Colloques en ligne

Marine Roussillon

Du Siècle d’or au Grand siècle : le temps des fêtes de cour

Golden Age and "Grand siècle": court festivals in their time 

Tous les temps ont produit des héros et des politiques ; tous les peuples ont éprouvé des révolutions ; toutes les histoires sont presque égales pour qui ne veut mettre que des faits dans sa mémoire. Mais quiconque pense, et, ce qui est encore plus rare, quiconque a du goût, ne compte que quatre siècles dans l’histoire du monde. Ces quatre âges heureux sont ceux où les arts ont été perfectionnés, et qui, servant d’époque à la grandeur de l’esprit humain, sont l’exemple de la postérité. (Voltaire, [1751] 2015, vol. 13A, p. 1)

1Voltaire introduit ainsi son Siècle de Louis XIV. Il énumère alors ces « quatre siècles » : d’abord celui de Philippe et d’Alexandre – suit une énumération de noms illustrant la « grandeur de l’esprit humain » : Démosthène, Aristote, Platon, etc. ; puis le siècle d’Auguste, avec une nouvelle liste de noms d’écrivains ; puis le siècle des Médicis. Chacun de ces trois siècles est associé à un lieu : la Grèce, Rome, Florence et l’Italie. Le dernier, le « siècle de Louis XIV », est celui de la domination française :

Le quatrième siècle est celui qu’on nomme le siècle de Louis XIV, et c’est peut-être celui des quatre qui approche le plus de la perfection. Enrichi des découvertes des trois autres, il a plus fait en certains genres que les trois ensemble. Tous les arts, à la vérité, n’ont point été poussés plus loin que sous les Médicis, sous les Auguste et les Alexandre ; mais la raison humaine en général s’est perfectionnée. La saine philosophie n’a été connue que dans ce temps, et il est vrai de dire qu’à commencer depuis les dernières années du cardinal de Richelieu jusqu’à celles qui ont suivi la mort de Louis XIV il s’est fait, dans nos arts, dans nos esprits, dans nos mœurs, comme dans notre gouvernement, une révolution générale qui doit servir de marque éternelle à la véritable gloire de notre patrie. (Voltaire, [1751] 2015, vol. 13A, p. 3)

2La construction du règne de Louis XIV en « siècle » est antérieure à Voltaire. Déjà en 1674, Desmarets de Saint-Sorlin écrivait Le Triomphe de Louis et de son siècle, et quelques années plus tard, en 1687, Charles Perrault lisait devant l’Académie Française un poème intitulé Le Siècle de Louis le Grand. C’est donc au sein même des institutions chargées de la gloire du roi, de la publication et de l’archivage du pouvoir monarchique, qu’est élaborée la qualification du règne comme « siècle », qualification reprise ensuite par Voltaire et instituée dans des expressions comme « Siècle de Louis XIV » ou « Grand siècle »1

3Dans cette construction, le siècle rassemble des auteurs, artistes, philosophes qui sont ainsi définis comme contemporains. Perrault, comme plus tard Voltaire, produit des listes de noms :

Les Regniers, les Mainards, les Gombauds, les Malherbes,
Les Godeaux, les Racans, dont les écrits superbes,
En sortant de leur veine, et dès qu’ils furent nés,
D’un laurier immortel se virent couronnés.
Combien seront chéris par les races futures,
Les galants Sarrasins, et les tendres Voitures,
Les Molières naïfs, les Rotrou, les Tristans,
Et cent autres encor délices de leur temps. (Perrault, 1687, p. 11)

4Du Siècle de Louis le Grand au Siècle de Louis XIV, la liste varie (on y reviendra) mais le procédé reste le même. Ces écrivains sont en outre mis en relation avec le pouvoir politique de Louis XIV, à travers un lieu, la cour de Versailles, comme c’était le cas pour les « âges » précédents. Le « siècle » est le nom d’une revendication de contemporanéité entre des pratiques artistiques et un pouvoir politique :

Ces ouvrages divins où tout est admirable,
Sont du temps de Louis, ce prince incomparable. (Perrault, 1687, p. 15)

5La construction du siècle comme lieu de la contemporanéité est indissociable de sa distinction d’une part par rapport à d’autres siècles (comme celui d’Auguste) et d’autre part par rapport à toutes les périodes qui ne font pas siècle, qui ne « prennent » pas en un siècle : les « temps », les « histoires », qui ne sont pas le lieu de cette rencontre du politique et de l’artistique. Ce qui suppose que le politique et l’artistique ne sont pas toujours contemporains : qu’ils relèvent de temporalités autonomes et distinctes qui ne se rejoignent qu’exceptionnellement. Cette construction va de pair avec des opérations de valorisation. On l’a dit, les listes de noms d’auteurs et d’artistes associés au « siècle » varient. Ces variations, qui inscrivent certains dans le siècle et en excluent d’autres, font de l’affirmation d’une contemporanéité un instrument de canonisation. La contemporanéité du politique et du littéraire ou de l’artistique est désignée comme une valeur : c’est elle qui fonde la valeur des œuvres et en retour la valeur des pratiques artistiques est revendiquée comme un critère de mesure de la valeur du pouvoir. Ainsi, dans la construction de ce « siècle » par excellence qu’est le siècle de Louis XIV, le politique et le littéraire sont désignés comme contemporains, et donc distingués ; le politique est construit comme un contexte du littéraire, tandis que le littéraire apparaît comme une valeur, disponible pour évaluer le politique. 

6Dans cette construction, les fêtes organisées à la cour de Louis XIV ont joué un rôle important2 : chez Voltaire comme dans une historiographie plus récente, elles apparaissent comme l’un des lieux de la coprésence du pouvoir et de la littérature, l’un des lieux où se construit leur contemporanéité. Je voudrais donc maintenant observer quelques récits de fêtes, en essayant de saisir les constructions temporelles qu’ils mettent en jeu : à quel « siècle » les fêtes sont-elles assignées ? Comment le temps du politique et le temps du littéraire y sont-ils distingués ou articulés ?

Les fêtes du Siècle de Louis XIV 

7Dans le chapitre 25 de son Siècle de Louis XIV, intitulé « particularités et anecdotes du règne de Louis XIV », Voltaire reprend l’idée d’une conjonction historique de la grandeur politique et de la grandeur artistique caractéristique du « siècle », et situe cette conjonction dans un lieu : la cour.

La cour devint le centre des plaisirs et le modèle des autres cours. Le roi se piqua de donner des fêtes qui fissent oublier celles de Vaux. 
Il semblait que la nature prît plaisir alors à produire en France les plus grands hommes dans tous les arts, et à rassembler à la cour ce qu’il y avait jamais eu de plus beau et de mieux fait en hommes et en femmes. (Voltaire, [1751] 2016, vol. 13C, p. 19)

8Suit un long récit de la première fête organisée par Louis XIV à Versailles : Les Plaisirs de l’île enchantée. À la fin de ce récit, Voltaire s’attarde sur le rôle joué par les pièces de Molière dans ces fêtes.

Ces fêtes, si supérieures à celles qu’on invente dans les romans, durèrent sept jours. Le roi remporta quatre fois le prix des jeux, et laissa disputer ensuite aux autres chevaliers les prix qu’il avait gagnés, et qu’il leur abandonnait.

La comédie de la Princesse d’Élide, quoiqu’elle ne soit pas une des meilleures de Molière, fut un des plus agréables ornements de ces jeux, par une infinité d’allégories fines sur les mœurs du temps, et par des à‑propos qui font l’agrément de ces fêtes, mais qui sont perdus pour la postérité. On était encore très entêté à la cour de l’astrologie judiciaire : plusieurs princes pensaient, par une superstition orgueilleuse, que la nature les distinguait jusqu’à écrire leur destinée dans les astres. Le duc de Savoie, Victor‑Amédée, père de la duchesse de Bourgogne, eut un astrologue auprès de lui, même après son abdication. Molière osa attaquer cette illusion dans Les Amants magnifiques, joués dans une autre fête, en 1670. […]

La farce du Mariage forcé fut aussi jouée à cette fête. Mais ce qu’il y eut de véritablement admirable, ce fut la première représentation des trois premiers actes du Tartuffe. Le roi voulut voir ce chef-d’œuvre avant même qu’il fût achevé. Il le protégea depuis contre les faux dévots, qui voulurent intéresser la terre et le ciel pour le supprimer ; et il subsistera, comme on l’a déjà dit ailleurs, tant qu’il y aura en France du goût et des hypocrites.

La plupart de ces solennités brillantes ne sont souvent que pour les yeux et les oreilles. Ce qui n’est que pompe et magnificence passe en un jour ; mais quand des chefs-d’œuvre de l’art, comme le Tartuffe, font l’ornement de ces fêtes, elles laissent après elles une éternelle mémoire. (Voltaire, [1751] 2016, vol. 13C, p. 25–27)

9L’ensemble du passage travaille à distinguer le temps du politique et le temps de la littérature. Cette temporalité double est sensible dès la première phrase du texte : « Ces fêtes, si supérieures à celles qu’on invente dans les romans… ». La littérature, parce qu’elle dure alors que l’événement est éphémère, constitue une ressource pour penser l’événement politique perdu et qu’il s’agit de ressaisir. Puis la mention des « à‑propos qui font l’agrément de ces fêtes, mais qui sont perdus pour la postérité » oppose l’historicité de l’événement à la transhistoricité de la postérité, qui est aussi celle de la valeur littéraire. Tartuffe est ensuite inscrit dans cette transhistoricité : « il subsistera, comme on l’a déjà dit ailleurs, tant qu’il y aura en France du goût et des hypocrites ». « Contemporain de tous les âges », pour reprendre l’expression de Sainte-Beuve définissant les classiques (Sainte-Beuve, 1851‑1868, t. III, p. 42), Tartuffe est un « chef d’œuvre de l’art » qui permet au pouvoir politique de « laisser une éternelle mémoire », de passer à la postérité. Le Tartuffe de 1664 a pourtant bien « passé en un jour » : aussitôt interdit, puis largement réécrit, il a été entièrement effacé des mémoires et des archives par une version postérieure de la pièce, le Tartuffe autorisé et publié en 16693. De tout cela, Voltaire ne dit rien – on y reviendra. 

10Le récit des Plaisirs de l’île enchantée par Voltaire développe et incarne l’idée d’un « siècle de Louis XIV ». Il affirme la contemporanéité d’un pouvoir politique d’exception, celui de Louis XIV, et d’une écriture littéraire d’exception, celle de Molière dans le Tartuffe. Plus précisément, il affirme que Louis XIV est contemporain de Molière – spectateur et protecteur de ses pièces – tandis que Molière est contemporain de tous les âges. Il définit le politique comme un contexte favorisant la création, tandis que le littéraire, en retour, parce qu’il échappe à l’histoire, valorise le pouvoir. Ce récit trouve son origine dans les premiers récits de fêtes produits par les institutions de la politique de la gloire, immédiatement après leur événement : le règne de Louis XIV y est désigné comme un retour du siècle d’or, et les plaisirs offerts par les fêtes sont interprétés comme des signes de la prospérité du royaume et de la grandeur du pouvoir royal.

11La relation officielle des Plaisirs de l’île enchantée publiée en 1664 produit un discours sur le temps. Une grande partie de la première journée des fêtes met en scène des allégories temporelles : les Heures, les Saisons, le Temps sur son char, et les quatre Siècles, figurant ici les quatre âges du monde : Siècles d’or, d’argent, d’airain et de fer. Le dialogue des quatre Siècles à la gloire de la jeune reine Marie‑Thérèse compare la France de Louis XIV au passé glorieux de la Grèce et annonce le règne de Louis XIV comme un retour du Siècle d’or : 

LE SIÈCLE D’ARGENT. 

Quel Destin fait briller avec tant d’injustice 
Dans le Siècle de fer un Astre si propice ? 

LE SIÈCLE D’OR. 

Ah ! Ne murmure point contre l’ordre des Dieux,
Loin de s’en enorgueillir, d’un don si précieux,
Ce siècle qui du Ciel a mérité la haine
En devroit augurer sa ruine prochaine
Et voir qu’une vertu qu’il ne peut suborner,
Vient moins pour l’anoblir que pour l’exterminer.
Si‑tost qu’elle paroist dans cette heureuse terre,
Voy comme elle en banit les fureurs de la guerre :
Comment depuis ce jour d’infatigables mains
Travaillent sans relâche au bonheur des humains ;
Par quels secrets ressors un Héros se prépare
A chasser les horreurs d’un siècle si barbare,
Et me faire revivre avec tous les plaisirs,
Qui peuvent contenter les innocents désirs. (Plaisirs, 1664, p. 14-15)

12À la fin de sa réplique, le Siècle d’or affirme que le développement des plaisirs sera le signe de son retour. Ce lieu commun est développé tout au long des fêtes du règne : même lorsque la monarchie reprend une politique de guerre et que l’image du roi guerrier est réaffirmée dans la représentation du pouvoir, les plaisirs et les arts restent des marques de la prospérité du royaume et du bon gouvernement du roi4. La publication des récits de fêtes dans des livres magnifiques, puis leur mise en série dans la collection du « Cabinet du roi5 », renforce la construction du siècle comme période cohérente au sein de laquelle les pratiques artistiques signalent la grandeur du pouvoir du roi. Cependant, cette construction, telle qu’on peut l’observer dans le récit des Plaisirs de l’île enchantée, ne distingue pas au sein des plaisirs offerts par le roi des « œuvres » dotées d’une temporalité spécifique. Du siècle d’or au « siècle de Louis XIV », ce qui change, c’est la construction de la littérature comme valeur capable d’échapper à l’histoire.

13Cette revendication est manifestement une fiction : on l’a dit, Voltaire passe sous silence l’interdiction faite par Louis XIV à Molière de jouer Tartuffe en public et reproduit d’autres éléments de récits fictifs, mis en circulation avant lui, comme l’énoncé de l’inachèvement de la pièce ou celui d’une persécution par les faux dévots6. L’idée même que le Tartuffe de 1664 est passé à la postérité est largement contestable, dans la mesure où on ne connaît qu’une version plus tardive et corrigée de la pièce7.En occultant cette disparition, et en cantonnant Louis XIV à un rôle de spectateur et de protecteur, sans effet sur la pièce, Voltaire construit dans un même mouvement la fiction d’une séparation entre littérature et politique et l’événement de leur rencontre. Le « siècle de Louis XIV » apparaît ainsi comme une fiction de contemporanéité. Voltaire fait de Louis XIV et de Molière des contemporains pour mieux effacer la relation de pouvoir qui les unit et affirmer une forme d’autonomie de l’écrivain ; il raconte la fête du roi et la création du Tartuffe comme deux évènements simultanés mais relevant de chronologies différentes pour mieux revendiquer la valeur de la littérature et son intérêt pour le pouvoir.

14Un élément du récit attire l’attention sur cette construction en troublant les effets de chronologie : il s’agit de la mention de l’astrologie, pratique courtisane critiquée par Molière dans Les Amants magnifiques. L’allusion à l’astrologie est mentionnée par Voltaire comme l’un de ces « à‑propos qui font l’agrément de ces fêtes, mais qui sont perdus pour la postérité ». Cependant, elle introduit immédiatement un écart dans la chronologie, puisqu’elle renvoie à une fête de 1670, et pas à celle de 1664 dont Voltaire est en train de faire le récit. Surtout, elle désigne comme dépassé, perdu pour la postérité, un combat contre les superstitions qui rapproche pourtant Molière de Voltaire et de son temps – et qui a par ailleurs beaucoup en commun avec le combat mené par Tartuffe, dont Voltaire dit quelques lignes plus loin qu’il assure le passage de la pièce à la postérité. Ce trouble chronologique attire l’attention sur l’inscription de la fiction du Siècle de Louis XIV dans le siècle de Voltaire : le siècle de Louis XIV est une fiction historique destinée aux contemporains de Voltaire, produisant un passé mobilisable dans leur présent.

Les fêtes baroques : un autre siècle ?

15Que devient cette fiction dans l’historiographie des fêtes ? L’institution des fêtes de cour comme objet d’études s’est faite dans les années 1950, dans le cadre de l’invention du baroque. Jean Rousset a ainsi fait des Plaisirs de l’île enchantée la dernière des fêtes mentionnées dans La Littérature de l’âge baroque en France (Rousset, 1964, p. 262)8. Les volumes dirigés par Jean Jacquot sur Les Fêtes de la Renaissance évoquent plusieurs fêtes du xviiᵉ siècle, le plus souvent comme des fêtes baroques (Jacquot, 1956-73, t. I, p. 235). Au moment où elles deviennent un objet d’étude, et où elles servent de support à l’institution de la discipline nouvelle des arts du spectacle (Schwartz-Gastine, 2019), les fêtes changent donc de siècle : elles sont inscrites dans la continuité du xviᵉ siècle, dans une temporalité baroque qui s’est construite dans une large mesure contre l’image du « siècle de Louis XIV ». La temporalité instaurée par la qualification des fêtes comme « baroque » est aussi une temporalité proprement esthétique, qui défait le lien entre les fêtes et le politique. En 1959, l’ouvrage de Richard Alewyn, L’Univers du baroque (traduction de l’allemand Das Grosse Welttheater – le grand théâtre du monde) s’ouvre sur un récit de fête qui est aussi une description de la période baroque : 

De l’automne du Moyen Âge à l’agonie du rococo, un cortège de Bachanales dévale à travers les ruelles et les jardins, les châteaux et les églises d’Europe. Des cavaliers et des danseurs, richement parés ou étrangement travestis, parcourent les rues ; des images colossales se balancent dans la cohue ; une rivière, un étang se couvrent d’une flotille aux barques bariolées ou d’êtres fabuleux. Des dieux descendent sur terre pour s’enlacer en une ronde féérique. Du sol et des murs jaillissent fontaines et cascades ; bergers et nymphes dansent parmi les haies des jardins. La nuit se transforme en jour artificiel : des lumières partout. […] L’air est fécondé par la musique : musique pour l’office divin, musique pour la table, musique pour la danse et le jeu des masques. Toute vie semble métamorphosée en masques, lumières et musique. (Alewyn, 1959, p. 7‑8)

16La fête n’est plus un événement mais une figure du siècle : la période baroque est une longue fête ; pratiques sociales et pratiques artistiques sont confondues dans une même temporalité indéfinie, ou plutôt définie par son exceptionnalité. 

17Le paragraphe qui suit réintroduit cependant une chronologie, et ce faisant, réintroduit le siècle de Louis XIV au cœur de la période baroque :

Le foyer prend feu en Bourgogne, vers la fin du Moyen Âge. L’Italie de la Renaissance y allume son flambeau qui, à son tour, incendie l’Espagne de Philippe IV. La flamme jaillit à différentes reprises parmi les rois d’Angleterre, elle saisit la cour impériale à Vienne et rebondit sur la France, où un prince jeune et brillant accède au trône et donne le seul exemple qui pût rappeler aux yeux du monde celui de l’Empire romain. Ce qui avait précédé ne paraît plus qu’un prélude : les fêtes des Médicis à Florence, des papes à Rome, des Este à Belriguardo, des Gonzague à Mantoue, tout pâlit. Même les nuits fabuleuses d’Aranjuez et de Buen Retiro, même la pompe véritablement impériale de Léopold Ier, dont le déploiement de luxe est peut-être comparable, ne peuvent plus rivaliser d’élégance avec le goût mondain du nouveau Roi‑Soleil. Toute la cour, émerveillée, suit ses traces ; la fleur de la nation se rassemble autour de Louis XIV. C’est d’ici que se répand sur l’Europe une mer de flammes qui l’aveugle tout entière. De Varsovie à Stockholm ou Pétersbourg, toutes les cours se transforment en satellites d’un système solaire gravitant, non autour de la puissance politique de Versailles, mais autour de l’éclat de ses fêtes. (Alewyn, 1959, p. 8)

18Dans la continuité des pratiques esthétiques et sociales, le récit découpe un parcours spatial (Bourgogne, Italie, Espagne, Angleterre, Vienne, Versailles) qui est aussi une chronologie politique dont le point d’aboutissement est le règne de Louis XIV. Malgré le changement de périodisation, le récit de fête produit à nouveau un « siècle de Louis XIV », comparé à l’empire romain et placé au cœur de la culture européenne. La temporalité des pratiques esthétiques, inscrite dans le temps long, est distinguée d’une temporalité politique marquée par les ruptures. La double image du goût et de l’éclat du roi place le pouvoir politique à l’origine des pratiques artistiques qui, en retour, en disent la valeur. Comme chez Voltaire, le récit finit par substituer les pratiques artistiques aux pratiques politiques : l’Europe gravite « non autour de la puissance politique de Versailles, mais autour de l’éclat de ses fêtes ». Le « baroque » permet, comme le souligne Maxime Cartron en étudiant le baroque comme catégorie esthétique (Cartron, 2023), de revendiquer une culture européenne, mais en reconduisant la fiction du « siècle de Louis XIV ».

19Dans le passage du « siècle de Louis XIV » à « l’âge baroque », la relation de contemporanéité entre un événement politique (le règne de Louis XIV) et des pratiques artistiques n’est donc pas déplacée. Certes, la définition de ces pratiques varie : il n’est plus question de Molière ici, mais de masques, de lumières, de danse et de musique. Cependant, la distinction du politique et de l’artistique demeure, tout comme l’événement de leur conjonction : le politique est présenté comme un contexte déterminant des pratiques artistiques, qui en retour signalent la valeur du pouvoir. L’âge baroque reprend à son compte la fiction du siècle de Louis XIV : celle d’un pouvoir protecteur des arts et passant à la postérité, voire sortant de l’histoire, grâce à eux. Le déplacement chronologique opéré par le qualificatif « baroque » ne suffit donc pas à défaire la fiction du « siècle de Louis XIV » : le siècle n’est pas seulement une affaire de chronologie, mais aussi une opération de distinction entre le politique et l’esthétique qui dépolitise les arts et la littérature pour affirmer l’exceptionnalité de leur rencontre avec le pouvoir et en définir les modalités (celle de l’engagement dans le cas de Voltaire, celle du goût et de la magnificence chez Alewyn).

Agir avec des fictions de contemporanéité

20À partir de la fiction du « siècle de Louis XIV » et de sa circulation, j’ai voulu poser la question de l’articulation du littéraire et du politique dans la périodisation de l’histoire littéraire : Molière est-il un contemporain de Louis XIV ? Peut-on distinguer l’événement littéraire de la création de Tartuffe de l’événement politique des fêtes ? Une telle distinction semble nécessaire à la construction et à l’enseignement de l’histoire littéraire. Elle est pourtant étroitement dépendante de la croyance en une temporalité propre des œuvres, qui les rend « contemporaines de tous les âges », et les distingue d’un environnement politique et social qui n’apparaît plus que comme un contexte. Observons les ancrages temporels à l’œuvre dans l’écriture des fêtes : comment l’écrit se situe-t-il par rapport à l’événement ? Dans la relation officielle des fêtes, deux lieux travaillent cette articulation de manière privilégiée : le titre de la relation et la mention de l’auteur de l’un des textes qu’elle cite, à savoir Molière. 

21La relation est intitulée Les Plaisirs de l’île enchantée, course de bagues, collation ornée de machines, comédie mêlée de danse et de musique, ballet du Palais d’Alcine ; feu d’artifice : et autres fêtes galantes et magnifiques, faites par le Roi, à Versailles, le 7ᵉ mai 1664, et continuées plusieurs autres jours. Le qualificatif « galantes » fait de cette relation un livre contemporain d’autres livres9 : les conversations galantes de René Bary, les poésies galantes de Tristan L’Hermite, de Charles Cotin, de Paul Pellisson ou des recueils publiés par Ribou, les récits galants de Donneau de Visée… Il y a visiblement une mode, un phénomène esthétique et éditorial : la galanterie se vend bien. En qualifiant Les Plaisirs de l’île enchantée comme une « fête galante », le pouvoir prend acte de cette circulation d’écrits, s’inscrit dans ce phénomène éditorial, pour en faire quelque chose. Par ce titre, la cour se désigne comme le lieu central de la galanterie : comme l’écrit Alain Viala, « les Plaisirs installent l’esthétique galante en esthétique royale » (Viala, 2008, p. 86). Observer la manière dont une relation de contemporanéité est construite par le livre, dans le moment des fêtes et de leurs premiers récits, conduit à proposer des temporalités et des mises en relation des arts et du politique alternatives au modèle du « siècle ». Ici, la périodisation par la galanterie défait la distinction entre politique et littéraire, pour mettre en lumière une forme de littérarisation du pouvoir : le pouvoir se produit dans le livre en utilisant une catégorie littéraire, la galanterie. Ce faisant, il s’approprie l’invention des gens de lettres, et du même coup la valorise. Le temps de la galanterie est celui d’un processus d’institution, articulant de manière paradoxale autonomie et dépendance au pouvoir (Jouhaud, 2000).

22Plus loin dans le récit, la relation temporelle qui lie le littéraire et le politique est différemment produite. Il s’agit d’un passage de la deuxième journée des fêtes : la relation donne le texte de La Princesse d’Élide, une comédie-ballet de Molière créée à cette occasion. En inscrivant ainsi le texte de la pièce dans le récit de la fête, la relation intègre l’événement spectaculaire à l’événement politique, dont il est un épisode. Mais cette inscription est présentée comme un choix, qui manifesterait la soumission de Molière au pouvoir du roi. Un « avis » interrompt la pièce pour revendiquer son inachèvement : 

Advis. Le dessein de l’auteur estoit de traiter ainsi toute la comédie ; mais un commandement du Roi qui pressa cette affaire, l’obligea d’achever tout le reste en prose, et de passer legerement sur plusieurs scenes, qu’il auroit etendues d’avantage, s’il avoit eu plus de loisir. (Plaisirs, 1664, p. 45)

23La création de La Princesse d’Élide est inscrite dans l’événement politique des fêtes par le commandement du roi. Cependant, la présence même de l’avis dans le texte de la relation attire l’attention sur ce qui aurait pu faire la valeur littéraire de la pièce : un auteur qui aurait eu « plus de loisir » aurait écrit différemment, non pas pour plaire au roi, mais pour plaire au public qui lit. On voit émerger l’idée d’un fonctionnement littéraire possible de la pièce, dans un dispositif paradoxal : la valeur littéraire de la comédie ne vient pas dire la valeur du pouvoir qui la commande ; au contraire, la dévalorisation littéraire est un signe de la soumission au roi. La relation donne à lire la fiction d’un choix – entre l’achèvement d’une œuvre littéraire et l’obéissance au pouvoir – et ce faisant, constitue le littéraire comme un domaine autonome du politique et doté d’une temporalité propre, celle du « loisir », opposée à l’urgence de la commande. La valeur de la littérature et la valeur de l’obéissance au roi se produisent et se renforcent ainsi mutuellement. 

24Ce que l’on voit ici, c’est la manière dont un écrivain peut manipuler la croyance en une temporalité propre à la littérature, distincte de la temporalité politique, pour agir. En l’occurrence, il s’agit de publier une relation privilégiée avec le roi qui n’a, en mai 1664, aucune réalité institutionnelle, et évincer les concurrents que sont d’une part le poète Benserade et d’autre part la troupe de l’Hôtel de Bourgogne (Roussillon, 2014). Saisir cette action implique de situer l’écriture non pas dans un « siècle », mais dans des lieux sociaux – ici Versailles, comme lieu de la cour et de ses divertissements10, mais aussi le livre publié par Ballard, imprimeur officiel du roi pour la musique – qui donnent à l’écriture sa pertinence et son efficacité, et dans une conjoncture : celle de l’institution des lettres et des arts. En entrant dans cette histoire par le livre et par l’événement, on peut ainsi échapper aux fictions construites par le « siècle », pour mettre au jour les rapports sociaux que ces fictions cherchent à modifier, voire en sont venues à occulter.

*

25Le règne de Louis XIV produit une image de la période comme « Grand Siècle » : une période cohérente dans laquelle le développement des plaisirs et des arts manifeste le pouvoir du roi, le valorise et l’immortalise. Cette sortie de l’histoire est figurée par la comparaison récurrente avec le Siècle d’Or. Dans l’historiographie, cette image rencontre un processus d’institution de la littérature qui lui confère une temporalité propre, la valeur littéraire étant caractérisée par sa capacité à traverser le temps. La fiction du Grand Siècle est le résultat de cette rencontre : elle caractérise la période en fantasmant un pouvoir fort protecteur des arts et passant à la postérité grâce à eux. L’écriture de l’histoire littéraire peut-elle échapper à cette fiction ? Comment écrire l’histoire des fêtes sans la reconduire ? Les glissements chronologiques sont manifestement insuffisants. La requalification des fêtes comme « baroques » ne modifie en rien l’articulation entre temps politique et temps des arts. Le siècle n’est pas seulement une catégorie chronologique. Travailler à l’échelle de l’événement et du livre (lui-même considéré comme un événement doté d’une temporalité spécifique) permet d’observer les constructions temporelles à l’œuvre dans l’écriture et la publication des fêtes, la manière dont des contemporanéités sont produites et les usages qui en sont faits. La question de la périodisation peut alors être posée à nouveaux frais. L’histoire critique de la production des fictions de contemporanéité, l’interrogation sur la manière dont ces fictions sont utilisées pour agir, peut déboucher sur une histoire des rapports sociaux que ces fictions cherchent à modifier et qu’elles ont fini par occulter. De cette observation, à l’échelle de l’événement, se dégage une autre chronologie : celle de la succession et de l’accumulation d’actions avec la littérature.