Être ou ne pas être de son siècle : histoire littéraire et biais interprétatifs
1Les travaux récents d’Alain Vaillant et la plupart des communications de ce colloque l’ont montré : « Le premier devoir de tout historien de la littérature est de prendre conscience que le travail de périodisation est aussi absurde qu’inévitable » (Vaillant, [2010] 2017, p. 125). Et la catégorisation première repose souvent initialement sur une partition par siècle avec le problème de délimitation des siècles eux-mêmes, entre la concurrence de bornes chronologiques strictes et de bornes esthétiquement plus significatives et opératoires1.
2Il sera question ici déplacer le point de vue, de l’historien de la littérature à celui de l’herméneute, plus proche des postures de l’enseignant comme de l’étudiant en Lettres, pour réfléchir au rapport entre, d’un côté, la catégorisation par siècle et les sous-catégorisations esthétiques qu’elle entraîne et, de l’autre, le geste interprétatif, en montrant comment de telles opérations peuvent, dans certains cas, biaiser l’interprétation. Autrement dit, on montrera que, parfois, le rattachement à la hâte d’un auteur à un siècle, non seulement ne fonctionne pas vraiment mais a tendance à fausser le sens des textes : il est des cas, donc, où l’histoire littéraire n’entre pas au service de l’herméneutique mais joue contre elle en orientant le sens sur des pistes peu satisfaisantes. Ces problèmes de catégorisation sont d’ailleurs encore plus importants pour l’Ancien Régime où à l’écran des catégories esthétiques s’ajoute l’écran de nos paradigmes d’analyse, souvent anachroniques.
3On mènera cette réflexion à partir des Mémoires de Saint‑Simon, œuvre classée comme littéraire par une réception différée, alors même que son auteur n’a pas voulu faire acte de littérature. Comment inscrire dans un siècle – et dans quel siècle ? – une œuvre perçue comme littéraire mais pensée comme historique de la part de son auteur ? Comment classer cette œuvre au style qui nous fascine, nous modernes, alors même que son auteur s’est défendu de bien écrire, d’avoir du style ? quelles sont les conséquences herméneutiques de telles démarches ?
Les Mémoires de Saint‑Simon, une œuvre inclassable ?
4La résistance à l’inscription chronologique des Mémoires de Saint‑Simon est immédiate comme en témoignent les choix différents de classements opérés dans les manuels scolaires2 ou les manuels d’histoire littéraire, oscillant entre une inscription de Saint‑Simon au xviie siècle et au xviiie siècle. Ainsi, le célèbre manuel de Lagarde et Michard opte pour une entrée de Saint‑Simon au xviie siècle tout en se demandant ouvertement : « [à] quel siècle appartiennent les Mémoires de Saint‑Simon ? », question d’autant plus délicate que, notent les auteurs, le « styliste est "en avance d’un siècle" (Lanson) » mais que « l’homme est en retard sur son temps [faisant] figure de grand féodal égaré au xviiie » (Lagarde et Michard, [1951] 1954, p. 390). On croise le même type d’interrogations dans l’Histoire de la littérature Française de Pomeau et Ehrard, où les auteurs notent que « Saint‑Simon défie l’entreprise d’assigner l’écrivain à une époque littéraire » (Pomeau et Ehrard, [1984] 1998, p. 245), avec le choix pour cet ouvrage d’un classement de Saint‑Simon au xviiie siècle. Or, « [s]i les manuels ont autant de mal à attribuer un unique siècle de référence à Saint‑Simon, c’est parce qu’ils ont une idée préconçue de ce qu’est un siècle, et parce qu’ils considèrent qu’un auteur doit s’y conformer » (Perret, 2011, p. 149).
Temporalités des Mémoires : (re)compositions et exigence éthique du retardement
5Examinons d’abord les causes de cette hésitation avant d’en envisager les répercussions d’ordre herméneutique. Le problème d’assignation à un siècle précis de Saint‑Simon est essentiellement généré par la superposition textuelle de strates temporelles de nature différente, qui entrave notre perception. En effet, la première période qui s’impose pour le lecteur est, bien entendu, celle des événements racontés au fil des Mémoires qui couvrent les années 1691 à 1723, soit la fin du règne de Louis XIV et la Régence, de la fin du xviie siècle au début du siècle suivant. Sur près de dix mille pages, Saint‑Simon suit l’ordre chronologique, année après année, entre deux repères très nets, depuis le jour de 1691 où il a fait ses débuts à la cour3 jusqu’au jour de 1723 où il s’en éloigne définitivement après la mort du duc d’Orléans4. Il détaille, au fil de sa chronique, le monde de la cour, les protocoles, le fil de la vie politique, les cabales, les guerres et brosse le portrait des plus grands du royaume qui ont animé la vie politique de la France dans cette période. Cette temporalité s’impose car elle ne cesse d’être soulignée. En effet, contrairement à des genres voisins comme les mémoires-souvenirs où cette temporalité se fait plus discrète5, les Mémoires, plus proches des annales, recherchent à travers la chronologie une cohérence, une organisation discursive première qui s’exhibe comme telle. Aussi y a-t-il des scansions régulières qui martèlent la chronologie :
« Ainsi finit l’année [1701], et tout le bonheur du Roi avec elle. » (t. II, 151)
« M. le duc de Berry fut nommé chevalier de l’Ordre le premier jour de cette année [1699] » (t. I, 574)
« Cette année [1715] commença par les remerciements que la reine d’Espagne fit au Roi des présents qu’elle en avait reçus par le duc de Saint-Aignan. » (t. V, 141).
6La succession des années (1691, 1692, 1693, et ce jusqu’à 1723) fonctionne donc comme un point de repère constant qui fait que les événements s’alignent dans l’œuvre à peu près dans l’ordre chronologique – ce qui fait que la critique parle régulièrement de la « chronique de l’année 1712 » ou encore de la « chronique de l’année 1715 », etc. pour désigner le texte.
7Cette organisation chronologique est héritée pour Saint‑Simon de sa source première de rédaction, le Journal de Dangeau qu’on lui confie en 1734 : il le lit et en est furieux, le jugeant trop fade. Saint‑Simon rédige alors des additions et corrections à ce Journal en l’annotant dans la marge. Ces ajouts et remarques fonctionnent ensuite comme la matrice de la grande œuvre sur laquelle se greffent, dans un montage complexe, brouillons, traités et études en tous genres6, que le mémorialiste a rédigés et compilés toute sa vie, notamment des Notes sur les duchés pairies qui existent depuis 1500, des généalogies, des descriptions de protocoles. En cela, l’œuvre porte la trace de l’immense travail de lecture et de compilation qui l’a précédée et accompagnée, montrant dès lors comment, d’un agrégat de « mémoires » avec une minuscule Saint‑Simon a pu passer aux Mémoires avec une majuscule. Ainsi la majeure période de l’écriture définitive, qui consiste à assembler et greffer ces éléments disparates sur la trame de la chronique, se déploie au beau au milieu du xviiie siècle, entre 1739 et 1749 avant une relecture et l’ajout de manchettes, d’une table et d’un index en 1750. Il s’agit là de la deuxième strate temporelle, période de l’écriture définitive qui se surimprime à la première, période des événements racontés.
8Certes, on le sait, quelques rares épisodes avaient été directement écrits au moment des faits en 1694 (notamment le procès en préséance du duc de Luxembourg) mais Saint‑Simon, qui s’ouvre à l’abbé Rancé de ses réticences à une telle entreprise, arrête la rédaction au jour le jour (ayant très probablement reçu une réponse négative de ce dernier7) pour ne la reprendre que bien plus tard. C’est donc au beau milieu du xviiie siècle, sous Louis XV, qu’il rédige quasiment l’intégralité de ses Mémoires à partir de brouillons ou de mémoires (sans majuscule) écrits au fil des années. Mais – c’est là une difficulté supplémentaire –, Saint‑Simon n’a jamais ébruité son activité d’écriture, alors qu’il n’a jamais cessé d’écrire des textes, qui, à des degrés divers, intégreront ou non la grande œuvre des Mémoires. Le maintien dans la clandestinité de l’activité d’écriture du mémorialiste oppose fondamentalement Saint‑Simon à Dangeau qui, pour reprendre les mots de Saint‑Simon, « ne s’en cachait point » (t. VI, p. 279), « parce qu’il le faisait de manière qu’il n’en avait rien à craindre » (t. VII, p. 713). En effet, Saint‑Simon est tout fait conscient que la nature polémique de ce qu’il écrit exige un lectorat différé dans le temps, ce qui nous amène à la troisième strate temporelle. L’avant-propos des Mémoires le souligne notamment : différer la lecture, c’est le moyen de ne pas blesser et cela répond ainsi à la double exigence de prudence et de charité auquel le mémorialiste est attaché. Partant, une réception débarrassée des intérêts immédiats permet de percevoir la portée édifiante de l’ouvrage, au-delà des crispations et rancœurs. Ainsi Saint‑Simon n’envisage-t-il qu’un lectorat que très éloigné dans le temps :
Il faudrait donc qu’un écrivain eût perdu le sens pour laisser soupçonner seulement qu’il écrit. Son ouvrage doit mûrir sous la clef et les plus sûres serrures, passer ainsi à ses héritiers, qui feront sagement de laisser couler plus d’une génération ou deux, et de ne laisser paraître l’ouvrage que lorsque le temps l’aura mis à l’abri des ressentiments. Alors ce temps ne sera pas assez éloigné pour avoir jeté des ténèbres. […] Rien n’y blesse donc plus la charité, mais tout y instruit, et répand une lumière qui éclaire tous ceux qui les lisent. (t. I, p. 16‑17)
9Or c’est exactement ce qui se produit : Saint‑Simon meurt en 1755 ; non seulement l’œuvre n’est pas publiée, mais elle ne le sera pas avant des années, puisque Louis XV ordonne le dépôt sous scellés du manuscrit aux archives du ministère des Affaires étrangères car on le juge dangereux pour l’État. Quelques copies circulent à partir de 1780 ; la première édition est partielle en 1786 et la première édition intégrale du texte ne date que de 1829‑18308, soit un siècle après que Saint‑Simon s’est retiré de la cour et a commencé à écrire la majeure partie de son œuvre, soit 140 ans après les premiers événements racontés.
10Ces trois strates temporelles (événement, écriture, publication) entrent en collusion et expliquent l’hésitation qui préside à l’assignation de Saint‑Simon à un siècle précis. Plus encore, cette collusion entraîne des interférences qui conduisent à des biais interprétatifs.
Le rôle anachronique du style de l’auteur dans l’assignation historique de l’œuvre
11Le fait que pas une ligne des Mémoires n'ait été publiée du vivant de Saint‑Simon, qu’il n’y ait aucune réception immédiate, que Saint‑Simon n’ait pas du tout été connu comme auteur de son vivant, qu’il ait, en outre, tenu dans un certain mépris les sphères littéraires de son temps, engendre une œuvre que Marc Hersant qualifie d’« absolument posthume » et cela « crée un abîme entre Saint‑Simon écrivain et son époque, qui informera toute sa réception et fera de lui un écrivain mythiquement décalé, toujours né trop tôt ou trop tard » (Hersant, 2011, p. 114) : informera toute la réception, écrit Marc Hersant, et même, ajoutons-nous, orientera, voire déformera une grande partie de sa réception.
12Il faut comprendre en effet que cette œuvre a d’abord été reçue avec des yeux du xixe siècle, avec les catégories de ce siècle-là, notamment à travers le prisme de l’écrivain romantique. Or il est significatif de constater que tous les commentateurs de Saint‑Simon du xixe siècle (souvent auteurs eux-mêmes) ont comme point commun une fascination pour son style. Ainsi, selon Stendhal, « Saint‑Simon n’a pas de profondeur, mais il a un style profond9 », évoquant à un autre endroit, au détour d’un néologisme, la « magniloquence10 » des Mémoires, en écho à une rhétorique tonitruante chère aux romantiques. Sainte-Beuve, quant à lui, développe longuement les « qualités d’expression et de couleur » d’une œuvre où les gens sont « maltraités » et « marqués en traits de feu » par un auteur qui peut être « haineux […] par accès », « acharné contre ceux qu’il pourchasse », certains passages reflétant tout particulièrement, par leur style, selon lui, « les excès, les vices, […] les férocités de [l]a nature vindicative » du mémorialiste (Sainte-Beuve, 1851‑1856, passim). On retrouve des considérations du même ordre, associant caractère et style, chez Taine, qui applaudit un style « capabl[e] d’exprimer l’excès de la tension nerveuse », un « style bizarre, excessif, incohérent, surchargé […], celui de la nature elle-même [qui] est la notation littérale et spontanée des sensations » (Taine, 1858, p. 295‑297).
13Ces quelques témoignages (il y en a bien d’autres) des premiers lecteurs, eux-mêmes auteurs à des degrés divers, placent donc au cœur de leur réception et perception des Mémoires la question d’un style qu’ils jugent étonnant, essentiellement en raison de sa virulence et de son expressivité. Cette image perdure plus tard au xxe siècle : que l’on songe, par exemple, à Montherlant qui déclare que si, certes, « Saint‑Simon a à dire, […] la façon dont il le dit importe plus que ce qu’il dit » (Montherlant [1953] 1963, p. 1508), ou encore à Gide qui témoigne de « la surprise » que lui a procuré la langue de Saint‑Simon, dans laquelle « [c]haque phrase, chaque mot, vit, tressaille, s’émancipe, en gardant la marque de son génie impétueux11 », là encore avec un héritage romantique certain de la vision de l’auteur. La première réception du xixe siècle, à laquelle s’ajoute celle du xxe siècle dans le même sillage, projette sur l’œuvre ses attentes, ses goûts et ses grilles de lecture. Or celles-ci traduisent, pour résumer, l’idée d’un génie créateur, d’un artiste flamboyant, à travers un prisme de lecture dont nous sommes aussi très massivement les héritiers, qui se situe aux antipodes de la posture et des valeurs de Saint‑Simon que celui-ci ne cesse de rappeler dans ses Mémoires.
Un auteur à l’écart de son temps ?
14Le seul statut que Saint‑Simon revendique au fil de la chronique est celui d’un aristocrate, fier de son rang de duc et pair, statut qu’il s’attache à promouvoir, à justifier face à ce qu’il considère comme une décrépitude généralisée, à l’inverse du statut d’auteur qu’il récuse fermement parce qu’il le juge incompatible avec son rang. Il le dit et le répète, il ne se pique pas de bien écrire, il refuse de se positionner en professionnel de l’écriture, au même titre que ceux qu’il appelle « les poètes crottés » (t. III, p. 217) qu’il méprise au plus haut point. C’est notamment le cas dans la célèbre conclusion de l’œuvre où il explique qu’il ne saurait être assimilé à un auteur « académique » car il écrit mal – la négligence se cristallisant autour d’une série de « défauts » (t. VIII, p. 666) qui résident dans des incorrections de tout ordre. Certes, cette posture de négligence dans l’écriture constitue un topos de l’écriture des mémorialistes référant à un « style sans contrainte et sans art », pour reprendre l’expression d’Emmanuèle Lesne (1996, p. 287) qui s’explique souvent par l’absence de perspective de publication pour la majorité des mémorialistes. Cependant, et c’est surtout ce point qui m’intéresse ici, la négligence figure essentiellement comme « indice de statut social » (Charbonneau, 2000, p. 57) qui conforte Saint‑Simon dans sa position d’aristocrate et l’empêche d’être assimilé à un auteur au rebours des écrivains de profession.
15Saint‑Simon se présente donc en duc et pair, attaché à promouvoir l’histoire et les codes de son rang, et le texte ne cesse de montrer combien il se sent beaucoup plus proche des valeurs du règne de Louis XIII12 à qui son père doit son duché-pairie, que des valeurs du règne de Louis XIV ou de la Régence. Et l’on constate que la chronique, quoique scrupuleusement linéaire, ne cesse paradoxalement de s’ouvrir sur les siècles passés, notamment par son interruption fréquente pour exposer des généalogies : toutes les grandes maisons sont décrites, les maisons de la Tour d’Auvergne, d’Autriche, de Farnèse, d’Estrées, de Bretagne, d’Albret, de Villeroi, de Noailles, de Rohan, pour ne citer qu’elles, sans compter, bien entendu, que le mémorialiste dresse la généalogie des branches royales et des grands du Royaume, tout particulièrement au moment de leur mort ou de leur mariage. Ces dissertations généalogiques, tout comme l’historique des relations de protocole (cérémonial du fauteuil en France, mais aussi en Espagne, celui du tabouret, de l’ordre des bals, des avantages et désavantages de se couvrir, l’usage du parasol pour les cérémonies extérieures, etc.) occupent une place majeure dans l’œuvre, décalant la perspective sur les siècles antérieurs alors que le mémorialiste se fait beaucoup moins disert sur les mentalités de son siècle. Et « il parle parfois avec une telle netteté visuelle de Louis XIII et de Richelieu qu’on lit à peine la différence avec le récit qu’il fait de scènes dont il a été effectivement témoin ». Ainsi, « Saint‑Simon est, sur le plan de son écriture, dans notre imaginaire, de tous les temps sauf du sien » (Marc Hersant, « Introduction », dans Hersant, Pilorge, Ramond et Raviez, 2011, p. 14‑16).
16Parmi les étonnements majeurs concernant l’absence d’ancrage de Saint‑Simon dans son époque, on ne trouve pas une ligne sur Montesquieu dans les Mémoires alors que les deux auteurs se sont rencontrés en août 1734 à la Ferté, dans la demeure même de Saint‑Simon. Pourtant, il n’y a rien d’écrit sur Les Lettres persanes, publié en 1721 donc dans les bornes couvertes par la chronique, dont l’art de la satire aurait pu inspirer quelques développements chez le mémorialiste, pas plus qu’il n’y en a sur L’Esprit des lois, publié en 1748, soit au moment où Saint‑Simon finit de rédiger ses Mémoires, alors même qu’on connaît l’influence politique majeure de ce texte. Cette absence interroge à plus d’un titre. Probablement, comme le suggère Robert Shackleton, « [l]e mémorialiste ne voyait sans doute dans l’auteur des Lettres Persanes qu’un modeste hobereau gascon, qui s’était même dégradé en devenant magistrat et qui était indigne d’une mention quelconque dans les Mémoires » (Shackleton, 1975, p. 21). Quant à Voltaire, il est mentionné dans la chronique de l’année 1716 où Saint‑Simon retient ses « vers effrontés » qui valent à leur auteur d’être emprisonné et surtout le blâme d’avoir recouru à la pseudonymie pour écrire, aberration et scandale absolu pour un Saint‑Simon si fier de son nom (t. VI, p. 34). À un moment cependant, la chronique de 1716 télescope le moment de l’écriture en 1746, puisque le mémorialiste précise que Voltaire est « devenu grand poète et académicien » (t. V, p. 888), sans aucun commentaire sur les valeurs ou les œuvres de Voltaire, que ce soit pour s’en rapprocher ou s’en distancier.
17Quant aux références aux auteurs de la fin du xviie siècle (Racine, Boileau, La Bruyère, La Fontaine, Bussy Rabutin), elles sont sporadiques et se rencontrent simplement dans des notices nécrologiques au ton très convenu ou au détour d’anecdotes, comme c’est le cas pour Racine (t. I, p. 610), dans une narration toutefois sans rapport avec la production littéraire de ce dernier. Ces évocations ne renseignent quasiment en rien le lecteur concernant la vision de Saint‑Simon sur la littérature et ne contribuent aucunement à inscrire Saint‑Simon lui-même dans le panorama de son époque. Force est donc de le constater, « on ne trouve pas si souvent dans les Mémoires l’esprit des Lumières qui ferait de lui le contemporain, autrement que par les dates, de Montesquieu et Voltaire » (Hersant, 2009, p. 25). Saint‑Simon est mort en 1755 : 34 ans après les Lettres Persanes, 4 ans après la publication du Siècle de Louis XIV ou du premier tome de l’Encyclopédie mais sans jamais que cette actualité ne croise son écriture à un degré ou à un autre. Cette absence de considération des auteurs de son temps – alors même qu’il les a probablement lus, ce dont témoigne le catalogue de sa bibliothèque (Hourcade, 2010) – n’aide pas à inscrire Saint‑Simon dans le panorama des Lettres de son siècle13.
18On rétorquera que c’est réciproque, puisque Saint‑Simon n’est jamais évoqué dans l’œuvre de ses contemporains : pas un mot sur son rôle politique par exemple dans le Siècle de Louis XIV de Voltaire dont la première édition paraît en 1751 !
19Alors que la postérité range Saint‑Simon dans la catégorie des « grands » auteurs, voire des « classiques », comme un modèle de style, celui-ci demeure, d’une part, inconnu de ses contemporains ; d’autre part, il refuse toujours ce statut (ne publiant rien) et doit, à cet égard, être considéré comme un auteur malgré lui, afin d’éviter tout contresens. On observe alors une disjonction entre les intentions de l’auteur – faire une œuvre historique14 –, et le sens porté par une réception différée qui a érigé les Mémoires au rang d’œuvre littéraire remarquable par son style (alors même, comme la critique l’a montré, que le genre des Mémoires, qu’il choisit, se situe encore bien plus proche de l’histoire que de la littérature15), style vu comme l’apanage d’un génie créateur, notion romantique et donc complètement anachronique ! On voit comment la réception différée projette sur l’œuvre ses propres grilles de lecture. Saint‑Simon est animé par la volonté de faire une œuvre d’histoire, et non une œuvre littéraire. La réception lui échappe et constitue une littérarité de l’œuvre à rebours, qui plaque des schémas romantiques du xixe siècle sur une œuvre du siècle précédent, relatant des événements pour partie du xviie siècle, et relayant des valeurs des siècles antérieurs.
Les effets d’une lecture anthologique
20Or, cette vision du style, qui transparaît de la réception des Mémoires de Saint‑Simon et qui biaise leur interprétation, semble favorisée par une lecture anthologique qui n’aurait retenu que les passages les plus mordants et les plus vifs. Il est curieux de constater que les commentaires des auteurs du xixe siècle cités précédemment ne s’appliquent pas à l’ensemble de l’œuvre, et ne fonctionnent pas du tout, par exemple, pour rendre compte des passages que Marc Hersant appelle « les déserts » (Hersant, 2009, p. 550), au premier rang desquels se trouvent les généalogies interminables sur des centaines de pages, les relations de protocole ou encore la paraphrase des Mémoires diplomatiques de Torcy qui couvre plus d’un millier de pages. Il est donc erroné de penser, portés par cette première réception, que tout dans les Mémoires est portrait saisissant ou récit virulent, bon mot assassin ou anecdote savoureuse. Une telle vision du style se contente d’aborder l’œuvre sous un angle trop étroit car non englobant. On retient les portraits satiriques, caustiques ; on lit les Mémoires à la manière des Caractères, et en se délectant de la manière dont Saint‑Simon dépeint le Roi, le duc d’Orléans, Vendôme, Monsieur, Madame, le grand Condé, le Fénelon, le diabolique Noailles, les bâtards du roi, Lauzun, et bien d’autres ; on aime la plongée dans les différentes cabales, les intrigues, les bons mots, les narrations des disgrâces ; mais cette lecture anthologique tend à une certaine distorsion interprétative car elle extrait l’œuvre du cadre même de sa rédaction et la détache encore de son auteur, qui était déjà lui-même inclassable. Évidemment, on ne peut que se réjouir du succès des anthologies des Mémoires16, mais nous voulions pointer le paradoxe d’un auteur qui a toujours récusé ce statut, qui, par une réception différée, voit son œuvre lui échapper pour être recatégorisée a posteriori par une lecture essentiellement anthologique, fascinée par le style, loin du projet initial du mémorialiste et des valeurs qui ont présidé à l’écriture.
21 C’est d’ailleurs à cette lecture anthologique que rend hommage, d’une certaine manière, L’Historiographe du royaume de Maël Renouard (2020), qui propose une transposition des Mémoires de Saint‑Simon à travers les pseudo-mémoires fictifs d’Abderrahmane Eljarib, racontant l’accession de Hassan II au trône du Maroc et ses premières années de règne. L’épilogue, s’inscrivant dans un processus d’encadrement complexe hérité des romans du xviiie siècle, relate comment Delphine Clerc, une universitaire, s’est trouvée en possession du manuscrit et a pu rencontrer son auteur. Or leurs conversations régulières dans un café de l’Île Saint‑Louis portent plus spécifiquement sur Saint‑Simon. Delphine Clerc avoue devoir se contenter d’une lecture anthologique : « Quant aux Mémoires de Saint-Simon, je travaillais pour le moment avec plusieurs anthologies, plus ou moins volumineuses ; déjà il m’apparaissait que cette année universitaire ne me suffirait pas pour les lire dans leur intégralité » (p. 296). Et Eljarib souligne combien le style de Saint-Simon le fascine, style « en déséquilibre et verdeur, comme projeté par une énergie indomptable » (p. 314) en inadéquation avec son siècle :
Au fond, c’est un baroque attardé, dit Eljarib. Je me demande toujours comment ses contemporains l’auraient jugé, s’ils avaient eu l’occasion de le lire. J’ai le sentiment qu’ils auraient été nombreux à le trouver maladroit et peu supportable. L’écart qu’il s’octroie par rapport à la norme est immense. Il fallait cette lointaine postérité qui avait connu le romantisme non seulement pour le redécouvrir, mais pour reconnaître son importance (ibid.).
22Il pointe là la disjonction que nous avons essayé de montrer et le rôle des anthologies dans le biais interprétatif17.
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23Dès lors, l’observation de ces disjonctions invite à la plus grande prudence et à un retour sur la cohérence intrinsèque de l’œuvre puisque le geste herméneutique est faussé par le recours à un certain nombre de catégories extérieures. Or le texte, en plusieurs endroits, travaille de l’intérieur à justifier sa propre cohérence, comme le souligne un commentaire du mémorialiste évoquant
[l]a richesse, [de l’importance, [de] la réalité effective d’une matière qui, pour ainsi dire, comprend tout, ne doit rien perdre par le lâche et le diffus d’une vaine éloquence. Tout y doit faire voûte et se contretenir par toute la force dont elle est si grandement susceptible : rien d’inutile, tout concis, tout serré, tout en preuve et en chaîne sans interruption. (t. V, p. 350)
24Ainsi, pour éviter les biais interprétatifs induits par des catégorisations a posteriori pour des auteurs comme Saint‑Simon qui résistent à une inscription a priori dans les mouvements de leur siècle, il nous paraît nécessaire de revenir à la discursivité originelle du texte dans une démarche herméneutique que d’aucuns appellent poétique, d’autres analyse du discours, en nous souvenant qu’une œuvre contient souvent, comme l’écrit Todorov « sa meilleure description possible : entièrement immanente et exhaustive18 » (Todorov, 1967, p. 7‑8), dans une dynamique d’autonomisation et d’autolégitimation du texte19, pour contourner le rattachement problématique et parfois trompeur de l’auteur à son siècle et à ses catégories.