ANNEXE. Texte d’orientation du colloque
20-21 octobre 2022
Université Paris 8 et Campus Condorcet
1La relation entre animaux humains et non humains est une source d’inspiration puissante pour penser la signification des modes de vie sociaux. L’intérêt de cette réflexion est que l’organisation sociale est une chose que nous partageons avec nombre d’autres espèces animales, qu’il s’agisse d’espèces dites eusociales (fourmis, abeilles, termites, rats-taupes et quelques autres) ou simplement sociales (chimpanzés, éléphants, loups, cachalots et bien d’autres). Cette organisation forme alors, en elle-même et indépendamment des usines à catachrèses que forgent nos langues pour se représenter l’altérité, un langage autonome, transformant les aléas du collectif en institution réglée, dont les dispositifs seraient à confronter en amont de la différence spéciste.
2À la suite d’un premier colloque, « La parole aux animaux. Conditions d’extension de l’énonciation » (janvier 2017) dont les actes ont été publiés sur le site Fabula (2018) et du colloque « Viande(s). Stéréotypies sémiotiques et inquiétude culturelle » (2019), dont les actes sont en cours d’édition dans la collection « Sémioses » chez l’Harmattan, le Groupe d’activités sémiotiques de Paris 8 (Gasp8), en collaboration avec le GPS (Grand Paris Sémiotique) et le Laboratoire Paragraphe, poursuit ses investigations entre sciences humaines et sociales, sciences de la nature, littérature, esthétique et informatique, en interrogeant les relations signifiantes entre humanité et animalité en termes d’organisation collective.
3Le colloque « Existences collectives » entend donc se situer à une nouvelle échelle pour articuler la relation humanité / animalité. Après avoir questionné les relations signifiantes qui se tissent entre des acteurs animaux non-humains et humains — en allant de la parole à la chair — il se propose de les aborder au travers des agencements collectifs et d’interroger des communautés de formes, de pratiques, ou même de destins, transcendant, peut-être, les variations ou permettant de penser de nouveaux embranchements.
1. Formes sémiotiques
4Meutes, troupeaux, ruches, fourmilières, les organisations inter-collectives animales, quel que soit leur degré de complexité, constituent un répertoire de formes à partir desquelles nous appréhendons des dimensions notables de la vie en société humaine, qu’il s’agisse d’agressivité ou de mimétisme, d’organisation du travail et de hiérarchie, de coopération ou d’empathie. Tant les architectures des groupes animaux que les dynamiques de sociabilité (affinités, subordination, instrumentalisation) par lesquelles du lien se tisse constituent donc des matrices par lesquelles nous nous rendons intelligibles nos vivre-ensemble selon des dispositifs paradigmatiques et syntagmatiques multiples.
5Véritables mises en miroir, par des opérations d’analogie, de métaphore ou d’allégorie, avec les collectifs humains, ces fonctionnements sociaux ont été l’objet de nombreuses œuvres non scientifiques, qu’elles soient littéraires, philosophiques ou cinématographiques (cf. La vie des abeilles de Maeterlinck, trilogie des Fourmis de Bernard Werber, Cité des rats de Copi, Joséphine ou Le peuple des souris de Kafka, L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux de Nicholas Evans, etc.). Sociétés animales et humaines peuvent y apparaître en différents points à la fois similaires et ramenées à des distinctions ontologiques séparant les « règnes » ou les associant à partir de certaines images pérennes, telle celle de l’Arche, retravaillée notamment par Anne Simon. La mise en images et en textes de ces organisations, la façon dont elles informent le récit notamment, nourrissent les réflexions écopoétiques et zoopoétiques.
6Les questionnements sur l’hybridation de nos communautés et sur l’agencement des communautés animales et humaines (Lestel, 2004) sont cependant de plus en plus fréquents. Le travail sur nos représentations des collectifs animaux s’impose ainsi dans les nécessaires redéfinitions des communs et les nouvelles formes d’espaces partagés avec les animaux, telles celles qui apparaissent par exemple avec la réintroduction du loup. La notion de « diplomates » développée par Baptiste Morizot (2016) a pu ainsi donner une forme aux relations qui se tissent sur les territoires que nous avons en commun, avec le loup notamment, et qui est marqué des deux côtés par un sens de la propriété et des frontières. Autre exemple, la trace animale (délibérée ou involontaire), sur laquelle travaille là aussi Morizot (2018) mais également, en lien avec l’écriture, Anne Simon (2021), nous rappelle combien la lecture indicielle fonde d’autres représentations de nos communs avec les animaux, dans ses dimensions synchroniques et diachroniques. La crise sanitaire actuelle a, d’une autre façon, mis la question des zoonoses au cœur de nos inquiétudes et devrait également nous inciter très fortement à repenser la porosité de ces liens, les organisations artificielles de la vie animale que nous produisons, notamment dans le cadre de l’élevage, et leur impact en retour sur nos vies (Bartholeyns, 2021 ; Malm, 2020). On mesure par là en termes de significations et d’interprétations les impacts des sociétés animales sur les sociétés humaines et inversement. Ces questionnements peuvent aussi nourrir la réflexion en cours sur les communs comme forme de propriété et de gouvernance collective dont la pensée est actuellement très active.
2. Genèses sémiotiques
7Ces formes que nous nous réattribuons sont bien entendu le retour de nos propres constructions et des termes que nous avons forgés pour nous représenter — de manière inévitablement anthropocentrique — l’altérité. Elles résultent des observations et expériences scientifiques de naturalistes, d’éthologues, de cybernéticiens, et de personnes vivant dans leur quotidien en lien avec ces organisations animales (éleveurs, chasseurs, dresseurs ou « chuchoteurs »). Les représentations entrées dans l’usage et le vocabulaire en sont plus ou moins éloignées.
8Quel que soit le degré de scientificité de ces représentations, elles peuvent être appréhendées en termes de sémiose : par quelles opérations le sens d’un collectif animal se constitue-t-il ? À partir de quelles dimensions narratives, modales, aspectuelles, tensives, figuratives, passionnelles, l’appréhendons-nous ? Comment cette saisie contribue-t-elle en retour à la saisie de nos propres façons de vivre et d’être ensemble, quand nous cherchons à les comprendre voire à les justifier. On pourrait par exemple penser à l’usage fait par les théories néolibérales de la « théorie de l’évolution » et de la notion d’adaptation qui lui est associée (Stiegler, 2019), à l’usage du modèle de l’autorégulation des organisations animales eusociales par le libéralisme, etc. Cette saisie peut ainsi servir non seulement à justifier ou promouvoir mais à inventer de nouvelles formes d’organisations sociales : que l’on pense au modèle bonobo un temps très en vogue (de Waal, 2013), ou à la démocratie participative chez les macaques (Pelé/Sueur, 2013)... Les politiques animales (Simon, 2021) sont sous diverses formes un enjeu écologique et écopoétique essentiel.
3. Enjeux
9Ces imbrications et comparaisons de dispositifs soulignent l’effacement de la frontière nature / culture, dualisme dont la remise en cause conceptuelle a été largement travaillée dans les dernières décennies (Descola, 2005 ; Lestel, 2009). Elles amènent aussi à interroger les dialectiques complexes qui se jouent entre individu et collectif : de l’actant collectif à l’intelligence collective.
10Les sociétés animales les plus sophistiquées (sociétés eusociales des fourmis, abeilles, termites, etc.) ont notamment permis de penser, avec une acuité particulière, l’intelligence collective et ses réalisations. Les agents y construisent des architectures sociales qui sont incommensurables et cognitivement inaccessibles aux compétences neurophysiologiques des agents individuels qui, pourtant, sont parties constitutives de leur élaboration. Cette incommensurabilité manifeste la « transcendance du social par rapport aux agents », et constitue un « point crucial » (Petitot, 2019, p. 369) pour saisir nos propres architectures sociales, dans leur dimension physique et au-delà même de projets inspirés par le biomimétisme. Que ces architectures engendrent un ordre qui soit « globalement favorable à l’intérêt général » contradictoire avec la nature égoïste des agents naturellement tournés vers leurs intérêts privés (Petitot, 2019, p. 372) reste évidemment un sujet de discussion, idéologiquement chargé. Pour certains critiques du capitalisme, la société animale stabilisée fournit un modèle biologique pour la « téléologie du capital » qui définit le social comme une communauté du capital autorégulée, reproduisant les automatismes instinctuels à l’échelle d’un « individu collectif » niant l’individu singulier (Cesarano, 1974). Les réflexions de Norbert Wiener, dans le cadre de la cybernétique, sur l’inscription d’un rôle social dans le corps peuvent également ici être convoquées (Wiener, 1950).
11L’effort de décentrement et le changement de perspective auxquels nous contraint la crise environnementale que nous connaissons ne sont pas à minimiser, pas plus que le trouble (Haraway) et l’intranquillité qu’ils impliquent. Si bon nombre de nos conceptions et de nos perceptions quant à l’organisation de notre vie avec les autres vivants sont devenues caduques, leur chute nous oblige à de véritables sauts épistémiques dans chacune de nos disciplines et redessine en profondeur leur périmètre, conduisant, par exemple, à envisager des humanités environnementales qui privilégient ces dialogues interdisciplinaires. À l’heure où les formes de sociabilité humaines impactent l’environnement de manière irréversible, nous souhaitons mettre en dialogue les interactions inter-espèces : quelles sont les nouvelles métaphores pour comprendre et donner forme à des configurations hybrides sociales et des territoires communs (écume, réseau, intelligence collective), quelles sont les catachrèses à venir pour nommer ces nouvelles conceptions de nos existences communes ? Que peut apporter la zoosémiotique à notre pensée des existences collectives, mais aussi à certains développements technologiques, comme les innovations récentes en informatique affective (affective computing), cybernétique et apprentissage profond (deep learning) ? Comment ces différentes perspectives peuvent nourrir l’invention politique d’être-ensemble transformés au sein même des communautés humaines ?
12Ce colloque souhaite avant tout, par sa perspective sémiotique, déployer des passerelles entre des disciplines variées. Les propositions peuvent donc provenir de champs très différents — sciences du vivant, SHS, littérature, arts, informatique — dans un effort pour éclairer les sens donnés et à donner à nos existences collectives de vivants.
13Les communications feront l’objet d’une publication collective à la suite du colloque, dans des conditions éditoriales qui seront ultérieurement précisées.
Comité organisateur
Denis Bertrand
Federico Biggio
Pauline Hachette
Everardo Reyes
Comité scientifique
Juan Alonso Aldama (Université Paris Cité)
Denis Bertrand (Université Paris 8)
Federico Biggio ( Università di Torino, Italie)
Stefania Caliandro (ESAD Pyrénées)
Michel Costantini (Université Paris 8)
Bernard Darras (Université Paris 1)
Ivan Darrault-Harris (Université de Limoges)
Christine Errard (Université Paris 13)
Jacques Fontanille (Université de Limoges)
Pauline Hachette (Université Paris 8)
Pierre Lévy (University of Montreal, fellow of the Royal Society of Canada)
Jean Petitot (EHESS)
Gianfranco Marrone (Universià di Palermo, Italie)
Everardo Reyes (Paragraphe/Université Paris 8)
Anne Simon (CNRS, ENS)
Samuel Szoniecky (Université Paris 8)
Marco Viola (FACETS/Università di Torino, Italie)