Hugo et le théâtre espagnol dans Hernani et Ruy Blas
1Cette étude vise à apporter quelques éléments de réponse à la question du choix de l’Espagne dans Hernani et Ruy Blas. À cette question, deux réponses, parfaitement pertinentes, ont été fournies par la critique, et je les rappellerai pour mémoire : une réponse biographique et une réponse idéologique. Je développerai plus, pour ma part, un troisième aspect, complémentaire des deux précédents, plus axé sur la culture dramatique de Victor Hugo et des romantiques en général. Mon idée est que l’Espagne ne constitue pas uniquement le cadre géographique et historique des pièces, mais qu’elle propose aussi au dramaturge le modèle esthétique d’un théâtre en liberté.
2Les deux pièces sont toutes deux fondées sur des intrigues espagnoles. L’une, Hernani, se situe dans l’Espagne de la Renaissance (1519), au début du règne de Charles Ier, jeune roi de 19 ans, destiné, comme on le sait, à l’Empire. L’autre, Ruy Blas, prend place à Madrid en 1698, pendant le règne de Charles II. Comme le dit Hugo dans la préface de Ruy Blas, « entre Hernani et Ruy Blas, deux siècles de l’Espagne sont encadrés […] Dans Hernani, le soleil de la maison d’Autriche se lève ; dans Ruy Blas, il se couche i. »
3La première réponse, de type biographique, à la question « Pourquoi l’Espagne ? » a été abondamment développée par la critique. Enfant, en 1811, Victor Hugo a été profondément marqué par son séjour en Espagne, où sa mère l’a emmené rejoindre son père, Léopold Hugo, officier au service de l’armée d’occupation du roi Joseph Bonaparte. Parmi les souvenirs qui ont le plus nettement imprimé leur marque dans l’œuvre dramatique à venir se trouve le passage par le village d’Ernani, au pays basque, dont Hugo reprend le nom, en se l’appropriant par le « H » initial. Son séjour à Madrid, marqué douloureusement par la mésentente de ses parents, est l’occasion d’une découverte de l’intérieur de la société espagnole, au Collège des Nobles qu’il fréquente, à la demande de son père, avec son frère Eugène, l’alter ego dont le souvenir nourrira, après sa mort en 1837, le duo fraternel constitué par Ruy Blas et Zafari. La préface de Ruy Blas souligne cette dimension sociologique que l’on peut rattacher au souvenir d’enfance, en qualifiant la pièce de « croquis de la noblesse castillane vers 1695 ii ».
4La deuxième explication au choix de l’Espagne, de type idéologique, doit elle aussi être gardée en mémoire. Cette explication, développée, en particulier, par Maurice Descotes dans un article de 1988 iii, repose sur l’idée que le choix de l’Espagne constitue pour Victor Hugo un masque idéologique lui permettant de déjouer la censure, toujours prompte à lire dans les pièces nouvelles un discours allusif subversif. Le procédé ancien qui consiste à dépayser l’intrigue d’une pièce pour éviter la censure ou déjouer les lectures suspicieuses a joué pleinement pour Hernani, que Victor Hugo écrit juste après Marion Delorme, interdite à cause de la représentation, offensante pour les rois de France, qu’elle donne de Louis XIII et de ses rapports avec Richelieu.
5Or, en 1829, Victor Hugo a impérativement besoin d’une pièce jouée, et jouée au Théâtre-Français. L’Espagne peut donc apparaître, pour Hernani, comme un espace de transposition qui lui donne une chance de passer à travers les mailles du filet des censeurs — on sait ce qu’il en a été —, sans pour autant perdre la face en paraissant plier aux exigences du politique. À la lecture de la pièce, on voit bien, en effet, que le choix d’un pays exotique par ses mœurs, marqué par une violence quasiment féodale et dont la société est organisée différemment de la société française, a donné à Hugo la liberté de ton dont il avait besoin. Puisque la scène se situe à Saragosse et non à Paris, le roi débauché ne sera pas un roi français, la conspiration de la noblesse pourra être mise au compte des mœurs étrangères, la fille de bonne famille amoureuse d’un bandit ne fera pas porter le doute sur la vertu des rosières françaises.
6Pour Ruy Blas, le contexte politique français a changé, mais les positions de Victor Hugo sur l’état de la société française justifient à nouveau un détour par l’Espagne qui l’autorise à brosser un tableau critique des rapports sociaux et de la déliquescence du monde politique. Dans Ruy Blas, la monarchie décadente du roi Charles II, la corruption des ministres et la folie de l’étiquette qui gangrènent la cour servent de caution à une représentation violemment critique des pesanteurs sociales et de la monarchie. Cette dernière est représentée comme un régime condamné par l’histoire face à la montée en puissance des capacités qui annonce — selon la nécessité historique, sinon dans la pratique — l’avènement de la démocratie iv.
7Mais ni les souvenirs d’enfance ni le souci d’éviter la censure ne permettent, à mon avis, d’expliquer à eux seuls le choix de l’Espagne pour Hernani et à nouveau, huit ans plus tard, pour Ruy Blas. Car l’Espagne n’est pas seulement le cadre de l’intrigue dramatique : le théâtre du Siècle d’Or propose aussi un modèle d’esthétique dramatique que Victor Hugo peut s’approprier dans sa revendication d’un théâtre nouveau.
8Bien entendu, le modèle dramatique espagnol n’est pas le seul, ni peut-être même le plus important parmi les modèles européens revendiqués par Hugo : Shakespeare est plus ouvertement mis en avant, dès la préface de Cromwell, que les dramaturges espagnols, et des ressemblances précises ont pu être montrées, par exemple entre le personnage d’Hernani et Karl Moor, le héros des Brigands de Schiller v. Mais le théâtre espagnol du Siècle d’Or représente, pour Victor Hugo comme pour tous les romantiques, un modèle de liberté dramatique, un réservoir de personnages et d’intrigues, ainsi qu’une arme dans la lutte pour l’affirmation d’un nouveau modèle esthétique.
9Le modèle dramatique espagnol dont s’inspire Hugo est celui de la comedia nueva (par opposition à la tradition antique, venue de Plaute) qui, entre 1610 et 1680, renouvelle le théâtre ibérique par plusieurs centaines de pièces dites « de cape et d’épée » (comedias de capa y espada), c’est-à-dire jouées en costume de ville, dans des décors urbains modernes, représentant par exemple Séville ou Madrid.
10Ces pièces, couramment qualifiées de « comédies » en français, d’après le terme de comedias, devraient plutôt être appelées tragi-comédies, car il s’agit plus souvent de pièces romanesques que franchement comiques, qui ne s’opposent pas à la tragedia par la condition des personnages, mais plutôt par le fait que les héros n’y meurent pas forcément à la fin. Néanmoins, les aventures sont souvent sombres, avec batailles, duels, vengeances, effusion de sang et parfois mort d’homme vi. Ces pièces tragi-comiques, en trois actes ou journées et en vers ressortissent au théâtre d’intrigue, par opposition avec la comédie de caractères, comme la « grande comédie » moliéresque, par exemple. Le brio, plus important dans cette veine que la finesse de la peinture des caractères, se nourrit de quiproquos et d’équivoques qui, peu à peu, s’éclaircissent. Plus que d’effets ouvertement comiques, le spectateur, qui est dans le secret de l’imbroglio, jouit des situations embarrassantes dans lesquelles sont plongés les personnages. Comme dans les nouvelles de l’époque, l’action consiste en rendez-vous secrets dans les lieux d’élection de la sociabilité urbaine (salons, jardins, balcons), dévouements chevaleresques, défis et duels. Les enjeux principaux de l’intrigue sont l’honneur et la réputation, tant pour les hommes qui doivent soutenir leur rang d’hidalgos, que pour les femmes, apparemment compromises, en dépit — ou à cause — de perpétuelles dissimulations d’identité. Leurs valeurs déterminent les personnages à agir concrètement : on voit l’intérêt que cette éthique de l’énergie pouvait présenter aux yeux des romantiques et comment ce genre servait leur quête d’un conflit dramatique qui ne soit pas uniquement intérieur ou créé par le conflit des caractères, mais dont la force naîtrait de « l’action matérielle » vii.
11Les pièces espagnoles sont bien connues en France, d’abord par les adaptations qu’en ont données les dramaturges français du XVIIe siècle, tels Rotrou (La Bague de l’oubli, 1629), Corneille (Le Menteur, 1643) ou Scarron (L’Héritier ridicule, 1649 ; L’Écolier de Salamanque, 1654). Délaissé à l’époque classique, pour des raisons esthétiques et politiques, le répertoire espagnol est à nouveau en vogue en France dès la Restauration, où il est transmis en particulier par l’intermédiaire des traductions de La Beaumelle dans les Chefs-d’œuvre des théâtres étrangers qui, à partir de 1827, diffusent en France un choix d’œuvres de Lope de Vega, Calderón et plusieurs autres dramaturges du Siècle d’or. Dès les années 1820, on joue sur les scènes parisiennes des pièces imitées du modèle espagnol comme en témoigne, dans Illusions perdues de Balzac, l’épisode où Lucien de Rubempré découvre le monde du théâtre à l’occasion de la première d’une pièce moderne intitulée L’Alcade dans l’embarras et qualifiée d’« imbroglio » espagnol viii.
12Le répertoire dramatique de la comedia nueva est parfaitement familier à Victor Hugo, qui s’y intéresse très tôt. Le relevé par Anne Ubersfeld des livres empruntés par Victor Hugo à la Bibliothèque royale ix montre très clairement trois campagnes de documentation sur l’Espagne et sa littérature. La première, très précoce, se situe en 1821 : sur les 24 ouvrages empruntés pendant l’année 1821, 16 sont en langue espagnole, plusieurs portent sur le Cid (le Romancero general, par exemple) et plusieurs autres sur le théâtre du Siècle d’Or. Hugo emprunte, en particulier, Les Enfances du Cid, la pièce de Guillén de Castro, trois éditions en espagnol des œuvres de Lope de Vega, un recueil de comedias nuevas (Rojas, Calderón, etc.) et La Célestine de Fernando de Rojas, à la fois en espagnol et en traduction. On voit que son information est précise et son intérêt pour l’histoire et la littérature espagnoles, en particulier pour le théâtre, ancien. Il n’a d’ailleurs pas besoin de réemprunter ces pièces au moment de la rédaction d’Hernani, puis de Ruy Blas, puisque, à cette époque, sa documentation consiste essentiellement en ouvrages historiques sur la noblesse espagnole et la maison de Silva (emprunts d’août 1829), puis sur la politique, la cour et l’arrivée de la reine Marie de Neubourg à Madrid (emprunts de juin et juillet 1838).
13Cet intérêt ancien et continu de Victor Hugo pour le théâtre du Siècle d’Or a une première conséquence sur l’esthétique dramatique hugolienne : la comedia nueva fonctionne comme un précédent esthétique qui conforte sa théorie et sa pratique dramaturgiques.
14Sur le plan théorique, l’un des aspects de l’esthétique de la comedia espagnole que Victor Hugo revendique le plus ouvertement est le mépris des règles et de l’imitation. Dans la préface de Cromwell, il proclame hautement : « Il n’y a ni règles, ni modèles ; ou plutôt il n’y a d’autres règles que les lois générales de la nature x ». Argument d’autorité, ce principe a été énoncé avant lui par Lope de Vega, dont il cite un extrait du traité intitulé Art nouveau de faire des comédies xi : « Quando he de escrivir una comedia,/ Encierro los preceptos con seis llaves xii. » Le traité de Lope, issu d’une pratique de dramaturge, et donc beaucoup plus empirique que normatif, avance d’autres idées qui consonnent avec la théorie hugolienne, par exemple la primauté de l’unité d’action sur celles de lieu et de temps.
15Mais surtout, les comedias font peu de cas de la ségrégation classique française des genres en fonction de la condition des personnages : dans le théâtre espagnol, les valets adressent la parole aux rois, ce qui convient bien à l’esprit baroque et explique en partie la vogue de ce théâtre irrégulier en France jusqu’à la Fronde. En revanche, l’époque classique tend à rejeter une forme dramatique trop libre dans sa conception comme dans la représentation de la société qu’elle propose, aux antipodes de la société d’ordres et d’états de la monarchie absolue. Sur ce point, qui concerne aussi le projet hugolien, les dramaturges du Siècle d’Or ne sont pas anti-aristotéliciens ; il connaissent Aristote mais ne se sentent pas obligés de le suivre.
16La théorie hugolienne du drame peut se réclamer de la poétique dramatique espagnole par un autre aspect : le mélange des genres. En effet, le traité de Lope de Vega indique clairement la possibilité de mêler des intrigues qui présentent deux visions complémentaires des mêmes événements, l’une tragique, l’autre comique. Rien de plus étranger à la dramaturgie espagnole, même lorsqu’elle ne s’avoue pas proprement comique, que le sublime continu de la tragédie classique française. Parallèlement au drame des passions, aux aventures héroïques et aux grands dévouements, la comedia développe des actions secondaires qui dissonnent, des personnages grotesques, tel le gracioso (le valet comique) ou le bobo (le niais), qui contrastent avec la grandeur du galant et de la dame. Parfois même, l’élément grotesque vient dénoncer l’artifice dramatique, lorsqu’une duègne remarque que, seule en scène, elle va bien être obligée de se livrer à un monologue ou lorsqu’un gracioso annonce que la pièce ne pourra que se terminer par un mariage. On retrouve cet aspect métalittéraire à l’acte IV de Ruy Blas, lorsque don César de Bazan commente les hasards heureux qui lui arrivent comme dans les « fééries » du roman xiii ou les coïncidences qui font se succéder dans la chambre close où il est tombé par la cheminée un laquais, puis une duègne chargée de lui transmettre un billet puisque, selon les lois du théâtre, « D’ordinaire une vieille en annonce une jeune xiv ». Comme dans le théâtre de Shakespeare, c’est donc un modèle de théâtre critique que les romantiques trouvent dans le mélange des genres de la comedia.
17Enfin, la dramaturgie espagnole inspire le drame hugolien par sa conception de l’action dramatique, fondée sur l’intrigue, parfois invraisemblable, souvent inconvenante, plus que sur la peinture des caractères qui domine la tradition classique française. Les intrigues complexes, pleines de rebondissements et d’événements rapides, font une place limitée à la psychologie des personnages et se préoccupent assez peu de leur cohérence. Pour le dire dans les termes qu’emploie Hugo lorsqu’il développe, dans la préface de Ruy Blas, sa théorie des trois publics, ce n’est pas là un théâtre pour les « penseurs », mais bien plutôt un modèle de théâtre romanesque. L’action concrète et l’aventure, qui caractérisent les intrigues, rappellent fortement l’un des choix esthétiques que la critique a le plus violemment reprochés à Hugo : son matérialisme, le caractère concret de son théâtre, si parfaitement dédaigneux de l’abstraction psychologique classique.
18C’est donc, on le voit, le modèle empirique d’un théâtre libéré de la tradition normative et formaliste que Hugo a pu voir dans la tragi-comédie du Siècle d’Or. Mais, précisément parce qu’il ne valorise ni l’imitation ni les règles, ce théâtre si fécond a pu constituer aussi pour le romantisme un imaginaire, auquel de nombreux aspects des pièces de Hugo peuvent faire penser.
19Il n’est pas du ressort de cette étude de mener une critique des sources précises de Victor Hugo dans Hernani et Ruy Blas, ni de réaliser un relevé exhaustif des motifs, situations ou personnages qui ont pu l’inspirer, mais bien simplement d’esquisser quelques rapprochements utiles à l’analyse du texte.
20Commençons par rappeler que certains emprunts très visibles ont été gommés par Hugo. Il a par exemple abandonné l’un des sous-titres qu’il avait envisagés pour Hernani, « Tres para una », qui pastichait les titres-proverbes des dramaturges du Siècle d’Or. De nombreux titres de pièces espagnoles sont en effet constitués de locutions xv, un usage qu’aiment reprendre les romantiques de l’école de la fantaisie, tel Musset avec ses comédies des années 1830, Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée ou Il ne faut jurer de rien. Hugo abandonne un autre sous-titre envisagé, « L’honneur castillan », qui lui aussi renvoyait explicitement à l’un des ressorts principaux des pièces espagnoles.
21De nombreux points de rapprochement persistent néanmoins, en particulier dans les situations dramatiques, que Victor Hugo retravaille au point de parfois en bouleverser profondément le sens. Ainsi, la situation du galant guettant sous un balcon l’apparition nocturne de la dame à qui il a donné rendez-vous est inversée, à la scène 2 de l’acte II d’Hernani, puisque d’une part, ce n’est pas l’amoureux auquel doña Sol a fixé rendez-vous à minuit qui guette la lumière, mais le roi don Carlos, venu pour l’enlever, et que, d’autre part, la belle n’est pas consentante :
Don Carlos
La fenêtre de doña Sol s’éclaire. On voit son ombre se dessiner sur les vitraux lumineux.
Mes amis ! un flambeau ! son ombre à la fenêtre !
Jamais jour ne me fut plus charmant à voir naître.
Hâtons-nous ! faisons-lui le signal qu’elle attend xvi.
22De même la sérénade, élément topique de l’intrigue amoureuse, donne lieu à une tragique méprise à la scène 3 de l’acte V, au moment où retentit le cor de don Ruy Gomez :
Doña Sol
Dis, ne voudrais-tu point voir une étoile au fond ?
Ou qu’une voix des nuits, tendre et délicieuse,
S’élevant tout-à-coup, chantât ?…
Hernani, souriant.
Capricieuse !
Tout à l’heure on fuyait la lumière et les chants !
Doña Sol
Le bal ! — Mais un oiseau qui chanterait aux champs !
Un rossignol, perdu dans l’ombre et dans la mousse,
Ou quelque flûte au loin !… […]
Ah ! ce serait charmant !
On entend le bruit lointain d’un cor dans l’ombre.
Dieu ! je suis exaucée !
Hernani, tressaillant, à part.
Ah ! malheureuse xvii !
23Dans Ruy Blas de même, de nombreux éléments topiques du théâtre espagnol sont repris. L’acte IV, en particulier, les accumule à plaisir : le rendez-vous galant dans une église annoncé par la duègne, le duel dans le jardin, etc.
24Mais, plus fondamentalement, ce sont les situations dramatiques sur lesquelles repose l’action des drames qui peuvent rappeler les conflits structurants de la comédie romanesque. Le personnage de proscrit d’Hernani rappelle le héros de la reconquête, Rodrigo Diaz de Vivar, dit le Cid, seigneur injustement exilé de Castille, qui venge la trahison dont il a été victime. Ce personnage de l’épopée espagnole xviii, auquel Victor Hugo consacrera plusieurs poèmes de La Légende des Siècles, est le héros d’une pièce célèbre de Guillén de Castro, Les Enfances du Cid (1618), qui a servi de base à Corneille. Le thème du seigneur qui se fait brigand apparaît aussi dans une pièce de Calderón, Louis Pérez de Galice xix, qui met en scène un gentilhomme accusé de meurtre, vivant en proscrit dans les bois mais qui, jusque dans sa vie de brigand, reste un homme d’honneur. Le héros de Calderón, comme Hernani voulant venger son père exécuté par l’arbitraire royal, fait le choix d’une justice individuelle contre l’iniquité de la justice institutionnelle.
25Ruy Blas est un autre exemple de la façon dont Hugo s’inspire non seulement des emplois de la comedia, tels que la duègne ou les alguazils, mais aussi et surtout de l’extrême mobilité du personnel dramatique espagnol. En effet, loin d’être simplement un gracioso, un valet comique, Ruy Blas devient le héros de la pièce, l’homme de génie et l’homme de la passion héroïque ou, comme le dit Hugo dans la préface de sa pièce, « le sujet dramatique xx ».
26Le personnage de Ruy Blas rappelle le héros d’une autre pièce de Calderón, L’Alcade de Zalamea (1636), qui pose la question sociale en des termes comparables à ceux de la préface de Victor Hugo : « Le sujet philosophique de Ruy Blas, c’est le peuple aspirant aux régions élevées xxi ». Chez Calderón , le laboureur Crespo, alcade (maire) de son village, dont la fille a été violée par un officier de l’armée royale, entend obtenir justice. Le roi Philippe II donne raison à l’homme du peuple qui défend son honneur contre l’arbitraire du puissant. Contre le déterminisme des conditions et les rapports de force instaurés par la société, cette pièce, comme Ruy Blas, suggère l’idée que le libre arbitre peut l’emporter et que les valeurs individuelles de l’honneur, de l’amour, de la justice peuvent rivaliser avec les valeurs collectives ou conventionnelles de la société. De même, le schéma amoureux du « ver de terre amoureux d’une étoile » ou, dans les termes de la préface, le « sujet dramatique […], un laquais qui aime une reine xxii », se trouve déjà dans l’une des pièces les plus connues de Lope de Vega, Le Chien du jardinier (1618). Dans cette pièce, la comtesse de Belflor finit par épouser son secrétaire Théodore, malgré la différence de condition et le travestissement noble que celui-ci a utilisé pour demander sa main, prouvant que la noblesse d’âme d’un individu est capable de faire tomber les barrières sociales.
27Mais ne nous y trompons pas, ces pièces espagnoles ne sont pas pour autant porteuses d’un message révolutionnaire : le roi-justicier et Dieu y représentent la loi ultime dans le monde des hommes. Mais les comedias mettent en scène la possibilité d’un mouvement social, et proposent une réflexion sur les qualités nécessaires à l’exercice du pouvoir xxiii. Dégagé d’une hiérarchie des genres fondée sur la condition des personnages, le théâtre du Siècle d’Or peut représenter la société dans une mobilité qui, si elle ne dit pas l’avènement démocratique du peuple, suscite néanmoins la réflexion critique du spectateur.
28 ***
29S’il est peu raisonnable, et peut-être sans grand intérêt pour la lecture, de chercher à repérer toutes les sources espagnoles du théâtre hugolien, il me semble en revanche qu’on comprend mieux, en remettant Hernani et Ruy Blas en perspective avec le théâtre du Siècle d’Or, comment s’articulent chez Hugo projet esthétique et discours social. Parmi les modèles dramaturgiques européens dont se réclame le romantisme, le théâtre espagnol du Siècle d’Or propose, comme le montre Anne Ubersfeld, un modèle dramatique qui, parce qu’il ne se soumet pas à aux contraintes du vraisemblable ou à d’abstraites unités, relève d’un « mondialisme baroque » porteur d’une « théâtralité politique et diffuse xxiv ». Si, comme le soutient Théophile Gautier, « les Espagnols, bien avant Shakespeare, ont inventé le drame » et si « leur théâtre est romantique dans toute l’acception du mot xxv », c’est sans doute par cette capacité, centrale dans le projet dramatique hugolien, d’accorder l’esthétique du théâtre, tout autant que sa politique, au mouvement complexe, incertain, mais ouvert de la société en marche.