La Langue du siècle ? Mercier : style mâle et langue républicaine
1En 1785, le secrétaire perpétuel de l’Académie Française et historiographe de France, Marmontel, analyse L’Autorité de l’usage sur la langue et incite à la rupture :
La Cour, dont le langage roule sur un petit nombre de mots, la plupart vagues & confus, d’un sens équivoque ou à demi‑voilé, comme il convient à la politesse, à la dissimulation, à l’extrême réserve, à la plaisanterie légère, à la malice raffinée, ou à la flatterie adroite, la Cour a pu, dans tous les temps, négliger une infinité d’expressions naïves ou franches, dont elle n’avoit pas besoin. Le monde poli & superficiel, qui suit l’exemple de la Cour, & qui croit qu’il est du bon ton de parler de tout froidement, légèrement, à demi‑mot, sans chaleur & sans énergie, ce monde, dis‑je, a dû laisser tomber tout ce qui n’étoit pas de la langue usuelle. L’expression fine & piquante a dû lui être chère ; il l’a dû conserver : il a dû conserver de même le langage du sentiment dans toute sa délicatesse, comme essentiel au caractère de politesse & de galanterie, qui est la surface de ses mœurs. Mais son Dictionnaire n’a pas dû s’étendre au delà du cercle de ses besoins ; & mille façons de parler, nécessaires à l’homme qui pense fortement & qui veut s’exprimer de même, à l’homme qui s’affecte d’un sentiment passionné, ou d’une image pathétique, & qui veut rendre ce qu’il sent, en deux mots, le langage de l’Eloquence & de la Poésie n’a pas dû trouver dans le monde des conservateurs bien zélés (Marmontel, 1785, p. 19‑20).
2Avec ce discours virulent, Marmontel se fait l’écho de la fin du siècle. S’impose progressivement au « tournant des Lumières », dans cette « période sans nom1 » et peut‑être sans langue, ou sans modèle de langue, l’idée que le « bon usage » n’est plus « la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’escrire de la plus saine partie des Autheurs du temps » comme le préconisait jadis Vaugelas (1647, Préface, p. ii2), auquel Marmontel s’oppose frontalement. L’autorité émane désormais de nouveaux gens de lettres insufflant imagination et liberté à la langue, et seuls aptes à reconquérir, au sein de cet imaginaire linguistique créé, l’énergie perdue de la langue. À la fin de son discours, Marmontel prône l’alliance de la langue des écrivains et de celle du peuple (1785, p. 28‑29). La mutation politique qui a lieu se fonde donc sur une crise de la langue et le sursaut d’un cri du peuple3, tous deux bâtis par des constructions discursives. La fin du xviiie siècle attaque la langue « du siècle de Louis XIV » et même du siècle de Louis XV, perçue comme langue de la frivolité, du bavardage conversationnel et de l’évanescent babil des diseurs de rien. Cette langue des compliments et du papillotage afflige, à leurs oreilles, aussi bien l’intime que le politique. Elle est une langue parlée sans être vécue. L’Ancien Régime est donc accusé du plus grand des maux : avoir péché contre la langue. La Querelle des Anciens contre les Modernes se joue une fois encore, en se cristallisant autour du style « sauvage », à « la vigueur plus mâle » et à la « vérité plus naïve », qui doit contenir « plus de sève, plus d’abondance, plus de saveur4 » pour forger l’éloquence du siècle. Dans les harangues prononcées à l’Académie française5, la dispute entre le parti des philosophes et celui des anti‑philosophes, plus tard entre révolutionnaires et contre‑révolutionnaires, se concentre sur ces imaginaires de la langue et de l’« éloquence antique » ou « future » (Starobinski, 1987). De l’éloquence académique à celle de l’Assemblée nationale, l’éloquence « change de foyer » sans modifier pour autant sa nature rhétorique (France, 1985). Indéniablement en tous cas, le siècle cherche son style. Voltaire et Rousseau sont les deux modèles, auxquels s’ajoutent, plus sporadiquement, Montesquieu et Diderot. Mais à l’extrême fin du siècle, la langue voltairienne elle‑même est soupçonnée de cultiver les agréments, le clinquant du bel‑esprit, voire le cynisme. La « basse littérature », comme la nommait Voltaire (1770‑1772, t. 2, article Auteurs, p. 378‑379), se répand en réfutant la grandeur de la langue classique, avec l’idée que ce ne sont pas seulement les (grands) livres, mais toutes les productions écrites, cette vague considérable d’imprimés éphémères qui « ont fait la Révolution » (Roche et Chartier, 1989, p. 17). Or cette « littérature par en bas », pour détourner une expression des historiens qui évoquent l’history from below (Krantz, 1988 et Sharpe, 1991) condamne constamment l’ancien ton. La vie littéraire de la fin du siècle se transforme : la Révolution s’apparente à une guerre de mots au sein de laquelle la République des Lettres est comme phagocytée progressivement par la République Française (Darnton, 1987). Rousseau devient le modèle de cette langue passionnée, idéalisée dans les textes, qui sera celle de la Révolution. Éditeur et admirateur de Rousseau6, Louis‑Sébastien Mercier s’inscrit dans ce contexte. « Hérétique en littérature » (Bonnet, 1995), il revendique une écriture fragmentaire et prêche jusqu’au bout à l’Institut de France – contre ce qu’il désigne comme des « sectes » littéraires et ceux qu’il nomme les « Idiologues » (Idéologues) –, une langue nouvelle. Quelle image de la langue du siècle, ou plutôt de l’entre‑deux siècles, Mercier, lui‑même comme coincé entre deux siècles (il naît en 1740 et meurt en 1814), construit‑il dans ses écrits ? Quel espoir et quelle défiance convoque‑t‑il à travers ces imaginaires ?
La langue du siècle
3 Fidèle à un poncif, Mercier critique d’abord l’Académie française, à laquelle il va pourtant appartenir une fois qu’elle sera devenue Institut de France, et fustige la langue mondaine compassée du temps. L’uchronie de L’An 2440. Rêve s’il en fût jamais (1771), projet concret et libératoire qui lui vaudra son premier succès littéraire, développe un idéal jusque dans la langue. Dans le Paris du xxve siècle, les Académiciens ont choisi de se retirer à la campagne avec des amis et leur langue même s’est affermie par « des idées mâles et fortes » dictées par une « voix intérieure » « sévère » et « inexorable » (chap. XXX « L’Académie Françoise », p. 235-236). Par « anticipation », en « présentant comme réalisé ce qui n’a pas encore eu lieu » (Hartog, 2009, p. 60), c’est bien la langue du temps que Mercier souhaite réformer. Ce topos des idées mâles et fortes bientôt assimilées à la langue révolutionnaire et républicaine revient comme un leitmotiv sous sa plume. Dans le Tableau de Paris (1781‑1788), plusieurs chapitres stigmatisent chez ses contemporains la manie de rabaisser les écrivains actuels. Fait neuf, Mercier consacre la fin du xviiie siècle comme le véritable « Grand Siècle », celui des ouvrages modernes et substantiels. Contre le canon, il rétorque avoir préféré, dès sa prime jeunesse, aux tragédies de Racine les romans de Prévost et la prose de Rousseau. Il encense le « cri de l’âme » et blâme « la langue du monde », excepté celle des femmes de Paris dotées d’« une manière propre d’oser penser & parler juste, fondée sur‑tout sur l’étude des hommes7 ». Et encore d’asséner :
Le style le plus fort est toujours le meilleur ; & l’expression la plus nette est celle que l’on doit employer de préférence. Il y a dans les langues quelque chose d’intellectuel ; car toutes les figures étant arbitraires, l’on devine encore plus que l’on n’entend. Voilà pourquoi le style chargé de trop de mots, laisse l’ame dans l’inaction. Mettre en jeu l’imagination, & ne la point rassasier ; voilà l’art d’écrire. […]
Un bon style, comme celui de Jean‑Jacques & de l’Abbé Raynal, mâle, clair, ferme & simple, est semblable à la baguette de Moïse, changée en serpent. Ce style dévore & anéantit tous les styles inférieurs, ainsi que le serpent dévora les couleuvres Égyptiennes. (t. 2, « Du style », p. 213-214)
4Mercier souligne juste après que le « style des hommes de Cour » n’est donc « point convenable à l’homme de Lettres, qui est par essence l’homme passionné » ; « qu’il ne craigne point de pécher par un excès de chaleur ; on n’en a jamais trop pour annoncer la vérité. » (p. 215).
5À force de métaphores et de comparaisons se dessine une langue performative dont la visée, l’utilité et l’action sont sœurs de l’imagination et du rêve. Dans son ouvrage De Jean‑Jacques Rousseau considéré comme l’un des premiers auteurs de la Révolution (1791), écrit dans la veine des nombreux éloges, hymnes et tombeaux littéraires adressés à Rousseau et à ses mânes, Mercier rapproche modèle d’éloquence et de vie :
À la mémoire de J. J. ROUSSEAU, citoyen de Genêve,
Qui ramena, avec une mâle et douce éloquence,
Les déclamateurs à la raison,
Les voluptueux à la vraie jouissance,
Les arts errans à la simplicité de la nature,
L’homme qui doute au calme de la révélation.
Il mourut le 2 juillet 1778. (t. 1, dédicace non paginée)
Il est une éloquence rapide, invincible, qui frappe, qui terrasse, qui arrache le sentiment : cette éloquence peut se nommer poésie ; elle enlève, elle détermine un peuple entier ; elle n’a pas besoin de rimes, d’hémistiches, de césures ; elle a sa marche, son nombre, sa force et son harmonie ; tel fut le style de Rousseau. (t. 2, p. 184)
6La « mâle et douce éloquence » de Rousseau, syncrétisme des imaginaires masculin et féminin, est éloquence faite poésie : elle fabrique littéralement la marche de l’Histoire. Or la langue politique de Rousseau façonne une République s’identifiant à la vertu (Blum, 1986, chap. 7 « Identification with Virtue », p. 131‑152 et Linton, 2001), à la ferveur de toute une génération qui l’idolâtre et se confond avec son modèle. La Révolution apprend à lire autrement Rousseau : les textes de la fin du xviiie siècle prouvent que lectrices et lecteurs tentent à travers son œuvre de comprendre ce qui advient et que tous cherchent un style en rapport avec leurs expériences nouvelles. Sous la plume de Mercier, ou sous la plume de femmes telles Gouges et Staël, apparaît très souvent cette image de la langue mâle vertueuse. Elle dit le poids symbolique genré porté par une régénération qui mêle sexe, politique et langue en distinguant souvent la langue efféminée et la langue mâle du temps (Outram, 1987 et 1989 ; Trouille, 1997 ; Habib, 1998). En relisant Rousseau, révolutionnaires et contre‑révolutionnaires luttent à coups de paraphrases et de citations et manifestent une langue de la chose publique progressivement commune (Hesse, 2011). L’éloquence rousseauiste est partagée par Jacobins, Montagnards et Girondins qui s’affrontent sur le même terrain imaginaire de ce que sera la langue du siècle ainsi que la langue de la vertu. Exalter ce qui doit devenir la langue du siècle en tant que langue de la vertu et « idiome de la liberté » exige de supposer une langue utopique, celle d’un ethos et même d’un intellect collectifs (Amossy et Orkibi, 2021) qui doivent rester fidèle à la scène du premier serment révolutionnaire.
Langue politique et fanatisme : la dyslogie du siècle
7Cette langue du siècle, qui cherche à exister, oscille pourtant entre la langue modérée, « vertu des esprits courageux » (Craiutu, 2012), et la langue enthousiaste dont l’appel à la vertu légitimerait le régime politique de la Terreur. Fuyant les extrêmes, Mercier se méfie très tôt du lien possible entre imaginaire héroïque et discours à ses yeux des factieux et des fanatiques. Ses propos et son ton se veulent critiques, sa parole « pamphlétaire » (Angenot, [1982] 1995), crépusculaire et provocatrice jusqu’au paradoxe. Renvoyant dos à dos la Voltairolâtrie et les « Idiologues », il réprouve l’autorité abusive tant en matière politique (haine de Robespierre et de Bonaparte) qu’en matière de langue. En 1797, lorsque paraît Le Nouveau Paris, la Terreur a eu lieu, au nom de la vertu. Mercier abandonne « le style mâle » pour mettre au jour l’idiome singulier et l’idiosyncrasie du style8, reflet de la manière dont chaque individu ressent, d’une façon qui lui est propre, les influences extérieures. Mercier renvoie à l’origine étymologique grecque du terme idiome qui a le sens de propriété, particularité, individualité et singularité :
Fais ton idiome, car tu as à peindre ce qui ne s’est jamais vu, l’homme touchant dans le même moment les extrêmes, les deux termes de la férocité et de la grandeur humaine. Si en traçant tant de scènes barbares, ton stile est féroce, il n’en sera que plus vrai, que plus pittoresque, secoue le joug de la syntaxe, s’il le faut, pour te faire mieux entendre : oblige‑nous à te traduire : impose‑nous, non le plaisir, mais la peine de te lire. Je ne crois pas en effet que notre langue puisse marcher encore longtems sans sortir de la gêne où une timidité gratuite la captive au milieu de tant de spectacles nouveaux et non moins étonnans. Si le stile demeure esclave, ils ne seront point transmis à l’admiration ou à l’horreur de la postérité (Mercier, 1797, t. 1, p. xxiii).
8Mercier considère la Terreur comme un processus désastreux qui s’explique par l’abus des mots et la dégénérescence de la langue. La langue terroriste a plombé selon lui le débat politique qui, à force d’exagérations, a fini par se réduire à des paroles insignifiantes et inintelligibles comme à des expressions magiques et sanguinaires. Les « journaillons » et la « huaille » des sections, comme il les désigne souvent, ont profané la langue en hurlant des mots qui tuent et les Parisiens eux‑mêmes ont « corrompu » la langue. L’idée de corruption du langage est d’ailleurs l’un des poncifs du siècle. D’où ce passage de la prose à la poésie pour dire les erreurs de la langue et écrire ses « derniers vers » :
Il va finir pour moi, le songe de la vie ;
Il va finir bientôt. Qu’aurai-je à regretter ?
La haine des méchans ! les clameurs de l’envie !
Les poisons de la calomnie
Que rien ne sauroit arrêter !
[…] Que de crimes commis,
Que de mâles vertus ont étonné la France !
J’ai vu sous le fer des tyrans
Tomber la paisible innocence.
J’ai vu le peuple honorer des brigands ;
Et lorsque sous son nom ils contentoient leur rage,
Décorer leur fureur du beau nom de courage.
J’ai vu de prétendus savans,
Qui changent aujourd’hui de masque, de langage,
À ces monstres de sang accorder leur suffrage :
Auprès de celui de Rousseau,
De Marat j’ai vu le tombeau
(vol. 6, chap. CCLX « Mes derniers vers », p. 211‑2129.).
9Mercier déplore le dévoiement et la « radicalisation » du discours et de l’idéal républicains10. Mais son écriture porte surtout la trace d’un désenchantement et d’une « mélancolisation du discours » (Joseph, 2021), traduite par l’orientation nouvelle des ultima verba et la mise à distance poétique. S’immisce en filigrane l’idée que la langue ne peut ni aider ni sauver une époque, mais seulement constater ses peurs (Biard, 2016), ses délires (Murat, 2011) et sa perte. La période pointe ce paradoxe selon lequel la Terreur s’est dégagée secrètement et peut‑être inéluctablement du cœur même de la langue révolutionnaire et que la demeure de la langue comme de la civilisation ne surent pas être un abri. D’où une poétisation croissante du littéraire et du politique comme moyen stylistique de « sortir de la Terreur » (Baczko, 1989 et 2008) et d’une éloquence exaltée aux dérives avérées. Au cœur des débats sur la langue révolutionnaire se pose la question de la fulgurance des événements et de « l’empire des mots » qui les accompagnent et les créent : la Révolution se fonde sur les pouvoirs de la Parole et la puissance du Verbe, c’est‑à‑dire le mythe d’une « langue révolutionnaire » et d’une « parole fondatrice »11, toutes deux aptes à changer le réel. Le mythe d’une langue vertueuse et transparente, harmonieuse et parfaite réunion des écrits et des actes, a aussi son versant sombre : il préfigure le point de bascule toujours possible entre la logomachie (dispute de mots et sur les mots) et la logocratie (qui est le pouvoir, y compris autoritaire, de la parole et du discours). Le style mâle de la langue républicaine a été l’horizon et l’idéal de la langue du siècle, mais la rhétorique et les procédés de l’éloquence portés à leurs sommets témoignent de leurs limites, en proie aux circonstances. La chute de cette langue du siècle revient sous la plume de nombreux écrivains après la Terreur qui voient en elle une possible dyslogie du siècle.
Néologie et ulogie
10Mercier n’a alors d’autre choix que de s’affranchir de cette idée de langue du siècle et sa seule manière de défendre sa vision de la langue et du style revient à inventer sa langue, une langue qui n’existe pas, ou pas encore : la néologie rencontre alors ce que nous pourrions appeler l’ulogie (une non‑langue ou une langue idéale, une utopie dans la langue). Dans De la littérature et des littérateurs, Mercier précise :
J’aime l’innovateur, en fait de style ; il remplit la langue de termes & de tours vigoureux. Je n’entends point ici la création de mots nouveaux. J’entends une signification neuve donnée à telle expression ; des mouvemens plus précipités, des termes creusés & approfondis. (Mercier, [1778] 1970, p. 37 note de bas de page).
11Avec sa Néologie, ou vocabulaire de mots nouveaux, à renouveler ou pris dans des acceptions nouvelles, ornée de l’épigraphe « Notre langue est une gueuse fière ; il faut lui faire l’aumône malgré elle », empruntée à Voltaire (Mercier, [1801] 2019, page de titre), Mercier fait vivre et entendre avec le plus d’acuité à la fois « la langue du siècle » et sa langue littéraire. À l’extrême fin du xviiie siècle, les dictionnaires néologiques pullulent, mêlant les hommes, les mots et les faits, les préfixes nouveaux et les choses nouvelles. Si le début du siècle entendait fixer la langue sur les usages de la Cour et du peuple allié aux écrivains, la Révolution et le tournant des Lumières aspirent à la régénérer et à l’inventer. Les transformations du vocabulaire à l’époque de la Révolution attestent non seulement une volonté de définir les mots des parti‑pris politiques mais aussi, et peut-être surtout, de changer la langue du temps. Or si la Révolution n’a à peu près rien changé à la syntaxe, elle a en revanche renouvelé une grande partie du vocabulaire. Mercier réalise en quelque sorte la dernière étape, charnière, de ce long processus de maturation néologique. Son originalité consiste à proposer, avec les mots du siècle, ses propres créations néologiques. À la fin de sa préface, datée du 15 messidor an 9 (4 juillet 1801), Mercier entremêle langue singulière et littéraire avant d’évoquer une fois de plus la langue républicaine et de dédier son livre à sa « chère Nation » :
Vous tous qui m’écoutez, qui me lisez, vous êtes tous auteurs, métaphysiciens, qui plus est, puisque vous pensez, puisque vous parlez ; faites votre langue, faites votre style, créez et prononcez, prononcez et créez. Si vous êtes émus, nous vous entendrons et nous vous écouterons ; si vous êtes pleins de vos idées, mais sans calcul intéressé, vous serez éloquents. (p. lxiv).
[…]
C’est donc sans crainte que je donne à ma chère nation, dont j’ai tant aimé la gloire et servi la liberté et l’indépendance politique, dans toutes les époques de ma vie ; c’est donc à elle que je livre avec pleine confiance cette Néologie, qui veut dire création de termes nouveaux (1) ; c’est lui annoncer en même temps que je pourrai bientôt reproduire sous ses yeux et reporter à son oreille les mâles expressions de la langue républicaine, qui me fut familière pendant quatre ou cinq années. Il y a là de quoi faire pâlir à jamais la langue monarchique ; mais encore un peu de temps, un peu de temps encore ; vous nous l’accorderez, génie protecteur de la France, invincible génie à qui j’adresse toutes mes pensées. […]
note (1) : « Néologisme, au contraire, abus de la Néologie. Observez bien ceci, lecteurs ! (p. lxxiii‑lxxiv).
12Dans son « vocabulaire de mots nouveaux », Mercier définit le lexique politique de la Révolution. Il se fait le chantre de cette langue républicaine nationale, signalant ainsi l’avènement d’une raison politique qui va de pair avec une rationalisation linguistique. Il enregistre les termes politiques porteurs d’espoir tels civisme, débarbariser, régénération, propose des définitions sujettes à variation, en particulier pour les vocables fédéralisme, Girondins, Jacobins et modérantisme. Mercier souligne aussi que la Terreur est là, souterrainement, et il suffit d’un mot déclencheur – bastillage, capitalisme, démagogue, despotiser, engloutir, indisciplinable, inutilisme, irreniable, irrépublicain, juillettiser, liberticide, pamphléteur, patriophobe, sanguinocrate, septembriseur, ultra‑révolutionnaire – pour réveiller dans ses commentaires le mauvais souvenir. Contre ses détracteurs, il invente une série de termes quasi rabelaisienne : compasseurs, endoctrineurs, étouffeurs, jugeurs, rabâcheux, réviseurs, souligneurs, toiseurs de mots. Mais surtout, il développe à travers les vocables son pari poétique, la puissance des inventions littéraires avec les mots anecdotiser, autrice, bavardise, calembourder, causerie, confabuler, délicater (se), désattrister, désespérance, écrivaillerie, frivoliser, inventionner, littéromanie, muser, oubliance, silencié, en s’appuyant sur des exemples empruntés aux grands auteurs et tout spécialement à Montaigne, Voltaire, Rousseau, mais aussi et surtout à Diderot et Rétif de la Bretonne12. Sa Néologie est une magistrale leçon de langue et de littérature. Si néologie et idéologie se confondent à cette période13, c’est parce qu’une telle révolution néologique revêt plusieurs aspects, à la faveur d’un déplacement de conception de la langue : la néologie évolue d’une image technique ou mécanique de la langue (la langue comme réalité autonome, organisme vivant), à un engagement politique (la langue telle une institution du pouvoir, une réalité sociale susceptible de réforme) jusqu’à un investissement poétique14. Mercier représente le couronnement de l’entreprise néologique du xviiie siècle, sa Néologie ouvre la voie par laquelle la néologie rationnelle et politique se fraie un chemin vers l’imaginaire littéraire et poétique qui sera celui du xixe siècle15. La Néologie de Mercier scelle donc la naissance de la politique, d’un côté, censée penser l’articulation des idées aux discours et aux actes, et décortiquer « les mots de la tribune », car c’est la production d’un discours et la création de mots qui doit définir la Nation à venir. De l’autre, l’imaginaire de sa néologie rejoint la dimension littéraire, pour réenchanter et « donner un sens plus pur aux mots de la tribu16 ». Bientôt l’imaginaire linguistique – la néologie créatrice de mots neufs – glisse vers « l’imaginaire culturel » (Houdebine, 2015) – inventer des idées nouvelles, un nouvel ordre des choses – qu’il s’agit de répandre à l’échelle européenne et même universelle. Dans sa préface à la Néologie, Mercier annonçait le projet d’un Dictionnaire universel de la langue, demeuré inachevé. La « République des lettres » rejoint ainsi la « République des langues » (Simon, 2011 et 2014), en quête d’une langue universelle. La réflexion historique et mythique sur « la langue du siècle » s’est métamorphosée en rêve de langues nouvelles, universelles ou fictives.
13Du style mâle de la langue républicaine, à une langue politique de la liberté, jusqu’à l’idiome libre, imaginatif et singulier : tel est le parcours de Mercier, emblématique de cette « période sans nom » et finalement « sans langue » à laquelle se vouer. Un tel itinéraire linguistique n’est bien sûr qu’une construction de ses textes. La langue de la fin du xviiie siècle comme celle de Mercier sont peu ou prou la même que celle des siècles qui précèdent et qui suivent. Ce qui frappe au fil des textes est plutôt la permanence de la langue française et des imaginaires associés, ses constantes et sa structure profonde, malgré les fluctuations de certaines acceptions et du vocabulaire. C’est donc un absolu de la langue qui change au tournant des Lumières, aussi parfaitement inaccessible que potentiellement mortifère. Le constat de Mercier est celui non d’un « abus des mots » dans la langue française et le sentiment d’un désabusé de la langue. Mercier a la vive conscience que notre style ou nos mots ne répondent que très imparfaitement à nos pensées. Il ne cesse même de le rappeler17, suivant ici ni Voltaire ni Rousseau, mais Diderot, pour qui la langue est toujours en‑deçà de la sensation et qui aspire à une langue ni polie, ni policée, à une poésie sauvage et barbare, étymologiquement étrangère. Montaigne et Diderot seront d’ailleurs les auteurs les plus cités18 de la Néologie de Mercier, qui tisse avec eux des « connivences secrètes » (Bonnet, 2020). Vaille que vaille, notre langue nous ressemble et Mercier ne cesse de le souligner : « chacun ayant sa manière d’écrire, qu’il lui est tout aussi impossible de changer, que son geste & sa démarche » (Mercier, 1781, t. 2, p. 213).
14Mercier n’est pas l’homme d’un siècle mais celui de l’entre‑deux siècles et de l’entre‑deux langues. Il cherche d’ailleurs déspespérément à sortir de son siècle par l’uchronie et à sortir de la langue du siècle par la néologie. Il clame la nécessité de s’approprier la langue, non pour créer une langue individuelle, mais une langue marquée par des singularités. Il pense toujours le style comme un écart, une mise à distance et une intentionalité. Ces mouvements traduisent, d’un point de vue de l’histoire littéraire et de celle des idées, une pleine appartenance à ce tournant des Lumières, résolument happé par le monde d’après. Mercier renverse en quelque sorte l’imaginaire de la langue révolutionnaire : « l’idiome de la liberté », idéal de la Révolution, se mue sous sa plume en faveur de la liberté de l’idiome. Le tournant des Lumières ne cesse de dire la nécessité de trouver une langue à la fois plus immédiate, plus concrète et plus secourable : non une langue philosophique des idées ou une langue politique de l’action, mais une langue littéraire conçue comme une action poétique sur le monde.