Sexes impossibles dans les fictions de la première modernité
1La représentation du sexe change dans le temps : le pouvoir de la censure, mais aussi l’évolution des mentalités et des stratégies de mise en fiction détermine la possibilité et l’impossibilité de représenter des scènes explicites. En France, un exemple récent est celui des livres de Gabriel Matzneff : si, en 1974, la description de l’union entre un homme mûr et une fille de « moins de seize ans » était possible, publiée, primée, vendue en librairie, si une telle union pouvait même être prônée et encouragée à l’écrit et à l’écran, cela n’est plus possible en 2020 : une enquête est ouverte, Gallimard retire les livres de la vente, et le site web, où Matzneff décrivait avec enthousiasme ses amours pédophiles, est fermé. En moins de trente ans, le périmètre du dicible a changé, parce que le rôle de la fiction, la définition du viol et la conception du consentement ont évolué. Si, encore en 2007, la fiction semblait radicalement éloignée de l’éthique (Jourde, 2007, p. 243), plus récemment, la critique a souligné son pouvoir de discuter les mœurs et d’affecter les lecteurs (Kalderon, 2009 ; Hagberg, 2010). Le mouvement #MeToo a contribué à redéfinir le périmètre du viol, en soulignant que la violence se déroule, le plus souvent, entre proches, au sein d’une même famille, à la faveur d’une relation d’amitié ou d’influence. De la même manière, la notion de consentement a été repensée, en montrant ses zones d’ombres et en soulignant l’impossibilité, dans certaines conditions, d’exprimer ou d’entendre un refus. Cela signifie que ce qui jadis semblait appartenir au domaine de la séduction – un homme mûr charme une jeune femme et la persuade d’entrer dans son lit – est désormais considéré une agression – un homme mûr a le pouvoir de contraindre une fille à céder à ses avances. Ces mutations rendent certains propos, qui paraissaient dicibles dans les années 1970, parfaitement obscènes.
2La loi peut intervenir pour les sanctionner. Après la suppression de la censure dans les pays occidentaux, les lois sur l’obscénité sont fixées pour sanctionner les textes qui pourraient offenser la pudeur. En France, mais aussi dans d’autres pays européens et aux États Unis1 les critères pour interdire un ouvrage sont semblables. L’article 163 du Code criminel français précise qu’il est légalement interdit de représenter ce qui suscite des intérêts lascifs (c’est-à-dire, qui peut inviter à effectuer des actes sexuels) et plus largement tout ce qui peut porter offense (en suscitant des actes dégradants ou violents). Ces premières recommandations soulignent le pouvoir perlocutoire du texte, c’est-à-dire son pouvoir d’agir sur le lecteur et les lectrices. En ce sens, tout écrit qui incite à commettre le viol doit être interdit. Le degré d’offense et jaugé en fonction de l’opinion des lecteurs : si leur opinion change, changera également le nombre de textes interdits. Ces recommandations ne s’appliquent pas si le texte appartient à la littérature, c’est-à-dire, si on lui reconnaît des qualités esthétiques qui en font une pièce patrimoniale, qu’il est nécessaire de conserver. La littérarité d’un texte et le degré de ce qui est tolérable de lire changent avec le temps : le cas de Les moins de seize ans en est un exemple. Puisqu’il encourage la pédophile, puisqu’il décrit ce qui est désormais considéré comme un viol, puisqu’il s’appuie sur un témoignage personnel qui ne semble pas fictionnel, cet ouvrage rentre désormais dans le spectre des textes que les lois sur l’obscénité pourraient sanctionner.
3Le changement radical, qui redéfinit aujourd’hui ce qu’il est licite de dire et de représenter en littérature, n’est pas inédit. Au contraire, le périmètre du licite n’a cessé de changer, en raison de l’évolution des mentalités et de l’intérêt politique de contrôler la circulation des livres. Un des changements les plus impressionnants a eu lieu en Europe à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle. Toute scène de sexe explicite disparaît alors des fictions. Cette disparition est particulièrement visible dans les nouvelles, où les scènes érotiques, avant 1570, étaient souvent assez explicites. Dans une des premières nouvelles du Décaméron (vers 1350), l’union d’un abbé avec une jeune femme est décrite dans le détail :
La giovane, che non era di ferro né di diamante, assai agevolmente si piegò a’ piaceri dell’abate, il quale, abbracciatala e basciatala piú volte, in sul letticello del monaco salitosene, avendo forse riguardo al grave peso della sua dignitá ed alla tenera etá della giovane, temendo forse di non offenderla per troppa gravezza, non sopra il petto di lei salí ma lei sopra il suo petto pose, e per lungo spazio con lei si trastullò2.
4L’abbé a surpris la jeune femme dans la cellule d’un moine et attend que ce dernier quitte la cellule pour y entrer à son tour, afin de persuader la jeune femme, qui n’a pas trouvé moyen de s’évader du monastère, de se donner à la lui. La nouvelle raconte que la jeune femme « se plie aux plaisirs de l’abbé » et décrit les formes et les postures du commerce amoureux. Il en va tout autrement après l’essor de la censure, quand le Décaméron est interdit et republié dans trois versions expurgées. Dans la réécriture par Luigi Groto (1588), la description sensuelle est élidée : l’abbé « temendo forse di non offenderla * con lei si trastullò »3. Groto signale l’élision par un astérisque, et soustrait au regard du lecteur l’image de la jeune fille perchée sur le grand corps nu de l’abbé.
5La même disparition a lieu dans les recueils de nouvelles qui paraissent à la fin du siècle. Encore en 1554, dans le recueil de Bandello, les images sensuelles sont nombreuses. Bandello décrit une scène que l’on retrouve également dans une nouvelle de Masuccio Salernitano (Novellino, III, 24) et de Pietro Fortini (Le piacevoli e amorose notti dei novizi, T. 2, 10). Une jeune veuve accueille la nuit, chez elle, son amant. Elle porte un masque :
Era con lei la sua Balia, mascherata ancora elle, la quale aiutò a spogliare la padrona di modo che l’avventuroso giovane contemplava con intento ed ingordo occhio la persona della donna snella e ben formata di giusta misura, con uno candidissimo petto decentemente rilevato, e due tonde niente pendenti mammelle, che parevano proprio da maestra mano formate. Vedeva anco le belle morbide carni da minio nativo colorite. Come ella fu spogliata si coricò appresso al giovane senza perciò toccarlo, e tuttavia con la maschera sul volto4.
6La femme procède à un lent strip tease, qui séduit l’œil « attentif et avide » du jeune homme. Elle laisse voir ses épaules, sa poitrine et découvre progressivement sa chair « rosée ». La nudité de la jeune femme est intégrale et inédite : rarement les femmes et les hommes du temps de Bandello quittaient la chemise qui couvrait tout leur corps. La jeune veuve n’enlève pourtant pas le masque qui dissimule son identité et qui semble ici servir d’accessoire érotique. Il en va tout autrement dans une version plus tardive de la nouvelle, recueillie par Scipione Bargagli dans ses Trattenimenti (1587) : la jeune veuve masquée accueille son amant, mais lui demande, s’il veut qu’elle se donne à lui, d’éteindre toutes les lumières. L’homme cède à son désir : « talché ammorzati i lumi, che ardevano nella camera, in quella colla donna sola, e al buio, rimase » (III, 1 p. 243)5. Comme au temps du code Hays, où les scènes sexuelles sont coupées dans les films américains, Bargagli cache au regard les corps des amants par un habile fondu au noir et laisse le spectateur libre d’imaginer la suite. L’effacement du sexe, dans ces deux nouvelles, n’est qu’un exemple ponctuel d’un changement radical : à partir de la fin du XVIe siècle, la représentation du sexe disparaît des récits imprimés. Il s’agira de comprendre pourquoi.
Pourquoi la représentation du sexe devient impossible
7La disparition du sexe est due à plusieurs raisons. Sans doute l’émergence de la censure y est pour beaucoup. L’Index de Trente (1564) et les index successifs sont précisément rédigés pour faire en sorte que certains livres disparaissent, qu’on en perde la trace, qu’on en oublie l’existence et l’histoire. L’Index de 1596 précise que certains livres interdits peuvent être republiés à condition d’être entièrement « corrigés » et indique les stratégies à suivre pour réaliser cette « correction ». Il faut « effacer tout ce qui est lascif et qui peut corrompre les bonnes meurs » (« lasciva, quae bonos bores corrumpere possunt, deleantur »), et notamment les « images obscènes » (« obscenae imagines »6).
8Les censeurs considèrent que les livres peuvent offenser certains fidèles et en corrompre d’autres. Ce qu’ils craignent, c’est le pouvoir perlocutoire de la fiction, qui reste, encore aujourd’hui, au fondement des lois sur la pudeur. Les écrits des censeurs laissent entendre que, pour eux, la fiction a le pouvoir de persuader et d’agir sur le lecteur. Dans leurs écrits, la lecture de scènes lascives agit puissamment sur l’imagination du lecteur : elle affecte ses émotions, et donc, selon la physiologie de l’époque, ses humeurs, son corps et ses désirs (voir Thouret, 2019). Dès lors, la lecture de descriptions lascives pousse nécessairement le lecteur à imaginer le sexe, à le désirer, à s’engager dans des actes sexuels non réglés par la raison. Pour empêcher ce processus qui, dans les écrits des censeurs, est assimilé à une chaîne de contaminations, il est nécessaire d’en couper la racine, c’est-à-dire, d’effacer des textes toute description sensuelle.
9La crainte des censeurs témoigne d’une nouvelle conception de la fiction. S’ils dénoncent le pouvoir perlocutoire de toute représentation, c’est qu’ils pensent que le récit représente directement le monde et que tout lecteur peut prendre l’histoire racontée pour un fait vrai, probable et vérifiable. Ils croient que le récit est le fait d’une mimésis : cette idée, relativement commune aujourd’hui, l’était beaucoup moins avant la réception de la Poétique d’Aristote, qui a lieu dans les mêmes années. Avant la fin du XVIe siècle, des auteurs comme Bandello et Boccace adoptaient une autre vision du récit, qui était moins conçu comme une représentation persuasive que comme une fiction énigmatique, que le lecteur devait interpréter. Pour Boccace, le livre est comme un jardin fleuri dans lequel le lecteur se promène, en cueillant les fleurs et en en laissant d’autres (p. 693)7. Il n’est pas obligé de lire les nouvelles qui lui déplaisent, s’il le fait, c’est parce qu’il cherche activement un plaisir scandaleux : le scandale est donc moins dans le sens des nouvelles, que dans son regard (p. 1257). Pour Bandello, les nouvelles peuvent être « disonestissime »8 : mais leur immoralité n’est pas source de scandale, parce qu’elles ne font que reporter des événements de l’histoire, et que chaque lecteur qui sait les interpréter peut en tirer un enseignement utile pour ses choix futurs. Le lecteur-interprète est en partie responsable du sens du texte : le réalisme persuasif des nouvelles, tantôt grivois, tantôt immoral, n’est qu’un leurre que tout interprète doit pouvoir dépasser pour saisir le sens véritable. C’est cette vision du récit qu’invoquent les défenseurs du Décaméron dans la querelle qui les oppose aux censeurs. Vincenzo Borghini et les députés florentins affirment :
Noi non crediamo che sia alcuno tanto fanciullo, che non riconosca questa per una favola non solamente non vera, ma né anche verisimile in parte alcuna e quelle di questa sorte, come è detto di sopra, non possono punto nuocere. Onde la santa Chiesa, che ha sempre perseguitati gli scritti degli eretici, non si è curata delle favole de’ gentili e le ha lasciate e leggonsi, come quelle che non possono arrecare danno alcuno9.
10Borghini affirme que le texte, malgré son réalisme apparent, n’est qu’une fiction (favola), qui n’est ni vraie, ni vraisemblable. Pour lui, aucun lecteur n’est si immature (fanciullo) pour ne pas le comprendre. Puisqu’il reconnaît la nature fictionnelle du texte, le lecteur se soustrait à son emprise : la nouvelle est une fiction, elle ne peut pas avoir lieu dans la réalité ; son sens apparent n’est qu’un leurre, qui doit être interprété par le lecteur.
11Que la nouvelle soit une fable inventée ou une histoire véritable, c’est au lecteur que revient la tâche d’en définir le sens moral, par l’interprétation. Dès lors, le scandale, si scandale il y a, est davantage le fruit s’une mauvaise interprétation que de la volonté explicite de l’auteur :
come fanno gli scrittori di questa sorte, si vede che [Boccaccio] cerca di dar piacere con la varietà dei casi, […] [Egli] tratta d’amore e d’altri avvenimenti buoni e cattivi e gravi e leggeri come da la sorte, lasciando il giudizio, come fanno anche gli altri scrittori, a chi legge, del bene e del male10.
12Pour Boccace et pour Borghini, le lecteur est autonome et les textes, qu’il soit fable ou histoire, ne peuvent pas le contaminer. Il en est tout autrement pour le censeur. Thomas Manrique, maître du Sacré palais chargé de la censure du Decameron, leur répond que les « temps ont changé », parce que les lecteurs ne prennent plus les nouvelles comme « un jeu »11, mais comme des récits univoques, et qu’ils s’en tiennent au sens littéral où sont souvent dépeintes des scènes de sexe illicite. Pour Manrique, le lecteur n’est pas autonome : il est séduit par le texte qui le porte à désirer les gestes qu’il lit. La Poétique d’Aristote souligne le pouvoir de persuasion du récit. Pour Aristote et ses commentateurs, la vraisemblance « est le moyen naturel efficace d’acquérir la foi » et la créance des lecteurs. En effet, selon Chapelain :
.. de deux histoires contraires ou diversement racontées on suit toujours celle qui a le plus de probabilité [car la probabilité] gagne doucement et empiète vigoureusement l’imaginative de celui qui écoute, et par la convenance des choses contenues en son rapport se le rend bienveillant (Chapelain, 2007, p. 197).
13Pour Chapelain, la fiction vraisemblable est plus performative que la fable et l’histoire vraie. Puisqu’elle est feinte, elle ne rapporte pas des faits, mais exprime la volonté de l’auteur ; puisqu’elle est vraisemblable, elle a le pouvoir de persuader le lecteur que ce qu’il lit est possible, probable, véritable. Puisqu’elle est probable, le lecteur peut en imaginer tous les détails et croire qu’elle se déroule devant ses yeux.
14Les soucis des poéticiens rejoignent alors les inquiétudes des censeurs : le récit vraisemblable a une emprise très grande sur l’esprit des lecteurs et des lectrices. Il faut donc en contrôler le sens, surveiller les images que le texte évoque, pour que le sens du texte soit conforme au « vrai » qu’il importe aux censeurs de défendre. On découvre ainsi que les propos d’un des plus grands poéticiens du temps, Ludovico Castelvetro, rejoignent les avis des censeurs. Cette convergence a de quoi surprendre : Castelvetro est un auteur évangélique, hétérodoxe, poussé à l’exil, ses textes sont contrôlés et censurés par Rome. Et pourtant, quand il s’agit de commenter le Decameron, il suit la même piste que les censeurs :
Ancora non è fatto con molta verosimilitudine che l’abate faccia che la giovane le salisca sopra il petto, non usandosi questi modi non usati e non naturali se non per tema d’ingravidare o per essere l’uomo troppo corpulento […]. Ma Boccaccio lasciò da parte il verosimile (in Perocco Donaldi, 1977, p. 95)12.
15Pour lui, il n’est pas vraisemblable que la jeune femme monte sur le ventre nu de l’abbé pour seconder ses désirs. Comme le faisait Groto dans sa version censurée, Castelvetro voudrait corriger la description des ébats amoureux dans la nouvelle I,4 du Decameron. Castelvetro ne corrige pourtant pas en raison de la censure mais au nom de la vraisemblance. A son avis, le récit des nouvelles ne doit être ni vrai ni fabuleux, mais conforme aux opinions morales des lecteurs. Or, d’après Castelvetro, il est improbable qu’un lecteur moyen puisse croire que l’abbé et la femme décident d’adopter une position si peu « naturelle » : il est donc opportun de corriger la nouvelle, pour la rendre plus vraisemblable. Groto préconise la même correction, mais pour rendre la nouvelle plus morale. Morale et vraisemblance vont de pair : pour être vraisemblable, un texte doit suivre l’opinion morale des lecteurs, pour être moral, un texte doit persuader que la norme morale est vraisemblable. Du temps de la censure, comme encore aujourd’hui dans les lois sur la pudeur, on définit ce qu’il est possible et tolérable de lire à l’aune de l’opinion morale du lecteur moyen.
16Or ce qui était tolérable pour un lecteur moyen, du temps de Boccace, ne l’est plus après l’essor de la censure. Ce n’est pas la morale qui a changé, mais la prise en compte de l’autonomie du lecteur. Si les lecteurs du XIVe siècle étaient décrits comme des interprètes autonomes et matures, à partir de la fin du XVIe siècle ils semblent devenir tous immatures et crédules. C’est du moins ainsi que les imaginent les auteurs des nouvelles. Dans sa traduction des nouvelles de Bandello, George Whetstone (1576) entend diriger la jeunesse (direction) et adresse ses nouvelles à un jeune immature (vnstayed youth) dans l’espoir de le conduire à agir bien.
[ Because the youth] who hauing the raines at libertie, are so hote on expence, as that they be many times surfited with incumberances, yea, tyred out right with prodigalitie, before they be brought into any perfect order of spending. For whose behalfe and forewarning, I haue collected together a number of my vnlearned deuises (Whetstone, 1576, p. 16)13.
17Giraldi Cinzio en Italie, Belleforest en France adressent également leurs nouvelles à des jeunes immatures, dans l’espoir de les corriger (voir Giraldi Cinzio, [1574] 2012 ; Belleforest, 1566). Pour ce faire, il est nécessaire d’ôter les scènes érotiques, parce que les lecteurs risquent de céder à la séduction du texte, d’imaginer les étreintes et de les désirer à leur tour. Comme le soulignent encore aujourd’hui les lois sur la pudeur, l’ampleur de la diffusion d’un texte doit dépendre de la maturité et de l’âge des lecteurs et des lectrices. Or, pour les auteurs et les censeurs, le lectorat, à partir de la fin du XVIe siècle, est globalement plus jeune, plus immature et plus sensible. Les raisons de ce changement sont multiples : d’un part, il est probable que la diffusion de l’imprimerie rende accessible, pour un public plus vaste, des textes jusqu’alors destinés à une élite de lecteurs-interprètes expérimentés. De l’autre, la Réforme et la montée des hétérodoxies ont montré qu’une lecture trop autonome pouvait avoir des conséquences importantes, et pousser les lecteurs à remettre en cause le sens des textes et, plus largement, le sens de leurs pratiques et de leurs croyances14. Enfin, les censeurs ont intérêt à faire en sorte que le lectorat soit guidé »et contrôlé dans la compréhension du texte.
18Le sexe disparaît alors des fictions publiées, pour reparaître sous le manteau, dans des textes confidentiels qui bravent l’interdit : si les Cinque giornate de l’Arétin sont interdites, l’Ecole des filles circule illégalement, ainsi que d’autres fictions érotiques qu’on ne devrait point lire, et qui sont pour cette raison qualifiées d’obscènes (voir Jeanneret, 2003, p. 23-46 ; DeJean, 2002).
Cacher le sexe : montrer le viol
19La disparition du sexe vient redéfinir le périmètre du représentable et engage la fiction dans de nouvelles pistes d’expérimentation narrative. La représentation du viol, ou plutôt de sa violence, reste possible. En témoigne le succès, en Europe, de la figure de Lucrèce, qui fonde le sujet de nouvelles, de poèmes narratifs et de pièces de théâtre (voir Donaldson, 1982 ; Quay, 1995). Les raisons de la promotion paradoxale du viol sont plurielles. Une raison est probablement liée à sa valeur symbolique : dans plusieurs nouvelles (notamment dans les histoires tragiques) et pièces de théâtre (Scédase, Titus Andronicus, Fuente Ovejuna) il permet d’exprimer l’injustice de la violence. Puisque l’acte charnel n’est plus l’objet de la représentation, ce qui reste visible est sa portée symbolique, qui permet aux auteurs de déplorer l’injustice des puissants sur les faibles, comme dans les nouvelles qui mettent en scène le viol collectif d’une jeune fille (Belleforest, [1572] 2013, nouvelle 7), les dérèglements passionnels des étrangers et hérétiques (Bandel, 1568, 1982), l’injustice commune en temps de guerre15.
20Une autre raison de la présence du viol dans les fictions est probablement morale : aux yeux des hommes et des femmes de la première modernité, la violence permet à la fois la représentation et la moralisation du sexe. Si dans l’adultère la femme est complice et coupable, dans le viol elle est innocente et victime. Le viol acquiert alors un statut exemplaire et sert l’apologie d’une chasteté héroïque où la femme, puisqu’elle a cherché par tous les moyens à résister à la violence, acquiert une renommée glorieuse. C’est ainsi que Sidney, dans sa Defence of Poetry, fait de Lucrèce l’exemple le plus parfait du récit vraisemblable : l’histoire de Lucrèce est vraie, non seulement parce que son viol est rapporté par les historiens, mais parce qu’elle incarne au plus haut point la vérité de la vertu (Sidney, [1595] 2004, p. 10-13).
21Il arrive ainsi que le sexe devienne viol dans les réécritures des nouvelles du Decameron. Le plaisir que tire Alatiel des nombreux amants qu’elle rencontre dans son voyage périlleux de Babylone au Maroc (Decameron II,7) disparait dans les versions plus tardives de l’histoire. Artemia, dans une nouvelle de Erizzo (1567), résiste de toutes ses forces aux pirates qui l’enlèvent et finit par se donner la mort après avoir été violée par leur capitaine (Erizzo, [1567] 1977, p. 271).
22Le viol paraît, dans ces cas, exemplaire, parce qu’il propose une vision extrême de la chasteté féminine. Pour cette raison la plupart des récits de viol sont adressés aux femmes : plutôt qu’à châtier le violeur, les narrateurs s’appliquent à expliquer aux femmes la nécessité de rester chez elles, de ne pas se montrer, de ne pas céder aux propos galants. Après avoir raconté l’histoire de Giulia di Gazuolo, qui cherche en vain à résister à son violeur et décide ensuite de se noyer, Belleforest s’adresse aux lectrices :
Apprenez donc, filles, non à vous noyer, ni forfaire à vostre corps, mais à resister aux charmes et piperies des amans, et à ne donner occasion de poursuitte par les signes attrayans et oeillades peu discrettes, desquelles la jeunesse ne fait que trop son proffit. La force de chasteté ne consiste point à respondre doucement, à replicquer accortement, à rejetter les demandes inciviles des poursuivans. Ce sont des amorces que se parlementer, ce sont des traicts d'amour que ces hantises, et le feu de Cupidon que toutes ses delicatesses (Belleforest, 1591, fol. 418v).
23L’histoire de Giulia n’est qu’à demi-exemplaire : elle n’aurait pas dû se noyer, et il se peut, comme Belleforest le laisse entendre, qu’elle n’ait pas véritablement su éviter les « poursuites » galantes de son agresseur. En lisant la nouvelle, pourtant, il est difficile de tenir Giulia pour responsable du viol qu’elle a subi : à aucun moment elle ne semble encourager la passion de son amant. C’est que l’erreur de Giulia est ailleurs, et plus précisément dans la faiblesse qui, selon les auteurs du temps (Baines, 2003, p. 257-270), empêche les femmes de réguler leurs passions, et de résister à un penchant naturel pour les plaisirs de la chair : dans la plupart des versions de l’histoire de Lucrèce, elle ne se donne pas la mort pour venger son honneur, mais pour châtier le plaisir qu’elle aurait éprouvé, malgré la violence (voir Fadili Leclerc, 2013).
24Si donc le viol semble remplacer le sexe dans les fictions du XVIIe siècle, sa licéité est constamment remise en question, pour deux raisons. D’abord, parce que sous couvert de condamner le sexe comme violent et illicite, le récit le donne à voir et à imaginer aux lecteurs. Comme l’écrit Pierre Nicole, la représentation du désir sensuel n’implique pas sa régulation : même si l’acte passionnel est condamné comme immoral, violent ou injuste, il ne cesse d’éveiller les passions du lecteur qui a su en imaginer les formes (Nicole, 1998, p. 40). Ensuite, parce que le clivage entre viol et amour consenti n’est pas clairement posé. Puisque l’on croit que la femme ne sait pas contrôler ses passions, la possibilité qu’elle résiste à l’homme est considérée comme un évènement rare, invraisemblable, qui requiert des preuves évidentes pour être cru.
25Pour contourner les difficultés morales concernant le viol, les auteurs empruntent alors deux stratégies narratives qui consistent à représenter des viols invisibles ou empêchés. Dans la Fuerza de la sangre, Rodolfo agresse et ravit Leocadia, mais la jeune femme s’évanouit et « avant qu’elle fût revenue de son évanouissement, Rodolfo avait satisfait son désir » (Cervantes, [1613] 1981, p. 284). Léocadia n’a pas pu consentir au violeur, parce qu’elle a perdu connaissance et n’a découvert qu’après coup les conséquences du viol. Dans d’autres nouvelles, le viol, sur le point de se réaliser, est empêché. Dans « El juez de su causa » de María de Zayas, Estela est sur le point d’être violée par Amete, quand le prince Jacimin la sauve ; dans « les mariages mal assortis » de Sorel, Orize, enlevée par le corsaire écossais Albiork qui la convoite, est retrouvée saine et sauve par Alerio. Cette intrigue, où la menace du viol ne se réalise pas, est probablement inspirée du roman grec : dans les Éthiopiques d’Héliodore, Chariclée, ravie par les pirates, enlevée par l’armée perse, convoitée par plusieurs hommes, parvient toujours, in extremis, à éviter la violence. Dans d’autre cas, le récit de viol empêché s’inspire des récits hagiographiques, comme dans « La chasteté courageuse » de Jean-Pierre Camus, où Paradée résiste, pendant trois jours, aux agressions répétées de Sinat, et s’en retourne vierge et pure dans sa famille, après avoir arraché de ses dents le nez (!) de son ravisseur (Camus, 1628, 2010, p. 546-556).
26Les fictions où le violeur, sur le point d’agresser sa victime, en est empêché ou se ravise, suscitent la surprise et les émotions de lecteurs et lectrices. C’est ce que dit Aristote (1980, p. 83) et que répètent les poéticiens du temps : l’intrigue la meilleure est celle où le héros, sur le point d’attaquer sa victime, reconnaît son erreur et ne l’agresse pas. Le viol empêché est donc une fiction efficace et morale : la tension narrative est à son comble, comme si le viol allait se produire, mais son empêchement conduit à un dénouement moins tragique, où l’agresseur est généralement puni et la victime vertueuse récompensée.
27Le viol empêché déplace l’attention de la violence, qui ne se produit pas, aux tourments de la victime, qui craint à tout moment l’agression. C’est ce qui arrive dans « Agnes de Castro », qu’Aphra Behn traduit du français en 1688, où la jeune femme, enlevée de force et enfermée dans un carrosse, passe la nuit à se demander, saisie par l’angoisse et la crainte, qui a voulu la ravir et quand va-t-il la violer (Behn, 1995, p. 145). La même crainte anime le récit de Pamela (1740), où la peur de la violence pousse l’héroïne à écrire force lettres, pour décrire ses sentiments intérieurs (Richardson, 2008, p. 203).
28La disparition des scènes érotiques, dans les fictions de la première modernité, est le symptôme d’un changement important dans le périmètre du représentable et suscite un effort sensible d’expérimentation narrative. Si aujourd’hui la définition du viol et de sa présence en littérature fait l’objet d’un effort de redéfinition, d’autres bouleversements, plus cruciaux encore, ont changé les stratégies de définition et de représentation du sexe par le passé. Les principes qui fondent les lois actuelles sur la pudeur ont été élaborés et codifiés au moment de l’essor de la censure, quand il est devenu essentiel de comprendre l’effet que pouvait produire la lecture généralisée de scènes moralement et idéologiquement problématiques. Dès la fin du XVIe siècle, les censeurs cherchent à définir ce qu’il convient (ou ne convient pas) de représenter en s’efforçant d’évaluer le pouvoir perlocutoire du texte et la sensibilité moyenne du lectorat.
29Cet effort de régulation affecte la perception du sexe et les formes de la fiction. Plusieurs raisons poussent les auteurs, qui ne peuvent plus représenter des scènes d’adultère consenti, à figurer le viol. En montrant un acte qui, sous l’Ancien Régime, est généralement dissimulée dans la vie sociale et rarement puni en société, la fiction contribue à la prise de conscience qui entraîne progressivement les pouvoirs publics à définir, poursuivre et juger les cas de viol (Vigarello, 1998, p. 75-80). Si la représentation du viol affecte les mentalités, elle agit également sur la fiction : le récit de la violence suscite une réflexion accrue sur les passions narratives et, inversement, la disparition du viol dans des fictions où seule subsiste la peur de la violence accorde une nouvelle importance à la vie intérieure des victimes. Pour cette raison, selon Frances Ferguson, le viol contribue à l’essor du roman psychologique : à défaut de pouvoir montrer la violence que la victime a subie ou pourrait subir, le récit dévoile aux lecteurs et aux lectrices ses angoisses et ses craintes, en remplaçant l’action par l’exploration de la vie intime des personnages (Ferguson, 1987). C’est ainsi que Pamela, à défaut d’agir, écrit, et que Clarissa, n’ayant aucun souvenir de l’abus qu’elle subit, dévoile dans ses lettres l’étendue de la violence morale qui en découle (Richardson, [1748] 1985, p. 890-894). La disparition du sexe n’est pas seulement l’expression d’une nouvelle pruderie, mais le signe d’une réflexion plus vaste sur les effets et le pouvoir de la représentation fictionnelle.