Une sémiotique de l’énergie pour le vivant
Introduction
1La réalité du dérèglement climatique dont les effets sont déjà manifestes, et celle des impacts destructeurs de nos sociétés sur l’environnement, imposent de questionner nos façons de vivre et de les faire évoluer. Il faut trouver de nouveaux modes de déplacement, de nouvelles manières de se nourrir, de se chauffer, de produire et de consommer. Dès lors, un des enjeux majeurs d’une possible transition écologique est celui d’une transition énergétique. L’énergie alimente, régule, dirige, structure de nombreuses sphères de notre vie car, comme le dit la compagnie TotalEnergies « L’énergie c’est la vie ! ». Ou, moins ironiquement, relisons Jancovici : « Un flux a permis de façonner ce système [le système « qui tend à rassembler tous les humains dans un même endroit »], Un flux dont tout dépend... L’ÉNERGIE » (Jancovici-Blain, 2021, p. 12). Au-delà des belles raisons d’être et des stratégies d’une société commerciale, une telle affirmation doit être confrontée à la crise climatique. Des solutions techniques et technologiques ont été développées afin de produire une énergie dite « renouvelable », plus respectueuse de l’environnement. Ces innovations ont bouleversé la manière de produire et de consommer l’énergie. Il est devenu possible de produire l’énergie sur le toit de nos maisons et de consommer l’énergie que l’on a soi-même produite. Cette nouvelle relation avec l’énergie impose la transformation progressive du réseau électrique jusqu’alors centralisé. L’évolution du système de production énergétique entraîne l’apparition de nouvelles formes sociales et collectives de gestion et de consommation de l’énergie. L’essor des énergies renouvelables décentralise le système énergétique en permettant aux territoires, aux villes, aux quartiers, et aux individus de prendre en charge la production et la gestion de l’énergie.
2Notre objectif, dans cette étude, est de comprendre comment le sens des collectifs énergétiques est constitué. Est-il fondé sur une différence figurative, aspectuelle, narrative ou modale ? L’énergie est-elle un objet commun, une compétence modale ou une action ? Quel est le rapport de l’individu au collectif ? Les collectifs énergétiques sont-ils différents des autres types de collectifs ? Quelle est la pertinence de l’opposition centralisé vs décentralisé pour saisir sa valeur dans une analyse sémiotique des collectifs ? Cette opposition est-elle fondamentale pour distinguer ce qui est ou n’est pas un collectif ? Nous nous inscrivons ici dans la réflexion sur la constitution de l’actant collectif dans la mesure où il vise « l’intégration de la dimension politique à l’organon sémiotique » (Fontanille, 2021). C’est pourquoi il est essentiel d’évaluer la place que prend l’énergie dans la compréhension de ces collectifs et dans l’enrichissement d’une sémiotique du politique. Certes, nous n’avons pas la prétention de répondre à toutes ces questions de manière exhaustive, mais nous souhaitons les amorcer, les effleurer et peut-être simplement attirer l’attention sur l’intérêt qu’elles méritent.
3Le texte d’orientation du colloque « Existence collectives » proposait de « questionner les relations signifiantes qui se tissent entre acteurs animaux non-humains et humains […] au travers des agencements collectifs et d’interroger des communautés de formes, de pratiques ou même de destins » (Appel à communication, 2022). Nous faisons ici l’hypothèse que l’énergie est isotopante. Cela signifie que nous assumons qu’elle peut créer des formes, des flux et des structures profondes qui se répètent partout où elle est présente. Et cela même si, entre la condition animale et la condition de l’homme moderne, elle n’arbore pas les mêmes appareils, ni n’appartient à la même source, ni ne relève de la même origine. Si on considère que l’énergie est isotopante, alors on reconnaît qu’il est possible de partager un certain palier d’existence entre humains et non-humains. Si l’énergie est isotopante, alors le monde animal peut nous aider à mieux comprendre les formes et les évolutions des collectifs énergétiques des sociétés humaines. Nous verrons que ce caractère isotopant de l’énergie ainsi que ses potentialités de communication, et même de transfusion, entre règne animal et règne humain, peut nous permettre de participer à la construction d’une la sémiotique non pas seulement comme une science de l’homme mais comme une science de la nature (Marron, 2017), c’est-à-dire d’échange effectif entre tous les acteurs de cette nature.
1. Méthodologie
4« Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme mais déjà il était impossible de distinguer l’un de l'autre », écrit George Orwell dans La Ferme des animaux (Orwell, 1983, p. 151).
5Pourrait-on dire qu’il existe une certaine confusion entre l’homme et l’animal ? En l’occurrence, une confusion sans aucun doute intentionnelle, nourrie et débordante de ces richesses fabuleuses et métaphoriques dont la littérature raffole. Les animaux sont les acteurs de la comédie humaine. Ils sont l’objet d’un transfert quasi-thérapeutique permettant à l’écrivain de dire l’indicible. Observons pourtant que, des fables de Jean de La Fontaine à La ferme des animaux de George Orwell en passant par La fable des abeilles de Bernard Mandeville, la confusion s’effectue toujours dans un seul sens : les animaux incarnent les humains. Ce sont les animaux qui se transforment et se déforment pour s’anthropomorphiser. Et si nous faisions le chemin inverse ? Les Égyptiens avaient bien des dieux en forme d’animaux. Le lycanthrope ou le vampire sont des humains aux allures d’animaux. Bien que le zoomorphisme soit considéré comme un anthropomorphisme où à la forme animale correspond un caractère humain, il peut aussi consister en une transformation inverse, celle d’un humain en animal. L’humain pourrait-il donc être l’acteur d’une comédie animale ? Le changement climatique exige, de manière de plus en plus pressante, de nous éloigner d’une vision anthropocentrique. Nous pourrions dès lors envisager que l’humain lui-même se transforme, se zoomorphise et devienne une métaphore du vivre animal.
6Greimas dans « Des abeilles et des femmes » (Greimas, 1985) décrit l’apiculture dans la mythologie lituanienne comme une métaphore « qui aide à imaginer et penser la structure familiale humaine ». Dans la mythologie lituanienne l’apiculture fait de la vie dans la ruche une métaphore de toute vie, la déesse « Austeja […] est présentée comme seule véritable mère des abeilles. […] comme la mère idéalisée, comme la maîtresse responsable des abeilles », image accomplie de la reine d’un monde dont l’existence est centrale et vitale pour le collectif. Par le biais de l’apiculture, la culture lituanienne se forme à l’image de la vie des abeilles et se fonde sur elle pour construire sa socialité et sa moralité. Les lituaniens se marient entre « parents par abeilles », la confiance se tisse par « amitiés par abeille » et le terme de la langue lituanienne pour signifier « ami » est « apiculteur » : « Salut, mon cher apiculteur, ... ». L’apiculture repose, certes, sur une anthropomorphisation puisque la reine de la ruche s’incarne dans une déesse, mais ici c’est à l’homme de se façonner à l’image de l’abeille dans son passage de l’état de nature à celui de culture. Être lituanien apiculteur c’est vivre avec les abeilles, comme les abeilles, en abeille, peut-être même devenir abeille.
7S’inspirer de la nature pour fonder des pratiques, des valeurs, créer des objets techniques ou innover les infrastructures, c’est le principe du biomimétisme. On pourrait se demander si la mythologie lituanienne était en avance sur son temps ou si le biomimétisme d’aujourd’hui n’est que la réminiscence d’une construction culturelle bien plus archaïque où la vie se pense par imitation, en harmonie avec le vivant. Le biomimétisme s’inspire des propriétés du vivant pour innover et créer des procédés ou des organisations pouvant répondre aux enjeux de la transition écologique.
8Nous voudrions adopter cette perspective par le biais d’une approche zoosémiotique. La zoosémiotique se demande « comment l’animal fait sens, articule des formes de signification, produit des structures « discursives » et des récits, permettant donc une circulation sociale des valeurs — quelle que soit sa « nature » biologique ou son existence culturelle » (Marrone, 2017). Cette approche théorique fait de la sémiotique, comprise comme « production signifiante », une propriété partagée par tout le vivant, quelles que soient ses formes. Elle nous ouvre alors la possibilité de saisir non pas la signification qu’a l’animal pour nous mais plutôt l’univers des significations engendrées par l’animal.
9Nous pensons donc, et c’est l’objet de cette contribution, que le monde animal peut nous aider à mieux comprendre les évolutions des collectifs énergétiques des sociétés humaines. Il faudra alors se demander comment le sens du collectif animal se construit. Nous partageons l’affirmation de Gianfranco Marrone selon laquelle « si nous ne savons rien de ce que les animaux pensent, nous connaissons très bien, en tous cas, ce qu’ils font, entre eux et avec nous : savoir suffisant pour reconstruire la signification de leur existence ni naturelle ni culturelle mais, en tous cas, sociale » (Marrone, 2017, p. 7). En effet, « ce qu’ils font » est « tout à fait explicitable à partir d’une analyse de parcours et de valeurs narratifs. C’est Propp, et peut être Aristote un peu plus précocement, qui nous ont enseigné qu’à partir des suites d’actions on peut reconstruire les motivations psychologiques, et donc ladite “intériorité”, des acteurs narratifs » (ibid., p. 6). Nous utiliserons donc les outils de la sémiotique narrative sur les observations de l’éthologie pour en extraire cette dimension signifiante réversible.
2. L’énergie comme parcours narratif
10L’énergie dans la condition animale et dans la condition de l’homme moderne n’a pas la même histoire, n’a pas exactement les mêmes fonctions et n’a pas la même source. Le vivant en général, humain compris, transforme des ressources renouvelables en énergie vitale et corporelle grâce à un système interne. Comme le souligne Jancovici, toute l’énergie dépensée par les vivants — humains comme non-humains — jusqu’à la fin du xviiie siècle était renouvelable. La particularité de l’homme a été de transformer des ressources en énergie qui sont essentiellement non renouvelables et utilisables grâce à des outils techniques extérieurs à lui-même. Il peut donc sembler difficile de créer une équivalence entre le système électrique et le système énergétique. Néanmoins, produire de l’électricité permet de se chauffer, de se nourrir, de se déplacer, de communiquer, etc. Il ne s’agit, sous la forme d’une prothèse colossale, que d’un prolongement et d’une extension de notre énergie corporelle.
11L’énergie est définie comme « puissance physique de quelqu’un, qui lui permet d’agir et de réagir » (dictionnaire Larousse). L’énergie est donc à l’origine de toute action possible. Sans énergie, pas d’action, sans énergie pas de vie. Elle impose même un cycle infini car pour avoir de l’énergie il faut en produire et pour en produire il faut de l’énergie. L’énergie impose donc tout un processus que l’on doit suivre pour continuer d’agir et de vivre. Produire de l’énergie, c’est « faire-être » par un processus d’actorialisation permettant d’avoir un acteur dans un récit. Gérer, transporter et distribuer l’énergie implique des structures hiérarchisées et des formes actantielles particulières que l'on retrouve dans les réseaux énergétiques humains et dans les socialités animales. C’est l’acquisition d’un savoir et d’un pouvoir faire qui sera figurativisé et valorisé de diverses manières selon les espèces et les groupes. Et finalement, la consommation d’énergie c’est aussi se nourrir, digérer et avoir la force d’effectuer des actions tout au long de la journée et même tout au long de la vie. Consommer de l’énergie, c’est tout simplement la réalisation de l’être. Comme le disait Spinoza, c’est persévérer dans son être.
12L’énergie engage donc les différentes étapes de la signification narrative. Elle fait advenir les acteurs du récit, les met au monde. Elle structure l’acquisition des compétences essentielles au déroulement narratif. Et enfin, elle permet la performance, la réalisation de toutes actions, de toutes existences. Il nous semble donc possible d’affirmer que l’énergie est présupposée comme élément de génération du sens. Dès lors, le processus de signification ne serait plus réservé seulement aux êtres doués de langage mais il serait étendu à tout le vivant et peut-être à tout étant que l’énergie touche. Sur cette base, via l’énergie, il est probablement possible d’établir une passerelle entre le monde animal et le monde humain.
3. La polarisation du système électrique français : entre centralisation et décentralisation
13À partir d’un corpus tiré de plusieurs sites web discutant de la transformation du système énergétique français, on peut extraire une série de syntagmes définissant le caractère centralisé du système : ces « centrales souvent puissantes » (cf. corpus 1a) reliées à un réseau électrique qui transporte l’énergie sur une « longue distance » (cf.1b) mettant « en concordance spatiale et temporelle » (cf.1c) « tout un territoire » (cf.1b). Le système centralisé est décrit comme créateur de continuité spatio-temporelle grâce à son réseau reliant la « centrale » et les consommateurs. La continuité permet de conjoindre des espaces qui sont séparés géographiquement ou culturellement. Le développement du réseau centralisé vient d’ailleurs d’une volonté politique d’unifier le territoire par le biais de l’électrification rurale. Le système centralisé a donc une valeur sociale garantissant une certaine égalité sur le principe de « péréquation tarifaire » (cf.1c) et une valeur politique puisqu’il permet l’inclusion des campagnes dans le progrès technique et industriel de la nation.
14D’ailleurs, nommer les infrastructures techniques de production d’électricité « centrales » n’est pas anodin. Ces infrastructures sont représentées comme étant au centre : non pas du territoire français, mais au centre du réseau électrique. Elles sont à l’origine de la puissance énergétique qui irradie pour aller vers l’extérieur, irriguer la totalité de l’espace national. L’extension de la spatialité montre la grande puissance de ces infrastructures qui ont permis de faire des économies d’échelle. Leur positionnement spatial indique aussi qu’elles sont les premières à intervenir dans le processus ; sans elles rien ne se produit. En ce sens, elles sont à l’image de la structure politique qui les a créées : l’Etat centralisé.
15Celui-ci concentre l’ensemble des pouvoirs de décision. Il place le gouvernement comme seule instance décisionnaire prenant en charge, selon cette conception, les citoyens passifs. En érigeant des grandes centrales puissantes, éloignées des citoyens, le système électrique centralisé place le consommateur « hors champ » (cf.1b). Concernant l’électricité, celui-ci « n’a aucune idée de son origine, ni de son coût de production ou de son impact écologique. » (cf.1b). L’éloignement spatial crée un éloignement cognitif voire passionnel du consommateur qui se retrouve à la périphérie du système, et même en dehors. Cet éloignement s’exprime par une ignorance et un désinvestissement de la question énergétique. De telles conséquences sont dévalorisées et critiquées par les discours favorables à la décentralisation du système électrique.
16Ce système décentralisé est composé de « très nombreuses petites unités de petite capacité » (cf.1b), produisant l’énergie « au plus près du consommateur » (cf.1c) et visant une « consommation locale » (cf.1b). La décentralisation est une réduction des distances spatio-temporelles, l’espace n’étant plus réglé sur une centralité mais sur une multiplicité. Celle-ci permet le rapprochement, au double sens spatial et temporel, des infrastructures du consommateur tout en divisant et réduisant leur puissance. La continuité sémiotique créée par le réseau, unifiant l’espace, le temps et les acteurs, n’est plus visée. Dans ce cas, c’est la discontinuité qui est corrélée au rapprochement des consommateurs et des localités.
17Le système décentralisé est décrit comme créateur d’« autonomie » grâce à l’apparition de « l’autoconsommation ». Autoconsommer c’est pouvoir produire sa propre énergie sur le toit de sa maison afin de couvrir ses besoins énergétiques. Le consommateur devient producteur et même acteur du système énergétique. Son besoin d’être relié au réseau national est de plus en plus faible et certains vont même jusqu’à viser l’autarcie (off-the-grid). Le consommateur « sait quelle quantité il produit et il connaît sa consommation exacte. » (cf.1b) Le rapprochement spatial des infrastructures permet aussi de rapprocher cognitivement le consommateur. Il acquiert des compétences, un savoir essentiel pour le développement d’une modalisation déontique, « un sens de la responsabilité pour un usage judicieux de l’énergie » (cf.1b). La crise climatique et la transition écologique requièrent de la société et des individus d’être plus vertueux et plus respectueux de l’environnement, donc plus responsables. La décentralisation est présentée comme une bonne solution car elle est vectrice de ces valeurs morales.
18On comprend que les différences proxémiques et aspectuelles du système centralisé et du système décentralisé signifient bien plus qu’une simple localisation spatiale. Elles produisent une signification plus complexe et plus profonde, déployant des différences actantielles (usagers vs acteur-réseaux), des différences modales (ne pas (pouvoir/vouloir) faire vs pouvoir-faire du consommateur) et des différences axiologiques (solidarité et égalité nationale vs autonomie et responsabilité individuelle et locale) faisant apparaître deux systèmes différenciés, si bien que la signification de ces deux systèmes mobilise plusieurs niveaux du parcours génératif de la signification. Dans le cadre de notre analyse, nous laisserons de côté les niveaux figuratif et aspectuel pour nous concentrer sur le niveau narratif car il permet de mieux saisir la constitution du collectif par le biais du rapport modal et actantiel de l’individu au collectif, en disposant du même coup d’un instrument de comparabilité avec le collectif animal.
4. La polarisation entre autonomie et dépendance
19Existe-il un système énergétique centralisé dans le monde animal ? Le monde animal a-t-il lui aussi produit ce genre d’organisation ? Nous ne sommes pas spécialiste de biologie animale ni d’éthologie, mais l’une des organisations animales qui se rapproche le plus du système énergétique centralisé est sans doute celle de la meute de loups. À partir d’un corpus tiré de plusieurs sites web discutant du comportement du loup, on peut extraire une série de syntagmes définissant le caractère centralisé de la meute. Celle-ci, en effet, est organisée autour d’un centre, le couple dit « alpha ». « Il s’agit des meneurs qui prennent toutes les décisions nécessaires pour le bien-être de leur meute tout entière et sont les seuls à se reproduire. […] Ils ont pour missions instinctives l’organisation des repas, l’initiative des départs en chasse et guident la meute pendant la chasse. Ils sont aussi les premiers à manger lors de la capture d’une proie. » (cf. corpus 2a) La meute de loups est représentée comme soumise à l’autorité souvent agressive du couple alpha et notamment du mâle alpha. D’ailleurs, c’est une expression qui est rentrée dans notre langage pour désigner un homme dominant, autoritaire et viril. Ce fonctionnement semble « centralisé » puisque, à l’instar d’une centrale, le couple alpha, marqué par l’aspect inchoatif (première lettre de l’alphabet grec), présente les mêmes caractéristiques de « foyer » de production et de diffusion énergétiques.
20Néanmoins, cette représentation éthologique du couple loup comme « alpha » a été fortement critiquée (cf. 2b). Dans son milieu naturel sans intervention ou menace humaine, la meute de loups est une famille et le couple « alpha » est en fait le couple parental. La domination n’est pas issue de la loi du plus fort entre les loups mais elle est induite par la relation asymétrique parentale. Et en ce sens, le système de la meute est centralisé puisque les parents sont responsables et garants de l’épanouissement de leur progéniture. Les parents choisissent et établissent leur territoire de chasse et leur terrier, ils sont les seuls à partir chasser et à ramener la nourriture et ils sont bien sûr les seuls à avoir la capacité de se reproduire (cf. 2b). L’autorité centrale du couple alpha n’est plus un privilège ou un droit de statut mais c’est la manifestation de compétences que seul un individu mature et adulte a pu développer.
21On peut remarquer que ce système centralisé dans le monde animal est en fait une parentalité partagée par de nombreux mammifères, qui renvoie immanquablement au paternalisme de l’Etat providence dont est issu le système énergétique centralisé. Ils sont tous les deux des parents car la progéniture ou les citoyens sont dépendants d’eux pour pouvoir survivre, la vie du groupe ou de la société repose sur la performance de ces parents. Or, en général, la progéniture, souvent mâle, est destinée à quitter le groupe lorsqu’elle aura atteint l’âge de procréer et acquis les compétences pour fonder sa propre famille. Le parent mammifère est central car il donne à sa progéniture les ressources matérielles et les compétences modales pour se rendre autonome, alors que le consommateur du système énergétique centralisé n’est pas destiné à s’autonomiser, il est plutôt voué à rester à jamais passif et dépendant du système.
22Dans le cas du groupe animal, la coexistence des contradictoires « autonome » et « dépendant » est créée par un parcours narratif (parcours 1) qui repose sur l’évolution et le développement de la progéniture. Il est d’abord dépendant de ses parents pour sa survie mais ces parents vont le faire grandir et le rendre autonome. Le passage au terme contraire, « non-dépendant » est produit par la transmission et le développement des compétences pour pouvoir vivre seul. Le louveteau commence à se déplacer, à se nettoyer, à chasser tout seul sans ses parents. Le passage à ce terme contraire de la catégorie sémantique permet alors de remonter par implication à l’autonomie. C’est au moment où la progéniture est capable de se reproduire qu’il devient adulte et qu’il peut fonder sa propre meute. On appellera ce parcours narratif, le parcours d’émancipation transformant le récepteur en actant sujet du faire. En d’autres termes, c’est le passage à l’âge adulte.
23A contrario, le système énergétique centralisé repose sur le récit de l’État centralisé (parcours 2). Comme le décrivait Hobbes dans le Léviathan, les hommes étaient dans l’état de nature « un loup pour l’homme », cette anthropomorphisation du loup signifiant l’individualisme et l’hostilité permanente qui régnaient chez les hommes. Les hommes ne pouvaient compter que sur eux-mêmes, forcés par nature d’être autonomes. Cet état de nature chaotique est transformé dans la philosophie de Hobbes par la constitution du contrat social où les hommes décident de sacrifier leur autonomie à une tierce personne pour que celle-ci assure leur sécurité. C’est la constitution de l’État souverain au pouvoir coercitif, si terrifiant qu’il dissuade toute désobéissance. Cette coercition permet la soumission des individus à l’intérêt collectif et la dépendance des sujets au souverain. On voit que dans ce récit, on commence par un état initial d’autonomie qui sera sacrifié par le contrat social à un souverain pour devenir dépendant de son pouvoir. C’est ce qu’on peut appeler le parcours de la délégation ou encore de la contractualisation.
24Contrairement à ce qui a été dit dans notre corpus, il est possible qu’un individu soit autonome dans un système centralisé grâce au processus narratif. Pour le système centralisé de la parentalité, l’autonomie est le résultat final d’une transformation alors que dans l’Etat centralisé l’autonomie est initialement sacrifiée. L’autonomie finale va permettre la continuité de l’espèce et sa prolifération alors que l’autonomie sacrifiée produit une société et instaure un rapport de pouvoir entre le gouvernant et le gouverné. On comprend alors pourquoi le système décentralisé est aussi valorisé car il cherche à revivifier l’autonomie sacrifiée de l’individu.
25Mais il ne faut pas oublier qu’avant l’apparition des énergies renouvelables et de la critique de la société de consommation, le système centralisé apportait à chaque individu l’eau chaude, la lumière, le chauffage et la cuisinière. Les publicités d’EDF dans les années 1970-1980 reposent sur la rhétorique du mythe de Prométhée : nous allons vous donner l’électricité et donc la possibilité d’être un homme moderne français (cf. 2c). On libère les femmes des tâches ménagères, on donne aux personnes la possibilité de s’amuser, d’avoir une vie de plaisir et de divertissement. Par ailleurs, le système électrique centralisé offrait une force et une autonomie nationale stratégique pour résister au choc pétrolier. Finalement, le système électrique centralisé offrait une certaine autonomie aux individus et à la nation. C’est le développement durable et la transition écologique qui vont faire évoluer cette conception de l’autonomie et dénoncer le poids de l’énergie dans la crise climatique. Il faut devenir plus respectueux, plus conscient, plus soucieux de son impact, il faut savoir comment l’énergie est produite et devenir complètement transparent. Par conséquent, les compétences offertes par le système électrique centralisé ne sont plus valorisées au profit d’autres compétences qui iront dans le sens d’une décentralisation. Enfin, nous comprenons qu’il est possible d’être dans un système centralisé avec des processus d’autonomisation des individus mais sa pérennité et son efficacité dépendent de sa cohérence avec les compétences valorisées par l’environnement ou la société.
26Nous pensions que la meute de loups composée du couple alpha était un bon exemple d’un système centralisé dans le monde animal. Cependant, grâce à l’évolution de l’éthologie, nous avons vu que la centralisation de la meute de loups est en fait la manifestation de la parentalité partagée par bon nombre de mammifères, humains compris. La parentalité des animaux nous a montré qu’il était possible d’avoir un système centralisé autonomisant les individus qui le composent. En d’autres termes, la différence entre un système centralisé et un système décentralisé ne se fonde pas sur l’autonomisation ou non des membres du système.
5. La polarisation constitutive de l’actant collectif
27Nous avons précédemment vu qu’il était possible d’avoir un système centralisé autonomisant les individus qui le composent. Mais nous avons aussi observé que dans les groupes d’animaux, l’autonomisation de la progéniture l’amène l’individu à se dissocier de son groupe puisqu’il n’est plus dépendant de ses parents. Ces types de groupe constituent des collectifs de taille réduite qui peuvent rentrer en concurrence les uns contre les autres pour un même territoire. Dès lors, en autonomisant les individus, le système décentralisé prendrait aussi le risque d’augmenter la concurrence et par conséquent de diminuer la coopération. Il semble ainsi que l’autonomisation soit contradictoire avec la constitution de collectif.
28Cependant, il est possible de trouver des groupes ayant une certaine autonomie sans que cela empêche l’extension du collectif et la coopération. Nous avons été émerveillée par le Républicain social, petite espèce de passereaux endémiques d’Afrique du Sud. La taille de ses colonies et de ses nids est gigantesque (jusqu’à 500 logements). Ses nids servent au Républicain social sur plusieurs générations, mais aussi à d’autres espèces, à se protéger de la nature hostile de la savane africaine (cf. corpus 3a). La cohabitation des différentes espèces est profitable à chacun aussi bien pour la protection du territoire que pour la subsistance dans un tel environnement. En ce sens, le nid du Républicain est un réseau collectif de gestion et de partage de l’énergie à l’image du réseau centralisé. Cependant, chaque couple de Républicain social a la capacité de se reproduire et nidifie dans sa propre alvéole. Dans ce cas, la production et la consommation de l’énergie sont autonomes, décentralisées et localisées alors que sa gestion est dépendante, centralisée et unifiée à l’ensemble d’une colonie non filiale et même inter-espèces.
29Le nid communautaire du Républicain social crée des relations de coopération et aussi de dépendance. Mais c’est une dépendance réciproque dans le sens où il n’existe pas de chef. Ils dépendent les uns des autres car l’action de chacun contribue à garantir la pérennité du nid. Dès lors, la centralisation n’est pas qu’une concentration du pouvoir. Elle est aussi une concentration des actions des individus vers une action commune. En effet, la centralisation possède deux significations : la concentration (pouvoir d’un seul) et la direction (tendre vers le même point). Comme il y a aussi deux significations à la décentralisation : la diffusion (pouvoir de chacun) et la dissociation (individualisation). Nous avions vu que la meute de loup était centralisée car les parents concentraient les pouvoirs et que le louveteau se dissociait (décentralise) de la meute lorsqu’il était capable de vivre seul. Le nid communautaire du Républicain social est centralisé car tous les individus construisent et préservent le nid et il est décentralisé car le pouvoir de reproduction est diffusé à l’ensemble des individus de la communauté. En d’autres termes, la décentralisation donne la compétence, l’autonomie et la centralisation donne une forme de faire en commun et implique une forme de dépendance.
30On retrouve alors la constitution d’un actant collectif définit comme suit : « Un actant est dit collectif, lorsque à partir d’une collection d’acteurs individuels, il se trouve doté d’une compétence modale commune et/ou d’un faire commun à tous les acteurs qu’il subsume. » (Greimas et Courtés, 1979) Le nid communautaire du Républicain social est un actant collectif car il est constitué d’une multitude d’acteurs autonomes agissant ensemble pour garantir la pérennité du nid. Il semble donc possible dans le monde animal de faire coexister autonomie et dépendance, c’est même une condition pour qu’advienne un actant collectif. On retrouve le principe du système électrique décentralisé qui est constitué d’individualités et de localités capables de produire l’énergie nécessaire pour couvrir les besoins énergétiques individuels tout en participant à la gestion et la distribution de l’énergie sur un réseau collectif. L’autonomisation des individus ou des localités n’implique pas nécessairement leur dissociation du réseau central. Plus encore, les compétences acquises par l’autonomisation permettent d’agir ensemble pour construire un système énergétique résilient, plus vertueux, plus respectueux de la planète (cf. 1b).
31On observe donc que dans le monde animal ni l’opposition autonomie vs dépendance, ni l’opposition centralisé vs décentralisé ne sont exclusives dans les faits. Ce sont des états qui peuvent se succéder dans un processus de développement ou qui peuvent se compléter afin de participer à la construction d’un commun (action et valeur commune). S’il n’y avait que de la centralisation, il n’existerait pas de collectif car les personnes ne seraient pas des acteurs mais seulement des objets ou en tout cas des sujets « dépersonnalisés », des « quasi-sujets » ou même des « non-sujets » (Coquet, 2007). Et s’il n’y avait que de la décentralisation, il n’y aurait toujours pas de collectif par absence d’un faire ou d’un être commun. Dès lors, pour qu’un collectif se constitue il faut que s’opère une actorialisation de plusieurs individus et l’émergence d’un faire commun. On comprend alors la méfiance et les craintes envers la décentralisation du système électrique. La décentralisation mène à une autonomisation qui peut aller vers une dissociation pure et simple de l’individu par rapport au collectif. Afin de conserver un collectif, il est important que tous ces individus soient animés par une action commune, un objectif commun. D’où l’importance des projets politiques, des accords de mutualisation ou de mise en commun : cela fait partie intégrante de la réunion d’individualités dans un collectif.
32Finalement, les collectifs d’actorialisation généralisée n’opposent pas la centralisation et la décentralisation. Mais il se peut qu’il existe des formes de vie fonctionnant sur cette opposition radicale. Nous proposons le carré sémiotique suivant :
33Pour obtenir ce carré il faut exagérer et pousser à l’extrême la centralisation et la décentralisation. La centralisation est le pouvoir du centre et uniquement du centre qui ne profite à personne d’autres. La décentralisation est le pouvoir de tous mais sans coopération, sans relation entre les individus. En ce sens, être autonome dans un système purement centralisé c’est être le dominant, le centre lui-même, où encore être le marginal qui réussit à vivre en dehors du système, l’excentrique. Être autonome dans un système décentralisé, c’est être indépendant et résilient comme pourrait le préconiser certains courants catastrophistes et survivalistes. C’est pouvoir faire sans l’aide de personne. C’est deux formes de vies tendent vers une certaine solitude, la solitude de la domination, la solitude du survivant.
34Alors que les deux formes de vies opposées tendent vers une relation asymétrique avec le collectif ou autrui. Être dépendant dans un système décentralisé, c’est avoir besoin des autres alors que tous les autres sont autonomes et n'ont besoin de personne. Ce fonctionnement peut ressembler à la vie des parasites qui ont besoin d’un hôte en bonne santé pour vivre. Alors qu’être dépendant dans un système centralisé c’est avoir besoin de l’aide de l’unique entité capable et autorisée à faire. C’est finalement être assujetti à la volonté et à la loi du centre.
35Ce carré nous éclaire sur le rapport entre individu et fonctionnement de système radicalisé. Il nous indique quels sont les écueils des fonctionnements de chaque système et peut nous aider à les éviter. Nous pouvons déjà comprendre pourquoi les demandeurs d’emploi, les allocataires et toutes les autres personnes dépendantes du système d’aides sociales en France peuvent se sentir assujettis. Cet assujettissement se manifeste par les diverses réactions aux aides : certains sont humiliés et honteux de se retrouver dépendant du système central, d’autres sont en colère et se révoltent car leur situation n’est pas reconnue. Il y a multiplicité de cas de figure qui montre l’écueil d’une trop grande dépendance à un système centralisé. D’ailleurs ces organismes d’aides sociales adoptent des outils ayant pour ambition de donner plus d’autonomie ou pour décentraliser le système (maison de service public, service public+) afin de créer un fonctionnement collectif plus équilibré.
6. La question de l’échelle
36Nous avons vu que l’autonomie et la dépendance interviennent à différentes étapes de la vie des individus et pour différentes raisons dans la constitution du collectif. À ce stade, il est intéressant de se demander à quel niveau ou à quelle étape la centralisation et la décentralisation pourraient opérer pour le bon fonctionnement d’un collectif. À partir d’un corpus tiré de différents contenus web nous verrons qu’il existe une variété de combinaisons dans le monde animal. Les souris par exemple peuvent toutes se reproduire mais vont nidifier en famille (cf. corpus 4d). Elles vont, au départ, préférer nourrir leur propre petit, pour finir par nourrir indifféremment tous les petits du nid. On voit ici que la décentralisation est un passage, une étape du développement puis elle disparaît pour bénéficier à la survie de tout le nid. Dans les nids communautaires du Républicain social, la reproduction et la chasse sont décentralisées mais la nidification est commune et partagée même avec d’autres espèces pour se protéger des ardeurs du climat. La centralisation intervient car elle répond à un besoin d’adaptation aux contraintes environnementales. Chez les colonies d’oiseaux marins, la reproduction, la nidification et la chasse sont décentralisées mais ils se regroupent tous, entre différentes espèces, sur un territoire qu’ils vont protéger des prédateurs (cf. 4f). Dans ce cas, la centralisation intervient dans la gestion de l’espace, du lieu de vie, pour permettre une surveillance constante de la progéniture. La centralisation vise à répondre à une contrainte qui ne peut être levée individuellement ; elle cherche à donner un bénéfice, un avantage au groupe constitué.
37Le système électrique français s’est centralisé afin de pouvoir faire des économies d’échelle c’est-à-dire dans le but de faire baisser les coûts de production en augmentant la quantité d’énergie produite. C’est le moment où l’Etat français a décidé de construire de grandes centrales de production (barrages hydrauliques et centrales nucléaires) plus rentables que la construction de petites centrales locales moins performantes.
38La tendance actuelle à la décentralisation conduit à une réactorialisation des individus afin qu’ils ne soient plus des clients ou des consommateurs passifs mais qu’ils deviennent des acteurs conscients et éclairés face à l’urgence climatique. Mais elle conduit aussi l’émergence de collectifs énergétiques de tailles diverses sur le territoire, ayant l’ambition d’atteindre l’autonomie énergétique et de réduire leur impact sur l’environnement. Mais le système décentralisé est constitué de mode de production d’énergie que l’on dit « non-pilotable » c’est-à-dire que la production de l’énergie ne peut pas être maîtrisée et contrôlable selon la demande. Alors pour répondre à cette contrainte de pilotage il y a deux solutions : respecter le rythme du soleil et du vent pour consommer de l’énergie ou créer un système de pilotage grâce à un système intelligent de gestion avec l’ajout d’énergies pilotables.
39C’est ce qu’on appelle le smart-grid. Il a pour ambition de coordonner de manière plus « intelligente » la multitude d’acteurs d’un système décentralisé. Ces systèmes se testent à l’échelle du quartier, de la ville, de la région mais ne sont pas encore opérationnelles à d’autres échelles néanmoins certains rêvent d’un réseau intelligent à l’échelle européenne. En attendant que le progrès technique le permette, la question de l’échelle du collectif reste en suspens. Face à la crise climatique, la contrainte à laquelle les sociétés font face est planétaire et générale. Le monde que l’on connaît risque de s’effondrer et la biodiversité se perd un peu plus chaque jour. Nous nous rendons compte que nous sommes tous reliés et dépendants les uns des autres. Il peut alors sembler futile d’essayer d’être autonome individuellement si la planète brûle. La transition écologique pose la question de l’échelle de la coopération. Jusqu’où sommes-nous prêt à agir ensemble, à se réunir sous une seule et unique autorité, celle de la nécessité écologique ? L’humanité nous a rarement montré des exemples d’alliance universelle et il semble que cela soit une utopie.
40Or, après de nombreuses recherches sur ce sujet, nous avons découvert une espèce à la coopération sans frontières et à la taille impressionnante, l’unicolonie de la fourmi argentine (cf.4a, 4b, 4c). L’unicolonie s’étend sur toute la côte méditerranéenne de l’Italie à l’Espagne sur plus de 6000 kilomètres environ. Chaque sous-colonie est polygyne, c’est-à-dire qu’elle est composée de plusieurs reines fécondes. Si la sous-colonie est surpeuplée, une des reines part pour fonder une nouvelle colonie. Les sous-colonies sont interconnectées entre elles afin de pouvoir s’échanger de la nourriture. Ce type d’organisation allie continuellement centralisation et décentralisation. Les flux vont dans tous les sens, ce qui était centralisé se décentralise, des décentralisations s’opèrent sans se dissocier du collectif. Les individus des différentes colonies s’échangent rarement mais ils sont reconnus et acceptés par les autres sous colonies. Leur coopération vient de leur carte d’identité créée par leur phéromone qui est partagée par toute l’unicolonie. Des tests ont été effectués entre des fourmis européennes et japonaises et elles n’ont montré aucun signe d’agressivité les unes envers les autres. La coopération de la fourmi argentine n’a donc pas de limite filiale, elle s’étend à toute l’espèce.
41L’unicolonie est un exemple de coopération très étendue traversant les frontières spatiales. Mais elle est considérée comme une espèce invasive susceptible de coloniser la planète en exterminant toutes autres espèces de fourmis sur son passage. Le Républicain social, en revanche, forme des collectifs spatialement plus restreints et développe des concurrences intra-espèce mais forme une coopération plus inclusive d’autres espèces afin de se protéger d’un milieu naturel hostile. Il existe alors différents critères qui déterminent l’échelle d’un collectif : le lien filial restreint (la meute, la famille) ou étendu (l’unicolonie, l’espèce) et le lien spatial restreint (la localité, le lieu) ou étendu (le territoire, la nation). Ces échelles sont issues de contraintes environnementales et donnent lieu à des comportements spécifiques au sein d’un écosystème. Finalement, c’est en fonction des contraintes environnementales et de la conception de l’altérité que l’échelle des collectifs est déterminée.
Conclusion
42Nous avons donc pu observer que les systèmes d’existence collectifs centralisés ou décentralisés ne sont pas opposés ni exclusifs. Ils peuvent coexister grâce à une succession narrative qui les situe à des étapes différentes du rapport entre l’individu et le collectif. Ils déterminent aussi l’actorialisation et le développement d’une compétence ou d’un faire commun qui, lorsqu’ils sont associés, constituent un actant collectif. Expliquer la transformation du système énergétique français par ce couple d’opposition n’est donc pas suffisant ni satisfaisant : il faut bien entendu aller plus loin. Ce qui est signifiant pour la transformation du système c’est l’échelle dans laquelle la centralisation et la décentralisation se réalisent. L’échelle dans un sens quantitatif mais aussi dans un sens qualitatif. Bien entendu, le rapport entre l’individu et le groupe peut être centralisé alors que le rapport entre les groupes est décentralisé. Passer de la question de la production à celle de la gestion de l’énergie est aussi un saut d’échelle, cette fois-ci qualitatif et c’est pour cette raison qu’une production décentralisée peut coexister avec une gestion centralisée, car selon l’échelle sur laquelle on se place, les règles d’interactions se modifient.
43Dans notre analyse nous avons vu que le sens des collectifs est constitué par le rapport modal de l’individu au collectif à différentes étapes du parcours narratif. Il est aussi constitué par sa définition d’appartenance et de frontière caractérisée chez les animaux par la coopération ou la compétition. Ces agencements et ces échelles sont chez le vivant déterminés en fonction des besoins et des contraintes environnementales. Si le système électrique se décentralise c’est pour avoir moins d’impact sur l’environnement, c’est pour donner plus d’indépendance et de connaissance aux différents acteurs. Néanmoins, avec la guerre en Ukraine et la crise du gaz russe, de nouvelles questions sur les alliances énergétiques ont émergé et l’échelle des collectifs énergétiques se trouve d’autant plus au cœur des préoccupations. Reste à savoir et à décider quelle est l’échelle optimale pour la constitution de collectif énergétique efficace face aux diverses contraintes, tensions, menaces et défis du xxie siècle.