Alain Chartier, poète « dessaisonné ». Regards sur un maître en exil dans son siècle
1La catégorie de siècle joue pour le Moyen Âge comme un antidote contre une perception globale et donc nécessairement réductrice de cette période, et permet de réintroduire des distinctions et de caractériser plus finement l’esthétique des auteurs1. Elle correspond en partie aux représentations médiévales de l’histoire littéraire : pensée par générations, sur le modèle familial, à partir de grands ancêtres, la généalogie des auteurs2 qui se construit à la fin du Moyen Âge et au siècle suivant, dessine des lignées et autorise les lecteurs modernes à tenter de saisir la cohérence d’une période longue, recoupant plus ou moins celle du siècle. Pour la lyrique du xive siècle, Guillaume de Machaut fait figure de père fondateur, il est « le grant retthorique de nouvelle fourme, qui commencha toutes tailles nouvelles » (Langlois, 1902, p. 12). Avec Alain Chartier, le quinzième siècle semble s’être donné un « entier / Grant maître », selon l’expression de l’auteur de l’Instructif de seconde rhétorique :
Ainsi se fait. — Quoy ? — Dyalogue.
— Comment ainsi ? — Faignant deux estre.
— C’est donc autrement que prologue ?
— Voire. — Qui l’enseigne ? — Maint maistre,
Especiaulment en maint estre
Et lieu : Maistre Alain Charretier.
— Est il voir ? — Oy : s’en fut l’encestre.
— Fut il premier ? — Non, mais entier
Grant maistre fut. — En quel scïence ?
— En rethoricque que l’on prise (2015, v. 459‑468, p. 83‑84).
2Dans ce traité, publié en 1501 à l’ouverture du recueil poétique intitulé Le Jardin de plaisance et fleur de rethorique, Chartier est une référence majeure : il incarne pleinement l’éloquence, et notamment l’art du dialogue et de l’échange, et le spectaculaire rejet qui précède dans le vers la révélation de son nom manifeste la rupture qu’il représente : grand ancêtre, qui n’est pas le premier mais marque un point de perfection (« entier »), il forme une nouvelle origine, donnant une unité à la période qu’il inaugure.
3Alain Chartier, de fait, marque le début du siècle de son empreinte. Né vers 1385, maître ès arts, secrétaire attaché à la maison d’Anjou puis au service de Charles VII3, il se situe à un moment historique charnière, au cœur de la crise que connaît la royauté française lors de cette période particulièrement troublée de la Guerre de cent ans. Il est contemporain des événements politiques douloureux que sont la défaite d’Azincourt face aux Anglais en 1415, la guerre entre les princes à la suite de l’assassinat du duc d’Orléans, les exactions qui ont lieu à Paris, en 1418, lorsque le parti bourguignon s’impose, le traité de Troyes en 1420 qui déshérite Charles VII. Son œuvre, en français et en latin, en prose et en vers, manifeste ses prises de position politiques, en particulier en faveur de la paix et de la réforme (Blanchard, 1986 et Mühlethaler, 2019). Sa poésie introduit une faille dans l’inspiration amoureuse et, dans Le Livre des quatre dames (1416) puis dans La Belle Dame sans merci (1424), fait entendre la voix féminine qui conteste le discours courtois, dénonçant l’écart entre l’idéal et la réalité des comportements. À plusieurs titres, Alain Chartier joue donc un rôle inaugural dans le siècle, comme en témoigne le titre qui lui est conféré au siècle suivant, celui de « père de l’éloquence française ». La tradition manuscrite et imprimée de ses textes est très importante et traduit son influence, tant dans les anthologies poétiques construites autour de ses débats en vers (Cayley, 2006) que parmi les œuvres politiques et morales, notamment pour ses textes latins, qui le rattachent à un courant humaniste de fond dans le quinzième siècle4. Ainsi que l’écrit Jacqueline Cerquiglini-Toulet dans La Couleur de la mélancolie, il « met en place un nouveau paradigme » (1993a, p. 157).
4Son succès a cependant un revers. Au regard de sa production dans le domaine politique et moral, la poésie amoureuse de Chartier reste très liée aux formes développées par les poètes antérieurs. Elle a été lue comme une part moins novatrice dans son œuvre, où le secrétaire de Charles VII devait sacrifier à la convention, tout en s’en détachant : Arthur Piaget par exemple n’y voit que « des vers d’une banalité correcte et froide » (1901, p. 22). Les études plus récentes évitent justement l’opposition entre œuvre poétique et œuvre politique5, et mettent en avant la manière dont Chartier opère une convergence entre les traditions savantes et courtoises, en les renouvelant ; mais cela ne résout pas complètement le problème de sa situation dans l’histoire littéraire : comment penser la place de l’auteur-phare du quinzième siècle sans rejeter dans l’ombre ce que son inspiration doit au passé ? Comme le signalent d’emblée les directrices de l’ouvrage collectif consacré à Chartier en 2015, Daisy Delogu, Joan McRae et Emma Cayley, l’auteur nous apparaît désormais dans une double vision :
Looking back upon Chartier and his historical moment, we may imagine him situated on the threshold of a qualitatively different era. Heir to the past and harbinger of the future, Chartier is a transformative figure in late medieval literary history (Delogu, McRae et Cayley, 2015, p. 1)6.
5Alain Chartier incarne ainsi un moment de transition, de transformation, car on le met en rapport avec le passé et avec l’avenir de la littérature. Il n’est plus seulement l’homme du quinzième siècle, mais articule deux mouvements contradictoires, à cheval sur deux époques : autant dire qu’il est aussi le produit de notre lecture par siècles, qui le voit divisé entre deux tendances.
6C’est sur l’histoire de la construction de cette figure paradoxale d’auteur Janus que j’aimerais revenir ici, de manière nécessairement un peu rapide, pour tenter de comprendre comment la logique de la périodisation séculaire peut aussi créer des zones d’ombre au cœur de l’œuvre d’un auteur. Chartier me semble de fait constituer l’exemple d’un effet pervers de la célébration du fondateur. Dans le siècle des « orateurs »7, sa renommée si importante n’occulte-t-elle pas en partie ce qu’il a été, au profit de ce qu’il annonce ? La place assignée au « grand auteur » dans son siècle nous invite ainsi à questionner, en les confrontant au discours que l’auteur tient sur lui-même, les modèles par lesquels se pense l’inscription dans la continuité de la création littéraire.
Alain Chartier, « père de l’éloquence française » ?
7La célébration de Chartier comme fondateur peut jouer en effet un rôle à double tranchant. L’auteur a joui d’une réception favorable et de longue durée, et la mise en valeur de cet aspect légitime l’étude de son œuvre et permet sa reconnaissance en tant que figure majeure des lettres, ayant exercé une influence sur la littérature moderne ; c’est une dimension importante pour un auteur médiéval qui reste toujours un peu en marge du canon. D’autre part, prendre en compte ce rayonnement de Chartier dans son siècle suppose une lecture rétrospective, depuis la modernité. L’expression qui reste attachée à Chartier, celle de « père de l’éloquence française », semble avoir été forgée tardivement, par Pierre Fabri, dans le Grand et vray art de pleine rhétorique paru en 1521. Il évoque Alain Chartier alors qu’il donne un exemple de la figure de l’apostrophe :
Item, après que l’on a parlé de maistre Alain, l’en dict : « O mort mortellement cruelle ! pourquoy as-tu pris maistre Alain Charetier, le pere de l’eloquence françoyse, etc ? » (Fabri, [1889-90] 1969, t. 1, p. 72).
8La figure tutélaire et originelle du père permet de dire la fécondité de l’inspiration ; de fait la déploration de Fabri renvoie à l’art de la complainte sur la mort, brillamment illustré par Chartier8, et qui se prolonge ainsi par la voix des successeurs du maître. Qualifier le grand auteur de « père » suppose cependant aussi une relégation dans le passé, car Chartier appartient au royaume des morts, et permet surtout de louer des vivants, héritiers légitimes d’un grand ancêtre. Lorsque Jean Bouchet invente l’anecdote du baiser donné à Chartier par Marguerite d’Écosse, qui est également passée à la postérité et qui suit Alain Chartier dans toute l’histoire littéraire (Walravens, 1971, p. 54‑58), on retrouve presque la même périphrase pour désigner l’auteur de référence qu’il est devenu : « Maistre Alain Charretier, qui est le père d’Éloquence Françoise » (Bouchet, [1524] 1644, quarte partie, chap. VIII, p. 252). Chartier semble alors avoir donné naissance non seulement à un art du bien dire, mais aussi à une allégorie, entité collective qui réfère alors, indirectement, aux fils symboliques. En recourant au paradigme de la filiation9, l’auteur s’inscrit dans une lignée créatrice, avec humilité, mais en affirmant aussi la fierté d’une profession, la conscience de soi de poètes formant dès lors un groupe.
9Le titre de « maistre » peut également signaler ce rôle fédérateur que Chartier est appelé à jouer auprès de ses successeurs : il entre dans des séries d’auteurs qui sont, pour reprendre les termes de Guillaume Cretin, des « directeurs » (cité par Hoffman, [1942] 1975, p. 235), parmi lesquels Alain Chartier est alors distingué pour la douceur de son style. Pierre Fabri érige également Chartier au rang de modèle à suivre :
Et conseille à tous facteurs qu’ilz ensuivent sa doctrine tant en prose qu’en rithme pour tous docteurs. (Fabri, [1889-90] 1969, t. 1, p. 11).
10Le jeu de mot qui associe Chartier au charretier montre bien l’imaginaire qui s’est tissé autour de l’auteur. Sa signature latine, Alanus Aurige10, évoque en même temps que l’image humble du charretier l’aurige latin, le conducteur, le pilote : le charretier définit la direction à suivre, moralement et esthétiquement, en chef de file d’un convoi. En se donnant ainsi à la fois un père et un maître, glorieux prédécesseur mais aussi guide pour l’avenir, les héritiers de Chartier le situent à la fois en arrière et en avant, comme s’il incarnait un idéal esthétique dépassant son siècle.
11Mais que signifie cette « éloquence française » à laquelle Chartier est censé avoir donné naissance ? Pour Pierre Fabri, la science rhétorique est héritée de l’Antiquité grecque, qui compte nombre de « poetes et orateurs », s’incarne en latin chez Cicéron et Virgile en particulier ; puis « par chascun siecle maintenue, jusques a nostre vulgaire françoys descendue », elle passe par Guillaume de Lorris et Jean de Meun, et a été magnifiée, de son temps, par toute une série de « grans orateurs », « lesquelz tous ensemble donnent le lieu de triumphe a maistre Alain Charestier, normant, lequel a passé en beau langage elegant et substancieux tous ses predesseurs » et que personne n’a égalé ensuite (« depuis homme ne s’est faict second a luy » (Fabri, [1889-90] 1969, t. 1, p. 10‑11)11). L’éloge de Fabri semble donc faire de Chartier un point de perfection parce qu’il fait revivre à la fois l’art du poète et celui de l’orateur, et l’explication qu’il donne ensuite le confirme :
[les clercs] trouveront la difference des termes latins qui confuseement sont mis en nostre langaige vulgaire, comme il y a difference entre poete, orateur et rethoricien, lesquelles ne sont point en notre françoys, mais confuseement nostre vulgaire met l’ung pour l’autre, combien que l’orateur doit être poète, car rhétorique présuppose toutes les autres sciences estre sceues, et especiallement poesie qui contient toutes les fleurs d’elegante composition. (Fabri, [1889-90] 1969, t. 1, p. 11‑12).
12En français, on ne distingue pas le poète, l’orateur et le rhétoricien, confusion qui finalement ne semble pas déplorée par Fabri, car elle exprime justement un idéal d’union entre éloquence publique et beauté poétique.
13Dans une certaine mesure, l’éloge de « l’éloquence française » masque donc aussi une ambiguïté dans ce que représente Chartier, à la fois poète et orateur : à la faveur de la confusion des termes, n’aurait-on pas oblitéré l’importance de l’écriture poétique et courtoise ? L’anecdote du baiser donné à Chartier par Marguerite d’Écosse, telle que Jean Bouchet la rapporte, peut en tout cas montrer comment les héritiers réorientent l’image du maître :
Au dit an le vingt quatriesme jour de Juin [1436] Monsieur le dauphin Loys espousa en la ville de Tours madame Marguerite, fille du Roy d’Escosse, qui estoit une honneste dame, et qui fort aymoit les orateurs de la langue vulgaire, et entre autres Maistre Alain Charretier, qui est le père d’Eloquence Françoise, lequel elle eut en fort grand estime, au moyen des belles et bonnes œuvres qu’il avoit composées : tellement qu’un jour ainsi qu’elle passoit une salle, ou ledit maistre Alain s’estoit endormy sur un banc, comme il dormoit le fut baiser, devant toute la compagnée, dont celuy qui la menoit fut envieux, et lui dist : Madame je suis esbahy comme avés baisé cet homme, qui est si laid, car à la verité il n’avoit pas beau visage. Et elle fit response, je n’ay pas baisé l’homme, mais la precieuse bouche, de laquelle sont yssus et sortis tant de bons mots, et vertueuses parolles. Ledit Charretier avoit fait son quatrilogue, qui est un petit œuvre digne de grand recommandation. Despuis il fit un œuvre plus excellent, qui est le charroy de Foy, et Esperance. (Bouchet, [1524] 1644, quarte partie, chap. VIII, p. 252)
14La scène courtoise du baiser, réinterprétée comme un hommage à l’éloquence vertueuse, constitue une appropriation de l’œuvre du grand modèle. L’anecdote prend acte de la célébrité de la poésie amoureuse de Chartier, notamment de sa réception féminine, le poète ayant prêté sa voix aux dames ; mais l’auteur est loué finalement par Jean Bouchet pour ses œuvres politiques et morales, Le Quadrilogue invectif, et surtout Le Livre de l’Esperance. La mise en avant de Chartier par les « rhétoriqueurs » privilégie donc une certaine lecture de l’œuvre, où la poésie amoureuse est reléguée dans une place relativement mineure. Dans un article consacré à la réception de Chartier dans l’œuvre des rhétoriqueurs, Adrian Armstrong a étudié de près cette manière singulière dont les héritiers de Chartier ont en fait soumis leur modèle à leurs propres préoccupations idéologiques et esthétiques : ils se sont inspirés de ses techniques poétiques, de la virtuosité des rimes et des rythmes, de sa prose mais aussi du prosimètre qui semble avoir eu une influence directe importante sur l’écriture des dits « rhétoriqueurs » ; mais ils ont mis en avant surtout la mission du poète dans l’espace public, l’idéal d’une parole engagée dans les débats politiques de son temps (Armstrong, 2015).
15Or Chartier est à l’origine plus largement d’une pratique de la poésie comme compétition, émulation, et réécriture créative de textes, donnant forme à des cercles poétiques qui se matérialisent dans de très nombreux manuscrits et imprimés ; dans les recueils intégrant les œuvres poétiques de Chartier, ses textes sont au principe d’échanges, d’imitations, de réponses, notamment La Belle Dame sans merci, qui suscite toute une querelle (Mc Rae, 2008). Cette culture poétique, mise en avant notamment, à la suite de Jane Taylor, par Emma Cayley (2006) et Adrian Armstrong (2012), a construit la mémoire de l’auteur comme poète, dans les centres culturels que forment les cours. Il reste une référence en ce domaine, comme on le voit au moment même où la « louange des bons facteurs » se retourne contre les auteurs cités comme des précurseurs : Chartier est alors considéré comme un « ancien », par exemple par Sébillet, qui dans son Art poétique françois conseille sa lecture mais le situe « entre les vieux »12 – compliment à double tranchant. Avec Charles de la Mothe, on constate que la roue de Fortune a définitivement tourné pour Chartier, évoqué avec désinvolture dans une série d’auteurs renvoyés à leur « rudesse » primitive :
Pierre de Ronsard fut le premier qui se fit autheur et chef de cette brave entreprise contre l’ignorance et la rudesse de je ne sçai quels Alains Chartier, Villons, Cretins, Scèves, Bouchets et Marots qui avoient écrit aux reignes précédents13.
16C’est alors le « règne »14, en lien avec la figure d’un roi, qui s’impose pour définir des périodes ayant une unité artistique. Mais on remarquera que Chartier, côtoyant Villon, est mis à l’écart en tant que poète : c’est bien à ce titre qu’il fut reconnu comme un maître, jusqu’au moment où il fut détrôné.
17Pourquoi avoir oublié cet aspect de son art ? Peut-être en raison de la résurgence de la figure du « père de l’éloquence française », lorsqu’en 1596 Estienne Pasquier lui consacre un chapitre dans Les Recherches de la France (1996, t. II, livre VI, chap. XVI, p. 1228‑1231) et le compare à Sénèque : il trouve alors dans le Moyen Âge la définition d’un modèle français d’humanisme par rapport à l’Italie (Mortgat-Longuet et Viala, 1993). Chartier peut ainsi représenter un glorieux ancêtre, mais plutôt par son œuvre latine, louée par exemple dans la Vie d’Alain Chartier de Colletet (éd. dans Hoffman [1942] 1975, p. 302‑322) : le dialogue latin sur les calamités de la France est rempli « de belles pensées expliquées en bons termes et avec beaucoup plus d’éloquence que son siècle sembloit ne le pouvoir permettre. » (p. 315).
18Il me semble que « Maistre Alain » s’est trouvé alors arraché à son domaine. L’art de la seconde rhétorique et la douceur du style, « tant en prose qu’en rythme », qui avaient fait son heure de gloire, se sont finalement retournés contre sa poésie (Bouchet, 2015, p. 352‑353) : modèle pour plusieurs générations, elle est devenue caduque pour cette raison même – c’est tout le problème du père, devenu grand-père et bientôt ancêtre oublié. L’intérêt que le poète suscite à la fin du xvie et au début du xviie siècle, lorsque paraît l’édition de ses œuvres par Du Chesne (Chartier, 1617)15, ne se fonde qu’apparemment sur « l’éloquence française » de Chartier : la formule renvoyait indissolublement à l’art oratoire et au talent poétique, puisqu’en français, selon Fabri, ils ne se distinguaient pas clairement. Mais, relue au prisme d’autres catégories, l’éloquence semble nécessairement du côté du latin et de la prose des écrits politiques, et elle est associée avant tout aux résurgences des modèles antiques. Ainsi le poète au doux style, qui incarnait l’idéal de plusieurs générations de poètes, est-il devenu un Sénèque isolé en son siècle.
19L’image du « père de l’éloquence française » fait donc doublement écran : elle ne dévoile l’art de l’auteur que dans une relation, révélant avant tout ce que les « Grands Rhétoriqueurs » ont choisi pour définir leur propre inscription dans le siècle ; et sa permanence dissimule son ambiguïté et la réinterprétation dont elle fait l’objet au xviie siècle. En caricaturant quelque peu, on pourrait dire que l’éloge du « père de l’éloquence française » a fini par faire de Chartier, paradoxalement, un mauvais poète. La louange d’un idéal encore en gestation a créé une division intérieure, métamorphose qui affecte en général les précurseurs (Rohou, 2002) ou les représentants de tendances séculaires de la littérature qui se rattachent malgré tout au passé de la littérature : les tragédies de Voltaire sont réputées mauvaises, les romans de Sartre ne seraient pas à la hauteur de son théâtre...
Le poète « dessaisonné »
20Comment penser la place de l’auteur en son siècle en dehors de la relation avec ses successeurs ? Qu’a donc été l’homme avant d’être le père ? On peut tenter de le saisir en s’intéressant à la manière dont l’auteur dit son rapport à son siècle. Or, si Alain Chartier n’a peut-être pas construit une figure d’auteur avec autant de clarté que Guillaume de Machaut ou Christine de Pizan, sa voix poétique est intimement liée au deuil16. Amant « dolent, triste, dessaisonné », narrateur qui se détourne des jeux amoureux et rapporte les dialogues sur l’amour sans y participer, il s’inscrit dans la continuité de Christine de Pizan et reprend à son compte la posture du veuvage, se disant incapable de chanter l’amour après la mort de sa dame. Avec l’expression « dessaisonné » surgit une autre image de l’inscription dans le temps, qui n’est pas pensée sur le paradigme de la filiation. Le poète semble se dire hors de saison. Qu’est-ce que cela signifie ? N’est-ce pas justement récuser l’attachement au temps historique, s’installer dans l’inactualité ? L’image, étrange pour l’écrivain engagé, nous invite à considérer d’un œil nouveau l’idée d’un Chartier modèle pour les générations futures et incarnation du renouveau dans le siècle, pour voir se dessiner les contours d’un autre visage de l’auteur, dont l’ancrage dans le temps relève d’autres paradigmes.
21Le terme « dessaisonné » apparaît dans une ballade consacrée à l’abandon de la poésie amoureuse par le poète en deuil de sa dame :
Je suis dolent, triste et dessaisonné ;
Je n’ay plaisir de chose que je voye.
J’ay plus pardu que Dieu ne m’a donné
Et suis desert de plus que je n’avoye.
J’ay oublïé ce peu que je savoye.
Nulle chose fors penser ne m’est belle.
Je n’ay chançon fors que la kyrïelle
Ne je n’atens jamais estrë eureux.
Fortune veult, dont nul homme n’appelle,
Que les loyaulx sont les plus doloreux. (Chartier, 1974, ballade xxiv, v. 11‑20, p. 387).
22Le je écrit sous le signe de la perte, dans le sentiment du vide, dans l’oubli, et il se présente comme survivant à lui-même (« je ne suis plus cellui que je souloye » (v. 24)). Dans ce rapport décalé au temps que génère le deuil, Chartier ne se définit que par un passé qui n’est plus, dans la négation, et c’est ce que semble évoquer ce mot rare, à la rime, dessaisonné. Dessaisonner une terre, c’est la soumettre à des cultures qui ne sont pas de saison, s’écarter de l’ordre dans le travail agricole17. Le poète se trouve ainsi à l’écart, en décalage avec son temps, ne produit pas les fruits qu’on attendrait dans la période où il se trouve, non parce qu’il est en avance sur ses contemporains, mais parce qu’il est resté en arrière, pris dans la mémoire endeuillée. De la poésie amoureuse, qui depuis les chants des troubadours s’élève avec la reverdie, il n’est plus question : le poète ne trouve que la « kyrïelle », c’est-à-dire le Kyrie eleison, les mots anciens, en grec, qui demandent la pitié de Dieu.
23La saison permet de dessiner autour du je une période définie moins par ses bornes chronologiques que par son climat propre, et allant de pair avec un état particulier de la végétation et des productions naturelles, c’est-à-dire, si l’on suit la métaphore, un temps qui tire sa consistance de ce qu’il permet l’émergence d’un type d’hommes et d’un type d’art. Le poème, hors de saison, serait comme un fruit inattendu – comme un navet poussé en plein été, comme une fraise au milieu de l’hiver. Cette métaphore disant le rapport à son temps trouve d’autres développements dans les poèmes de Chartier. Le sentiment intérieur est ainsi un arbre mauvais, stérile, « qui ne porte fruit sinon de doleurs, / Feuilles d’ennuy et fleur d’encombrement » (Chartier, 1974, ballade xxv, v. 3‑4, p. 388), arbre dont l’ombre néfaste fait « sécher » tout ce qui pourrait pousser, alors qu’il est impossible d’« Autre planter ne cellui arrachier » (on ne peut en planter un autre ni arracher celui-ci). Dans la Complainte sur la mort de sa dame, le narrateur se compare à une souche desséchée :
Las ! Or n’est plus ce que j’avoye, Amors.
Je muir sur bout, et en ce point me pors
Comme arbre sec qui sur le pié se dresse. (Chartier, 1974, v. 22‑24, p. 322).
24La saison semble donc incarner les temps invivables dans lesquels s’inscrit le poète dessaisonné, séchant sur pied dans ce qui apparaît comme un trop rigoureux hiver, ou un été caniculaire : Chartier est une plante qui aurait pu s’épanouir en d’autres temps, mais qui vit à la mauvaise saison.
25Ou bien c’est l’inverse… Le cœur en hiver ne peut chanter avec le printemps. Lorsque Chartier écrit Le Livre des quatre dames, il reprend une ouverture lyrique (Cerquiglini-Toulet, 1993b), qui commence au premier jour où la « saison jolie / fait cesser ennuy et soulcy », mais :
Si alay tout seulet, ainsy
Que l’ay de coustume, et aussy
Marchay l’erbe poignant menue
Qui toute la terre tissy
Des estranges couleurs dont sy
Long temps l’yver ot esté nue. (Chartier, 1974, p. 198).
26Le je est en décalage, mélancolique et seul, écrasant l’herbe tendre à peine poussée. La description ancre ainsi le poète dans son propre temps intérieur, avec son rythme décalé, sensible dans les contre-rejets et les enjambements, dans ces vers qui marchent à contretemps. L’auteur n’est pas dans le temps de la poésie, dans l’éternel printemps amoureux, et appartient à une autre saison, antérieure et intérieure.
27En s’inscrivant ainsi dans le temps naturel et dans les cycles de renouvellement, même si c’est dans le décalage, le je signale avec humilité qu’il est destiné à passer – comme Aragon se disant « une saison d’homme / entre deux marées » ([1965] 2007, t. 2, p. 960) ; il rend sensible la précarité de sa voix poétique. Cette condition particulière du poète ancré dans une « saison » s’exprime encore dans une lettre datée de 1548 où Jacques de Beaune, affirmant que les poètes français modernes vont illustrer la langue française pour la postérité et servir de modèles comme les Romains et les Grecs, espère qu’ils ne connaîtront pas le sort des anciens « qui pour avoir commencé à escripre en saison moins heureuse comme pouvons dire de maistre Jean de Meun, Alain Chartier, Jean le Mere de Belges » sont « quasi aujourdhuy incogneus, et aussi peu veuz que s’ilz eussent passé tous leurs temps en silence et requoy »18. Le commentateur évoque ici avant tout un état de la langue, permettant le passage à la postérité : « depuis leur saison, nostre langue ha esté trop plus ornée, et enrichie, que jamais auparavant : Et par ainsi de voir ce qu’ilz ont escript, semble une chose g[r]osse et lourde, aupres de ce que aujourd’huy se peult voir » (Roy, p. 241). La « saison » réfère ainsi à un moment historique défini avant tout par la manière dont il suscite le développement culturel. Ce que désigne peut-être la « dessaison » de Chartier, c’est sa condition de survivant d’Azincourt, ayant assisté à la mort et à la dispersion de ses confrères en poésie, qui étaient aussi des chevaliers, et écrivant aussi après les massacres de 1418 qui ont affecté les cercles des humanistes parisiens : le poète arrive après la moisson.
28Homme d’un autre temps, Chartier ne se présente donc pas comme modèle, encore moins comme père ou comme autorité ; il ne revendique nullement la place inaugurale qu’on lui attribue. Dans les disputes poétiques, où deux personnages s’opposent autour d’une question et requièrent ensuite un juge, Chartier adopte la forme des débats ouverts, proposés finalement au jugement du public, que Christine de Pizan a mis à l’honneur au tout début du xve siècle. Le narrateur se donne le rôle de témoin, rapportant simplement les propos et laissant humblement au lecteur le soin de démêler le problème. Dans le Débat des deux Fortunés d’Amour, il signe ainsi son œuvre en se désignant comme « un simple clerc » :
Ce livret voult ditter et faire escripre,
Pour passer temps sans courage vilain,
Un simple clerc que l’en appelle Alain
Qui parle ainsi d’amours par ouïr dire. (Chartier, 1974, v. 1243‑1246, p. 195).
29Au seuil de La Belle dame sans merci, son œuvre la plus célèbre, il dit abandonner les poèmes amoureux après la mort de sa dame, laissant à d’autres « amoureux malades » le soin de composer des « chansons, diz, et balades » (Chartier, 2003, v. 25‑27, p. 18) :
Des or maiz est temps de moy taire,
Car de dire suis je lassé.
Je veul laisser aux aultres faire :
Leur temps est, le mien est passé.
Fortune a le forcier cassé
Ou je esparnoye ma richesse
Et le bien que j’ay amassé
Ou meilleur temps de ma jonesse. (Chartier, 2003, v. 33‑40, p. 18).
30On pourrait se demander comment un poète de la stérilité, du silence et du retrait a pu devenir le « père de l’éloquence française » ; mais on voit que Chartier associe au geste de se détourner des jeux poétiques une sorte de testament. La métaphore de la saison dit aussi la possibilité de l’espoir, dans le temps cyclique de la nature : l’auteur lègue aux futurs poètes le soin de reprendre le flambeau. Dans Le Quadrilogue invectif (1422), se désignant comme « loingtaing immitateur des orateurs » (2011, p. 3), Chartier inscrit de fait son écriture dans un mouvement de transmission, exprimé par la demande de France : « escry ces parolles afin qu’elles demeurent a memoire et a fruit » (p. 83). Chartier serait ainsi une sorte de père démissionnaire, d’autant plus facile à revendiquer qu’il n’est guère écrasant : se retirant du champ poétique, il ouvre la voie tout en cédant la place. D’autre part, en étant décalé dans son temps comme poète, voué au deuil, Alain Chartier se révèle en même temps en prise avec les temps de calamités, en phase avec son siècle. Quand on fait reproche à un de ses personnages, dans le Dialogus familiaris amici et sodalis, de son humeur noire et de son refus de l’amour, il se justifie en invoquant le poids de la situation historique dans laquelle il se trouve, et l’adéquation entre la tristesse personnelle et les malheurs publics :
Sodalis: Ymo virtutem puto cum tempore morigerare animum.
Le Sodal : Mais je croy que ce soit vertu de se savoir contenir selon les temps19 (Chartier, 1977, p. 253‑254.).
31En choisissant Chartier comme modèle de référence, les « orateurs » du xve siècle ne l’ont pas lu à contresens ; assumant sa place dans une époque qui requiert d’autres voies pour l’écriture, « Maistre Alain » doit s’écarter des joies poétiques. Mais cette implantation dans son siècle se dit aussi et d’abord dans son œuvre sur le mode du regret et de la désorientation.
32La nuance est importante : dessaisonné, le poète porte le poids du temps historique et de ses malheurs, mais reste un fruit du lyrisme courtois, dont il déplore de ne pouvoir l’incarner pleinement. En glorifiant en Chartier les germes du futur idéal des orateurs, on ne devrait donc pas aller jusqu’à l’idée que la poésie n’était plus de saison, que Chartier invitait à s’en détourner, alors qu’il a été constamment repris et imité comme poète, justement, et en particulier en raison de cet ethos d’amant endeuillé, désespéré de ne pouvoir renouer avec l’élan lyrique heureux20. Sa critique des malheurs du temps est intimement liée à la nostalgie poignante d’un avant. Le père de l’éloquence française est aussi, de ce point de vue, un fils malheureux de la grande tradition courtoise.
33Ce parcours à grands pas dans l’histoire de la réception d’Alain Chartier met en avant les effets paradoxaux qui accompagnent la valorisation d’un auteur reconnu comme fondateur dans un siècle. La revendication d’un père symbolique est un des paradigmes qui président à la naissance de l’histoire littéraire (Cerquiglini-Toulet, 2001) ; mais les avant-coureurs fonctionnent comme des ancêtres légitimants et en disent davantage sur la situation des fils que sur l’art de leurs modèles. Comme « père de l’éloquence française », Chartier est ainsi très révélateur de l’idéal porté par les orateurs du xve siècle, alliant virtuosité poétique et éthique de la parole engagée, ainsi que par les humanistes du siècle suivant, attachés à la prose latine et à la redécouverte des auteurs antiques. L’héritage revendiqué ne va pas sans détournement. Les admirateurs de Chartier ont contribué à rejeter dans l’ombre toute une partie de l’œuvre du maître, dont l’importance semble oblitérée par son appartenance à la tradition, mais dont la réception fut également très riche au xve siècle. Alors que l’art oratoire de Chartier et son œuvre latine trouvent des échos dans les périodes ultérieures, sa poésie semble caduque dès le milieu du xvie siècle, et dans la logique de l’histoire littéraire, ce qui rattache Chartier au passé littéraire semble avoir moins de valeur que des tendances appelées à se développer ultérieurement.
34Dans le cas de Chartier, cet effet de la réception semble d’autant plus frappant que la dimension fondatrice qu’on lui reconnaît est tout à fait opposée à la manière dont le poète dit son rapport à son temps, par l’image douloureuse d’un je hors de saison, profondément lié au passé. En suivant les successeurs de Chartier dans leur lecture, on perd aussi tout ce qui rattache le poète à ses prédécesseurs, et notamment tout ce qu’il doit en fait à Christine de Pizan. Le « dessaisonnement » de Chartier porte aussi une représentation de la continuité littéraire, mais qui se fonde sur l’idée d’un temps cyclique où la poésie peut faire retour, où l’opposition entre la convention et la nouveauté n’a pas de sens, où l’idéal poétique s’épanouit dans la réactualisation et non dans l’invention. Le je poétique « dessaisonné » n’est donc de son triste siècle qu’à regret, en tentant d’incarner aussi l’élan lyrique, voix qui n’est pas celle que les « Grands rhétoriqueurs » entendront. La division séculaire, en favorisant les pratiques littéraires qui font école, peut ainsi conduire à laisser de côté tout ce qui dans une œuvre tient à la mémoire du passé lointain. C’est un travers dénoncé en ces termes par Alain Vaillant :
[…] Les arts poétiques de la Renaissance perpétuent les techniques de l’Antiquité, Lamartine fait des vers néoclassiques à la manière du xviiie siècle, les dramaturges du xixe siècle continuent à composer des tragédies versifiées en cinq actes, etc. L’histoire littéraire est à ce point obsédée par l’idée d’invention, de nouveauté et de révolution que le principal risque qu’elle encourt est d’ignorer ou, du moins, de sous-estimer ces phénomènes de retardement et de permanence (2010, chap. VI (« La périodisation littéraire »), p. 118‑132, ici p. 130).
35On peut donc certes récuser comme dépassées ces métaphores organiques qui associent l’histoire littéraire aux cycles naturels, comme la saison, la caducité, la renaissance ou la floraison, mais ces images traduisent la conscience d’une forme d’atemporalité des œuvres poétiques, rendant compte mieux que les « siècles » de l’histoire littéraire des phénomènes de permanence, de résurgence ou de retour, ou, dans le cas particulier du poète « dessaisonné », de ce qui en lui se continue du lyrisme, sur le mode de la survivance.