Colloques en ligne

Christophe Martin (Paris Ouest Nanterre La Défense)

Voltaire et "l’histoire des erreurs de l’esprit humain". Réflexions sur le Dictionnaire philosophique à partir de Fontenelle

Autour du Dictionnaire philosophique de Voltaire: journée d’études organisée par l’équipe « Littératures et savoirs, XVIIIe siècle ».

1De prime abord, l’intérêt d’une lecture du Dictionnaire philosophique (abrégé en DP) au prisme de Fontenelle peut ne pas sembler évident. Les références explicites à Fontenelle sont assez rares dans le DP : on trouve certes dans l’article Philosophe un hommage au philosophe persécuté et accusé d’athéisme, en 1713, pour l’Histoire des oracles. On relève aussi quelques allusions aux Entretiens sur la pluralité des mondes dans Ciel des anciens et dans Catéchisme chinois, et un clin d’œil à la fameuse rose de Fontenelle, qui de mémoire de rose n’a jamais vu mourir de jardinier, et que Voltaire remplace par une tulipe dans l’article âme (« Si une tulipe pouvait parler, et qu’elle te dit, Ma végétation et moi, nous sommes deux êtres joints évidemment ensemble, ne te moquerais-tu pas de la tulipe ? », p. 11i). On peut aussi repérer une probable allusion à De l’origine des fables dans Religion ii, Voltaire contredisant l’hypothèse fontenellienne d’un polythéisme originel tout en rendant hommage à son auteur décrit comme « un savant philosophe » et l’« un des plus profonds métaphysiciens de nos jours ».

2Au vu de ce rapide bilan, on conçoit que l’édition inscrite au programme de l’agrégation des Lettres 2009 (éd. R. Naves et O. Ferret, Paris, Classiques Garnier, 2008) n’ait pas éprouvé le besoin de faire apparaître le nom de Fontenelle dans la liste des ouvrages mentionnés ou utilisés par Voltaire dans le DP (voir p. LX et sv). Et pourtant, pour le lecteur du DP familier de Fontenelle, le jugement de Roland Mortier évoquant une « présence constante de Fontenelle dans l’œuvre de Voltaire »ii paraît amplement confirmé. Mais il est vrai que cette présence constante ne saurait véritablement donner lieu à une critique des sources tant le phénomène relève beaucoup moins de la citation ou de l’allusion que d’une sorte d’imprégnation diffuse. En outre, Voltaire n’est sans doute pas pour rien dans cet « oubli » de l’influence fontenellienne : en dépit de quelques hommages, ses jugements sur Fontenelle sont dans l’ensemble sévèresiii. Visiblement agacé par une figure qu’il trouve encombrante (le prestige de Fontenelle dans la première moitié du XVIIIe siècle fut à peine moins considérable que celui de Voltaire à partir des années 1750), il qualifie en particulier de « prudente lâcheté »iv son ironie élégante, finissant par imposer l’image du « discret Fontenelle » effaçant celle du redoutable polémiste qu’il fut aussi, quoique sur un tout autre mode que Voltaire. On s’efforcera donc ici à la fois de mesurer l’importance de l’héritage fontenellien dans le DP et de montrer en quoi les éléments du discours critique de Fontenelle prennent un autre tour dans le dispositif de combat conçu par Voltaire.

3C’est à partir de la notion d’« histoire de l’esprit humain » que l’empreinte fontenellienne peut se mesurer dans toute son ampleur. Cette notion éclaire l’œuvre de Fontenelle comme celle de Voltaire, elle en désigne le centre vivant. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit de dépasser l’histoire des faits et de lui substituer celle de l’esprit humain. Là est le point le plus fort, le plus novateur de leur réflexion historique. L’expression « histoire de l’esprit humain » a certes perdu de son énergie dans notre langue moderne. Mais on peut, comme le propose Pierre Rétat, tenter de restituer la richesse du concept que Fontenelle et Voltaire y mettent en jeu en parlant d’une sorte d’« anthropologie culturelle et historique »v. Fontenelle, on le sait, se consacre à une double histoire de l’esprit humain : une histoire négative, celle des préjugés et des « fables » conservés et reproduits au long des siècles ; et celle, positive, des Lumières, des progrès en science et en philosophie. D’un côté, l’Histoire des oracles, Sur l’histoire et De l’origine des fables ; de l’autre, les Entretiens sur la pluralité des mondes, l’Histoire de l’Académie des sciences et les éloges des Académiciens. Or, c’est exactement ainsi que procède aussi Voltaire, chez qui histoire et philosophie sont indissociables : « tantôt [histoire et philosophie] proposent le tableau d’une humanité en proie à la sottise et au crime : alors l’histoire de l’esprit humain équivaut à une connaissance expérimentale de l’erreur ; tantôt elles accompagnent les progrès des sciences et des arts : alors elles définissent les exigences et les objectifs de la raison »vi.

4Le DP se situe à l’évidence du côté d’une histoire négative de l’esprit humain. Il ne renvoie que quelques rares échos de la confiance dans l’avènement d’un âge nouveau, de l’espoir d’une révolution heureuse de l’esprit humain que la correspondance exprime de plus en plus souvent après 1760. Que le DP, ou Raison par alphabet soit avant tout un « dictionnaire de la déraison », une véritable « déraison par alphabet », voilà qui ne fait guère de doute. L’objet du DP est bien de réunir une sorte de « compendium de l’absurdité » de « pandémonium des sottises et des laideurs »vii, à quoi se ramène souvent l’histoire de l’esprit humain, et en particulier l’histoire universelle des religions. Le DP peut aisément être lu comme un « tableau des erreurs de l’esprit humain » pour reprendre une formule de Condorcet inspirée de Fontenelle. Dès lors, l’empreinte fontenellienne sur le DP peut se ramener à quatre éléments : Voltaire reprend à Fontenelle un projet philosophique : travailler au progrès de la raison en faisant l’histoire des erreurs de l’esprit humain. Il emprunte aussi à Fontenelle certains modèles d’écriture dont il a pu apprécier l’efficacité. Dans la lignée de Fontenelle, Voltaire reprend enfin à la fois une anthropologie et une archéologie de l’erreur et de l’égarement tout en en modifiant les termes.

51. Dans son traité Sur l’histoire (rédigé durant les années 1690), Fontenelle énonce incidemment ce qui peut apparaître en réalité comme le dévoilement du projet philosophique fondamental d’un ensemble de textes rédigés durant les années 1680-1700 :

Nous sommes des fous qui ne ressemblent pas tout à fait à ceux des Petites Maisons. Il n’importe à chacun d’eux de savoir quelle est la folie de son voisin, ou de ceux qui ont habité sa loge avant lui ; mais il nous est fort important de le savoir. L’esprit humain est moins capable d’erreur, dès qu’il sait et à quel point et en combien de manières il en est capable, et jamais il ne peut trop étudier l’histoire de ses égarements.viii

6Pour Fontenelle, il est utile et nécessaire, bon et dynamique d’écrire « l’histoire de nos égarements ». D’où l’enjeu du traité sur l’origine des fables (probablement antérieur à Sur l’histoire) : expliquer l’origine des fables, c’est « étudier l’esprit dans ses plus étranges productions » et contribuer de manière décisive à « l’histoire des erreurs de l’esprit humain »ix. L’intérêt pour les fables primitives s’inscrit dans le champ plus large d’une sorte d’archéologie de l’égarement et de l’illusion, projet fondamental de Fontenelle qui se propose de faire une sorte d’histoire naturelle de la sottise humaine, de nos préjugés et de notre ignorance. Roland Mortier a pu rapprocher l’intérêt de Fontenelle pour cet « amas de chimères, de rêveries, et d’absurdités » que sont les fables de la fascination flaubertienne pour la bêtisex. De fait, il y a bien un visible mélange d’attraction et de répulsion pour ces « étranges productions » de l’esprit : « il est assez curieux de voir comment l’imagination humaine a enfanté les fausses divinités »xi. Le sommeil de la raison en son enfance a engendré des monstres. Le traité sur les fables a d’abord une dimension tératologique. « L’histoire de l’ignorance est, certes, une histoire triste et combien amer est le rire que provoquent les anciens préjugés »xii. Mais la fonction première de cette généalogie des fables est de nature quasi prophylactique. Dévoiler la genèse des fables, c’est mettre en lumière le pouvoir redoutable de la fonction fabulatrice dans l’esprit humain, et le prémunir, autant qu’il est possible du moins, de dérives toujours menaçantes. D’où la formule fameuse qui clôt De l’origine des fables : « ce n’est pas une science de s’être rempli la tête de toutes les extravagances des Phéniciens et des Grecs ; mais c’en est une que de savoir ce qui a conduit les Phéniciens et les Grecs à ces extravagances »xiii.

7Cette science des erreurs repose sur une histoire des égarements de l’esprit humain d’autant plus instructive qu’elle met l’accent sur la lenteur des progrès de la rationalité, laissant ainsi percevoir la force des résistances auxquelles ces progrès s’opposent : « avec quelle prodigieuse lenteur les hommes arrivent à quelque chose de raisonnable, quelque simple qu’il soit »xiv. « Avec une extrême lenteur »… L’expression revient souvent sous la plume de Fontenelle, car « telle est notre condition qu’il ne nous est point permis d’arriver tout d’un coup à rien de raisonnable sur quelque matière que ce soit, il faut avant cela que nous nous égarions longtemps et que nous passions par diverses sortes d’erreurs, et par divers degrés d’impertinences »xv. Or, cette idée est récurrente aussi chez Voltaire qui la formule de manière très proche. Il cite ainsi fréquemment ce vers des Lois de Minos : « Le monde avec lenteur marche vers la sagesse »xvi. L’Essai sur les mœurs fait de la formule fontenellienne un véritable leitmotiv : « avec quelle lenteur la raison humaine se forme » ; « avec quelle lenteur, avec quelle difficulté le genre humain se civilise, et la société se perfectionne »xvii. Si la formule ne se retrouve pas textuellement dans le DP, l’idée en est sous-jacente dans un très grand nombre de développements.

8Comme chez Fontenelle, l’histoire purement négative de l’esprit humain a chez Voltaire une fonction préservatrice : à force de débusquer et de détruire l’erreur, on en viendra peut-être à cultiver la vérité. Il y a beaucoup à gagner à dresser l’inventaire des sottises et des mensonges. Cette histoire négative permet de dégager les principes d’une connaissance positive. Rien ne devrait importer davantage à l’esprit humain que de connaître les lois de son propre fonctionnement. À l’exemple de Fontenelle, Voltaire s’efforce de comprendre la naissance, le développement, la diffusion, la sacralisation du mythe. La même méthode s’applique aux prodiges, aux miracles, au merveilleux. Pour comprendre la formation des erreurs, il importe de « suivre la marche de l’esprit humain abandonné à lui-même »xviii. L’histoire purement critique et négative des erreurs de l’esprit humain prépare un progrès de l’esprit. Le combat même contre le judéo-christianisme, qui semble se développer dans le DP de manière autonome et trouver en lui-même sa propre finalité, ne se conçoit qu’à être resitué dans ce projet global d’une histoire des erreurs de l’esprit humain.

9D’où l’effort commun à Fontenelle et à Voltaire pour laïciser l’histoire. Contre le providentialisme de Bossuet, c’est une histoire tout humaine que proposait Fontenelle : dans son analyse du fait religieux, se trouvait exclue toute idée de révélation, qu’elle soit mosaïque, primitive ou naturelle, la notion de Dieu étant inscrite dans l’histoire des hommesxix. Voltaire accentue très fortement la dimension polémique de cette attitude, érigeant l’idéologie judéo-chrétienne en ennemie capitale du progrès de la raison. L’église, à ses yeux, ne songe qu’à enfoncer l’humanité dans l’erreur et le mensonge, elle se complaît à parfaire l’absurdité (voir notamment Esprit faux). Elle est décrite comme une entreprise d’abêtissement fabriquant des hommes abrutis, et partant des hommes méchants : d’où les guerres de religion, les persécutions et les calamités innombrables engendrées par la superstition. C’est parce que le christianisme s’est comporté en ennemi de l’intelligence qu’il fait l’objet d’attaques obsédantes dans le DP. Telle est la fonction de la critique biblique : elle traite comme erreur humaine ce qui passait pour vérité révélée, et doit contribuer à délivrer l’histoire de l’esprit de l’irrationnel qui la paralysait.

102. Dans ce projet d’une histoire des erreurs de l’esprit humain, Voltaire emprunte aussi à Fontenelle des modèles d’écriture dont il a pu mesurer l’efficacité. Dans ses textes les plus célèbres, Fontenelle avait offert, en effet, des modèles de narrativisation des erreurs de l’esprit dont les lenteurs et les tâtonnements étaient résumés dans des apologues où la vitesse et l’efficacité narratives contrastaient avec la durée des errements de l’esprit humain. On se rappelle le fameux apologue de l’opéra où Fontenelle oppose aux « rêveries » des Anciens les « vrais raisonnements de Physique » des Modernes :

Supposons qu’ils voyaient le vol de Phaétonxx que les vents enlèvent, qu’ils ne pouvaient découvrir les cordes, et qu’ils ne savaient point comment le derrière du théâtre était disposé. L’un d’eux disait : C’est une certaine vertu secrète qui enlève Phaéton. L’autre : Phaéton est composé de certains nombres qui le font monter. L’autre : Phaéton a une certaine amitié pour le haut du théâtre ; il n’est point à son aise quand il n’y est pas. L’autre : Phaéton n’est pas fait pour voler, mais il aime mieux voler, que de laisser le haut du théâtre videxxi ; et cent autres rêveries que je m’étonne qui n’aient perdu de réputation toute l’Antiquité. À la fin Descartes, et quelques autres modernes sont venus, qui ont dit : Phaéton monte, parce qu’il est tiré par des cordes, et qu’un poids plus pesant que lui descend. Ainsi on ne croit plus qu’un corps se remue, s’il n’est tiré, ou plutôt poussé par un autre corps ; on ne croit plus qu’il monte ou qu’il descende, si ce n’est par l’effet d’un contrepoids ou d’un ressort ; et qui verrait la nature telle qu’elle est, ne verrait que le derrière du théâtre de l’opéra.xxii

11Fontenelle convie le lecteur à être spectateur des spectateurs : les philosophes de l’antiquité, véritables marionnettes ventriloquées, sont réduits à des rôles (« Car représentez-vous tous les sages à l’Opéra, ces Pythagore, ces Platon, ces Aristote… ») récitant mécaniquement (comme le souligne l’imparfait : « l’un disait ») leur réplique. Voltaire retient la leçon et reprend à diverses reprises ce modèle de polyphonie énonciative et la scénographie de cette cacophonie comique où les divers systèmes philosophiques sont réduits à des répliques. On songera en particulier à l’article âme (p. 13) :

Voyons les beaux systèmes que ta philosophie a fabriqués sur ces âmes. L’un dit que l’âme de l’homme est partie de la substance de Dieu même, l’autre qu’elle est partie du grand tout, un troisième qu’elle est créée de toute éternité, un quatrième qu’elle est faite, et non créée ; d’autres assurent que Dieu les forme à mesure qu’on en a besoin, et qu’elles arrivent à l’instant de la copulation ; « Elles se logent dans les animalcules séminaux, crie celui-ci : Non, dit celui-là, elles vont habiter dans les trompes de Fallope. Vous avez tous tort, dit un survenant, l’âme attend six semaines que le fœtus soit formé, et alors elle prend possession de la glande pinéale ; mais si elle trouve un faux germe, elle s’en retourne, en attendant une meilleure occasion. La dernière opinion est que sa demeure est dans le corps calleux, c’est le poste que lui assigne La Peironie ; il fallait être premier chirurgien du roi de France pour disposer ainsi du logement de l’âme. Cependant, son corps calleux n’a pas fait la même fortune que ce chirurgien avait faite.

12On notera le changement de statut de la figure de Descartes : alors que, chez Fontenelle, Descartes surgissait comme une sorte de deus ex machina venant dire la vérité, résoudre et achever la (mauvaise) comédie que jouaient les « sages » de l’antiquité, Voltaire refuse de lui accorder ce rôle, l’intégrant au contraire à la comédie, faisant de lui ce « survenant » au ton décisif mais dont le système est au moins aussi absurde que ceux de ses devanciers. Beaucoup plus tard, dans l’article, Locke et Gassendi seront salués pour leur prudence et leur sage renoncement à vouloir pénétrer l’essence des choses. Mais tout se passe comme si Voltaire avait réservé à l’énonciation même de l’article du DP la fonction démystifiante attribuée par Fontenelle à la parole cartésienne au début des Entretiens.

13Le même phénomène s’observe dans les variations que le DP propose autour d’une anecdote célèbre de l’Histoire des oracles, dans laquelle Fontenelle exploitait déjà le principe de cette polyphonie énonciative et de cette cacophonie pédante, sur un mode plus synchronique, pour mettre en scène les errements d’une communauté de pédants face à un phénomène apparemment inexplicable :

En 1593, le bruit courut que, les dents étant tombées à un enfant de Silésie âgé de sept ans, il lui en était venu une d’or à la place d’une de ses grosses dents. Horstius, professeur en médecine dans l’université de Helmstad, écrivit, en 1595, l’histoire de cette dent, et prétendit qu’elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu’elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs ! Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens ni aux Turcs ! En la même année, afin que cette dent d’or ne manquât pas d’historiens, Rullandus en écrit l’histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d’or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit de la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu’il fût vrai que la dent était d’or. Quand un orfèvre l’eut examinée, il se trouva que c’était une feuille d’or appliquée à la dent, avec beaucoup d’adresse : mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l’orfèvre.

Rien n’est plus naturel que d’en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison.

14L’orfèvre, on le voit, joue le même rôle que Descartes dans l’apologue de l’opéra. Voltaire reprend cette scénographie de la déraison à plusieurs reprises dans le DP, mais, comme dans âme, il réserve à l’article lui-même la fonction démystifiante de l’orfèvre fontenellien. Plus encore que Fontenelle, il insiste en outre sur la prolifération monstrueuse et ridicule des discours pseudo-scientifiques sur un objet inexplicable ou inexistant. On en jugera notamment par l’article bêtes :

Les âmes des bêtes sont des formes substantielles, a dit Aristote, et après Aristote l’école arabe, et après l’école arabe, l’école angélique, et après l’école angélique la Sorbonne, et après la Sorbonne personne au monde.

Les âmes des bêtes sont matérielles, crient d’autres philosophes. Ceux-là n’ont pas fait plus de fortune que les autres. On leur a en vain demandé ce que c’est qu’une âme matérielle ; il faut qu’ils conviennent que c’est de la matière qui a sensation ; mais qui lui a donné cette sensation ? c’est une âme matérielle, c’est-à-dire que c’est de la matière qui donne de la sensation à de la matière, ils ne sortent pas de ce cercle.

Écoutez d’autres bêtes raisonnant sur les bêtes ; leur âme est un être spirituel qui meurt avec le corps : mais quelle preuve en avez-vous ? quelle idée avez-vous de cet être spirituel, qui, à la vérité, a du sentiment, de la mémoire, et sa mesure d’idées et de combinaisons, mais qui ne pourra jamais savoir ce que sait un enfant de six ans. Sur quel fondement imaginez-vous que cet être qui n’est pas corps périt avec le corps ? les plus grandes bêtes sont ceux qui ont avancé que cette âme n’est ni corps ni esprit. Voilà un beau système. Nous ne pouvons entendre par esprit que quelque chose d’inconnu qui n’est pas corps. Ainsi le système de ces messieurs, revient à ceci, que l’âme des bêtes est une substance qui n’est ni corps ni quelque chose qui n’est point corps.

D’où peuvent procéder tant d’erreurs contradictoires ? de l’habitude où les hommes ont toujours été d’examiner ce qu’est une chose, avant de savoir si elle existe.

15Selon le même principe, l’article Conciles fait le récit accéléré des diverses assemblées multipliant les disputes stériles autour de la double nature de Jésusxxiii. Plus généralement, Voltaire fait de l’esprit d’examen, emblématisé par la parole de l’orfèvre fontenellien, un principe méthodologique essentiel. Voltaire affirme constamment la nécessité d’en revenir au concret, aux faits, à ce que nous pouvons voir. Il prône l’examen du document contre le dogme de l’inspiration divine. Le principe moteur de la machine de guerre voltairienne est cet esprit d’examen dont le judéo-christianisme constitue la cible d’élection.

16De manière générale, le discours critique dans le DP apparaît souvent comme un discours second qui se voue à décrire inlassablement l’envahissement du monde par ces ergotages redoutables dont Conciles, et plus encore Arius offre un recensement interminable : « On sophistiquait, on ergotait, on se haïssait, on s’excommuniait chez les chrétiens pour quelques-uns de ces dogmes inaccessibles à l’esprit humain avant les temps d’Arius et d’Athanase » (p. 35).

173. Dans la lignée de Fontenelle, Voltaire dresse aussi une anthropologie de l’erreur et de l’égarement. Dans l’Histoire des oracles comme dans L’Origine des fables, et contrairement à toute une tradition libertine, Fontenelle ne focalisait pas son attention sur des obstacles externes au progrès de la raison, tels que l’imposture des prêtres, mais bien sur des obstacles internes à l’esprit humain. Quelle que soit l’insistance de Voltaire sur le rôle néfaste de l’église, c’est bien aussi à cette anthropologie de l’égarement qu’il se consacre dans le DPxxiv. Voltaire ne cesse de dévoiler une disposition anthropologique fondamentale à la fabulation, partageant avec Fontenelle la conviction qu’au-delà des événements qui fascinent les historiens, on retrouve toujours le même mécanisme qui tient à la nature humaine. Fontenelle et Voltaire font ainsi contraster l’ordre rationnel de la nature avec le désordre irrationnel de l’histoirexxv. Dans le DP, l’histoire semble n’être qu’un développement indéfini de la nature, comme l’atteste l’article Religion qui propose une histoire purement conjecturale du fait religieux à partir des facultés rationnelles de l’homme.

18Voltaire et Fontenelle sont tous deux frappés par une donnée anthropologique essentielle : l’union paradoxale et néanmoins récurrente, non seulement dans une même époque mais dans un même esprit, entre des idées saines et d’inconcevables folies. Ainsi de Tycho Brahé dont les Entretiens rappellent que « si en sortant de son logis la première personne qu’il rencontrait était une vieille, si un lièvre traversait son chemin, [il] croyait que la journée devait être malheureuse, et retournait promptement se renfermer chez lui, sans oser commencer la moindre chose »xxvi. Dans le DP, Voltaire ne cesse de s’interroger, après Fontenelle, sur l’apparente facilité avec laquelle les hommes les plus sensés adhèrent aux croyances les plus absurdes. Le même exemple est repris dans Esprit faux (p. 178) et dans Sens commun : celui de « cet Arabe qui sera d’ailleurs un bon calculateur, un savant chimiste, un astronome exact » et qui « croira cependant que Mahomet a mis la moitié de la lune dans sa manche » (p. 364). Esprit faux pose cependant le problème de manière plus générale : « Pourquoi rencontre-t-on souvent des esprits, assez juste d’ailleurs qui sont absolument faux sur des choses importantes ? » (p. 177-178). Et Voltaire d’évoquer le cas exemplaire de Newton : « Les plus grands génies peuvent avoir l’esprit faux sur un principe qu’ils ont reçu sans examen. Newton avait l’esprit très faux quand il commentait l’Apocalypse. » Ces hommes-là ne sont pas fous, ni même déraisonnables. Pourquoi croient-ils alors aux miracles ? C’est qu’ils « soumettent leur entendement, ils tremblent d’examiner [parce qu’] ils ne veulent être ni empalés, ni brûlés » (Foi ii, p. 197).

19De fait, c’est une anthropologie de la crainte qui se manifeste dans cette histoire des erreurs de l’esprit humain. Telle est bien l’une des leçons essentielles des Entretiens de Fontenelle : les hommes inventent des fables pour conjurer leurs angoisses, qu’ils attisent en même temps en peuplant la terre de forces surnaturelles. Le discours démystifiant de la science moderne vaut avant tout comme thérapeutique des craintes archaïques de l’esprit humain. De l’origine des fables développe cette anthropologie de la croyance : l’homme primitif invoque une transcendance qu’il importe d’apaiser et de se concilier. Comme il subit les puissances naturelles, il est porté à surestimer la valeur de la force et du pouvoir. Les effets extraordinaires de la nature lui semblent le fruit des agissements de créatures surpuissantes, projections anthropomorphiques d’hommes doués de qualités supérieures. C’est ainsi que naissent les dieux et les déesses :

Les premiers hommes ne connaissaient point de plus belle qualité que la force du corps ; la sagesse et la justice n’avaient pas seulement de nom dans les langues anciennes, comme elles n’en ont pas encore aujourd’hui chez les barbares de l’Amérique : d’ailleurs la première idée que les hommes prirent de quelque être supérieur, ils la prirent sur des effets extraordinaires, et nullement sur l’ordre réglé de l’univers qu’ils n’étaient point capables de reconnaître ni d’admirer. Ainsi, ils imaginèrent les Dieux dans un temps où ils n’avaient rien de plus beau à leur donner que du pouvoir, et non sur ce qui en portait de sagesse.xxvii

20L’article Idole reprend l’argumentation fontenellienne, mais (on y reviendra) la modifie sur un point essentiel, au risque d’en perdre la dimension la plus audacieuse : à l’encontre de Fontenelle, Voltaire y affirme que l’idée de divinité vient de l’admiration face à l’ordre naturel de l’univers :

21

Quant au polythéisme, le bon sens vous dira que dès qu’il y a eu des hommes, c’est-à-dire des animaux faibles, capables de raison et de folie, sujets à tous les accidents, à la maladie et à la mort, ces hommes ont senti leur faiblesse et leur dépendance : ils ont reconnu aisément qu’il est quelque chose de plus puissant qu’eux. Ils ont senti une force dans la terre qui fournit leurs aliments ; une dans l’air qui souvent les détruit ; une dans le feu qui consume, et dans l’eau qui submerge. Quoi de plus naturel dans des hommes ignorants que d’imaginer des êtres qui présidaient à ces éléments ? Quoi de plus naturel que de révérer la force invisible qui faisait luire aux yeux le soleil et les étoiles ? Et dès qu’on voulut se former une idée de ces puissances supérieures à l’homme, quoi de plus naturel encore que de les figurer d’une manière sensible ? Pouvait-on même s’y prendre autrement ? La religion juive qui précéda la nôtre, et qui fut donnée par Dieu même, était toute remplie de ces images sous lesquelles Dieu est représenté.

22Fontenelle et Voltaire s’accordent toutefois à souligner la prévalence d’un imaginaire anthropomorphe dans l’invention des dieux : « l’homme fit toujours les dieux à son image » lit-on à l’article Ange, en écho à Fontenelle qui notait de son côté que « les païens ont toujours copiés leurs divinités d’après eux-mêmes »xxviii. Les deux auteurs relèvent aussi le goût pour l’extraordinaire et le merveilleux. Démons, magiciens, génies, enchantements et sortilèges, toute cette mythologie repose selon Voltaire sur le goût immodéré de la nature humaine pour l’extraordinaire: « On veut de l’extraordinaire en tout genre, et on va jusqu’à l’impossible » relevait Voltaire dans l’Essai sur les mœursxxix. Énoncé qu’illustrent maints articles du DP (par exemple l’article Athées à propos de Vannini : « le monde qui aime l’extraordinaire, a cru sans examen cette fable »). Au lieu de mettre en évidence une intervention divine destinée à des fins spirituelles, le fait extraordinaire témoigne seulement des prestiges de l’invraisemblance, de l’extravagance, de la féerie auprès d’une humanité avide de fables.

23À l’exemple de l’opposition fontenellienne entre le vrai et le faux merveilleux de la naturexxx, Voltaire critique la notion de miracle en proposant un renversement complet du critère de l’admiration face à la nature. La marquise des Entretiens sur la pluralité des mondes apprenait que la nature est d’autant plus admirable qu’on la délivre de toute trace de miracles et qu’on la considère comme une mécanique agencée selon le principe de la plus grande économie de moyens. Voltaire, quant à lui, dévalue le miracle religieux en invitant à une révolution terminologique (Miracles, p. 297) :

Un miracle selon l’énergie du mot est une chose admirable. En ce cas tout est miracle. L’ordre prodigieux de la nature, la rotation de cent millions de globes autour d’un million de soleils, l’activité de la lumière, la vie des animaux, sont des miracles perpétuels.

Selon les idées reçues, nous appelons miracle la violation de ces lois divines et éternelles. Qu’il y ait une éclipse de soleil pendant la pleine lune, qu’un mort fasse à pied deux lieues de chemin en portant sa tête entre ses bras, nous appelons cela un miracle.

24De sorte que cette croyance au miracle apparaît comme un critère déterminant dans l’histoire de l’esprit humain. Plus un peuple est ignorant, plus il croit aux prodiges : « nommez-moi un peuple, chez lequel il ne se soit pas opéré des prodiges incroyables, surtout dans des temps où l’on savait à peine lire et écrire » (p. 299). Telle était déjà la règle énoncée par Fontenelle dans L’Origine des fables :

À mesure que l’on est plus ignorant, et que l’on a moins d’expérience, on voit plus de prodiges. Les premiers hommes en virent donc beaucoup; et comme naturellement les pères content â leurs enfants ce qu’ils ont vu et ce qu’ils ont fait, ce ne furent que prodiges dans les récits de ces temps-là.xxxi

25L’erreur une fois apparue, elle s’enracine et se développe avec une remarquable vigueur. Car un autre facteur « qui favorise beaucoup les erreurs, est le respect de l’Antiquité. Nos Pères l’ont cru ; prétendrions-nous être plus sages qu’eux ? »xxxii. « Le respect pour l’antiquité a depuis consacré ces erreurs » dit de son côté Voltaire (Salomon, p. 360), car « telle est la marche de l’esprit humain » (Religion ii, p. 338)xxxiii. L’originalité de Voltaire est d’insister sur le rôle culturel des églises pour prolonger et pérenniser les extravagances de l’esprit. L’article Esprit faux montre ainsi comment le sens commun est perverti dès l’enfance par l’éducation religieuse ou fanatique. Alors que Fontenelle n’évoquait le fanatisme qu’à mots couverts, Voltaire en fait une cible d’élection, montrant comment la raison théologique dégénère en déraison, puis en folie meurtrière.

264. Chez Voltaire comme chez Fontenelle, cette histoire anthropologique de l’égarement est en fait indissociable d’une véritable archéologie du phénomène religieux dont Voltaire exploite systématiquement dans le DP les implications polémiques contre la religion judéo-chrétienne. La perspective anthropologique suppose, en effet, un universalisme du fait religieux et offre une arme redoutable : le comparatisme.

27Fontenelle est sans doute le premier à utiliser le comparatisme dans la perspective d’une anthropologie de la croyance (jusqu’alors le comparatisme était l’une des méthodes privilégiées d’un discours apologétique s’efforçant de retrouver les traces de la religion révélée dans les mythologies païennes). Dans L’histoire des oracles, il s’agissait déjà de tracer implicitement une sorte de comparatisme religieux qui élargit le domaine d’action de la divination ancienne aux prophéties bibliques : d’où l’insinuation sournoise et permanente selon laquelle les soupçons de fausseté et d’artifice adressés contre les païens ne peuvent qu’infirmer de la même façon les prédictions de l’Ancien et du Nouveau Testament. Autrement dit, le traitement des oracles par Fontenelle invitait subrepticement à effacer le clivage traditionnel entre l’histoire sacrée et l’histoire profane, les nations civilisées et les peuples à l’état de nature, entre le christianisme et les autres religions. En des pages d’une remarquable densité, De l’origine des fables prolongeait l’entreprise esquissée dans l’Histoire des oracles en mettant le comparatisme au service d’une vaste entreprise de désacralisation des mythes et des croyances : « Et même s’il fallait pousser la chose plus loin, je prouverais bien que la même ignorance a produit à peu-près les mêmes idées, et je montrerais une conformité étonnante entre les fables des Américains et celles des Grecs »xxxiv. Une histoire de l’ignorance humaine, et partant des fables, permet d’établir une sorte de loi historique : « la même ignorance a produit à peu près les mêmes idées […]. Les Grecs avec tout leur esprit, lorsqu’ils étaient un peuple encore nouveau ne pensèrent point plus raisonnablement que les Barbares d’Amérique »xxxv. Ce rapprochement brutal, pour ne pas dire blasphématoire, dépassait largement l’horizon polémique de la querelle des Anciens et des Modernes.  Il suffit d’un glissement mental pour que ce soit le christianisme qui soit confronté au miroir que lui renvoient les sauvages d’Amérique. En affirmant que les fables des Grecs correspondent au même fonctionnement intellectuel que celles des sauvages, Fontenelle met à nu l’essentielle fonction fabulatrice inhérente à l’esprit humain. Dès lors, pourquoi la théologie chrétienne serait-elle épargnée par un mode de pensée si consubstantiel à l’homme qu’il est au fondement même de toute construction religieuse ? Fontenelle peut bien proclamer que le peuple élu, chez qui un soin particulier de la Providence a conservé la vérité, et a été épargné par l’obscurantisme des commencements, tout dans son texte dément cette ironique réserve :

Tout ceci est pris dans le fond de la nature humaine, et s’applique par conséquent à tous les peuples du monde. Aussi n’y en a-t-il aucun dont l’histoire ne commence par des fables, hormis le Peuple élu, chez qui un soin particulier de la Providence a conservé la vérité.xxxvi

28Le statut d’exception que l’hyperbate feint d’accorder au « peuple élu » ne saurait faire illusion ; elle invite à inclure bien plutôt qu’à écarter de ce raisonnement la religion judéo-chrétienne. De fait, Fontenelle suggère ainsi tout un programme d’études comparatives qui sera repris par la réflexion anthropologique des Lumières, et en particulier par Voltaire dans le DP, lequel ne fait au fond qu’expliciter l’immense non-dit qui soutenait le discours de Fontenelle sur l’origine du fait religieux.

29De fait, beaucoup d’articles du DP veulent expliquer, éclairer les origines lointaines de l’humanité, et contribuent à créer cette histoire philosophique et compréhensive des mythes, à mettre en lumière une communauté originelle de pensées et de rites une culture et une imagination primitives (voir en particulier les articles Anthropophages, Circoncision, Ciel des anciens, Ézéchiel, Genèse, Job, Joseph, Métamorphose, Religion…). Ainsi « plongée dans l’ensemble des croyances de l’Antiquité, qui la portent, la nourrissent, la traversent de part en part, la religion judéo-chrétienne perd tout privilège de validité »xxxvii. L’application de la méthode comparative répond certes à la volonté philosophique de reconstituer, autant qu’il se peut, les moments d’un développement religieux de l’humanité. Mais la perspective est essentiellement polémique : Voltaire ôte au judéo-christianisme sa prévalence, en retrouvant, sous le dogme même, la rémanence d’un substrat mythologique. L’histoire comparée des religions prouve, selon Voltaire, l’outrecuidance du peuple élu. Voltaire mine la croyance dans les miracles en usant de cette méthode comparatiste qui rapproche des prodiges semblables, les uns attestés dans le monde païen, les autres dans les Écritures. On sait que dans ses Carnets, Voltaire avait établi des listes mettant en évidence ces parallélismesxxxviii. Il exploite ces ressemblances troublantes où il détecte un fonds commun de fables, des archétypes du merveilleux. Le DP procède au rapprochement incessant des mythes : celui d’un déluge universel, celui de la création de l’homme, celui des résurrections, des métamorphoses… Fictions païennes et fictions bibliques révèlent des points de convergence que soulignent les articles Fables, Métamorphose, Miracles. Voltaire prend le contrepied de la Démonstration évangélique de l’évêque d’Avranches, Huet, qui prétendait que le Pentateuque avait inspiré tout l’univers. Il s’acharne à débusquer les traces de polythéisme au sein du judaïsme. L’Incarnation elle-même renvoie à de multiples fables dans lesquelles les dieux s’incarnent pour venir gouverner les hommes. Vu sous cet angle désacralisant, qui est celui de la mythologie, le christianisme n’est plus qu’un corpus de fables parmi d’autres.

30On soulignera pour finir trois différences majeures dans les traitements fontenellien et voltairien de cette histoire des erreurs de l’esprit humain.

311. En dépit de la reprise fréquente chez Voltaire de modèles fontenelliens de narrativisation, « l’art d’écrire » de Fontenelle ne saurait guère se confondre avec la virulence du style polémique du DP. Ce qui domine chez Fontenelle, c’est une écriture de l’allusif, du non-dit, qui rend ses textes « sourdement inquiétants » pour reprendre une formule éloquente de Marc Fumarolixxxix. Chez Fontenelle, l’effort critique doit rester caché, parce que dans l’écriture telle qu’il la conçoit, ce qui se cache ainsi se donne généreusement à lire. Ainsi, c’est seulement à la fin de l’Histoire des oracles que le lecteur se surprend à se demander comment il en arrive lui-même à douter de l’encombrante tradition du christianisme. Par rapport à Fontenelle, le travail de Voltaire peut être décrit rhétoriquement comme un travail d’explicitation analogue à celui effectué au début du XVIIIe siècle par un manuscrit clandestin intitulé Des miracles, qui emprunte à l’Histoire des oracles de Fontenelle la plus grande partie de sa critique, en étendant ses attaques aux miracles des chrétiens mis en parallèle avec ceux des païensxl. Avant d’être exploitée par Voltaire, la leçon du comparatisme fontenellien s’est développée dans la critique clandestine. D’où aussi le fait qu’on ne puisse vraiment attribuer le statut de « sources » aux textes de Fontenelle.

322. On ne peut qu’être frappé, ensuite, par la sévérité beaucoup plus grande de Voltaire à l’égard du merveilleux. Chez Fontenelle, l’origine des fables et des mythes n’est pas placée tout uniment sous le signe du grotesque : il y a dans l’esprit humain qui fabrique des fables la manifestation d’une curiosité intellectuelle. Après Malebranche, Fontenelle banalise et dédramatise le phénomène de la croyance au merveilleux mais il va plus loin en considérant l’invention des fables comme un premier pas vers la philosophie. L’une des originalités majeures du traité de Fontenelle sur les fables est en effet d’invoquer, le titre l’indique, une seule origine aux fables primitivesxli. Cette origine n’est autre que le désir de savoir et d’expliquer. L’affabulation n’est qu’un premier type d’explication rationnelle : « il y a eu de la philosophie même dans ces siècles grossiers, et elle a beaucoup servi à la naissance des fables ». Car « les hommes qui ont un peu plus de génie que les autres » sont caractérisés par une épistémophilie qui est, elle-même, l’une des principales sources de l’affabulationxlii. La pensée mythique n’appartient pas, chez Fontenelle, à un monde radicalement différent de la logique rationnelle. Voltaire juge au contraire très sévèrement la propension de l’homme pour le merveilleux et l’extraordinaire. Certes, ces extravagances sont une source inépuisable de comique, et Voltaire explore avec délices le registre grotesque que ces absurdités immémoriales appellent naturellement à ses yeux. Sa conclusion n’en est pas moins cinglante : « On ne peut guère lire l’histoire sans concevoir de l’horreur pour le genre humain » (Idole, Idolâtrie, p. 238). D’où chez Voltaire, un manichéisme dans les oppositions binaires entre raison et déraison : le merveilleux, le fabuleux, l’irrationnel ne sont posés que comme des termes à nier par l’exercice de la raison. Alors que, chez Fontenelle, les diverses formes de la déraison sont objets d’élection d’une raison qui, par ailleurs, perçoit clairement et sans inquiétude une présence de la déraison à l’intérieur d’elle-même, chez Voltaire, le couple antithétique de la raison et de la superstition paraît d’emblée y dominer les faits humains. À ses yeux, il faut considérer comme superstition presque tout ce qui va au delà de l’adoration d un être suprême et de la soumission du cœur à ses ordres éternels. Au fanatisme, qui en est la conséquence, maladie qui infecte la terre, il n’y a de remède que dans l’esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les mœurs des hommes. L’intuition, la curiosité ethnologiques ne sont pas absentes du DP mais elles se heurtent chez Voltaire à l’idée toute classique qu’il se fait de la fable, qu’il n’accepte que si elle est un « emblème de la vérité » selon la formule célèbre de L’Ingénu, autrement dit si elle est maîtrisée par les pouvoirs de la raison (sans quoi elle n’est qu’une faculté anarchique à laquelle est refusée toute capacité de connaissance). Dans les mythes du paradis, de l’âge d’or, de la chute, Voltaire ne voit que « de vieux contes dont quelques-uns sont amusants, et dont aucun n’est instructif »xliii. Tout cela relève à ses yeux de la vaste histoire de la déraison, et à l’encontre de Fontenelle, il refuse de discerner dans l’activité fabulatrice un mode authentique (quoique primitif) de penser : « on a fait des volumes immenses pour savoir ce que [les anciens] pensaient sur bien des questions de cette sorte. Quatre mots auraient suffi : ils ne pensaient pas ».xliv

333. La stratégie de l’explicitation et le raidissement de l’opposition entre raison et déraison conduit paradoxalement Voltaire à adopter des positions qui peuvent sembler d’une moins grande netteté et d’une moins grande audace que celles de Fontenelle dans sa réflexion sur l’origine des religions. On est frappé notamment de certaines tensions dans le DP entre des explications pas toujours parfaitement cohérentes de l’origine du fait religieux. Tantôt comme dans Idole, Idolâtrie, Voltaire voit dans le polythéisme une religion primitive venue de l’admiration face à l’ordre naturel de l’univers. Tantôt, comme dans Dieu, il affirme par la voix de Dondindac que la nature entière conduit naturellement à l’idée d’un Dieu unique. Et dans Religion ii, il conteste l’hypothèse fontenellienne d’un polythéisme originel de l’humanité (« on commence en tout genre par le simple, ensuite vient le composé, et souvent enfin on revient au simple par des lumières supérieures. Telle est la marche de l’esprit humain. »), tout en s’accordant avec De l’origine des fables pour estimer que l’idée de divinité ne peut surgir de la perception du cours naturel des choses :

Quel est cet être qu’on aura d’abord invoqué ? Sera-ce le soleil ? sera-ce la lune ? Je ne le crois pas. Examinons ce qui se passe dans les enfants ; ils sont à peu près ce que sont les hommes ignorants. Ils ne sont frappés ni de la beauté, ni de l’utilité de l’astre qui anime la nature, ni des secours que la lune nous prête, ni des variations régulières de son cours ; ils n’y pensent pas ; ils y sont trop accoutumés.xlv

34Tout se passe au fond comme si l’affirmation du déisme comme religion naturelle et originelle correspondait davantage chez Voltaire à une position de principe qu’à une perspective anthropologique cohérente. L’explication fontenellienne de l’origine de la religion pouvait sembler en tout cas plus audacieuse en ce qu’elle contredisait en deux points fondamentaux le dogme d’un monothéisme originel né de la perception d’un ordre naturel de l’univers. En affirmant la primauté du polythéisme, Fontenelle rejetait d’abord implicitement la doctrine chrétienne de la révélation originelle. En insistant sur l’anthropomorphisme de la religion païenne, il récusait en outre l’hypothèse déiste d’une admiration face à l’ordre naturel des choses conduisant originellement à l’idée d’un principe divin. On peut dès lors estimer que le dogme de l’antériorité de la religion biblique se trouvait beaucoup plus radicalement contesté chez Fontenelle que dans le DP, où Voltaire ne s’écarte pas totalement au fond de la perspective protestante d’un Abbadie pour qui l’humanité primitive a été raisonnable et a connu l’existence d’un Dieu unique et la loi naturelle avant que le polythéisme n’apparaisse comme une dégénérescence idolâtre.

35En dépit (à cause ?) de sa virulence polémique, le Dp peut donc sembler à certains égards moins audacieux que les textes du « prudent » Fontenelle. Mais l’essentiel n’est sans doute pas là : lire le DP sous l’éclairage de Fontenelle invite surtout à ne pas voir dans la polémique anti-judéochrétienne la finalité ultime du texte de Voltaire : c’est bien dans la notion d’histoire des erreurs de l’esprit humain que le combat contre le christianisme, quand bien même il semblerait se déployer dans le DP de manière autonome et selon le principe d’une agressivité systématique, trouve sa justification la plus profonde.