Questions sur l’anthropologie voltairienne, à partir de l’article "Égalité" (suite)
1Alors que la majorité des encyclopédistes tiennent l’homme pour un animal naturellement sociable, comme les castors et les bisons (pour user de comparaisons voltairiennes), Rousseau considère que le genre humain est une espèce animale à part et que la sociabilité est un produit de la culture (il situe son apparition à l’époque des sociétés familles ou second état de nature). Sinon, qu’est-ce qui attacherait un homme à un autre homme ou à une femme, demande Rousseau ? Il en est de la sociabilité comme de l’amour parental ou de l’amour maternel : c’est le résultat de la douce « habitude de vivre ensemble » i, donc d’un processus culturel. Élisabeth Badinter a depuis prolongé et démontré le bien-fondé de cette hypothèse ii. Pour Voltaire, cette opinion est tout simplement « abominable » iii, sans qu’il s’explique davantage.
2La notion de sociabilité naturelle fait partie des présupposés anthropologiques de la micro-fable, ainsi qu’on peut le déduire de La Philosophie de l’histoire (chap. « Des sauvages » iv) ou de l’article Homme des Questions v. Ce qui est plus gênant, c’est qu’il en tire des relations de services et de besoins qui deviennent sous sa plume autant de synonymes de servitude.
3Remontons à l’origine de ce détournement du terme de besoins que Rousseau avait clairement distingué des passions dans son Discours sur l’origine. La réaction de Voltaire à la lecture du modèle anthropologique rousseauiste est symptomatique de son utilisation toute idéologique des besoins dans sa conception inégalitaire des sociétés humaines :
... Après avoir montré, écrit Rousseau, que la perfectibilité, les vertus sociales et les autres facultés que l’homme naturel avait reçues en puissance ne pouvaient jamais se développer d’elles-mêmes, qu’elles avaient besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne pas naître, et sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa condition primitive, il me reste à considérer et à rapprocher les différents hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine, en détériorant l’espèce, rendre un homme méchant en le rendant sociable, et d’un terme si éloigné amener enfin l’homme et le monde au point où nous les voyons... (Discours, p. 92) Quoi! ne vois-tu pas que les besoins mutuels ont tout fait ? commente Voltaire.
4 De ces « besoins mutuels », l’article Patrie tire une origine possible mais peu vraisemblable des premières sociétés : « Quelques familles s’assemblent d’abord contre les ours et contre les loups ; celle qui a des grains en fournit en échange à celle qui n’a que du bois » (Patrie, 316) vi. En extrapolant ce modèle, l’article Égalité rabat les besoins physiques (la faim) et les passions (le penchant violent « pour la domination, la richesse et les plaisirs ») sur des relations de service qui sont désormais imposées par la dépendance économique. L’exploitation de l’homme par l’homme devient ainsi le mode de fonctionnement « normal » des sociétés.
5Il en est de même dans le second des Entretiens d’un sauvage et d’un bachelier (1761), antérieur de trois ans au DP. Un sauvage de bon sens nomme « intérêt public » le partage inégalitaire de la terre, sous prétexte que cela se pratique ainsi dans les pays civilisés :
LE BACHELIER - Çà, dites-moi, qui a fait les lois dans votre pays ?
LE SAUVAGE - L’intérêt public.
LE BACHELIER - Ce mot dit beaucoup; nous n’en connaissons pas de plus énergique: comment l’entendez-vous, s’il vous plaît ?
LE SAUVAGE - J’entends que ceux qui avaient des cocotiers et du maïs ont défendu aux autres d’y toucher, et que ceux qui n’en avaient point ont été obligés de travailler pour avoir le droit d’en manger une partie. Tout ce que j’ai vu dans notre pays et dans le vôtre m’apprend qu’il n’y a pas d’autre esprit des lois.
6L’explication, clairement ironique vii, ne tient pas debout : qu’est-ce qui a empêché ceux qui étaient privés de cocotiers et de maïs de renverser les pieux et de combler les fossés des possédants qui voulaient garder toutes les plantes pour eux ? Un état d’affaiblissement comparable à celui des familles indigentes affamées par la famille opulente ? L’interdiction prononcée par les propriétaires n’est justifiée que par sa finalité : asseoir une domination sociopolitique fondée sur la dépendance économique. Le cynisme de ce sauvage tout voltairien ne diffère pas de celui du Mondain de 1736.
7Dans cette logique d’exploitation et de domination économique, les lois (faites par les riches) ne font que conforter les riches dans leurs possessions : « chacun tue loyalement et pille son prochain avec une patente dans sa poche » (Lois, DP, 274). Autre point de rencontre avec Rousseau : Voltaire rejoint ici l’hypothèse du faux contrat social prononcé à la fin du Discours sur l’origine. Dans son discours « captieux » adressé à la multitude affamée, le riche « réfléchi » invoque des « devoirs mutuels » qui ne servent en réalité que des intérêts privés et non le bien commun viii.
8Le troisième point porte sur l’erreur méthodologique, je la résume très rapidement. Voltaire postule une anthropologie synchronique, alors que Rousseau travaille sur une diachronie très large, remontant jusqu’à la préhistoire de l’homme. Voltaire ne fait que reproduire l’erreur commune des théoriciens de l’état de nature qui ont péché par anachronisme :
Tous, parlant sans cesse de besoin, d’avidité, d’oppression, de désirs, et d’orgueil, ont transporté à l’état de nature des idées qu’ils avaient prises dans la société. Ils parlaient de l’homme sauvage, et ils peignaient l’homme civil. (Discours sur l’origine de l’inégalité, p. 62)
9Cette erreur est poussée à l’extrême, comme on l’a vu, dans l’article Égalité: une structure sociale inégalitaire contemporaine est projetée sur une situation tenue pour « originaire ».
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13Je conclus par deux réflexions. La première porte sur les apories théoriques de Voltaire. On constate dans l’article Égalité quelque chose qui se vérifie tout au long du DP : le défaut d’une pensée conceptuelle approfondie ou même tout simplement d’un effort théorique sérieux. Je verrais dans ces raccourcis, dans cet éparpillement du discours philosophique, dans sa réduction en slogans ou en bêtisier, un indice de l’isolement de Voltaire. Sa pratique littéraire à partir des années 1760 contraste avec les exposés méthodiques et démonstratifs de Rousseau et de Montesquieu, mais aussi d’Helvétius, d’Holbach et même de Diderot qui cultive lui aussi les formes souples (entretiens, contes), sans renoncer aux puissantes théories comme celle des 3 codes (nature, lois, religion) dans le Supplément au voyage de Bougainville (1772).
14Pourquoi les modèles anthropologiques de Voltaire sont-ils si lacunaires ? D’abord parce qu’il ne fait aucune distinction chronologique sur l’antériorité du développement de telle faculté humaine sur telle autre, et résume tout sous le terme d’instinct qu’il décline de diverses manières :
L’homme, en général, a toujours été ce qu’il est ; cela ne veut pas dire qu’il ait toujours en de belles villes, du canon de vingt-quatre livres de balle, des opéras-comiques, et des couvents de religieuses. Mais il a toujours eu le même instinct, qui le porte à s’aimer dans soi-même, dans la compagne de son plaisir, dans ses enfants, dans ses petits-fils, dans les œuvres de ses mains. (Philosophie de l’Histoire, 1765). ix
15Le mot instinct désigne tout aussi bien l’amour de soi que les sentiments, l’amour, l’amour-propre ou encore les passions. Seconde lacune de son anthropologie : Voltaire ne définit aucun lexique spécifique et se contente d’un catalogue de généralités. Dans l’article Lois I qui fournit sa conception la plus élaborée de l’espèce humaine, il ajoute (mais au nom de quels principes ?) la raison et la pitié aux « instincts » déjà répertoriés x :
Quand la nature forma notre espèce, et nous donna quelques instincts, l’amour-propre [l’amour de soi] pour notre conservation, la bienveillance pour la conservation des autres, l’amour qui est commun avec toutes les espèces, et le don inexplicable de combiner plus d’idées que tous les animaux ensemble ; après nous avoir ainsi donné notre lot, elle nous dit: Faites comme vous pourrez. (Lois, 269).
16Cette démission typique de la désinvolture du narrateur voltairien contraste évidemment avec la forte charpente de l’anthropologie rousseauiste, basée sur une distinction fondamentale entre l’homme de la nature et « l’homme de l’homme », c’est à dire l’homme dénaturé par l’homme, l’homme asservi par l’homme.
17La seconde réflexion porte sur l’articulation anthropologie / économie. Dans sa conception de l’histoire (Essai sur les mœurs, Philosophie de l’Histoire), Voltaire se place du point de vue de l’exercice du pouvoir et de ses manifestations. De même, dans son modèle anthropologique aux présupposés économiques, il adopte une perspective qui est celle des groupes privilégiés dont la puissance est fondée non sur la force ou la loi mais sur la dépendance. La fable de l’article Égalité tend à prouver que la société est inégalitaire dans ses origines et qu’elle n’évoluera jamais dans le sens d’une plus grande égalité : elle s’en tient une fois pour toute au tableau d’une société dans laquelle une poignée de privilégiés « regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire » (Discours sur l’origine, p. 124).
18En somme, le modèle anthropologique ainsi mis en scène est l’homo economicus, présenté comme universel et originel, ce qui peut apparaître choquant dans ces mêmes années 1760 qui voient la désastreuse libéralisation des cours du blé, opération qui ne profite qu’aux spéculateurs (voir les Dialogues sur le commerce des blés de Galiani, revus par Diderot, 1770 xi). Face à l’esprit des lois défendu par Montesquieu et Rousseau, l’article Égalité de Voltaire peut ainsi passer pour une parfaite illustration de l’esprit du capitalisme.