’exerçant à une sorte d’apnée. Cela révèlerait en effet l’épaisseur de nos croyances en dépouillant notre perception de tout ce qui l’habille — à commencer par notre vêtement langagier lui-même —, afin d’accéder par réduction continue, par ascèse existentielle, au « noyau élémentaire » de nous-mêmes, existants, ensemble, parmi les existants. Cet écran qui tout à la fois nous lie au monde et nous en sépare s’exprime en effet d’abord avec les figements de la langue qu’on profère comme des automatismes, sous la dictée de l’usage, érigeant ces « barrières linguistiques » qui « fragmentent l’unité dans laquelle la nature se donne à nous » (de Wall, 2016, p. 41). Le sous-titre du livre de Pouydebat sur l’intelligence animale qu’on vient de citer en offre une illustration pittoresque : Cervelle d’oiseaux et mémoire d’éléphants, figurant ainsi, par la dérision de nos formulations, des variétés d’« intelligence animale ». L’exercice de mise entre parenthèses, s’il était réussi, permettrait donc de reconquérir et de reconnaître cette animalité primordiale, comme s’il était possible, en dehors d’expériences singulières et ponctuelles, de se positionner et de se percevoir en-deçà de l’hominisation. C’est, par exemple, ce que Marcel Proust extirpe de ses réveils nocturnes et que commente Anne Simon dans Une bête entre les lignes (2021). Proust décrit ces instants brouillés à la sortie du sommeil, lorsque le savoir n’est pas encore reconstitué, et qu’on ignore où l’on est, quand on est, et même qui l’on est : « J’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes. » (Simon, 2021, p. 126).

4Enfin, pour ouvrir le problème qu’on souhaite ici envisager sur ce fond de toile sémio-phénoménologique, ajoutons que la définition de l’humain qu’on vient de proposer comprend aussi la proposition : « qui vit dans des sociétés complexes ».

2. Méta-sémiose et « forme de vie »

5Or, par delà les sociétés elles-mêmes — les animaux sociaux ou « hypersociaux » aussi vivent dans des sociétés complexes —, un des traits de cette complexité est, parmi beaucoup d’autres, la capacité métasémiotique de ce primate que nous sommes : il est homo habilis, homo faber, homo mimesis et j’ajouterai : homo méta-mimesis. Il représente, il raconte, il décrit, il analyse, il classe, il formalise et il finalise sa propre complexité ainsi que celle des collectifs d’autres espèces. C’est sur ce phénomène que je souhaiterais ici attirer l’attention pour montrer la variabilité de ce regard second, de cette opération méta-linguistique de prise en charge cognitive des collectifs, de cette traduction qu’est toujours une description, caractérisée par une variabilité générique et axiologique considérable.

6J’interrogerai ce regard « méta- » selon une perspective restreinte, alternativement fictionnelle et scientifique. Et je prendrai appui pour cela sur deux approches discursives contrastées des collectifs de cachalots, à un siècle et demi de distance : celle de Jules Verne, dans le chapitre XII, intitulé « Cachalots et baleines » de Vingt mille lieues sous les mers ([1869] 2005, p. 446-462), et celle de François Sarano, dans le chapitre 5, intitulé « Le clan d’Irène gueule tordue » dans Le retour de Moby Dick. Ou ce que les cachalots nous enseignent sur les océans et les hommes (2017). Je n’envisagerai pas ici le roman de référence d’Herman Melville, Moby Dick ou le Cachalot, afin de ne pas étendre le corpus pour une aussi brève étude que celle-ci, et surtout parce que, dans ce dernier cas, la focalisation porte davantage sur la singularité individuelle d’un cachalot-symbole que sur les modes d’existence collective de l’espèce.

7Si mon objet est celui de la variabilité étonnante dans la représentation des collectifs, c’est aussi parce que cette variation affecte les collectifs eux-mêmes — en tout cas les collectifs humains avec leur représentation de l’altérité —, et qu’il serait utile de se pencher sur la transition, s’il y en a une, entre la représentation et le fait. En développant une approche sémiotique de ce problème, je prendrai appui sur le concept de « forme de vie ». Avec son entour, la « forme de vie » constitue la dernière grande proposition théorique de Greimas (1993, p. 381-387), reprise et développée par Jacques Fontanille (2015) vingt-deux ans plus tard.

8Ce concept sémiotique de « forme de vie » peut apparaître comme le couronnement de la théorie générale de la signification dans la mesure où il forme une synthèse de l’édifice du sens : toutes les dimensions de son architecture y sont convoquées et réunies à travers leur congruence — énonciation, praxis sociale, modalisation, aspectualisation, narrativité, axiologies, etc. C’est peut-être une des raisons qui expliquent la bonne fortune de ce concept chez les sémioticiens aujourd’hui. Une autre raison réside dans le caractère d’anticipation socio-politique que la « forme de vie », au sens sémiotique, a permis de reconnaître pour mieux comprendre les principes d’organisation contemporaine des collectifs humains.

9Il est utile à ce propos de rappeler la genèse de ce concept, dans la mesure où il est né du constat d’une profonde variation des formes sociales de la collectivité et de ce qui l’« actantialise ». Sa définition apparaît pour la première fois, à ma connaissance, dans l’article intitulé « La parabole : une forme de vie » (Greimas, 1993, p. 387). On lit, dans la dernière page de ce court texte, les observations suivantes que je commente au fil de la lecture : « Les transformations actuelles de nos sociétés ne manquent pas de remettre en question notre compréhension des modes d’organisation sociale :... » Notons au passage que le syntagme « notre compréhension » est coextensif avec son génitif, les « modes d’organisation », associant dans une commune inhérence la saisie subjective (compréhension) et l’objectivité de sa visée (organisation).

10Pour justifier cette remise en question, Greimas poursuit : « ... : alors que les groupements territoriaux, les institutions établies et les classes sociales — critères selon lesquels les gens se reconnaissent et se posent les uns par rapport aux autres — s’effilochent et se diluent dans l’informe et l’uniforme. » Ces groupements institués, analysables à travers la définition structurale de l’actant collectif (cf. ici même, notre introduction), sont les familles, les paroisses, les syndicats, les classes sociales (qui, lorsqu’elles sont bien délimitées, sont en lutte), ainsi que les collectifs géo-localisés : villages, banlieues, quartiers, etc. C’est cette topologie du collectif qui se défait sous les yeux de l’observateur et qui, à ses yeux, se dégrade. Il ajoute alors cette longue phrase programmatique :

Les formes de vie (souligné par Greimas) — nous empruntons cette expression lourde de sens à Wittgenstein — paraissent alors comme des cadres susceptibles de rendre compte de la diversité des modes de sociabilité des hommes : on dirait que les individus, dispersés et solitaires, participent néanmoins à une certaine philosophie de la vie, à une manière de vivre, de répondre au monde qui les entoure et même parfois de dire autrement que dans leur monologue intérieur — que les personnes constituent des « communautés de l’esprit », qui les dépassent en les unissant (Greimas, 1993, p. 387).

11En ce qui concerne le pressentiment, on peut ici souligner la force de ce concept de forme de vie, si on songe qu’à l’époque ni Internet, ni les réseaux sociaux, ni surtout les fameuses « bulles de filtre » numériques assurant l’adhésion et les affects d’appartenance, n’existaient ni n’étaient même imaginés. Mais on peut lire aussi, en creux, dans ces « organismes sémiotiques » d’un nouveau genre, une définition de l’eusocialité du collectif, lorsque par delà les institutions, la complexité cognitive des individus s’élargit en une complexité sociale qui leur est transcendante. Cette eusocialité fait que les collectifs génèrent, à leur hauteur actantielle propre, des programmes qu’aucun des individus qui les constituent ne saurait même concevoir, les « architectures sociales », auto-organisationnelles, étant « incommensurables aux ressources cognitives des agents » particuliers — « architectures sans architectes » comme les termitières (Petitot, 2019, p. 369).

3. Dyssocialité vs Eusocialité

12Or, en ce qui concerne notre objet, la mutation des collectifs implique bien la compréhension d’un mode d’organisation, en l’occurrence celui qui préside à la forme collective du plus grand des cétacés, le cachalot. Entre Jules Verne et François Sarano, il se produit comme une sorte de métamorphose, le renversement d’une épistémè locale.

3.1. Prédation (Verne)

13Dans Vingt mille lieues sous les mers, grand roman didactique de la seconde partie du xixe siècle, la définition du cachalot est d’abord différentielle. Anticipant un structuralisme élémentaire, le narrateur définit le cachalot par opposition à la baleine, sur la base d’un binarisme axiologique manichéen. La baleine est bénéfique et bienveillante : son « rôle (...) et son influence sur les découvertes géographiques ont été considérables » peut-on lire (Verne, 2005, p. 451). Certes, cette influence « positive » l’a été à son corps défendant, car c’est en fuyant les humains qui la pourchassaient qu’elle les a conduits à découvrir des zones du globe jusqu’alors inconnues. Ce sont aussi, dit le capitaine Nemo, porte-parole d’une écologie à venir, des « êtres inoffensifs et bons » (ibid., p. 457). Et il annonce, dès les années 1860, ce qui arrivera plus d’un siècle plus tard : « L’acharnement barbare et inconsidéré des pêcheurs fera disparaître un jour la dernière baleine de l’océan » (ibid.). A cette prédiction fait en effet écho, en 1972, la plainte rapportée par Anne Simon (2022, p. 358) dans le film de Chris Marker et Mario Ruspoli, Vive la baleine ! : « Car vous vous éteignez, baleines ! Comme de grosses lampes. Et si vous n’êtes plus là pour nous éclairer, vous et les autres bêtes, croyez-vous que nous y verrons dans le noir ? ».

14On peut encore observer que, dans le récit de Jules Verne, la baleine est toujours au singulier : c’est un être doublement perçu, à la fois dans sa généralité d’espèce, dans son concept, et dans sa singularité d’individu, dans sa chair propre. Voilà une première opposition, toute formelle, avec les cachalots : car ceux-ci ne sont que pluriels, aucun individu n’émerge du collectif indifférencié qu’ils forment, aucun n’est, dans leur harde, indentifiable individuellement. Et ils ne sont dès lors appréhendés que dans leur présence concrète, « opérationnelle ».

15Au-delà de la catégorie grammaticale du nombre et de ses implications sémantiques et narratives, le même capitaine Nemo s’emploie, sur une base axiologique pré-définie, à qualifier les cachalots. Ils sont en tous points l’inverse de la baleine : « Bêtes cruelles et malfaisantes, on a raison de les exterminer » (ibid., p. 457). Et plus loin « Pas de pitié pour ces féroces cétacés. Ils ne sont que bouche et dents » (ibid., p. 458). C’est un « animal disgracieux, mal construit, pour ainsi dire “manqué” » (id.), une sorte de Quasimodo des océans. Voici qu’ils s’approchent des baleines, leurs « inoffensifs adversaires » comme un « monstrueux troupeau » (id.). L’action contre-prédatrice du Nautilus qui va « au secours des baleines » (id.) pour neutraliser cette meute dévoratrice est forte d’une arme absolue. Ce n’est pas celle d’un chasseur comme Ned Land, muni de son seul harpon, engagé dans un duel quasi-chevaleresque avec chaque baleine, mais celle d’une force mécanique, destructrice et aveugle, anticipatrice des missiles et autres torpilles, celle de l’éperon du Nautilus qui déchiquette « la troupe des macrocéphales ». « Homérique massacre » nous dit le texte, euphorique vision d’une « mer couverte de cadavres mutilés » (ibid., p. 460) ; paysage de guerre, dont la violence est comparable à celle d’une « explosion formidable » qui « n’eût pas divisé, déchiré, déchiqueté avec plus de violence ces masses charnues » (ibid., p. 461). Et le narrateur conclut : « Le Nautilus flottait au milieu d’une mer de sang » (id.). À l’eusocialité présumée des baleines répond ce qu’on pourrait donc appeler la « dyssocialité » actualisée des cachalots.

3.2. Convivialité (Sarano)

16Il en va tout autrement dans le texte de François Sarano. L’ordre narratif ici n’est pas au service d’une fiction épique, mais à celui d’une discipline, l’éthologie, et de sa vocation scientifique. La différence générique compte bien entendu, mais on va voir qu’elle constitue précisément un titre de problème. Ainsi, le premier trait dans le collectif des cachalots au milieu duquel, comme un ethnologue, s’immerge (au sens propre) Sarano pour le décrire est l’individualisation, opposable à l’indifférenciation du collectif. Individualisation rendue manifeste par l’attribution des prénoms : « Irène Gueule Tordue », la cheffe, puis, autour d’elle, « Delphine, Vanessa, Adélie, Lucy, Emy et Germine », avec leurs enfants : « Zoé, Roméo, Eliot » et d’autres. Au delà, c’est le renversement radical de la perception qui frappe. « Les cachalots sont des êtres éminemment sociaux », lit-on en incipit du « Clan d’Irène ». Et cette sociabilité s’exprime dans la structure du collectif qui frappe l’observateur. A l’opposé de la meute désordonnée, sauvage et indifférenciée de Jules Verne, on a là un corps social bien ordonné, « a social unit » selon le mot de l’éthologue Hal Whitehead, que Sarano appelle un « clan ». Le choix de ce terme est dicté par l’importance des liens de parenté, liens matrilinéaires étroits et stables : grands-mères, mères, filles, tantes et cousines. On est dans un univers exclusivement féminin. Les relations et les interactions sont soigneusement analysées, codifiées, entre jeux, comportements socio-sexuels, et protection des enfants, même sevrés, attachés à leur mère. De cette « société matriarcale, très stable et soudée » (Sarano, 2017, p. 85) sont exclus les mâles — ceux-ci, partis à leur maturité vaquer à leurs occupations dans les confins glacés et les eaux froides du grand Sud, à plusieurs milliers de milles, ne reviennent que ponctuellement, pour la reproduction. Les femelles s’occupent seules des rejetons et « portent un soin attentif à leur descendance » (ibid., p. 94). Ces êtres dont les relations semblent si sophistiquées, surtout lorsqu’on ajoute la dimension du langage et de son apprentissage, semblent aussi menacés par des prédateurs. Les descriptions que cite François Sarano montrent que les globicéphales et les orques sont aux cachalots ce que les cachalots étaient aux baleines chez Jules Verne.

17Le cétologue développe donc un ensemble de relations individualisées entre les adultes et les jeunes cachalots pour en venir à la fameuse question de leur intelligence et au-delà, de l’intelligence animale. Il expose et d’une certaine manière « décrit » en grammairien le langage des cachalots : les clics et les codas d’une langue aux modulations variées, permettant de communiquer à longue distance et qui, s’il reste encore inaccessible à notre interprétation, impose sa dimension pragmatique (appel au secours notamment). Le signifiant fait en lui-même événement : les sons vocaux des cachalots sont, mesurés en décibels, les plus puissants de tout le règne animal (portée de plusieurs dizaines de kilomètres) et on dit même que l’intensité sonore du cri peut tuer : la voix serait non seulement le chant, le signal d’alerte, mais aussi un instrument de chasse.

18La question de l’intelligence est à la limite du sujet que nous traitons, mais elle détermine évidemment la question relationnelle. Au début de son ouvrage sur l’Intelligence animale, Emmanuelle Pouydebat ne propose pas moins de sept définitions différentes (2017, p. 25-26). Il n’y a pas lieu ici d’analyser ces définitions plus ou moins synonymiques, mais elles illustrent une inquiétude et un embarras épistémique autant que langagier. La polysémie définitionnelle atteste la difficulté qu’il y a à saisir le phénomène quand on cherche à se détacher des icones conceptuelles attachées à ce mot dans notre univers.

Pour conclure : simulacres cognitifs et collectifs

19L’écart épistémique entre ces deux représentations de l’univers des cachalots est bien entendu saisissant. Il l’est d’autant plus que la lecture de Sarano qui nous est contemporaine et nous semble frappée au coin du bon sens paraîtra sans doute aussi naïve et anachronique aux yeux des générations futures que celle de Verne peut l’être aujourd’hui à nos propres yeux. Ce constat nous invite donc à interroger la relativité du collectif. Relativité des formes de l’existence collective elles-mêmes ou relativité de la perception que nous en avons ? Relativité soumise à nos cadres culturels (cf. Descola : animisme, totémisme, naturalisme...) ou relativité plus profonde, universelle, relevant des barrières interspécifiques ? Relativité proprement épistémique ou relativité de notre langage ? Si on trouvait des réponses adéquates, quelles leçons pourrait-on en tirer en ce qui concerne les rapports entre les existences collectives animales et humaines ? L’impressionnante mutation discursive de la représentation des cachalots que nous avons observée ouvre donc de multiples perspectives analytiques plus générales.

201. Le primat du collectif. Je fais ici référence à l’étude Jean Petitot déjà citée : « L’humain : un primate eusocial et littéraire » (Petitot, 2019). Rappelons que la thèse centrale qu’il y développe est celle d’une « transcendance du social par rapport aux agents » (ibid., p. 369). Il précise ainsi le paradoxe de ce principe d’« incomplétude cognitive » : « Dans une collectivité eusociale — une catallaxie —, aucune intelligence individuelle n’est à même de rendre la complexité interne du social compréhensible et transparente, perceptible et descriptible » (ibid., p. 373). Indépendamment du fait que cette conception rejoint la théorie de la « main invisible » qui fonde l’éthique du capitalisme (chaque individu ne visant que son intérêt particulier contribue, sans le vouloir, à l’engendrement d’un ordre collectif favorable à l’intérêt général : entre d’autres termes, l’égoïsme est le moteur de la vertu), c’est le primat du collectif, son autonomie actantielle décisive et sa détermination de l’individuel qui sont à mes yeux essentiels. Comme le suggère ici même Ivan Darrault-Harris après l’étude éthologique de Christine Darrault-Errard sur les fourmis, on peut parler « d’un co-pouvoir et d’un co-savoir qui ne sont mobilisables qu’au sein de l’actant collectif. La compétence de l’individu fourmi dépend donc constamment des messages chimiques phéromonaux reçus des autres. » (cf. supra, « L’eusocialité chez les fourmis. Remarques sémiotiques »). L’individu ne serait donc pas premier et il n’existerait qu’« entrefaçonné » par ses interactions. L’eusocialité impose en quelque sorte son pouvoir de modalisation à la compétence cognitive individuelle, quelle qu’elle soit, et même quelle que soit sa créativité.

212. Le statut du langage de description. La compétence méta-sémiotique de l’humain conduit à l’inévitable incorporation de l’anthropomorphisme au cœur sémantique de l’analyse. Le collectif décrit se trouve ainsi « contaminé » par le langage de description et l’étho-sémiotique ne peut être que sous l’influence de l’anthropo-sémiotique (cf. la « reine » et les « ouvrières » chez les fourmis, le « roi » des animaux dans la savane, etc.). Le problème est complexe et ardemment disputé, car rejeter cet anthropomorphisme équivaut à assumer et à creuser la différence radicale entre l’humain et le non-humain, et à l’inverse, l’admettre revient à faire entrer toutes les espèces animales dans la sphère d’action de l’humain et de ses représentations. Cette controverse rejoint le débat de fond, en sciences du langage et particulièrement en sémiotique, sur les catégories élémentaires du « continu » et du « discontinu ». L’éthologue Frans de Waal écrit : « Je considère la cognition humaine comme une variété de la cognition animale » (Waal, 2016, p. 14) prolongeant ainsi l’observation de Darwin selon lequel « la différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux n’est qu’une différence de degré et non d’espèce » (ibid., p. 38). Le paradigme discontinuiste est donc mis à mal... comme il l’est aussi en sémiotique. Ainsi, Frans de Waal propose de nuancer la critique de l’anthropomorphisme par ce qu’il appelle l’« anthropodéni » (ibid., p. 36-43) ; car, selon lui, le rejet radical rejoint l’adhésion naïve. S’il est clair en effet que les positions anthropiques (la banane a été dessinée par Dieu pour s’adapter à notre main et à notre bouche) sont dénuées de raison, ne pas accepter que les chimpanzés « rient » quand on les chatouille est à ses yeux aussi déraisonnable. Car ce serait tout simplement nier la continuité d’espèce, et son immense nuancier.

223. La question de l’illusion figurative que le langage entraîne inéluctablement avec lui : Sarano ou Verne, science ou roman, la fiction habite le langage, avec ses constructions rhétoriques, ses simulacres passionnels, ses découpes figuratives. « Pas de société sans scénario fondateur, pas de collectif sans narration totémique, pas de nation sans roman » (Bertrand, 2019). La fiction est le prix à payer pour assurer le transit entre l’individuel et le social, pour accéder à l’altérité et pour la faire entrer dans son propre champ de vision — en vue d’une réciprocité ou non (comment communiquer avec les fourmis, sinon par la (science-) fiction ?). Le discours de Sarano passe aussi par la fiction pour tenter d’accéder à une rationalité multispécifique. Et sur cette large voie de communication, celle du Verbe, s’érige en même temps une frontière infranchissable — qu’il s’agisse de communication interne à l’espèce ou de communication interspécifique. Paradoxe qu’exprime très bien à mes yeux Jacques Rancière : « L’homme est un animal politique parce qu’il est un animal littéraire, qui se laisse détourner de sa “destination” naturelle par le pouvoir des mots » (Rancière, 2000, p. 63).

234. La mutation des existences collectives, enfin. Certes, les cachalots ne sont pas passés de belliqueux à pacifiques, dans le temps qui sépare deux livres ! Ce ne sont pas les formes d’organisation de leur existence collective qui ont changé entre Verne et Sarano, mais bien la vision et l’interprétation humaines. Pourtant, la question de la transformation et de la mutation des collectifs en eux-mêmes est posée. Car en découlent aussi les modifications des relations entre espèces. On pense évidemment à l’exemple de la domestication. Et plus encore, et dans un autre sens, à la dégradation de la bio-diversité menée tambour-battant par le super-prédateur humain : que d’existences collectives à réaménager si elles veulent persister ! En son sein même, la collectivité humaine voit ses conditions d’existence se modifier, et se modifier aussi les représentations qu’elle se fait d’elle-même. L’espèce traverse aujourd’hui des transformations en séries qui bousculent ses paradigmes et ses plans de pertinence les mieux ancrés : le nouveau régime médiatique des réseaux sociaux et d’Internet, la puissance de la revendication égalitaire des genres portée jusqu’au cœur de la langue, le changement climatique et les grandes convergences disciplinaires qu’il induit – sans parler de ses effets les plus concrets et les plus vitaux. On a rappelé l’émergence et le développement du concept de « forme de vie » en sémiotique greimassienne : la promotion de ce concept, rappelons-le, est due au constat d’une « mutation » des existences collectives dans nos sociétés. De là aux « relationalités plurispécifiques » (Ombre Tarragnat, ici-même, cf. supra), c’est-à-dire aux transformations des collectifs humains en relation avec les collectifs non-humains, la porte est ouverte. Non pas sans métaphores — impossible de renoncer à la fiction, même à vocation scientifique, puisqu’elle est inhérente au langage —, mais dans une quête de nouvelles métaphores pour se sentir « bien, tous ensemble ».