« Tout ici migre et fluctue ». L’écriture flottante de Jane Sautière dans Corps flottants
Cette communication a été faite dans le cadre du programme Lectures sur le fil, le vendredi 22 décembre 2023 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne-Université. Podcast écoutable en ligne : https://shows.acast.com/lectures-sur-le-fil/episodes/cecile-narjoux-commente-jane-sautiere .
Introduction
1J. Sautière est publiée depuis 2003 chez Verticales. Corps flottants1, paru en 2022, y est son sixième ouvrage, sixième texte tout aussi inclassable que les autres, dont on peut dire – pour les autres du moins –, un peu rapidement et globalement, qu’il s’agit de « textes de non-fiction à la première personne, [et dont] l’autrice récuse le caractère autobiographique »2. Dans ces cinq premiers textes, note M. Snauwaert,
Il s’agit plutôt d’examiner, à travers un « je » pleinement assumé et une solidarité non partisane, un monde fracturé qui demande réparation. Fortement engagée sur le plan social auprès des migrant-e-s et des sans-papiers, l’écrivaine fait figure de marginale, œuvrant dans les interstices réfutés par le politique, à contre-courant des assignations.3
2Mais celui-ci, Corps flottants, ne récuse pas son caractère autobiographique. Jane Sautière fait explicitement retour sur certains pans de sa vie, dès la quatrième de couverture, qui convoque les « souvenirs », « [s]on adolescence » à Phnom Penh. Pourtant, s’il ne récuse pas sa dimension autobiographique, Corps flottants échappe, ou échoue, tout aussi sciemment et explicitement, dans l’entreprise. C’est un texte troué d’absences, un texte de fragments, de débris. La quatrième de couverture pose le cadre, ou plutôt l’entre-deux intenable, ou « douteux » (c’est bien le sens étymologique de « crépuscule » < creperus : douteux) dans lequel il entend se situer :
De petits débris flottent et se déplacent dans le vitré projetant parfois des formes sur la rétine. Ce que l’œil perçoit est l’ombre de ces corps flottants. Comme dans un cosmos, certains se satellisent et s’agrègent. J’ai vécu mon adolescence à Phnom Penh de 1967 à 1970. J’en ai si peu de souvenirs que j’ai laissé toute la place à ces traces, des ombres projetées. En résille, des silhouettes apparaissent, font signe, celles des parents, de mes camarades de lycée, d’un grand amour. Celles aussi auxquelles la violence de l’Histoire nous attache.
Ici, à Paris, le temps est blême, c’est l’hiver, il est 17 heures, il fait huit degrés. Là-bas, à Phnom Penh, la nuit est totale, il est 23 heures et il fait vingt-six degrés. J’ai voulu écrire dans les deux fuseaux horaires, dans les deux latitudes. Écrire au crépuscule qui est avant tout la survivance de la lumière après le coucher du soleil.
J. S.
3Corps flottants. Le groupe nominal, thème-titre du récit, est non actualisé, saisi en intension, à un stade pré-référentiel : ce qui est visé n’est donc pas la caractérisation-description d’un ou plusieurs « corps flottants », objets particuliers du monde, c’est bien d’emblée l’exploitation de toutes les potentialités sémiques, notionnelles, de l’expression. L’absence de détermination du titre invite donc le lecteur à saisir la richesse connotative du groupe nominal, porteur d’une virtualité remarquable.
4Le titre, comme tel, est d’abord lui-même dans un espace intermédiaire, « entre deux » ou « dans les deux » : ni tout à fait dans le texte, ni tout à fait hors du texte. Il « flotte », en attente d’une assignation référentielle qui viendrait le justifier, l’expliquer. Le titre est ce qu’il énonce, pour l’instant, un corps flottant.
5Son adjectif verbal en particulier semble détenteur d’un pouvoir d’évocation assez remarquable. L’entrée dans le dictionnaire de « flottant » ouvre d’emblée sur ceux des cinq éléments concrets les moins saisissables : l’eau et l’air pour où ça flotte ; et les nuages, la vapeur pour ce qui flotte. Puis, dans ses emplois figurés, c’est l’idée de l’impermanence et de l’incertain qui prévaut. Ainsi un esprit flottant est-il incertain dans ses opinions, imprécis, vacillant. Comme Pierre Loti, donné en exemple par le TLFi :
Il est vrai, je ne vois pas bien ce que sera ce lieu vague, qui m’apparaît comme une pâle vision grise, et les mots, si incertains et flottants qu’ils soient, donnent encore une forme trop précise à ces conceptions de rêve. (Loti, Rom. enf.,1890)
6Nous y voilà. Il est bien question d’un « lieu vague », d’un espace incertain, entre rêve et réalité, d’un « espace apatride », dira même l’écrivaine plus loin (p. 72) et nous y reviendrons. Et que les mots sont susceptibles de venir non tant fixer ou préciser que tenter, paradoxalement, de maintenir tel. Car précisément, chez Jane Sautière, il n’y a pas de saisie définitive. Il s’agit plutôt de ne pas trop définir, de respecter ce flottement-là, cet insaisissable même :
Je n’ai jamais eu de « projet » d’écriture, de perspectives lisibles, déterminées. L’écriture est très fragile pour moi, ou peut-être est-ce moi qui suis fragile devant toute perspective établie.4
7Ce qu’elle nous dit avec d’autres mots aussi à la toute fin du récit :
Il faudrait que les corps flottants soient cela, un doute sur l’existence de ce qui nous a animés, la survivance d’une danse, d’une joie, d’un sourire, de ce qui aussi a été là, sans retour possible, mais présent et fragile, nous laissant incertains.
De la matière non matière (une ombre ?) reste le flottement. On ne peut jamais voir les corps flottants, ils sont là, on déplace le regard vers eux et ils se déplacent tout pareil.
Accepter cette approximation et donc l’échec inéluctable de les écrire. Se demander comment rendre compte de l’intensité des choses disparues. Vacillation plus vraie que les certitudes, plus stable que les credo, plus fidèle à nos vies. (p. 112-113)
8Surgit donc, en sus de la question de l’espace, de « l’être là » sans y être, celle du temps. Les corps flottants sont ce qui « a été là » mais n’est plus cependant (et le passé composé permet bien de dire la rémanence, la résonance, la persistance (toute rétinienne) dans le présent du passé) – « sans retour possible » – et qui demeure pourtant « présent », tout en apparaissant nimbé d’atemporalité (le mode non temporel de l’infinitif « accepter, « se demander » apparaît ici comme centre de la prédication, comme à de nombreuses reprises dans le texte), ou désactualisé par le conditionnel (« il faudrait ») ou le subjonctif (« soit »). Il s’agit pour l’écrivaine de (ne pas) saisir l’insaisissable, de cultiver l’« approximation » de ces présences irréelles, de rendre compte de ce « doute » scriptural, de cet « échec inéluctable » à saisir, de cette « vacillation » même qu’est pour elle l’écriture.
9C’est ce qui m’intéresse ici. Comment donc Jane Sautière a-t-elle mis en œuvre, en mots, dans son écriture ce « flottement », cette « vacillation », cette incertitude, qui sont au cœur de sa poétique ?
10Pour tenter d’en rendre compte, j’examinerai d’abord ce que recouvre cette expression de « corps flottants » dans le texte, son identité référentielle instable, avant de me pencher sur ce qui dans sa syntaxe, permet le flottement, le favorise – et en particulier son usage des indéfinis et des démonstratifs anaphoriques –, puis sur les difficultés de la nomination, de toute nomination, dont témoigne son récit.
Identité référentielle instable
11Mais que sont d’abord les « corps flottants » ? sur quoi ce signifiant flottant va-t-il se poser momentanément ? qu’y associe l’écrivaine ? L’expression, après le titre, et la 4ème de couverture, qui reprend en partie l’incipit, apparaît donc dès l’incipit, première page. L’écrivaine commence par poser un nom – un syntagme sur un symptôme, désigné d’abord par approximations successives : « quelques taches noires apparaissent dans l’angle de mon œil droit » (p. 11).
Je me laisse gagner par la chaleur du soleil sur le visage et, lorsque je rouvre les yeux, je cherche à fixer ce petit archipel qui se déplace à chaque mouvement de l’œil. J’apprendrai que ce sont les fragments de l’enveloppe du vitré. Ils flottent et projettent des ombres sur la rétine. J’ai su ensuite qu’on pouvait aussi les appeler « spectres ». (p. 11)
12Première appellation métaphorique et oxymorique « ce petit archipel qui se déplace » ; puis prédication attributive identifiante « ce sont les fragments de l’enveloppe du vitré », avant que ne vienne la question du nom, d’un nom : c’est d’abord, chronologiquement, dans le déroulé du récit, l’autre nom qui est proposé, avant celui qui fait titre, dans une prédication seconde : « j’ai su ensuite qu’on pouvait aussi les appeler ‘spectres’ ». Le nom « spectre » apparaît lui aussi sans déterminant, convoqué pour ses seules potentialités sémiques, notionnelles, là encore, défait de sa capacité à désigner un référent ; le nom « spectre » lui-même flotte, détaché entre guillemets.
13L’appellation que l’on attendait, celle du titre, survient dans le paragraphe suivant :
Je vois l’ombre – insaisissable – de ces corps flottants, toujours dérobés, toujours là. Encore un dérèglement de l’âge. Ce qui me paraît évident. Mon âge devient celui des corps flottants qui ont peuplé mon existence et demeurent présents et irréels. (p. 11-12)
14Et le démonstratif « ces (corps flottants) » a une double valeur ici ; il cumule le renvoi anaphorique à ces « quelques taches noires » et le renvoi au signifiant flottant du titre.
15Si le point de départ est donc une expérience visuelle défaillante liée à l’âge, au « temps qui passe » (p. 11), presque immédiatement l’expression est métaphorisée, imagée, par la relative déterminative qui suit : « les corps flottants qui ont peuplé mon existence et demeurent présents et irréels » et renvoie l’identification du référent à un vécu qui n’est pas immédiatement décrit, pas davantage nommé. La métaphorisation, la figuration va se prolonger par le deuxième nom donné à ce symptôme : « j’ai su ensuite qu’on pouvait aussi les appeler ‘spectres’ ». Ces corps flottants ne tiennent donc décidément pas l’épreuve de l’étiquetage : ils échappent même à une nomination certaine, d’emblée périphrastique, d’emblée métaphorique. Il faut encore souligner la prégnance du lexique de ce qui échappe et demeure virtuel : « je cherche à fixer », « insaisissable », « dérobé », « irréels ».
16Que peut donc recouvrir l’expression de corps flottants ? sur quels référents, pluriels et métaphoriques, on s’en doute, vient-elle se poser successivement dans le récit ? L’expression revient à sept reprises dans le texte, après le titre et la première page. Et l’écrivaine semble bien l’essayer, tel un vêtement, à différentes réalités au moyen de prédications attributives, sous-jacentes ou non, avec verbe être exprimé ou non – venant tantôt catégoriser métaphoriquement les corps flottants par association : des cicatrices (« Peut-être les corps flottants sont des cicatrices, des cicatrices vivantes, animées. », p. 18) ; tantôt et plus souvent faire entrer dans la catégorie des corps flottants qui est alors en position d’attribut à déterminant indéfini, différents objets qui viennent donc remplir l’enveloppe vide du signifiant : « les cigarettes »,
Les cigarettes sont des corps flottants. Je ne fume plus depuis vingt ans, mais elles surgissent parfois en rêve, je fume impunément, sans remords, sans limite. […] Leur place est au cœur de la nuit des disparitions, les cigarettes préhistoriques, ineffaçables, originaires, que je chercherais dans la perte ou la reconstitution. (p. 77)
17« les enveloppes par avion »,
Je ne peux pas voir une enveloppe « par avion », légère comme une pelure d’oignon, bordée de ses festons bleu-blanc-rouge, sans que ça génère encore une émotion (les enveloppes par avion sont des corps flottants) (p. 87)
18Ou bien, « leurs voix », celles de « mes frère et sœur », « les intrusions sonores de ces voix assez méchantes » :
À dix-huit ans, je rentre du Cambodge, totalement perdue, égarée, et c’est là que je les trouve, mes frère et sœur, que je les éprouve, par le corps, par les liens du sang. Dans un chemin parsemé d’hallucinations, leurs voix viennent me chercher à mon retour en France, car c’est là que ça s’est passé, la bataille contre l’effondrement, la faillite psychique, la Bérézina intime, la lutte contre les intrusions sonores de ces voix assez méchantes. Sans doute les corps flottants les plus essentiels.
Ils sont là dans cet espace apatride que j’arpente avec angoisse. Qui est un autre pays en somme. Beaucoup de temps et d’accommodements pour se réchauffer en compagnie des petits fantômes, travailler le miel amer de la mort. (p. 71-72)
19Pour cette dernière occurrence, la catégorisation se fait par l’entremise d’une phrase averbale qui survient, sans thème exprimé, comportant juste une prédication au superlatif relatif avec ellipse du complément : « Sans doute les corps flottants les plus essentiels ». Mais de fait, le sujet de cette prédication est incertain, en raison de l’anaphore qui est incertaine : s’agit-il des « intrusions sonores » que sont ces voix, des « voix » elles-mêmes de ses frère et sœur disparus – qui opère un subtil glissement de sens – ou de leurs « corps », dont il est aussi question. L’assignation référentielle par anaphore que suggère l’article défini est flottante. Et le déplacement se poursuit puisque ces corps flottants sont ensuite, par anaphore infidèle, appelés « petits fantômes », avec cette fois une saillance qui semble plutôt suggérer une coréférence avec le frère et la sœur disparus, plus qu’avec leurs voix.
20Dans ce dernier exemple, comme dans le suivant, l’écrivaine recourt une nouvelle fois à la phrase averbale attributive ou existentielle pour isoler, détachés du reste du texte, les « corps flottants » :
[…] dans un sursaut de terreur j’ai senti que le vêtement était vide et cru ma mère dissoute. La douceur de son vêtement n’avait plus de sens. La douceur toute entière n’avait plus de sens.
Il y a, dans ces hallucinations brèves, que nous n’osons pas évoquer, parce qu’elles nous mettent en rupture avec les autres – précisément parce qu’elles sont l’écrasement de l’individu dans sa singularité, dans son impossibilité d’être relié –, il y a dans ces moments quelque chose qui se substitue à ce qui devrait être et qui devient pire que la disparition elle-même. Des corps flottants. (p. 56)
21On note alors que la prédication indéfinie « Des corps flottants », quoique attributive, semble plutôt concerner la dénomination, relever de l’autonymie, et appeler « des corps flottants » aussi bien ce que désigne la périphrase « quelque chose qui se substitue à ce qui devrait être et qui devient pire que la disparition elle-même » toute marquée d’indéfinition que « ces hallucinations brèves ». Là encore, le flottement référentiel est à l’œuvre.
22Et l’on note en outre, dans ces extraits, que l’approximation survient à deux reprises qui empêche la certitude, l’étiquetage définitif, par les deux adverbes de la modalité véridictoire : « peut-être » (p. 18), « sans doute » (p. 72).
23Dans l’exemple suivant, il n’est pas tant question d’identification des « corps flottants » que de cause, d’origine : « On reviendra sur les morts prématurés qui ne passent pas leur tour dans la fabrication de ces corps flottants. » (p. 26). Le syntagme nominal occupe la fonction de complément du nom de « fabrication » qui inscrit dans la phrase une dépendance syntaxique, une origine au phénomène, à savoir les « morts prématurés », celles donc du frère et de la sœur.
24Enfin, à plusieurs endroits dans le texte, certaines expressions par proximité sémique concourent elles aussi au floutage et au flottement de la référence : au mot « spectre » qui revient p. 69 et déploie le halo de sa puissance sémique particulière, du fait du rapprochement initial des deux appellatifs « corps flottants » et « spectres », on pourra adjoindre « les petits fantômes » de la p. 72, mais aussi « les âmes errantes » et les « corps spirituels » de la page 108 :
Je crois d’abord que ma mère va m’annoncer qu’elle a eu un mari dont elle a divorcé. Mais non, toute la pelote des spectres va se dérouler. (p. 69)
Tout m’attendait ici, tout était prévu pour ma venue (jusqu’à celui qui s’est désisté pour moi), je suis là pour prier avec les autres, oui, prier, laisser un souffle passer. Aucune église, aucune foi, aucun vœu de fidélité à un dieu, mais aux âmes errantes, aux corps spirituels, oui. (p. 108)
25On le voit, l’appariement du mot à la chose ne va donc pas de soi, s’agissant des « corps flottants ». Ceci tient en partie à l’oubli, on l’a dit, au temps qui défait, et qui est à l’œuvre dans la collecte des souvenirs, dont l’écrivaine témoigne à plusieurs reprises : « le temps grignote les liens », « le temps joue sa partition » (p. 87), dit-elle. Et ce rôle délétère du temps, elle l’affirme d’entrée de jeu, dans l’incipit :
J’ai vécu du Cambodge de juillet 1967 à juillet 1970, de quinze à dix-huit ans. De la seconde à la terminale. Et je n’en ai que si peu de souvenirs. […]
La violence de cette disparition est prodigieuse.
Je gratte cette matière devenue sèche et n’en ramène qu’une poussière. Mort violente du passé, c’est bien par lui qu’on meurt en premier, la tête pourrit par défaillance de la mémoire, comme le poisson maoïste qui a tout oublié. (p. 13)
Une syntaxe flottante
26Or, dans l’entretien-conversation qu’elle a eu avec Maïté Snauwaert, assez concomitant à la rédaction ou l’achèvement des Corps flottants, l’écrivaine convoque encore les « corps flottants », comme survivance, mais cette fois, pour référer au langage lui-même, à ce qui survit en nous de langage, de phrases, réchappés de l’oubli :
Les phrases qui traversent tout à coup l’esprit, elles sont des immortelles. Des chansons. Des phrases.
Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson / Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare.
La prison dort debout au noir d’un chant des morts.
Le ciel est bleu, la mer est verte, laisse un peu la fenêtre ouverte.
Un rat est venu dans ma chambre / Il a rongé la souricière / Il a arrêté la pendule / Et renversé le pot à bière / Je l’ai pris entre mes bras blancs.
Aucune hache ne peut avoir de prise sur le silence vivant.
Les pantoufles de grand-mère sont mortes avant la nuit.
Ne montrer que l’instant. La pierre, l’homme, l’arc-en-ciel. Les mots qui se rassemblent ici.
M. S. : Est-ce que ce sont des phrases entendues ? Des fragments de chansons, de textes ?
J. S. : Ce sont des phrases qui tournent dans ma tête, elles surgissent, disparaissent, comme de petits esprits qui viennent peupler le nôtre lorsqu’il laisse filer toute opérationnalité. Oui, des chansons, des poésies, des textes, ce qui est durablement resté, des survivances. J’aime la façon dont ces jolis fantômes viennent prendre le dessus sur l’actualité d’une pensée. Tout à coup, il y a ce rappel de la véritable importance des phrases. Vous savez, elles sont comme les corps flottants, ces taches noires qui surgissent dans notre vision, on les oublie, puis ça réapparaît avec une force assez décisive.5
27Dans un nouveau glissement référentiel, les corps flottants ressurgissent : « des phrases ». On note l’indéfinition amenée par le déterminant. Celles-ci sont donc, assimilées, d’abord par la comparaison, à « de petits esprits », puis aux « corps flottants », qui ont ici leur sens premier, originel, quoique métaphorique, de « taches noires qui surgissent dans notre vision ». Toujours revient cette insaisissable présence marquée par le double mouvement du surgissement et de la disparition. Par phrase, elle entend donc « des chansons, des poésies, des textes », qui « surgissent, disparaissent » : autant de mémoire des mots qui sont « des survivances ».
28Mais l’écrivaine ne nous donne-t-elle pas ici une clé de son écriture ? ne peut-on concevoir que sa phrase va elle aussi s’élaborer pour « flotter », pour épouser la cause des corps flottants, et se mettre au service de cet objet paradoxal ?
29D’emblée, nous avons un indice, dans cet extrait déjà lu :
Il y a, dans ces hallucinations brèves, que nous n’osons pas évoquer, parce qu’elles nous mettent en rupture avec les autres – précisément parce qu’elles sont l’écrasement de l’individu dans sa singularité, dans son impossibilité d’être relié –, il y a dans ces moments quelque chose qui se substitue à ce qui devrait être et qui devient pire que la disparition elle-même. Des corps flottants. (p. 56)
30Le corps flottant se manifeste par la rupture, la déliaison et le fait qu’il soit entouré d’absence, d’oubli. Il me semble que cette « rupture », cette « impossibilité d’être reliée » est ainsi prise en charge par la phrase de Sautière, souvent détachée de tout ancrage. Il en va ainsi des deux phrases averbales déjà aperçues, qui détachent spécifiquement la prédication des « corps flottants » de son sujet : « Des corps flottants. » (p. 56) « Sans doute les corps flottants les plus essentiels. » (p. 71). Mais bien sûr le stylème dépasse largement la seule mention des corps flottants :
Ma mère n’a donc pas eu de tendresse pour la petite bonne orpheline de son bébé. Sans doute a-t-elle fermé les écoutilles de la tendresse pour ne pas sombrer. Le bateau tanguait fort. Peut-être encore une larme de Johnnie Walker soda.
Et de roman.
Car il y a aussi le romanesque de ma mère. Ses broderies, son théâtre d’ombres. Il faut, de la rencontre avec mon père, qu’elle dise que celle qui deviendrait, à titre posthume, sa belle-mère lui a donné son fils en mariage sur son lit de mort. Que c’était son vœu, que ce mariage a été une obéissance aux désirs des morts. Il le faut ainsi.
Elle a soigné effectivement cette femme agonisante, qui est morte, selon l’ordre de la malédiction qui entourait ma mère, jeune veuve, mère d’enfants morts, et donc mariée par une mourante. Il y a du grandiose dans cette invention. Mon père, revenu difficilement d’Indochine, après avoir appris cette nouvelle, trouve cette femme belle, il est séduit. Il plaît aussi, homme venu depuis la guerre qui doit encore imprégner vêtement et visage. Le guerrier et la veuve. Une force pour protéger la veuve.
Du roman aussi. D’un autre style.
Sans doute toujours le roman pour cacher beaucoup de choses. L’alcool à la fin de sa vie mais aussi avant. Ses désirs de plaire par-dessus les deuils. (p. 66-67)
31Dans cette page, on ne peut manquer d’être frappé d’abord par le nombre de phrases averbales – ou d’énoncés averbaux. Écriture par « touches », de la note et du fragment. Écriture d’une subjectivité qui avance par mouvement de conscience. Mais si certains enchaînements se font naturellement, et ce, malgré l’alinéa, qui souligne la rupture recherchée, tandis que le « et » conjonctif signale un lien retendu, tel ici avec l’hyperbate par rallonge : « Peut-être encore une larme de Johnnie Walker Soda. / Et de roman. », ailleurs, l’enchaînement des phrases se fait moins évident, dans l’accumulation des averbales :
Le guerrier et la veuve. Une force pour protéger la veuve.
Du roman aussi. D’un autre style.
Sans doute toujours le roman pour cacher beaucoup de choses. L’alcool à la fin de sa vie mais aussi avant. Ses désirs de plaire par-dessus les deuils.
32Sans doute on saisit deux premières phrases averbales possiblement attributives, dont le sujet logique est donc placé en amont, la seconde marquant tout de même une forme de rupture thématique par rapport à la première ; une partie seulement du propos est reprise :
(ils étaient/ c’étaient) le guerrier et la veuve. (Il était) une force pour protéger la veuve.
33Un saut thématique semble cependant s’opérer avec la phrase suivante : « Du roman aussi. », sans doute également attributive mais au thème plus incertain :
(Il était) du roman.
Ou : (Leur rencontre était)du roman.
34Notons alors le recours au partitif (« du roman ») qui opère le prélèvement d’une quantité indéfinie dans la matière « roman » et participe donc de l’indéfinition et de la perte de repères. La phrase graphique averbale suivante (« D’un autre style. ») fait hyperbate et peut se rattacher à la précédente, apposée à « roman » ; ou alors caractériser le « guerrier » seul, voire « une force pour protéger la veuve » :
Du roman aussi, (mais roman) d’un autre style.
Ou : (Il était) du roman. (Mais il était) d’un autre style.
Ou : [Elle (cette force) était du roman, (mais roman) d’un autre style.
35La progression se poursuit linéairement : tout ou partie du propos précédent est repris ensuite :
Sans doute (il y a) toujours le roman pour cacher beaucoup de choses. (parmi lesquelles) L’alcool à la fin de sa vie mais aussi avant. (ainsi que) Ses désirs de plaire par-dessus les deuils.
36On pourrait aussi supposer l’ellipse d’un verbe modal : « sans doute (il faut) toujours le roman… ». Dans cette écriture « résille » faites de nombreux « trous », ellipses, notons encore dans ce même paragraphe les verbes sans complément : « Il est séduit » ; « Il plaît » : c’est l’objet cette fois qui est discrètement éludé.
Mon père, revenu difficilement d’Indochine, après avoir appris cette nouvelle, trouve cette femme belle, il est séduit. Il plaît aussi, homme venu depuis la guerre qui doit encore imprégner vêtement et visage.
37Un léger décrochement est perceptible dans l’emploi absolu des verbes ; ou un léger flottement interprétatif : est-ce seulement la femme qui le séduit ? ou la situation ? le « romanesque » de la situation ? Dans ce non-dit, une faille, une déliaison est sensible. De même, léger flottement dans l’emploi absolu de « plaît » : sans doute plaît-il à la femme, mais rien n’est dit. Il est possible qu’il plaise dans l’absolu, à toutes. Il n’y a pas de liaison certaine du désir entre ces deux-là. Même incertitude quant au rattachement de « vêtement » et « visage » employés sans déterminant, et donc ici virtualisés, en intension : il n’est plus seulement question des vêtements et du visage de cet homme mais sans doute de tous les vêtements et visages des hommes « venu[s] depuis la guerre ». Cette dernière apposition propose une variante d’un plus attendu « homme revenu de la guerre ». Qu’apporte alors de plus ou de moins « venu depuis la guerre » ? L’écrivaine rejette le retour, se débarrasse du préfixe et pose la guerre comme origine, point de départ. La guerre rend autre. Il y a rupture avec l’avant. Il y a oubli. Il y a déliaison. Il y a flottement.
38Dans les phrases graphiques qui suivent (« Le guerrier et la veuve, etc. »), la disparition des procès verbaux, de leurs sujets, de leurs agents conduit à la désactualisation de la phrase toute entière, qui flotte hors de tout ancrage temporel : dans quelle époque nous trouvons-nous ? quel est le point de vue ? celui de la mère ? de la fille-narratrice ? des spectateurs du couple ? Est-ce une manière d’autoriser le changement de point de vue que ce désancrage ? de se mettre dans la tête de sa mère, de tenter d’y flotter au plus près, d’y pénétrer ? C’est aussi assurément une manière de rendre compte de ce qu’il subsiste du passé révolu, du temps de l’enfance et même d’avant l’enfance : des bribes décousues. Des bribes de souvenirs, mais aussi des bribes de phrases, de discours rapporté, des bribes de pensées qui flottent, indécises, sur un objet complexe et proprement insaisissable, et s’imposent « comme des corps flottants », ici saisies, capturées, fixées dans leur caractère partiel et délié.
39Si l’appariement du mot « corps flottant » à la chose « corps flottant » ne va pas de soi, si la phrase en témoigne qui fait preuve à tous égards de déliaison, de désancrage, c’est bien que l’ensemble de la relation du langage au réel, des mots aux choses est concerné.
40En somme, ce à quoi s’affronte tout du long l’écrivaine-narratrice, et ce dont elle fait le récit, c’est la difficulté à nommer les choses par le langage, dont l’oubli lié à l’âge n’est qu’un des facteurs. Il n’y a pas, pour J. Sautière, en effet, d’évidence, dans la nomination. Elle s’en explique dans ses entretiens avec M. Snauwaert :
Sans doute, il y a pour tous les écrivains et toutes les écrivaines une langue perdue, un fantôme de langue. Il y a eu, pour moi, la réalité de cette séquence, une perte réelle qui s’est nouée à la perte imaginaire.6
41La « perte réelle », comme elle le raconte, est celle de sa nourrice iranienne avec laquelle, jusqu’à six ans, elle a parlé farsi :
Nous sommes reparti·e·s en France, puis revenu·e·s trois ans plus tard. J’attendais de la revoir, ma mère deuxième. Elle était morte, et cela, je ne l’ai pas accepté. Je n’ai plus dit un mot dans la langue qui était la sienne. Ou plutôt, la nôtre, exclusivement la nôtre. J’ai construit cette disparition comme celle de la langue de l’amour. Et écrit pour enjamber la tombe.7
42Nous retrouvons ici, engrammé dans son rapport à la langue, un autre « corps flottant », celui de la langue de sa nourrice, celui de sa nourrice.
Impossibles nominations
43De cette béance de la langue, dans cet ajointement flottant des mots au réel, il résulte un doute, un questionnement constant. La modalité véridictoire, de fait, on a pu le voir, est très présente dans le texte, en particulier pour interroger ou remettre en question ce qui vient d’être dit, écrit.
Non-coïncidences du dire
44De pair avec cette référence flottante, insaisissable et modalisée du titre, en lien étroit avec la syntaxe mal ajointée et la phrase flottante, dans tous les sens du terme, se manifeste donc clairement par endroit la non-coïncidence du mot et de la chose, que marquent ici ou là les modalisations autonymiques du dire ; elles mettent en évidence les doutes de l’instance narrative quant à l’acte de nomination, quant à sa possibilité même de nommer.
45Tantôt l’interrogation porte sur l’adéquation du mot à la chose et l’écrivaine met en scène son hésitation dans la recherche du mot juste :
Il y avait cette immense forêt, mais forêt, est-ce le mot qui convient pour ce qui refuse le promeneur à ce point ? Quelque chose de beau comme une cathédrale et de vénéneux aussi. (p. 48)
La phrase de la juge : « Votre divorce est prononcé », mais était-ce cela ? Prononcé, oui, je crois […] (p. 95)
46Souvent la parenthèse est le lieu de l’insertion de ce doute ; elle ouvre alors « un espace en marge », « impos[e] une forme de turbulence au déroulement syntaxique de la phrase » 8 ; y introduit une autre modalité – interrogative –, un autre point de vue, une voix autre :
De la matière non matière (une ombre ?) (p. 112)
J’ai beaucoup critiqué les postures que femmes et hommes étaient (sont ?) tenus d’adopter […] (p. 80)
J’observe que j’ai souvent (ce qui n’est pas toujours), en matière de séduction, pratiqué la passivité de l’affût (p. 80)
47Tantôt est soulignée la non-coïncidence du mot avec lui-même par une forme de jeu de mot :
[…] contre Thanatos revenu hanter ma vie, une dose d’Eros, l’antidote, l’anti-dote, devrais-je dire. (p. 94)
48Tantôt sont mises en évidence les non-coïncidences interlocutives, qui viennent en outre souligner les interdits familiaux ou sociaux où se désajointe le langage (« Quelque chose qui vient nous chercher dans les zones imprononçables de notre vie », note J. Sautière9), non-coïncidences qui esquissent aussi les méandres par lesquels la nomination doit passer pour advenir :
Laisser ce mort s’approcher aussi près qu’il le fut puisque le pire est réalisé, comme on dit en droit d’un bien dont on se sépare. (p. 97)
Le mot « espionnage » est impensable pour mon père, on dit « renseignements ». D’ailleurs on ne dit pas. On ne dit pas ce qu’il fait, on ne peut pas le dire, c’est un secret. Services secrets. Au premier titre, en famille. […] Ma mère me dit : « Ton père est un espion » ; lui rétorque sèchement qu’il est « un agent de renseignements ». Je devais dire que mon père était un employé de l’ambassade, ce qui n’était pas tout à fait faux, puisque son service dépendait de l’attaché militaire adjoint. (p. 22)
49Souvent d’ailleurs ces nominations sont marquées d’obsolescence historique, à deux reprises accompagnées de comparaisons dans l’acte même de nommer – l’outil de comparaison « comme » renforçant bien sûr l’inévidence du dire :
Les missions de mon père (ça s’appelait comme ça, comme en religion) duraient trois ans, qu’il pouvait renouveler. (p. 25)
Sitôt lycéenne, j’ai eu le droit de mettre du Rimmel (on disait comme ça, comme on disait un Frigidaire pour un réfrigérateur), épaissir les cils au maximum en additionnant les couches. (p. 39)
50La parenthèse à laquelle alors l’écrivaine a recours inscrit une autre temporalité dans le texte, participe en cela pleinement de cette poétique du « crépuscule », du douteux, de l’entre-deux, du flottement. Souvent l’autrice ainsi, sans spécifiquement convoquer l’acte de nomination, remet en question le sens des mots, leur définition, par retouches correctives, ou alternatives adversatives, où différentes modalités d’énoncé s’invitent :
Il faudra revenir sur cette dissolution de nos années de jeunesse (ce qu’on imagine que doit être une jeunesse). (p. 42)
Mais non, le romanesque, ce n’est pas ça, une histoire d’espionnage. (p. 23)
Peut-être n’est-ce pas un oubli mais une sorte d’abstinence de la mémoire. (p. 105)
Indéfinis
51Contribue à cette impossible nomination, la part d’indéfinition qui fait la substance de ce récit. On observe tout d’abord la récurrence du pronom indéfini « quelque chose », parfois employé seul, qui marque la singularité indéterminée de l’objet :
Je retrouve P., mon amoureux, mais pas mon amour, comme dans la chanson, cette histoire d’A finit mal. Quelque chose s’était estompé, évaporé, terni. (p. 93)
C’est quelque chose, ce cœur qui bat tout de travers au moment même où ce grand amour disparaît. (p. 96)
Mais quelque chose n’allait plus. (p. 98)
52Mais souvent complété (par un adjectif épithète indirecte ou un syntagme prépositionnel complément partitif) :
Je me dissociais. Pourtant, j’avais enfin un écho à mes troubles, un voisinage, quelque chose d’intelligible dans la surdité du monde […] (p. 100)
La photo est titré « Cambodge – Kampong Cham – femme ». Quelque chose de la prise de vue coloniale, peut-être à cause du titre, comme si elle était renvoyée à une typologie, de l’ordre de la catégorisation naturaliste. (p. 108)
53et plus souvent encore complété par une relative supposée venir elle aussi spécifier et réduire le champ de l’indétermination :
L’éternité est factice, l’immortalité est un gommage, quelque chose qui efface ce qui est écrit. (p. 55)
Il y a dans ces moments quelque chose qui se substitue à ce qui devrait être et qui devient pire que la disparition elle-même. Des corps flottants. (p. 56)
Je suis revenue en France, le voyage m’a paru encore plus long qu’à l’aller. Il était fabuleux aussi parce que nous avons suivi le soleil couchant, qui illuminait sans cesse les hublots. Quelque chose qui ne pouvait pas être quitté, comme si nous volions sur place. Ce que c’est que quitter un pays dans lequel on a vécu et qui a été terre d’adoption, sans même qu’on le formule ainsi, et c’est bien le problème. (p. 92)
Tous ces visages offerts dans le flou, quelque chose qui s’estompe déjà, s’efface un peu et s’expose à cet effacement. (p. 103)
[…] il y a dans la force de ce regard quelque chose qui ne peut lui être enlevé. (p. 104)
54De manière assez caractéristique, l’écrivaine utilise cette relative qu’on pourrait dire périphrastique du fait de l’indétermination de son antécédent, pour expliciter un constituant lui-même indéfini, « un gommage » (p. 55), ou lorsqu’elle l’associe au tour présentatif « il y a dans… », à deux reprises (p. 56 et 104), pour creuser la matière et tenter d’y cerner, d’y délimiter ce qui en reste cependant proprement insaisissable, indéfinissable. Au demeurant, « quelque chose » p. 56 est catégorisé in fine comme justement « des corps flottants ». L’indétermination, l’indéfinition se met au service de ce flottement référentiel.
55J. Sautière a aussi une prédilection pour les relatives en « ce qui/ ce que ». Il faut cependant distinguer entre celles qui, apposées, fonctionnent avec un pronom anaphorique de ce qui précède et les « vraies » relatives dites périphrastiques dans lesquelles, chez J. Sautière, la locution pronominale, porteuse d’indéfinition, est le plus souvent en position sujet dans la relative.
56Pour les premières, la locution pronominale en « ce qui » apparaît dans une relative qu’on peut considérer comme apposée à l’énoncé précédent, où le démonstratif anaphorise l’ensemble de l’énoncé précédent sur le modèle du « relatif de liaison » latin. Cet outil de cohésion textuelle a ici pour effet paradoxal de flouter, en le globalisant, le point exact de l’incidence et de la cohésion : « Parfois je la hais, ce qui reste un signe d’amour […] » (p. 51). Dans cet exemple, l’anaphore est assez claire : le fait de la haïr reste un signe d’amour. On note que la relative permet d’opérer un subtil mouvement de généralisation.
C’était un homme érudit, cultivé. J’imagine combien il a pu souffrir de notre présence dilettante, inattentive. Le sentiment de supériorité qui infusait en nous sans même que nous en ayons conscience. Ce qui n’invalide pas notre responsabilité, sûrement pas. (p. 42)
57Dans ce nouvel exemple, le flottement référentiel est moins lié à « ce qui » qui semble anaphoriser « (le fait) que nous n’en ayons pas conscience » qu’il n’est lié à l’énoncé support de ce segment « le sentiment de supériorité… conscience » dont le rattachement à ce qui précède ne va pas de soi ; il pourrait s’agir d’une averbale existentielle (« (il y avait) le sentiment de supériorité… ») ou averbale attributive (« (c’était) le sentiment de supériorité… »). Ou bien il pourrait s’agir d’un énoncé dépendant dont manquerait la préposition ligatrice (« avec le sentiment… », voire du complément plus en amont de « souffrir » : « souffrir du sentiment… »). L’incertitude demeure.
58En revanche, ci-dessous, le flottement référentiel quant au rattachement de la relative à ce qui précède est bien associé à la locution « ce qui » :
Mais tout ce que ma peau prend de soleil, de la brise du soir si douce, du ciel si neuf, des lèvres que le vin gonfle, du gâteau libanais aux dattes que je mange dans l’odeur du seringa, tout cela est donné. Et donné par les morts eux-mêmes. Ce qui leur fut précieux et qui nous échoit. (p. 97)
59De quoi le démonstratif « ce » est-il anaphorique au juste ? Notre lecture se trouve ralentie de cette reconstruction que nous devons opérer : « ce qui » anaphorise-t-il « tout cela », ou bien l’explicite-t-il ?
? Tout cela qui leur fut précieux et qui nous échoit (est donné).
? Et tout cela leur fut précieux et nous échoit.
60Une indécision demeure encore à la lecture. Ci-dessous, même difficulté renouvelée, même flottement interprétatif lié à l’enchaînement des énoncés averbaux :
On pense à Emmanuel Lévinas bien sûr : « Le visage est ce qui nous interdit de tuer. Le visage est signification, signification sans contexte. » Un visage qui n’est d’ailleurs pas le portrait, la bouche, les yeux, le nez, mais une métaphore. Ce qui engage que je dois répondre de tous les autres, là se joue la survie du monde. (p. 104)
61Le discours se déroule par accumulations d’énoncés averbaux : on note la double recatégorisation du « visage » de Lévinas dans la phrase averbale attributive qui suit la citation, par l’affirmation de ce qu’il n’est pas : « (c’est un) visage qui n’est pas… » puis par l’affirmation contrastive de ce qu’il est « mais (qui) est une métaphore ». Ensuite, on peut supposer que par saillance, « ce qui » anaphorise le fait que le visage soit une métaphore, mais l’anaphore peut aussi reprendre plus largement tout ce qui précède, avec la citation de Lévinas. Ces relatifs de « liaison » sont chez Sautière facteurs de déliaison.
62Mais une autre relative a les faveurs de l’écrivaine, la relative dite périphrastique (que P. Le Goffic préfère nommer intégratives, du fait justement de leur indéfinition constitutive) :
La nuit, le foisonnement de tout ce qui appelle, stridule. (p. 34)
Ce qui est mort l’est-il vraiment ? (p. 45)
Ce qui advient de fatal est là avant tout, le visage est prémonitoire. (p. 54)
Sa peur lui rendait certainement intelligible ce que les insurgés voulaient : une révolution. (p. 79)
Ce qui arrive, la guerre qui s’instille, les brusques à-coups ne sont pas raccords. (p. 90)
Il faut maintenant s’arrêter, mesurer ce qui est perdu, ne pas fuir à perdre haleine. (p. 97)
Mais tout ce que ma peau prend de soleil, de la brise du soir si douce, du ciel si neuf […] tout cela est donné. (p. 97)
Il faudrait que les corps flottants soient cela, un doute sur l’existence de ce qui nous a animés, la survivance d’une danse, d’une joie, d’un sourire, de ce qui aussi a été là, sans retour possible, mais présent et fragile, nous laissant incertains. (p. 112)
63Ce type de relative a pour particularité, nous dit Le Goffic, de « rassemble[r] tous les [sujets] possibles du verbe » de la relative, « virtuels ou réalisés » : « cette formule indéfinie les représente tous sans en désigner aucun en particulier, tout en étant parfaitement capable de convenir à des situations particulières »10. Autant dire que c’est une forme qui convient admirablement aux corps flottants, dont J. Sautière nous dit qu’ils « demeurent présents et irréels » (p. 12). Et nous pouvons observer dans cette perspective le mouvement qui souvent dans la phrase mène, comme dans les occurrences des p. 79 et 90, de la formule indéfinie générale de la relative à un élément qui en précise une ou des situations particulières : « une révolution », « la guerre qui s’instille », « les brusques à-coups ». Remarquons dans cette dernière phrase, à quel point l’accord qui n’est « pas raccord » ; en toute logique, le verbe « être » qui la clôt devrait s’accorder avec « ce qui arrive » au singulier. La déliaison gagne aussi la phrase de ce point de vue.
64Quant à la phrase semi-clivée, qui est aussi utilisée et qui a recours à la relative périphrastique, elle présuppose justement d’abord la « formule indéfinie », selon le mot de Le Goffic, ce qui demeure irréel, avant de poser, de rendre présent, en le spécifiant à mesure, ce dont il s’agit :
Ce qui est là, dans l’arbre, c’est la survivance. (p. 111)
65Ce même mouvement qui va de l’indifférencié au particulier se repère également dans l’utilisation des démonstratifs, soit avec le déterminant assorti du pantonyme « chose », soit avec les pronoms neutre « cela », ou « ça ».
Je ne me souviens plus de l’étage.
(Ces choses-là, ne plus se souvenir de ce que jambes et pieds ont su, de ces montées plusieurs fois par jour. Il y a une honte, une peine à ces oublis.) (p. 35)
66Dans la parenthèse, qui insère un autre plan énonciatif, fait entendre une autre voix, l’écrivaine recourt ici à une anaphore, mais généralisante (« ces choses-là » c’est-à-dire des choses comme le fait de ne plus me souvenir de l’étage), avant un mouvement de reprécision qui opère une reformulation-glissement du contenu notionnel initial. Il ne s’agit donc pas tant d’un phénomène de cataphore stricte que du « supplément d’information »11 dont le rôle est d’expliciter le contenu référentiel de l’élément ici nominal qui le précède et lui est coréférentiel (ici « ces choses-là »). Dans une telle configuration syntaxique, l’identification du référent a été opérée antérieurement, et le « supplément d’information » placé à droite ne constitue qu’une explicitation a posteriori du contenu référentiel du pronom. Ce qui laisse entendre que l’interprétation de la phrase ne va pas de soi et que le locuteur s’engage personnellement pour dissiper tout flottement interprétatif. Dans la parenthèse, la phrase se révèle « résille », poreuse, et comme mal ajointée aux choses qu’elle tente de saisir.
67Ci-dessous, même procédé de reprise anaphorique un peu flottante par le pronom « cela » de tout ou partie de la phrase précédente :
En lieu et place de la mère, un fantôme, un suaire agité d’une vie sans vie dont nous sommes l’enfant.
C’est sans doute cela qui écrit, l’enfant de la forme vide, agitée par une illusion dévoilée. (p. 57)
68Le pronom « cela » pourrait anaphoriser « un fantôme, un suaire… l’enfant » ou bien de « l’enfant » seulement, et que le syntagme nominal qui suit, « supplément d’information » vient justement spécifier (« l’enfant de la forme vide ») en le reformulant. Par reformulations et périphrases accumulées, J. Sautière circonscrit ainsi son objet insaisissable, mais amène le lecteur à multiplier les opérations d’ajustement interprétatif, ou, plus sûrement, à opter pour une lecture elle aussi flottante, incertaine.
Les vieux messieurs échangeait des souvenirs ahurissants. […] Ensuite ils parlaient politique et ça se gâtait. […]
C’était cela, ces vieux messieurs, des hommes rentrés dans l’ombre et la prophétie d’Anna Marly était juste, on les a oubliés, on les célèbre, on les commémore, mais ce qu’ils ont été échappe à toutes les statues. (p. 20-21)
69Dans ce passage, un premier démonstratif neutre (« ça se gâtait ») au référent assez indéterminé (la situation) va donner lieu à l’évocation de plusieurs chants politiques, dont le Chant des partisans et La Complainte du partisan, composé par Anna Marly, et à l’évocation de l’émotion qu’ils suscitaient chez son père, en particulier. L’ensemble de ces évocations semble alors anaphorisé dans la phrase attributive « c’était cela », le premier démonstratif élidé « ce » sujet de « étaient » semblant anaphorique, le second démonstratif attribut ne pouvant alors l’être sauf à construire une tautologie et suggérant donc une cataphore. Mais en réalité, nous avons ici une double dislocation en rappel de la phrase : « ces vieux messieurs étaient des hommes rentrés dans l’ombre… ». La double dislocation contribue à souligner encore le lien distendu, qui ne va plus de soi, entre le pronom et son référent, entre le mot et l’objet, elle contribue à construire le flottement référentiel. Ce que corrobore la fin de l’extrait par la relative périphrastique qui a ici une valeur métapoétique : « ce qu’ils ont été échappe à toutes le statues », en somme, à toute saisie définitive, à tout étiquetage.
70« Ça », quant à lui, implique un contenu référentiel contextuel, opérant un « premier découpage » dans la matière indifférenciée (Bonnard), mais dans notre texte, il est suivi alors rapidement d’un second découpage, qui précise la catégorie convoquée :
Mais non, le romanesque, ce n’est pas ça, une histoire d’espionnage. (p. 23)
71C’est très net ci-dessus dont la phrase ouvre un nouveau chapitre et où le démonstratif neutre n’est a priori pas anaphorique de ce qui précède. Mais ci-dessous, le procédé est un peu plus complexe :
L’épouse noir (professeur d’anglais) de notre professeur (de maths) blanc subissait des surnoms racistes (Simba). Ça faisait rire les Khmers aussi. Finalement ça a toujours été comme ça. Ces hiérarchies, cette cruauté. (p. 59)
72Il y a une première anaphore marquée par le pronom « ça », sujet de « faisait rire », dont on peut supposer qu’il s’agit d’une anaphore résomptive reprenant donc, non pas le seul exemple du surnom « Simba » mais plus vraisemblablement le fait que l’épouse noire subissait des surnoms racistes. Cependant, les deux autres occurrences ont un référent beaucoup moins nettement défini, elles semblent opérer une généralisation, que vient clarifier en la spécifiant l’énoncé averbal final : « ces hiérarchies, cette cruauté », levant ainsi l’ambiguïté de ces anaphores.
Être là
73Enfin, cette part d’indéfinition est aussi manifestée par la désignation de l’espace, ou plutôt du lieu, au moyen de l’adverbe « là » (comme de l’adverbe « y » que l’on retrouve dans l’emploi très fréquent du présentatif existentiel « il y a », à propos duquel Lévinas parle de « phénomène de l’être impersonnel »12). L’adverbe, anaphorique, opère de même un premier découpage de l’espace avant d’être lui aussi spécifié, explicité :
Oui, de pire il n’y aurait plus. Mais être là, dans ce chagrin, éloigner la crainte, la peur, prendre cette souffrance comme le don de ce qui reste. (p. 97)
74Dans le passage suivant, difficile de saisir immédiatement la valeur sémantico-référentielle de « là » dans la première proposition clivée « c’est là que… » qui le met précisément en évidence, met l’emphase dessus :
À dix-huit ans, je rentre du Cambodge, totalement perdue, égarée, et c’est là que je les trouve, mes frère et sœur, que je les éprouve, par le corps, par les liens du sang. Dans un chemin parsemé d’hallucinations, leurs voix viennent me chercher à mon retour en France, car c’est là que ça s’est passé, la bataille contre l’effondrement, la faillite psychique […] (p. (71)
75Renvoie-t-il par anaphore plus ou moins précisément à l’endroit où se trouve la narratrice de retour du Cambodge ? au temps, à l’époque de ce retour ? Ou bien va-t-il être défini, redéfini, ensuite ? Pourrait-il annoncer cataphoriquement « par le corps, par les liens du sang » ? Ou plus lointainement, « dans un chemin parsemé d’hallucination » ? Puis dans la deuxième phrase, nouvelle ambiguïté quant au référent anaphorisé par « là » dans « c’est là que ça s’est passé » : « dans un chemin… » ou, plus sûrement, « à mon retour en France » ? Ensuite, c’est le pronom « ça » ( « c’est là que ça s’est passé ») qui prend la relève du flottement référentiel selon un procédé déjà examiné.
76L’écrivaine au demeurant réfléchit et conscientise la référence trouble au lieu, à l’espace :
On choisissait ce qu’on disait, l’essentiel n’y était pas, ainsi presque rien sur les événements qui ont surgi au Cambodge, mais le fil des jours, l’insignifiant, comment le temps grignote les liens, ça ne se dit pas, il fallait rester dans l’imaginaire des retrouvailles, garder intact, reprendre là où nous en étions restés. Mais c’est précisément le « là » qui a manqué. Nous étions tissés avec le Cambodge. Je lui ai tourné le dos avec inconscience. Le temps joue la partition mais le lieu tellement plus. C’est toujours lui qui fait le plus défaut. (p. 87)
77Elle redit dans Comment vivre, essai-conversation, l’importance du lieu, et du corps comme lieu :
Je me sens constituée par les lieux. […] Nous sommes poreux aux lieux où nous vivons. Ils nous apportent de la substance (notre nourriture), de l’histoire, de la culture, du paysage… Je l’ai compris très vite du fait des arrachements multiples qui ont jalonné ma vie. Petite, j’ai été conduite et extraite des lieux sans pouvoir y opposer quoi que ce soit. Cela confère aux lieux une intensité extraordinaire, on peut les perdre comme on peut les quitter. […]
Le lieu, oui, comme notre corps, renvoie à la question du temps. On peut se penser soi-même comme lieu : que reste-t-il du corps de mon enfance, de toutes ces cellules maintenant renouvelées, de tout ce que la mémoire n’a pas conservé et de moi, qui demeure dans la même intégrité ? Et ce qui survit, c’est pour quoi ? 13
78Le lieu, le corps qui fait défaut, le sien, celui de la mère, du frère, de la sœur disparus, et dont elle perd la trace de ce qu’il fut dans la vaste entreprise de destruction qu’est le temps, cet espace-temps-là qui s’estompe et s’efface et se dérobe, est bien sûr celui qui ouvre la voie à « cet espace apatride » où J. Sautière dit cohabiter avec les « petits fantômes », ces corps flottants essentiels :
Ils sont là dans cet espace apatride que j’arpente dans l’angoisse. Qui est un autre pays, somme toute. Beaucoup de temps et d’accommodement pour se réchauffer en compagnie des petits fantômes, travailler sur le miel amer de la mort. Et de silence aussi […]. (p. 72)
79Car n’est-ce pas avant tout du lieu de l’écriture qu’il est question ici, et dont le texte nous offre le paysage – J. Sautière parle de « paysage du texte »14 –, de cet espace-temps « flottant » que construit l’écriture, que re-construit, que re-présente l’écriture ? où « seul le sens répétitif » du préfixe, affirme Camille Laurens, dans Encore et jamais, « n’existe pas pour l’écrivain »15 :
Retrouver signifie alors non pas trouver à nouveau mais revenir au moment où rien n’était perdu, c’est-à-dire au présent, à la jouissance du présent […] dans le travail de la phrase et des mots, l’écrivain est seulement un chercheur – ou disons plutôt un trouveur. Ce qu’il trouve n’existait pas avant lui.16
80À ceci près que pour J. Sautière, il demeure de l’inexistence, de l’absence dans ce travail de l’écriture. Ainsi quand elle écrit, à propos du coup de foudre, p. 82 : « Il est là, le voici. » C’est bien qu’elle le présentifie, par le présentatif, dans l’espace- temps singulier de l’écriture. Ce discours, l’écriture, s’élabore alors plus efficacement que les « objets contre-phobiques », « dénués du moindre pouvoir » (p. 72) qui remplissaient le sac en bandoulière de la jeune femme de retour en France du Cambodge, et qui ne retrouve pas son « chez-[s]oi ». Un tel discours qui construit, actualise un espace-temps toujours singulier, toujours « propre », Maingueneau le qualifie de paratopique.
81Le néologisme de « paratopie » désigne « une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire, qui vit l’impossibilité même de se stabiliser17 » propre à la littérature. Le terme signifie littéralement « l’espace, le lieu à côté ».
82Jane Sautière nous donne ici les clés d’élaboration de sa « paratopie », par l’entremise d’une langue qu’on peut qualifier de résolument « flottante », qui lui permet de cultiver l’« être-là » :
« Il ne s’agit pas d’écrire une souffrance, la vôtre ou la mienne, il s’agit d’être là. » (F, 7) C’est cet « être là » qui a fondé mon écriture.18
83Écriture fondée avec ce que cet « être-là » contient, ou autorise, de référence flottante – du fait de son adverbe comme de son infinitif substantivé –, sans ainsi jamais faire du « lieu », ni même du temps, son « territoire » – et la distinction est de taille :
Je me sens constituée par les lieux. Chamoiseau les distingue des territoires, par le fait même que le lieu est ouvert, sans possession et pas le territoire, qui est l’objet d’appropriations, et je reprends à mon compte cette distinction.19
84Nous percevons ainsi comment cet « être-là » qui s’incarne dans l’« espace apatride » de l’écriture est aussi celui par lequel, depuis lequel J. Sautière a pu travailler « le champ du lieu commun » selon ses mots, et dont elle s’explique dans ses entretiens :
Je me suis attachée à cette histoire du lieu commun qui a surgi avec Fragmentation. En fait, j’ai l’impression d’avoir une curiosité à l’égard, d’une part, de ce qui fait une communauté de perception dans un temps et un lieu donnés, un passage obligé, et, d’autre part, de sa représentation factice, sans doute par saturation de sens.
Peut-être est-ce Barthes qui a le mieux « éventré » cela dans ses Mythologies (2002 [1957]), où il dit « nous voguons sans cesse entre l’objet et sa démystification » (quatrième de couverture). Je rencontre souvent les deux impulsions, l’une liée à une forme de déconstruction, ou plus simplement de questionnement du lieu commun, l’autre qui est la déambulation dans ce lieu-là, sans position critique, par le simple fait qu’il y a du nôtre là-dedans et qu’il est à percevoir.20
85Il faut bien venir de ce lieu d’à côté qui autorise à « être là » pour interroger et déconstruire ainsi le, les lieu.x commun.s et y déambuler. Ainsi, dans Corps flottants, Jane Sautière s’est-elle emparée de ce lieu commun du récit de souvenirs, lieu intime des souvenirs, qui n’est pas un lieu privé, précise-t-elle – « l’intime peut se partager, c’est le privé qui ne se partage pas »21 – pour en révéler le fondement commun d’oubli, de déni, de non-dit, d’interdit, de silence, de silence de mort, sur lequel il s’est construit. Et tenter de le partager, en en élargissant le champ – le champ de vision, le champ de l’écoute, celui de « l’intelligible » – et de « raccorder ce qu’[elle a] connu à une histoire plus vaste, décisive. » (p. 101), celle de l’extermination d’un peuple, elle aussi inintelligible, inaudible, invisible de son absolue inhumanité. Pour cela, prise dans « cette curieuse houle entre la possession et la dépossession »22, J. Sautière opte, justement, tantôt pour un « je » individuel, tantôt pour un « on » caméléon très accueillant, tantôt pour un « vous » plus comminatoire ; elle s’essaie à d’autres enveloppes que la sienne, d’autres visages que le sien, d’autres vies que la sienne :
Je regarde plusieurs fois les portraits des prisonniers de S 21 pour reconnaître ceux dont j’aimerais me souvenir mais que je n’ai probablement jamais vus. Peut-être n’est-ce pas un oubli mais une sorte d’abstinence de la mémoire. On s’efface avec ceux qui sont effacés, on s’efface le sachant. Dans le défilement des photos, j’aperçois un visage plus familier, une expression. Je plaque un souvenir. Qui que vous soyez, devenez un proche, plus proche encore dans le non-souvenir. (p. 105)
86Tantôt toute personne évincée, c’est l’infinitif non personnel et non temporel et qui s’impose dans un ultime mouvement de dépersonnalisation :
Accepter cette approximation et donc l’échec inéluctable de les écrire. Se demander comment rendre compte de l’intensité des choses disparues. Vacillation plus vraie que les certitudes, plus stable que les credo, plus fidèle à nos vies. (p. 113)
87Ici, la force de ce discours tient assurément dans la manière dont J. Sautière cultive la « vacillation », la « discontinuité », la dissociation (« je me dissociais », p. 100), la déliaison, ce qui n’est « pas raccord », mais pour mieux nous raccorder, dans l’interstice, à ces autres vies que la sienne, que la nôtre, à l’énergie, l’intensité vibrante de ces « fantômes », de ces « choses disparues ».