Colloques en ligne

Lolita Felgueiras

L’Impossibilité énonciative dans J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian

Narrative impossibility in Boris Vian’s J’irai cracher sur vos tombes

1Si l’histoire littéraire nous a permis, en ce qui concerne J’irai cracher sur vos tombes, de dévoiler la genèse de l’œuvre et, surtout, de déterminer qui de Boris Vian, prétendument traducteur, ou de Vernon Sullivan, écrivain fictif, s’avère être le véritable auteur du roman1, il est une question, d’apparence simple et naïve, que nous nous poserons dès à présent : qui est le narrateur ?

2À dire vrai, l’identification du narrateur paraît justement si évidente que les lecteurs, pas plus que les critiques, ne semblent s’être interrogés sur ce point, comme en témoigne l’absence d’articles ou de références à ce sujet dans les écrits académiques qui traitent du roman2. Pourtant, c’est bien cette question qui révèle un paradoxe majeur, impliquant toute une série de conséquences a priori irréductibles : ce récit d’un narrateur autodiégétique (Genette, 1972) identifié comme Lee Anderson n’existe pas. Ou, plus précisément, il existe, puisque nous le lisons, mais ne peut pas avoir existé. Cela pour des raisons logiques : à partir du chapitre 22 (p.203), notre narrateur, qui vient tout juste de violer et de tuer deux filles nommées Jean et Lou Asquith, est poursuivi par la police, puis abattu. Dans ces circonstances, il ne se trouve, bien entendu, plus en mesure d’assurer la narration, et se voit donc remplacé par un second narrateur, dont l’identité nous demeure inconnue, qui raconte sa fuite et sa mort à la troisième personne. Néanmoins, ce changement de régime narratif en cours de récit et pour des raisons qui apparaissent, somme toute, naturelles, fait problème : comment Lee a-t-il pu effectuer la narration de son histoire dans la mesure où il y trouve la mort, et cela avant même de la raconter, son décès étant, par conséquent, déjà réalisé dès le premier mot posé sur le récit ? Cette information majeure, celle de la mort du héros-narrateur, que le lecteur découvre dans les dernières pages du roman, a pour effet de convoquer un paradoxe et de remettre en cause la production d’un récit qui, selon toute logique, ne devrait pas avoir pu être produit : le récit de Lee Anderson est, en effet, annulé et rendu caduc par sa propre mort. En d’autres termes : c’est un récit impossible.

3La mort du narrateur, et sa prise de parole alors même que son statut ontologique devrait l’en empêcher, ont été exploités à plusieurs reprises en littérature et au cinéma. C’est le cas de Sunset Boulevard, qui s’ouvre sur l’image d’un cadavre flottant à la surface d’une piscine, accompagnée d’une voix off, qui se trouve être précisément celle de ce cadavre que l’on voit à l’écran, nous promettant de nous raconter les événements qui ont conduit à un tel dénouement (voir Warren, 1995). Voix d’outre-tombe qui s’adresse au spectateur, elle rejoint, plus largement, ce que Frédéric Weinmann a nommé la narration autothanatographique, soit l’acte narratif de raconter son histoire après sa mort (2018). C’est encore le cas du roman Sphinx, d’Anne F. Garetta, dont le narrateur procède au récit de sa propre mort (voir Mercier et Kühn, 2015). Toutefois, si certaines œuvres expérimentent autour de ces paradoxes et impossibilités ontologiques, il est intéressant de relever que l’impossibilité énonciative dans J’irai cracher sur vos tombes n’est ni une expérimentation volontaire ni un enjeu du texte : il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’une question centrale ni d’un exercice esthétique ou stylistique qui aurait vocation à transgresser les frontières de la narration, tout au contraire. À aucun moment le roman ne fait référence au statut du narrateur, pas plus au fait qu’il prenne la parole par-delà la mort, et en aucune façon ce récit d’outre-tombe n’est assumé comme tel. L’œuvre, d’abord présentée comme un roman noir américain puis, après la révélation de la supercherie, comme un pastiche de roman noir américain, en reprend les codes génériques dans un style tout à fait conventionnel. Rien ne permet, par conséquent, de justifier ni d’expliquer ce paradoxe énonciatif, qui ne concerne en rien le récit, pas plus qu’il ne nuit véritablement à la lecture de l’œuvre.

4Dès lors, nous chercherons, dans un premier temps, à mieux cerner la nature de l’impossibilité énonciative dans ce cas de figure – c’est-à-dire celui d’un narrateur autodiégétique qui meurt préalablement à son énonciation, laquelle est, en outre, reprise par un narrateur hétérodiégétique –, puis à explorer différentes pistes susceptibles d’expliquer ce paradoxe auquel, à défaut de le résoudre, nous offrirons une mise en perspective. Ce tour d’horizon non exhaustif des problèmes que pose l’impossibilité énonciative du roman nous conduira à nous interroger sur les notions de possibilité et d’impossibilité en matière de fiction, mais aussi sur la conformité, si ce n’est la pertinence, des questions énonciatives en regard de la narration.

En quoi consiste l’impossibilité énonciative dans J’irai cracher sur vos tombes ?

5Pour bien comprendre les enjeux de ce paradoxe, revenons, en première instance, sur la situation énonciative telle qu’elle se présente dans le roman. La narration, autrement dit l’acte de raconter, suppose qu’il existe une situation d’énonciation, du moins simulée en fiction. Les prérequis d’un énoncé sont donc les suivants : un locuteur (et son ou ses allocutaires) situé quelque part, à un certain moment, raconte quelque chose, prérequis que Dominique Maingueneau, dans Éléments de linguistique pour le texte littéraire résume par la triade déictique je, ici, maintenant, qui répond donc aux questions qui, et quand (1993). Ce sont ces questions que nous tâcherons de préciser concernant J’irai cracher sur vos tombes.

Qui ? L’identité narrative en doute

6Qui parle, ou narre, dans ce roman ? Si l’on s’appuie sur les faits tels qu’ils sont présentés dès le premier chapitre, nous pouvons répondre de la façon suivante : Lee Anderson raconte sa propre histoire au cours des deux cents premières pages. Puis, celui-ci trouve la mort et c’est alors un narrateur inconnu qui reprend le récit, désormais à la troisième personne, pour y apporter le point final (c’est-à-dire qu’il narre la mort du premier narrateur, ce qui constitue une conclusion de l’histoire). Il y a donc un changement de régime narratif au cours du roman. À ce sujet, il se trouve que Gérard Genette avait prévu, dans Figures III, la possibilité d’un changement de la troisième personne vers la première personne, en postulant que « en tant que le narrateur peut à tout instant intervenir comme tel dans le récit, toute narration est, par définition, virtuellement faite à la première personne » (p.302), c’est-à-dire que tout narrateur à la troisième personne (P3) peut, à tout moment, s’impliquer davantage dans le récit et prendre la parole à la première personne (P1), puisque tout énoncé suppose un locuteur. Si un glissement de la P3 vers la P1 est tout à fait plausible, rien n’interdit, à première vue, à un narrateur de première personne de céder la parole à un second narrateur qui, lui, s’exprimerait à la troisième personne, sans que ce changement provoque une impossibilité énonciative. Il n’en demeure pas moins que le cas présenté par J’irai cracher sur vos tombes s’avère problématique : Lee ne pouvait pas raconter sa propre mort, raison pour laquelle un second narrateur fait son apparition, mais sa mort a également pour effet de raturer tout le récit qui précède, qu’elle rend impossible. Par conséquent, le passage de la P1 à la P3 fait ici problème. Nous partirons du principe, en l’état, que Lee est celui qui assume, au premier abord, le rôle de narrateur dans les deux cents premières pages.

Où ? Des conditions d’énonciation opaques

7La question suivante, qui concerne le lieu d’où est produit l’énoncé, ne comporte pas de réponse. Nous savons, tout au plus, que Lee s’adresse ponctuellement à un vous qui n’est pas identifié. En effet, il est possible de retrouver quelques emplois de la deuxième personne du pluriel dont le(s) référent(s) demeure(nt) toutefois inconnu(s), comme c’est le cas, par exemple, au chapitre 3 : « je vous le dis » (Vian, p.43). Ce vous constitue-t-il une métalepse par adresse directe au lecteur ? Désigne-t-il un allocutaire testamentaire auquel Lee aurait laissé un témoignage écrit ? Un policier chargé de son interrogatoire ? Aucune information n’est explicitement transmise par le texte concernant les conditions de production de l’énoncé. À vrai dire, ces trois hypothèses sont admissibles sur le plan extratextuel, dans la mesure où ces emplois de la deuxième personne du pluriel provoquent, quoi qu’il en soit, une forme de jeu avec le lecteur, qui se trouve mis en abyme dans le roman, placé dans le rôle de témoin du récit qu’il est en train de lire et de celui de juge chargé de délibérer quant aux actes du narrateur, et ce indépendamment du référent de ce vous. Cela ne change, en revanche, rien au fait qu’il lit l’histoire d’un narrateur qui n’a pourtant pas pu la raconter. En outre, nous ne pouvons écarter l’hypothèse de l’usage d’un datif éthique qui ne renverrait donc pas à un allocutaire spécifique, mais consisterait davantage en une formulation simulant une prise à témoin, sans référent effectif. Ce que nous ne pouvons, pas plus que le reste, confirmer, compte tenu de l’absence de plus amples précisions sur le contexte énonciatif. Toutefois, ces éléments ne semblent pas indispensables en eux-mêmes, puisque le lecteur n’a pas besoin de savoir où se trouve le narrateur lorsqu’il performe la narration dans le cas présent, bien que cette information aurait pu être susceptible de nous renseigner davantage sur les conditions énonciatives qui paraissent, ici, particulièrement énigmatiques.

Quand ? Une temporalité problématique

8En revanche, la question temporelle de la situation d’énonciation se révèle bien plus troublante et cruciale. En effet, nous nous trouvons face à un cas de narration dite ultérieure (Genette, [1972] 2019, p.277), dans laquelle le temps du récit succède au temps de l’histoire, en témoignent notamment l’emploi du passé simple et de l’imparfait, qui seront les deux temps majoritaires de la narration de Lee (voir Vian, p.11). La temporalité narrative adoptée ici suppose donc un moment d’énonciation postérieur aux faits rapportés, à partir duquel le narrateur autodiégétique procède au récit de l’histoire qui, elle, s’est déjà produite : soit un individu, Lee Anderson, raconte à un instant T ce qui s’est produit antérieurement à l’instant T. Mais, comme nous l’avons déjà souligné, le problème tient justement en ceci qu’au cours de cette histoire, qui s’est donc déjà déroulée avant que l’on n’en propose le récit, Lee meurt. Pour schématiser, nous pourrions dire que le système narratif est analogue à la situation suivante : un individu X nous raconte sa journée de la veille, au cours de laquelle il trouve la mort. Or s’il est mort hier, comment peut-il nous le raconter aujourd’hui ? Par conséquent, le seul moment au cours duquel Lee aurait pu produire son récit de manière tangible se trouve forcément situé quelque part entre l’interruption de sa narration et sa mort, soit dans l’interstice du glissement entre la P1 et la P3. Or, là encore, la fenêtre de tir, soit le basculement entre deux régimes narratifs, qui aurait pu faire de ce roman une fiction possible s’avère non concluante.

9Le récit de Lee s’interrompt, en effet, au chapitre 21, au moment où il monte dans la voiture de Lou Asquith qu’il vient de tuer : « Alors, je l’ai laissée et je suis remonté vers la voiture. Je pouvais à peine me traîner ; des choses brillantes me passaient devant les yeux » (p.202). La fin de la partie narrative prétendument assumée par Lee Anderson se conclut donc par un procès effectué antérieurement à son récit : Lee, visiblement affaibli et blessé par sa lutte avec Lou s’étant terminée par le meurtre de celle-ci, monte dans la voiture et s’apprête à quitter les lieux. Nous ne retrouverons le personnage, qui n’assume désormais plus la narration, qu’au chapitre 23 : « Lee mâchait à vide. Sa main droite se déplaçait nerveusement sur le volant pendant qu’il écrasait l’accélérateur de tout son poids » (p.207). Comme nous pouvons le constater dans ces citations, la partie à la P3 reprend la narration exactement là où la P1 l’avait laissée. Nous pouvons donc supposer qu’il existe un temps nul ou, tout du moins, insuffisant à produire le récit, au cours du glissement entre les deux narrateurs, et au beau milieu d’une course poursuite en voiture qui plus est. Lee se trouvant seul au volant, mal en point à la suite du meurtre de Lou, et poursuivi par les forces de l’ordre, il est peu vraisemblable qu’il ait pu écrire ou raconter oralement (et pour lui seul, mais en s’adressant à un vous imaginaire, ce qui paraît d’autant plus étrange), un témoignage de plus de deux cents pages, et cela tout en conduisant à toute vitesse pour tenter d’échapper aux tirs des policiers. Néanmoins, puisque Lee n’est pas encore mort, nous pourrions logiquement envisager qu’il ait pu produire son énoncé entre le moment de la course poursuite et celui où il meurt. En ce cas, la narration à la P3 aurait débuté en amont, avant que Lee ne procède à son récit. Or, la suite du texte ne laisse aucun doute : quelques lignes plus bas, il est précisé que Lee, sortant de son véhicule, « percevait à peine le bruit des sirènes derrière lui » (p.207) qui signalent l’arrivée des trois policiers du chapitre précédent. Ensuite, les tirs commencent à pleuvoir : « il (…) sursauta sous le choc de la balle qui lui traversa l’épaule droite » (p.208), trouve refuge dans « une sorte de bâtiment » (p.209) que les policiers cernent dès la page 210, puis trouve la mort à la page suivante : « sa tête retomba sur sa poitrine », « son corps se relâcha et s’affala avec lenteur » (p.211).

10Par conséquent, le seul moment susceptible de supporter la production de l’énoncé n’est pas un moment de narration possible, car il n’y a ni interruption temporelle ni ellipse significative dans le glissement entre les deux régimes de narration et, dans la mesure où aucun interstice ne se présente entre le moment de la course poursuite et celui de la mort de notre supposé narrateur, nous pouvons en conclure qu’il n’existe pas de moment d’énonciation, et que celle-ci n’a jamais eu lieu. Ainsi, à la question quand pouvons-nous situer le moment d’énonciation ?, il nous faut répondre en toute logique : jamais, car il n’existe pas, de sorte que le récit que nous lisons ne peut pas exister, en ce que son énonciation est temporellement impossible.

11De ce fait, si le récit à la P1 simule une énonciation avec plan embrayé (voir Maingueneau, 1993, p.43), l’ici imprécis et le moment impossible dans J’irai cracher sur vos tombes privent la narration de ce plan. L’impossibilité telle qu’elle est présentée par ce roman tient donc, à l’origine, à une faille temporelle provoquée par la mort du narrateur au cours du récit.

Hypothèses interprétatives : quels sont les enjeux soulevés par cette impossibilité ?

12Si la narration produite par Lee Anderson s’avère temporellement impossible, comment interpréter, alors, cette impossibilité ? S’il ne s’agit pas de trouver là une réponse qui aurait pour effet de résoudre ce paradoxe, plusieurs pistes explicatives ont néanmoins ont le mérite de suggérer une série d’autres problèmes qui nous permettent de creuser les enjeux de cette impossibilité.

La faille temporelle révèle-t-elle une maladresse auctoriale ?

13La solution la plus rationnelle susceptible d’expliquer ce paradoxe consisterait tout simplement à postuler une maladresse de la part de l’auteur. Cette hypothèse d’une erreur de trame narrative qui serait passée inaperçue, tant pour l’auteur, pour l’éditeur que pour la majorité des lecteurs, est tout à fait plausible lorsqu’on s’intéresse à la genèse de l’œuvre. En effet, J’irai cracher sur vos tombes constitue le produit d’une sorte de pari conclu entre Boris Vian et Jean d’Halluin, son éditeur, et dont l’origine est notamment racontée par Noël Arnaud dans Les Vies parallèles de Boris Vian (1981, p.137-168). En résumé, Jean d’Halluin cherchait à publier un best-seller pour assurer financièrement les Éditions du Scorpion, ce à quoi Boris Vian aurait répondu en rédigeant, en une quinzaine de jours et à l’occasion d’un voyage, le roman tel que nous le connaissons. Toutefois, cette hypothèse d’une maladresse de la part de l’auteur semble simpliste et s’avère surtout impossible à vérifier, nous plongeant malgré nous dans l’incapacité de l’affirmer ou de la confirmer. En outre, elle s’échappe du cadre narratologique et stylistique qui est celui de nos recherches pour nous pousser vers l’histoire littéraire et la biographie, qui ne sont pas des options d’analyse que nous avons privilégiées. Car si nous en restions là, à constater une faille dans la construction narrative et à supposer que son origine relève d’une maladresse auctoriale, nous passerions à côté de ce que cette impossibilité implique en termes théoriques et en potentiel de la fiction.

La faille temporelle révèle-t-elle un sabotage auctorial intentionnel ?

14Si l’impossibilité énonciative du roman pourrait constituer une maladresse de la part de l’auteur, ne serait-il pas également envisageable d’imaginer que cette supposée maladresse soit, en réalité, purement intentionnelle ? C’est là que se rejoignent les questions génétiques et génériques de l’œuvre. À ce titre, Noël Arnaud, dans Les Vies parallèles de Boris Vian, évoque les intentions de l’auteur au moment de la conception du roman :

Les visées de Boris sont tout autres : amateur passionné de littérature américaine, et de la meilleure, il assiste à la dégradation rapide du goût des lecteurs sous la marée des produits de pacotille haussés au rang des chefs-d’œuvre par la puissance de la publicité. Démontrer que le public se délecte de bas morceaux, démontrer qu’une pareille littérature se fabrique industriellement et que c’est pitié d’être aussi crédule et aussi perverti (esthétiquement parlant), voilà ce qu’il a en tête (1981, p.141-142).

15Cette explication est doublement intrigante en ceci qu’elle soulève à la fois l’attrait de l’auteur pour la littérature américaine, et l’on sait son admiration pour Raymond Chandler notamment, mais aussi une volonté de dévoiler le peu de soin apporté à un format littéraire qui suscite pourtant l’engouement des lecteurs. Il semble donc que le projet initial concernant le roman comporte un double mouvement à la fois admiratif et dénonciateur. Or, précisément, l’on hésite souvent quant au choix du terme à employer pour désigner la genèse et la réception de J’irai cracher sur vos tombes : s’agit-il d’une parodie ? D’un hoax ? D’un pastiche ? D’une mystification ? D’un canular ? D’une supercherie ?

16D’un côté, l’inclination de Boris Vian pour la littérature américaine fait de cette œuvre un pastiche de roman noir américain, en ceci qu’elle en reprend les codes génériques, notamment la violence, le récit des crimes, et tout ceci dans un cadre très américain. Presque trop américain pourrait-on dire, et c’est peut-être là que se dévoile, d’un autre côté, la dimension parodique du récit qui accumule voire hyperbolise les références topographiques et culturelles : les prénoms des personnages sont courts et anglophones (Lee, Jean, Lou…), ils s’adonnent à des festivités qui rassemblent ce qu’il faut d’alcool et de sexe, le texte foisonne de marques et noms propres typiquement américains… Par conséquent, au-delà de l’hommage évident à un genre qu’il affectionne tout particulièrement, J’irai cracher sur vos tombes est marqué par l’ambiguïté du pastiche, qui relève tout à la fois de l’admiration et de la parodie, selon Véronique Klauber (2023). Parodie qui se définit, quant à elle, comme un détournement (Gérard Genette, 1982) conventionnel, désignant « tout discours reprenant un autre discours avec une intention comique, ludique ou satirique » (Sangsue, 2023). Le genre du roman noir américain n’est donc pas seulement imité, mais détourné : d’une part parce qu’il a été écrit par un auteur qui n’a jamais mis les pieds en Amérique, d’autre part parce que ses codes sont amplifiés et accumulés tout au long du récit3. Cette ambiguïté du pastiche est, en outre, d’autant plus forte qu’elle s’accompagne d’une véritable mystification par la création de la figure auctoriale de Vernon Sullivan, censé se porter garant du texte dans la mesure, notamment, où il est un auteur américain, quand Boris Vian n’aurait fait que traduire son œuvre. Clara Sitbon, dans « Le Canular littéraire, ou hoax : déconstruire pour mieux reconstruire de nouveaux paradigmes interprétatifs ? », préfère parler, à propos de J’irai cracher sur vos tombes, de hoax, soit « création littéraire qui remet en question la place, le statut, ainsi que la légitimité de l’auteur » (Sitbon, 2014, p.94), et Jean-François Jeandillou, de supercherie ([1989] 2001). Si chacun de ces termes se justifie concernant le roman, il n’en reste pas moins que nous sommes face à un roman noir américain supposément écrit par un auteur américain (qui se révèlera inventé de toute pièce, la fiction se voulant donc à la fois intra et extratextuelle), jusqu’à ce qu’un incident judiciaire finisse par dévoiler ce que l’on peut qualifier de mystification, supercherie, canular ou hoax : ce roman est en réalité un pastiche ambigu, composé par un auteur qui n’a jamais voyagé en Amérique, et il pourrait, en outre, comporter une dimension satirique en ce qu’il dénoncerait le nivellement par le bas du genre du roman noir. Le statut de l’œuvre paraît, ainsi, reposer sur un équilibre précaire et une certaine forme d’indécision, si bien qu’il devient tout à fait légitime de se demander si, dans tout ce qui a participé à produire cette mystification, l’impossibilité énonciative provoquée par la mort du narrateur au cours de l’histoire qui précède son récit ne serait pas, finalement, une volonté intentionnelle de démontrer au lecteur qu’il se contente de bien peu de choses puisque l’histoire qu’il lit est impossible, ne tient pas la route sur le plan narratif, et qu’elle n’a même pas été écrite par un auteur américain.

17L’impossibilité énonciative dans J’irai cracher sur vos tombes pourrait donc tout aussi bien relever d’une maladresse, favorisée par sa rapidité de conception, que d’un sabotage intentionnel du système narratif qui s’inscrit dans le cadre d’un canular littéraire, dont la fonction serait de dévoiler la médiocrité des best-sellers de l’époque et des lecteurs qui les consomment. Cependant, puisque personne ne semble s’être interrogé sur le statut du narrateur, que l’auteur lui-même n’a jamais affirmé avoir volontairement saboté son œuvre dans ce but, cette hypothèse, si elle a le mérite de rejoindre la genèse chaotique de l’œuvre et d’en dévoiler l’opacité générique, reste, tout autant que la première, invérifiable. Boris Vian a-t-il volontairement rendu impossible son récit ou bien, tout comme le lecteur, ne s’est-il pas aperçu du paradoxe que provoquait la mort du narrateur ? Ces hypothèses, bien qu’intéressantes, constituent, quoi qu’il en soit, des impasses.

Un cas de prosopopée ?

18Une troisième hypothèse serait parfaitement à même de réduire le paradoxe produit par l’impossibilité énonciative du roman et tiendrait en l’emploi d’une figure de style, la prosopopée4, qui permettrait à Lee, désormais mort, de produire néanmoins son énoncé. Toutefois, ce cas de figure pose, lui aussi, un certain nombre de problèmes.

19Tout d’abord, et d’un point de vue plus large, est-il possible, en fiction, qu’une entité morte s’exprime voire assume la narration d’une œuvre ? Oui, et c’est le cas de plusieurs œuvres que nous évoquions en introduction. En revanche, cela est susceptible de rompre le pacte de lecture, qui tient en un pacte générique, ce qui provoquerait toutes sortes de nouveaux problèmes ou paradoxes. En effet, un mort qui prend la parole est un cas qui relève, a priori et jusqu’à preuve du contraire, du surnaturel. Or, l’admission du surnaturel dans le monde de fiction de J’irai cracher sur vos tombes ferait inévitablement basculer le roman dans une autre catégorie générique que la sienne : de pastiche de roman noir américain, il deviendrait fantastique voire merveilleux, ce qui revient à rompre le pacte initial. Et si la forme du pastiche peut induire un détournement des conventions génériques, rappelons que J’irai cracher sur vos tombes a été publié comme un roman noir américain, et que c’est seulement à partir du moment de la révélation de l’identité de son véritable auteur que l’on a pu le qualifier de pastiche. Par conséquent, si l’on aurait pu supposer un détournement de la vraisemblance du genre du roman noir, qui « est considéré comme étant, par essence, une littérature du réel » (Belhadjin, 2010, p.67), par l’introduction d’une prosopopée, ce serait oublier là que le roman relève avant tout de la mystification, et qu’il devait donc se faire passer pour ce qu’il n’est pas : un roman noir américain (ce qu’il prétend être), et non un pastiche (ce qu’il est effectivement et qui ne sera révélé que postérieurement à sa publication). En outre, le statut du narrateur et le présupposé emploi d’une prosopopée ne sont jamais assumés tels : à aucun moment il n’est question de ce que le narrateur qui assure le récit est en réalité déjà mort et nous parle d’outre-tombe. Par ailleurs, si l’on pourrait envisager de lire J’irai cracher sur vos tombes comme un récit fantastique plutôt que comme un pastiche de roman noir américain, c’est-à-dire indépendamment du genre auquel il appartient à l’origine (voir Schaeffer, 1989, p.181-185), il ne nous semble pas que cela puisse réellement résoudre notre problème. En effet, le lire sous le prisme d’une autre catégorie générique n’enlève rien à ce que la mort du narrateur pose problème quant au projet initial formulé par l’auteur et son éditeur. Lire ce texte comme un roman fantastique revient seulement à faire abstraction du paradoxe qu’il présente, mais non à le réduire effectivement. Dès lors, l’hypothèse de la prosopopée se révèle, à première vue, plausible, mais problématique du point de vue du pacte générique – notamment en ce qu’elle contredit la mystification mise en œuvre –, et, par conséquent, peu satisfaisante. 

20Par ailleurs, au-delà de la question de la prosopopée, pourrait-on partir du principe que l’univers fictif singulier de J’irai cracher sur vos tombes comporte une loi qui admette la faculté de parler après la mort sans que cela ne constitue un fait surnaturel ou une impossibilité ontologique ? En ce cas, dans le cadre de cette fiction, n’importe quel personnage, indépendamment de son statut vivant ou mort, serait en mesure d’assurer la narration du récit, et cette particularité constituerait une norme de l’univers fictionnel représenté. Le moment de narration qui pose problème dans le cas présent, puisque Lee n’a pas pu produire son récit avant sa mort, ne constituerait donc plus un paradoxe en tant que tel puisque le héros aurait parfaitement pu réaliser la narration de son histoire après son décès. En un sens, puisque l’univers représenté dépasse la somme des phrases de l’œuvre, dans la mesure où les mondes fictionnels sont incomplets, on pourrait envisager que ce trait, la faculté de parler après la mort, loin de remettre en cause la catégorie générique de l’œuvre, réponde tout simplement à une loi fictionnelle non connue du lecteur (voir Pavel, [1988] 2017, p.175). Cette possibilité se voit, en outre, renforcée par la dimension parodique de l’œuvre : si le roman noir américain se veut a priori soumis à une certaine vraisemblance, l’œuvre pastiche aurait la possibilité d’en détourner la règle afin de proposer un récit produit par un narrateur mort. Néanmoins, et comme l’ont souligné Thomas Pavel ([1988] 2017, p.173) et Marie-Laure Ryan (1980) : le monde minimal correspond au réel et, par conséquent, en l’absence d’indication contraire, nous devons partir du principe qu’un narrateur mort ne peut pas, dans un pastiche de roman noir américain, prendre la parole. De plus, et quand bien même ce serait le cas, d’une part, cela nous ramène aux mêmes écueils que pour la prosopopée, et d’autre part, le narrateur n’aurait, en toute logique, pas besoin qu’un narrateur P3 termine son récit, qu’il serait parfaitement en mesure d’achever lui-même, et ce malgré sa mort. En effet, si ce roman relevait du merveilleux par la prosopopée, ou s’il admettait une loi permettant de parler après la mort, pourquoi faut-il alors que la narration s’interrompt justement à la mort du narrateur, et soit relayée à une tierce instance, précisément à ce moment-là, comme si la mort empêchait le narrateur de parler ? C’est, d’ailleurs, d’autant plus paradoxal que sa mort devrait théoriquement l’empêcher de raconter son histoire depuis le début, et pas seulement le passage dans lequel elle est racontée.

21La prosopopée et les lois fictionnelles constituent donc des hypothèses doublement insatisfaisantes, et nous pouvons en conclure que la mort du narrateur rend bel et bien sa narration impossible.

Le récit est-il authentique ?

22Et si les parties respectives à la P1 et à la P3 n’avaient pas été écrites par le même auteur ? C’est une troisième hypothèse que nous permet d’envisager Todorov et ce qu’il définit comme la loi de non-contradiction, dans le chapitre 5 de Poétique de la prose : « si une incompatibilité référentielle s’ensuit de la juxtaposition de deux passages, l’un des deux au moins est inauthentique » (1971, p.67). En d’autres termes, dans la mesure où la partie à la P1 et celle à la P3 ne fonctionnent pas identiquement, cela pourrait impliquer deux auteurs distincts, dont l’un ne serait pas l’auteur d’origine. Cette hypothèse, quoique peu crédible sur le plan historique pour ce qui concerne J’irai cracher sur vos tombes, a le mérite d’ouvrir de nouveau la question de la genèse chaotique de l’œuvre. De là à affirmer que Vernon Sullivan aurait bel et bien existé et écrit les deux cents premières pages, avant que Boris Vian n’ajoute la partie à la P3 pour clore, peut-être, le récit, sans s’apercevoir qu’il provoquerait, du même coup, un paradoxe énonciatif, c’est un pas que nous ne franchirons pas, dans la mesure où cette hypothèse, théoriquement et génétiquement intéressante, est, comme nous le savons, historiquement erronée (voir Bayard, 2010, p.64-71).

23Nous pouvons potentiellement, toutefois, appliquer cette théorie de manière intratextuelle : elle signifierait alors que l’un des deux narrateurs serait inauthentique. Or, précisément, le récit à la P3 est assumé par un narrateur dont l’identité nous demeure inconnue. Pourrait-on suggérer, pour aller plus loin encore, que l’un de ces deux narrateurs n’existe pas ? Mais lequel ? Si la P3 est inauthentique, alors Lee aurait simulé sa mort, la racontant à la troisième personne, tout en échappant à la fois à la vigilance des policiers et du lecteur (et l’on peut, dès lors, l’imaginer poursuivre paisiblement son existence sous une autre identité), mais, en ce cas, qui a été abattu à sa place, si tant est que quelqu’un ait effectivement été abattu ? Il s’agit là d’une hypothèse, encore une fois, invérifiable. Si c’est, en revanche, la P1 qui est inauthentique, alors ce n’est pas Lee qui parle, ce qui nous amène à une autre hypothèse : la feintise narratoriale.

Une feintise narratoriale ?

24La P1 pourrait, en effet, être feinte par le narrateur P3. Si un auteur peut adopter un système narratif de première personne sans pour autant être confondu avec le narrateur (du moins, du point de vue de la narratologie classique), pourquoi un narrateur ne pourrait-il pas raconter une histoire par l’intermédiaire de la première personne qui ne le désigne pas, de la même façon que le je du narrateur ne désigne pas l’auteur ? En ce cas, la première personne deviendrait un choix stylistique du narrateur P3 qui en serait l’auteur. Cette hypothèse a le mérite, d’une part, de résoudre notre paradoxe temporel, et d’autre part, de mettre en abyme les idées de simulation et de feintise ludique (voir Searle, 1982) qui ont souvent été soulignées au sujet de la fiction. Toutefois, et au même titre que les autres, elle demeure une hypothèse invérifiable, tout en relançant le problème du relai narratif : pourquoi, si notre narrateur P3 feint d’abord d’être un P1, ne le feint-il pas jusqu’au bout ?

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25En conclusion, nous pourrions revenir brièvement sur la réception de l’œuvre. En effet, ce qui demeure particulièrement intrigant à propos de l’impossibilité énonciative de J’irai cracher sur vos tombes, c’est que personne ne semble l’avoir constatée, du moins ne s’y est intéressé outre mesure. Cela pose deux questions.

26En premier lieu, parallèlement à J’irai cracher sur vos tombes, existe-t-il d’autres textes à la P1 dont la situation d’énonciation, indispensable à la production du récit, ne peut avoir existé, sans que les lecteurs en aient fait cas ? En d’autres termes, J’irai cracher sur vos tombes est-il un cas isolé ? À ce titre, d’ailleurs, Gérard Genette exprime, dans le chapitre de Figures III qui porte sur la voix narrative, une posture de lecteur qui semble tout à fait intéressante, en regard de l’insignifiance accordée à la possibilité énonciative : « lorsque je lis Gambara ou le Chef-d’œuvre inconnu, je m’intéresse à une histoire, et me soucie peu de savoir qui la raconte, où et quand » (1972, p.273). Par conséquent, si l’on ne remarque pas l’impossibilité énonciative, qu’est-ce à dire de la fiction ? Dans la mesure où la fiction simule la situation énonciative, qui est aussi fictive que le récit, l’interrogation principale qui semble se dégager du paradoxe que nous venons de présenter, tient en ce que l’énonciation, dans les textes de fiction, pourrait s’avérer non opérante, puisque fictive, elle aussi, et nos perceptions des différents systèmes narratifs, qui s’appuient en large partie sur la linguistique énonciative, pourrait tout aussi bien s’avérer illusoires, dans la mesure où ils ne semblent pas cerner les possibles, ou les impossibles, de la fiction. Preuve en est : cette situation d’énonciation impossible ne gêne en aucune façon la lecture de l’œuvre et la transmission de l’histoire.

27En second lieu, pourquoi cette impossibilité ne semble-t-elle pas avoir été constatée ? C’est que la P3 prend ici naturellement le relais de la P1, dans sa suite chronologique : le personnage tue les deux filles Asquith, est pris en chasse par la police, se réfugie dans une grange, puis meurt. En outre, le basculement de la P1 à la P3 intervient au climax du récit, moment de tension forte qui aurait pour effet de dissimuler, ou de faire oublier au lecteur le problème logique que la mort du narrateur pose en termes énonciatifs. Sylvie Patron, à propos de Julian Rulfo, relève, au sujet d’un cas plus ou moins proche de celui de J’irai cracher sur vos tombes, un sacrifice de la vraisemblance au profit de l’histoire (Patron, 2016). Ce qui est raconté deviendrait alors plus important que la manière dont on le raconte, si bien que l’incohérence pourrait ne pas se remarquer : peu importe que le texte n’ait pas pu être énoncé, puisque nous le lisons et qu’il raconte une histoire que nous sommes en mesure d’apprécier pour elle-même. Cela ouvre notamment à la question de l’horizon d’attente des lecteurs de romans noirs : le paradoxe énonciatif est-il vraiment un obstacle à la satisfaction des attentes du lecteur ? Il semble que non, puisque celui-ci n’a pas été remarqué outre mesure.

28Il demeure de toutes ces hypothèses que l’impossibilité énonciative telle qu’elle se manifeste dans le roman induit toute une série de problèmes à chaque tentative d’explication, et ces difficultés ont à voir, au moins en partie, avec l’indécision et la précarité de son statut générique. En ce sens, dans « Cosmologie du récit : des mondes possibles aux univers parallèles », Marie-Laure Ryan propose une typologie tout à fait intéressante :

Il existe trois types de textes, comparables à trois types d’art visuel : textes à monde cohérent, comparables à la peinture réaliste ; textes en « fromage suisse » comparables à la combinaison de réalisme et de perspective impossible d’Escher ou de Magritte ; et les textes sans monde, où ne s’esquissent que des formes éphémères, comparables à la peinture abstraite (Ryan, 2010, p.56).

29Or, justement, quel genre de peinture représenterait J’irai cracher sur vos tombes ? Nous ne pouvons le placer dans les mondes cohérents, bien que le cadre paraisse plutôt réaliste de prime abord, en ceci que le narrateur qui assume le récit est mort et ne peut avoir énoncé l’histoire que nous lisons. Il n’est pas non plus tout à fait un texte en fromage-suisse, pour reprendre la terminologie de Marie-Laure Ryan, puisque sa dimension impossible n’est pas assumée et ne constitue pas une donnée fondamentale de l’histoire : le narrateur n’est pas censé raconter son histoire d’outre-tombe, comme c’est le cas du film Sunset Boulevard par exemple ; il n’entre pas dans le cadre de l’autothanatographie évoquée par Frédéric Weinmann, mais son statut change au cours du récit sans que rien n’en soit explicitement formulé, et cela sans même que le lecteur ne le remarque. Nous ne pouvons pas plus, enfin, l’inclure dans les textes sans monde, puisque l’univers représenté par le roman paraît, hormis ce paradoxe temporel, tout à fait vraisemblable. Il semble, par conséquent, que l’impossibilité énonciative génère une indécision statutaire concernant le roman, tout autant qu’elle est générée par elle : en ce sens, les deux phénomènes, celui de la genèse pour le moins singulière et celui de la faille temporelle s’autoalimenteraient de façon à rendre vaine toute tentative de réduction du paradoxe.