Littérature, politique, réconciliation ? L’Astrée, 1607
1On peut ordonner les lectures politiques de L’Astrée selon deux grandes perspectives. La première relève d’une lecture herméneutique de la pastorale, fondée sur la présence ponctuelle d’éléments allégoriques (comme dans le temple de Céladon), mais aussi sur le mythe de la divinité de l’âge d’or, qui fut associée à l’Empire romain pendant toute la Renaissance ; ce mythe dont Frances Yates (1989) a montré l’importance pour l’Angleterre de la Renaissance a principalement été mobilisé par Kathleen Wine (2000) qui a lu le livre d’Honoré d’Urfé à la lumière du thème impérial1. Le second type de lecture politique insiste plutôt sur la dimension fictionnelle de la pastorale, son inscription dans un imaginaire noble et son lien avec l’illusion : c’est le cas du dernier chapitre de La Société de cour de Norbert Elias (1969), qui met l’accent sur le déguisement de berger comme un jeu complexe avec la réalité historique. Ces deux types de lectures politiques de L’Astrée ne se contredisent pas nécessairement – l’épisode du jugement de Pâris (I, 10) montre même comment une allégorie interprétée dans un cadre rituel devient l’occasion de plaisirs érotiques –, mais elles interprètent très différemment le rapport du livre à son contexte : dans un cas est fait appel à un code interprétatif hérité d’une longue tradition pour lire un message politique liée à la monarchie absolue ; dans l’autre, le contexte de L’Astrée est l’histoire longue des rapports entre la noblesse et la cour, non sans difficulté, puisqu’Elias fait d’Urfé et d’un livre paru entre 1607 et 1625 le moyen d’observer un processus qu’il étudie par ailleurs sur plus d’un siècle. Mais la lecture d’Elias a ceci de puissant qu’elle n’annexe pas le livre d’Honoré d’Urfé à la politique d’Henri IV ou à celle de Louis XIII : en y voyant d’abord le roman d’un vaincu politique, elle interroge les formes de résistance qui s’y lisent, l’amour des bergers au premier chef2.
2Cela dit, aucune de ces deux approches ne donne vraiment sens à l’éloignement du récit pastoral dans la Gaule des ve et vie siècles après Jésus-Christ, point qu’a principalement abordé Claude-Gilbert Dubois (1977), et sur lequel Honoré d’Urfé ne fournit significativement aucune explication paratextuelle, alors même qu’il en formule un certain nombre dans « l’épître à la bergère Astrée », destinées à faire lire son livre à l’intérieur d’une tradition poétique bien identifiée : Hésiode, Sannazar, Le Tasse, etc. C’est pourtant la situation du récit dans un passé lointain qui pourrait permettre de mettre en relation les différentes interprétations politiques du livre. Sans reprendre à proprement parler aucune des deux lectures politiques mentionnées, mon propos consistera donc à essayer de montrer comment peuvent s’articuler ces deux dimensions de L’Astrée, livre du vaincu politique paru dans le temps d’une paix fragile, menacée (assassinat d’Henri IV en 1610, reprise des guerres pendant la jeunesse de Louis XIII), livre pétri de savoirs renaissants et de tout un mode de signification qui en réfère à une tradition herméneutique et rhétorique. Je me tiendrai pour cela au plus près de l’époque de sa parution, c’est-à-dire à la séquence 1607-1612, que j’élargirai finalement pour arriver à l’année 1619 ; je reviendrai d’abord sur le programme éthique énoncé dans l’incipit de L’Astrée et rappellerai les deux traits principaux qui en font un livre inscrit dans le temps de la paix. Puis je m’arrêterai sur une séquence épistolaire pour réfléchir à ce qu’il a pu en être d’une réconciliation politique autour de L’Astrée, ou avec L’Astrée.
1 – Après la guerre ?
3Les années qui ont suivi l’Édit de Nantes en avril 1598 ont été lues par les historiens comme un temps de reconstruction politique du royaume, après ces guerres que les hommes du temps désignaient par le mot de troubles : le mot a une connotation humorale très intelligible à l’époque – le trouble de l’humeur est une étape pivot dans la crise mélancolique –, il fait apercevoir l’identification sémantique de la conflictualité politique à un processus passionnel inscrit dans des corps3. Ces deux valeurs, médicale et politique, s’envisagent dans l’épisode fameux de la chute de cheval de Montaigne « pendant nos troisiemes troubles, ou deuxiemes »4, expérience corporelle d’une presque-mort et d’un retour à la vie vécu sur le mode d’un passage du plaisir à la douleur ; elles se rencontrent partout dans L’Astrée. Mais dans la pastorale plus que dans les Essais, ou très différemment des Essais, ce recouvrement est constamment pensé, interrogé et mis à distance dans des histoires, des discours et des dispositifs corporels que l’on peut lire comme des modalités d’élaboration de l’expérience passionnelle. C’est en ce sens que l’on peut lire dans L’Astrée un texte, non dépourvu d’équivoques, de sortie des troubles : comment s’éveille-t-on dans le monde nouveau d’après la crise ? Comment met-on fin au trouble ? Comment en vient-on à des rapports réglés, civils entre anciens adversaires dans le royaume même de France ?
4Il a parfois fallu plusieurs années pour que l’Édit de « tolérance » promulgué en avril 1598 soit enregistré par les parlements des provinces françaises, neuf ans par exemple pour le parlement de Rouen qui n’accepte d'obéir qu’en 1607. Il a encore fallu des années pour qu’Henri IV soit désigné comme le pacificateur du royaume, longtemps après la fin des guerres de Religion (Vivanti, 1963). Car si la paix se décrète, elle doit aussi se construire par toutes sortes d’actions politiques d’apaisement, de réintégration, telle l’autorisation pour les Jésuites de revenir en France à partir de 1603, ou plus tôt, pendant les troubles mêmes, par les gestes qui ont permis à Henri IV de se concilier des membres de la noblesse révoltée, comme la désignation opportune d’Anne d’Urfé, frère aîné d’Honoré, en tant que lieutenant général pour le roi en Forez, en 1593, au moment où se divisent les chefs de la Ligue dans le lyonnais.
5Le temps et le sens de la paix se construisent aussi à travers le monde des écrits, notamment grâce à toute une élaboration théorique, politique et sémantique du changement historique. Là encore, la limite temporelle entre la paix et la guerre se floute : c’est lorsque, à la mort de François de Valois, apparaît la possibilité qu’un roi protestant monte sur le trône, lorsque, en 1584, est fondée la Sainte-Union que la scission interne au catholicisme se marque dans les mots, entre les « zélés » et les « politiques » – les partisans du roi et de la paix selon une définition que donne l’historien et juriste Jacques-Auguste de Thou dans son imposante Historiae sui temporis, parue au début du xviie siècle. Les historiens sont en partie tributaires de ces catégorisations qu’ils peuvent amplifier, parlant ainsi d’un « catholicisme ligueur » ou « zélé », partisan de la guerre à outrance contre les protestants, et le distinguant d’un « catholicisme royal », modéré, celui des Politiques. Et c’est notamment un écrit de 1576, Les sept livres de la République dû au jurisconsulte Jean Bodin, qui fonde théoriquement l’absolutisme monarchique qui constitue, avec l’arrivée d’Henri IV au pouvoir, et la victoire des Politiques, la voie politique d’une sortie des guerres de Religion (Cosandey et Descimon, 2002).
6Les contemporains élaborent donc des catégories et des discours pour parler de la division politique, du changement historique, et ces catégories elles-mêmes sont prises dans la conflictualité, qu’il s’agisse de qualifier, de raconter, d’analyser les troubles ou les conduites dans la société nouvelle issue de la paix ; c’est ainsi par exemple que, dans les années 1620, l’opposition zélée au changement des conduites en matière de religion se cristallise sur la figure du « libertin ». Le monde des écrits est donc pleinement partie prenante de l’action politique : pendant les années qui ont suivi l’Édit de Nantes, ce sont les tenants du catholicisme royal, les Politiques, qui ont dominé l’espace des écrits et de l’historiographie d’après la guerre, c’est eux qui ont imposé leur histoire des « troubles », et cela s’est prolongé après que la première génération des Politiques des années 1610 eut disparu (E. Pasquier en 1615, J.-A. de Thou en 1617). L’histoire des guerres de Religion fut donc, dans les premières années du xviie siècle, racontée par les vainqueurs (Penzi, 2005 ; Descimon et Ibanez, 2005). Aucune histoire de la Ligue ne franchit la limite de l’imprimé - celle de Lefèvre de Lezeau, De la religion catholique en France, est restée manuscrite jusqu’en 1837, tandis que la Ligue continuait d’être diabolisée dans les écrits de la paix comme elle l’avait été dans les pamphlets des guerres de Religion. On peut penser à La Satyre ménippée, ce libelle de 1594 où le chef de la Ligue en Forez, le duc de Nemours, cousin d’Honoré d’Urfé, est représenté en « Picrococole ». Seules des fictions poétiques, « littéraires », font une place à des épisodes voire des idées ligueuses, tels les romans d’Antoine de Nervèze dans les années 1600 (Petit, 2023), tel l’Argenis de Barclay (1621), traduit du latin dès 1625 dans un temps de retour de la polémique anti-jésuite et qui comprend le récit à clé d’un épisode ligueur. Si l’on cherche une mémoire de la Ligue dans les publications imprimées, c’est sans nul doute du côté de ce que l’on appelle aujourd’hui la littérature qu’il faut aller, un espace des publications qui n’est pas assimilable à l’époque à une écriture de l’histoire, et qui est surtout investi par des littérateurs d’une tout autre envergure sociale que les grands juristes et les historiens au service de l’état monarchique. Il suffit de lire les commentaires que Pierre de l’Estoile relève dans son journal à propos des productions narratives de son temps pour prendre la mesure de la différence de valeur entre les différents écrits et l’inscription de l’histoire qui s’y lit.
7La paix n’est donc pas exempte de violence ni d'équivoques, si bien qu’interroger la parution de L’Astrée dans ce temps de recomposition et de reclassements, nécessite de tenir compte de ces différences de position – ligueur jusqu’à la dernière heure, Urfé est bien un vaincu des premières années de la monarchie henricienne –, des espaces d’écriture que les rapports de force ouvrent aux vaincus – L’Astrée n’est pas une histoire des « troubles », mais la matière historique y est prégnante, et le livre ne cesse de proposer des séquences et des représentations du trouble passionnel –, de ces reclassements : Henri IV réintègre peu à peu la noblesse ligueuse, et l’on peut voir les différentes parties de L’Astrée, publiées entre 1607 et 1619, afficher les nouvelles titulatures d’Honoré d’Urfé qui reste dans la paix un noble guerrier d’ancien lignage. C’est interroger aussi la double rupture énonciative qui en fait, en 1607, le premier texte qu’Urfé n’adresse pas à sa haute parenté de Savoie (Giavarini, 2010, p. 144-156), puis, en 1610, le premier de ses livres qui trouve les conditions politiques d’une épître au roi de France : L’Astrée serait « une œuvre de [ses] mains, car veritablement on [l’] en peut dire l’Autheur ; puis que c’est un enfant que la paix a fait naistre, & que c’est à V.M. à qui toute l’Europe doit son repos, & sa tranquillité » (5p. 107).
2 – Espace arpenté, distance traversée : le programme éthique de L’Astrée
8Cela posé, la situation de L’Astrée dans la paix d’Henri IV procède-t-elle pour autant du seul geste d’une épître dédicatoire ? Je répondrai en repartant très classiquement de la description inaugurale du Forez, un texte souvent commenté, et pour cause :
Aupres de l'ancienne ville de Lyon, du costé du Soleil couchant, il y a un pays nommé Forests, qui en sa petitesse contient ce qui est de plus rare au reste des Gaules : Car estant divisé en plaines & en montaignes, les unes & les autres sont si fertiles, & scituées en un air si temperé, que la terre y est capable de tout ce que peut desirer le laboureur. Au cœur du pays est le plus beau de la plaine, ceinte comme d'une forte muraille des monts assez voisins, & arrousée du fleuve de Loyre, qui prenant sa source assez près de là, passe presque par le milieu, non point encore trop enflé ny orgueilleux, mais doux & paisible. Plusieurs autres ruisseaux en divers lieux la vont baignant de leurs claires ondes : mais l'un des plus beaux est Lignon, qui vagabond en son cours, aussi bien que douteux en sa source, va serpentant par ceste plaine depuis les hautes montaignes de Cervieres & de Chalmasel, jusques à Feurs, où Loyre le recevant, & luy faisant perdre son nom propre, l'emporte pour tribut à l'Ocean. [I, 1, p. 117-119]
9Il vaut la peine de comparer ce texte avec la « description du pays de Forez » qui occupe seize feuillets d’un manuscrit autographe d’Anne d’Urfé, publié au xixe siècle par Auguste Bernard (1839) : les villes, les châteaux, toute l’économie du Forez y sont précisément détaillés – le texte est plutôt du côté de l’exhaustion du « pays » que de sa réduction à quelques traits topiques – et surtout le narrateur évoque à plusieurs reprises les « troubles de la Ligue », qui ont ravagé le Forez :
La ville de Cervieres […] a cest honneur qu’estant entre les mains de ceux d’Urfé, elle a esté la premiere en ses derniers troubles qui, aprez sa catilisassion, c’est declairée du parti de nostre roy, et laquelle feu monsieur le duc de Nemours n’a jamais osé ataquer, et qui a esté maintenue, avecques touttes les montagnes qui l’avoisinent, par ledict d’Urfé, exantes de touts ravages et ostillitez de guerre. [p. 438]
10Manière de faire allégeance au roi, cette description du Forez est aussi un éloge de la manière dont « bailli du Forez » jusqu’en 1592, Anne d’Urfé a fait fructifier une terre qui, différente du lieu inaugural de L’Astrée, n’est pas exempte de mauvais air :
Ceste ville [Montbrison], pour avoisiner a montagne et estre posée en lieu sec, est au moins mauvais air de la plaine ; je dicts moins mauvais air parce que generallemant toutte la plaine a ceste infection du mauvais air ; et encore audict Montbrison il n’y faict point sain les moys de juillet, aoust et septembre. (p. 434)
11La description du locus forézien au début de L’Astrée procède très différemment : réduction du « pays » à quelques traits qui en font un « lieu », organisation de ce lieu comme un paysage, saisi d’un seul tenant par ce regard qui, dans tous les dictionnaires, définit le « paysage » ; resserrement du giron forézien sur la Loire et ses affluents, puis sur le Lignon (où l’on entend peut-être le « lignage », dans la mesure où « douteux en sa source », ses origines relèveraient de l’immémorial), enfin ré-élargissement du regard vers Lyon et l’Océan : Lyon, c’est-à-dire le côté des Savoie, Lyon dont le duc de Nemours était parti pour soumettre les villes du Forez en 1592, et l’Océan, soit la mer Méditerranée, au bord de laquelle Honoré d’Urfé est né en 1568, à Marseille. Ici comme dans la description d’Anne d’Urfé, la description du Forez est l’occasion d’honorer un lignage, mais cet éloge n’est pas rapporté au seul Honoré, lequel apparaît plutôt sujet qu’objet de l’éloge. Surtout, un déplacement d’importance situe le « pays » dans les « Gaules », et non dans la France du siècle tout juste écoulé.
12Le texte de cet incipit met en place ce qu’on peut appeler la portée éthique du livre que l’on va lire, à travers l’utilisation d’un style « tempéré », le style doux caractéristique de la prose « moyenne » ou fleurie (Denis, 2012). S’il sera donc question de « troubles » dans le livre (et de fait : gros bouillons du Lignon, crise mélancolique de Céladon qui se geste dans la rivière les bras croisés sur son « estomac », violentes douleurs de bergers malades d’amour, etc.), ceux-ci ne seront pas ressaisis dans une modalité tragique, à la manière du grand poème d’Agrippa d’Aubigné paru en 1616, mais bien sur un mode éthique, relié en outre à l’èthos de celui qui raconte, c’est-à-dire qui regarde se lever un paysage au début de son récit. Sur les bords de la pastorale, la posture éthique de l’auteur des Épîtres morales, parues en 1598, constamment rééditées et augmentées jusqu’en 1620, se ressaisit sur un mode élégiaque : « Il n’y a donc rien, ma Bergere, qui te puisse plus longuement arrester pres de moy ? »
Une topographie expérientielle
13À partir de là, le programme dessiné par le locus se développe en deux directions : la première fait du Forez un espace arpenté, une topographie vécue par les personnages de la pastorale – depuis le berger Céladon qui, transporté par le Lignon bouillonnant, se retrouve sur l’autre rive, à Isoure… jusqu’à la nymphe Léonide, qui se rend d’Isoure à Feurs pour retrouver Adamas, passe non loin de Montbrison, traverse avec Sylvie le pont de la Bouteresse, à côté de l’endroit où les bergères Astrée, Phylis et Diane conduisent leur troupeau, continue vers Ponsins (où elle entend l’histoire de la tromperie de Climanthe), manque son oncle… lequel est parti vers Montverdun, rencontre Corilas. La carte que l'édition de référence emprunte à Claude Longeon (p. 22) est un peu trompeuse, car en réalité le parcours des personnages de l’histoire-cadre occupe une toute petite zone de la province du Forez, qui correspond au « pays » des terres et des possessions des Urfé : montagnes de Cervières, Chalmazel, terre de chasse pourvu d’un château du côté du massif central, Montverdun où se trouve la Bâtie d’Urfé, Feurs où passe la Loire, Montbrison plus au sud, soit une quarantaine de kilomètres d’ouest en est, et huit kilomètres vers le sud-ouest pour aller à Marcilly. Ce « pays » est ancré dans l’histoire récente : Anne d’Urfé, qui a défendu Montbrison pendant les guerres de Religion, est devenu prieur de Montverdun après 1599 ; Honoré a été arrêté à Feurs, en 1593, dans un conseil qu’il présidait en qualité de lieutenant du duc de Nemours. Avant 1607, tous ces noms étaient pour les lecteurs de L’Astrée, ceux de cités ayant combattu le roi ou résisté aux entreprises hégémoniques du duc de Nemours sur le Forez. En transformant les lieux des passions guerrières par la promenade, le voyage seul ou en groupe, la fiction pastorale leur confère une dimension morale qui peut s’éprouver sur le mode de la révélation, comme lorsque Léonide découvre la fiction de Climanthe qui a conduit les nymphes aux bords du Lignon où elles ont trouvé Céladon (l. 5).
14Cette topographie vécue reste marquée par les passions, mais celles-ci sont inscrites dans des écrits (lettres, poèmes, chansons, plaintes) et des images de corps troublés (celui de Céladon noyé donc, l. 2). Des « lieux » passionnels ponctuent d’affects violents la modalité douce et modérée du récit. Pour le dire rapidement, la présence d’écritures et d’images du corps, mais aussi d’images culturelles (le cycle jupitérien à Isoure, les images allégoriques présentes dans le temple d’Amour construit par Céladon) permettent d’articuler pathos et ethos (Cornilliat et Lockwood, 2000) dans le parcours d’un même berger : c’est donc le corps de Céladon désespéré d’amour à demi-mort dans le Lignon auquel « répond » Céladon reprenant conscience devant les « peintures éclattantes » du livre 2 qui objectivent devant lui, sur le mode mythologique, le temps de la violence passionnelle ; c’est plus simplement, dans le seul livre 1, Astrée passant de la colère jalouse à Astrée en larmes à la lecture des lettres de Céladon, retrouvées dans son chapeau. Cette articulation entre pathos et ethos qui permet d’organiser des dispositifs de subjectivation dans le récit fonctionne aussi pour le lecteur, à l’intérieur des relations entre bergers en tant qu’ils sont sujets et producteurs d’affections différentes : ainsi la description du corps à demi-mort de Céladon est-elle relayée par celle d’Astrée endormie sous les yeux du même Céladon dans la deuxième partie (Giavarini, 2008).
15Non seulement la pastorale donne à voir des pratiques lettrées reliées à des affects contrôlés, surmontés dans une écriture poétique, mais elle propose de véritables dispositifs d’incorporation des passions dans des pratiques sociales (la conversation, la lecture, le discours), des images culturelles symbolisant la sortie de la violence (le cycle jupitérien), des lieux d’articulation entre affections aiguës et affections modérées (les sommeils ou endormissements de bergers aux transitions du récit) ; elle travaille par là à convertir les passions nobles en un discours sensible et éthique, dont on peut considérer qu'il est la manière dont L’Astrée appartient au temps de la paix. À l’intérieur de ce dispositif, les passions s’expriment et se contrôlent par des images et par l’écrit, par toute une culture qui élabore le sens formel et éthique des émotions : formel, au sens où elle a recours à des formes visuelles et écrites ; éthique, au sens où des discours sont tenus sur l’amour, la constance, la fidélité, qui se nourrissent aussi bien des Épîtres morales d’Honoré d’Urfé que de la philosophie néo-platonicienne renaissante. Mais il faut essayer de mesurer ce que pouvait représenter pour des lecteurs de 1607 la description du corps de Céladon à demi-noyé dans le Lignon, ce corps de berger forézien échoué dans l’espace des nymphes ; il faut envisager la capacité d’une telle description artistique à garder une trace du corps passionnel, du corps mortel d’un guerrier figuré en amant, et à élaborer toute une fiction morale autour de cette image à la fois pathétique et esthétisée. Si l’on considère que la littérature est à distance des actions politiques, on ne peut comprendre le sens de l’arrivée, au début de la pastorale d’Urfé, du corps pathétique de Céladon comme de tous ces corps à demi-morts qui ponctuent la pastorale et le théâtre du temps6.
Une distance traversée
16L’espace arpenté se combine avec ce qu’on peut appeler une traversée du temps : le locus inaugural évoque un Forez situé dans les Gaules, distance temporelle sur laquelle Urfé ne s’explique, on l’a dit, nulle part. C’est la Gaule des ve et vie siècles que le lecteur découvre à travers les histoires de Mérovée, de l’occupation romaine, de l’histoire d’Alaric, du royaume burgonde, du royaume wisigoth plus tard, etc. Toute une matière qui diffère l’histoire proche dans un passé troublé par l’occupation romaine et les invasions barbares, le passé hautement signifiant des origines complexes de la France, sur lesquelles ont enquêté nombre d’écrits historiques de la seconde moitié du xvie siècle régulièrement cités en note dans l’édition de référence (Girard du Haillan, Fauchet, Hotman), ces « antiquités gauloises » qui disent l’ancienneté du royaume (et l’ancienneté est alors une valeur éminente, proprement une idéologie) et interrogent à la fois la question de la pureté des origines et celle du mélange produit par les invasions.
17Ce passé est toujours raconté dans L’Astrée, par des bergers à qui on l’a rapporté, par des chevaliers qui l’ont vécu, par des témoins : Céladon raconte l’histoire de son père, et à travers lui vient dans le récit l’évocation de l’alliance d’Alaric et de Gondebaud, le roi burgonde. Un peu différemment, Galathée rapporte à Céladon les origines du Forez qu’elle sait par ses parents, à qui elles ont été transmises par des « antiquaires » (Giavarini, 2015). Cette façon de faire de l’histoire l’objet d’une expérience de transmission, est puissamment plastique, susceptible d’intégrer de nouveaux récits, susceptible aussi de travailler le sens même du passé qui est transmis. Je ne donne qu’un seul exemple, celui des origines du Forez rapportées par Galathée : dans l’édition de 1607, c’est la divinité Diane qui est attachée à ces origines mythiques, alors qu’elle est devenue secondaire dans l’édition de 1612 retenue dans l’édition Champion Classiques. Urfé introduit alors la figure bien connue de Galathée, la fille du roi celte qui donna son nom aux Gaulois jusque-là appelés Celtes, peut-être par l’intermédiaire de son fils Galates, une figure qui traverse les histoires de France du xvie siècle, depuis les Illustrations de Gaule de Jean Lemaire de Belges (1512) jusqu’aux Antiquitez gauloises de Claude Fauchet. En mettant Galathée au premier plan de l’histoire des origines du Forez, Urfé relie son Forez parental, nobiliaire, à la Gaule, plus nettement qu’il ne le faisait en 1607, il intègre le discours de son livre dans la monarchie française. Mais il faut bien voir dans ce déplacement une étape à l’intérieur d’un processus complexe et en partie aléatoire, qui consiste à construire l’acceptabilité du livre dans la monarchie henricienne et en dévoile progressivement les fins politiques, l’idéologie dévote transformée, ainsi qu’une participation politique à la continuité monarchique revendiquée par nombre d’écrits de toutes natures au moment où l’assassinat d’Henri IV en 1610, puis la prise du pouvoir de Louis XIII en 1617, annoncent de nouvelles ruptures.
Ce qu’il y a de plus rare au reste des Gaules
18« Ce qu’il y a de plus rare au reste des Gaules », qu’est-ce donc ? Le Forez réserve une mémoire du passé, une mémoire des origines de la France qui est certes susceptible de se développer dans une perspective nationale, mais relève d’abord, au moment de la première édition de la première partie de L’Astrée, de l’affirmation d’un lignage et d’une distance affichée à l’égard de la monarchie. Dans l’épître à la bergère, reprenant l’association renaissante entre poésie et gloire, Urfé souligne le fait que la mémoire des « lieux » est portée par les poètes, celle des eaux d’Hippocrène et du mont Parnasse par Hésiode, celle de l’Arcadie par Jacques Sannazar… La forme poétique, déjà convenue, de ce discours sur la mémoire ne dit pas l’enjeu politique de la mémoire qui se découvre progressivement, avec le dispositif narratif de la pastorale, pour faire apparaître le Forez, la terre des Urfé, comme le lieu où sont gardées les origines gauloises de la France, où reste préservé le souvenir d’un passé encore indemne de la division religieuse et du mélange des dieux, la fidélité à une éthique nobiliaire des liens sociaux. Dans L’Astrée, l’ethos de l’amour des bergers est profondément relié à cette très forte manière d’appréhender le passé par la mémoire : l’amour courtois et le néoplatonisme sont en effet deux élaborations de l’amour inséparables d’une dimension religieuse. D’un côté, il y a la forme aristocratique du lien social ancré dans la courtoisie médiévale, transposition dans la relation de l’homme à sa dame de la relation de l’homme à Dieu ; de l’autre, le néo-platonisme, une véritable religion de l’amour élaborée en Italie, mais dont il faut rappeler la place qu’elle occupe à la cour de Marguerite de Valois, l’épouse d’Henri de Navarre, passée à la Ligue à partir de 15857. C’est parce que nous lisons depuis des siècles des « romans d’amour » que nous avons du mal à évaluer à quel point la question de l’amour est profondément religieuse dans L’Astrée : la forme dévotionnelle de la constance (dévotion de Céladon à Astrée, de Silvandre à Diane) garde ainsi un lien profond avec l’idéologie catholique qui a déchiré la France et qui continue de travailler les rapports sociaux transformés des débuts de la paix. Parmi les infléchissements imprimés au texte de L’Astrée par les réécritures d’Urfé et la publication des parties suivantes, on relèvera une affirmation de l’épître à Céladon de la deuxième partie, parue également en 1610, qui qualifie les sentiments du berger d’« amour à la vieille gauloise »8, comme si le livre, intégrant sa réception dans le temps de la paix, affirmait plus nettement, plus frontalement même, la dimension passéiste de ses idéaux.
19À bien des égards, avec L’Astrée de 1607, Urfé avance masqué : il affirme la grandeur, l’ancienneté, le caractère éminemment cultivé de son lignage et de la terre dont il fait l’éloge et où il ancre la fiction de ses bergers amoureux ; il construit les conditions énonciatives qui rendent possibles de développer à l’intérieur de la narration un idéal de fidélité amoureuse, de plus en plus clairement distingué des pratiques galantes à la cour et, de manière limpide pour les contemporains, de la conduite du nouveau roi ; ce sont des conditions qui rendent également possible, dès la deuxième partie qui devait elle aussi être offerte à Henri IV, de rappeler la pureté originaire de la religion gauloise (le sens même du catholicisme ligueur) ou de présenter des figures de monarques tyranniques9. Le style doux de sa prose contribue à l’acceptabilité de sa fiction politique : à la différence d’autres auteurs autrefois liés à la Ligue, Antoine de Nervèze ou Marie de Gournay « dévote dans la langue » (Giavarini et Rousseaux, 2023), le travail de correction qu’Honoré d’Urfé opère sur les rééditions de son livre montre son attention très politique à intégrer la modernisation de la langue dans le projet de sa pastorale (Sancier-Chateau, 1995). Son livre peut en ce sens être mis en relation avec ces écrits dévots des premières années du siècle où l’on voit les religieux comme François de Sales, un des fondateurs de l’académie Florimontane à laquelle participe Urfé10, et qui publie en 1607 l’Initiation à la vie dévote, faire de l’élaboration de la conduite dévote un des fers de lance de leur présence active dans la société nouvelle issue de la paix. Pour autant, il faut prendre au sérieux le refus des « clés » affiché par Urfé, tout comme la dimension nobiliaire de son action d’écriture : l’énonciation pastorale autorise d’autres perspectives que les romans à clé, et elle ne se réduit pas non plus à la posture éthique des épîtres morales. En gardant une mémoire aristocratique des idéaux ligueurs, transformée par la reconnaissance de la défaite et sans doute du changement historique, le livre d’Honoré d’Urfé a contribué à donner une forme éthique aux idéaux de la noblesse catholique après la guerre, et sans doute à transformer certains des anciens zélés exaltés en dévots intégrés dans le premier XVIIe siècle. Il l'a fait en ressaisissant dans la fiction pastorale les questions politiques débattues pendant les troubles, et peut-être construit ainsi par l’écriture les conditions d’une réconciliation politique.
3 – Une réconciliation ? la mémoire et l’oubli
20Ce qu’il en fut de cette hypothétique réconciliation, on peut en prendre la mesure avec un des rares textes de réception de L’Astrée. Dans le recueil des Lettres d’Estienne Pasquier, l’auteur des monumentales Recherches de la France dont la publication a commencé en 1562 et se poursuit après la mort de l’historien en 1615, figure une lettre « de Messire Honoré d’Urfé, comte de Chasteau-neuf, à Pasquier » pour lui envoyer son livre11. Cette lettre est suivie de la « Responce de Pasquier au Seigneur comte de Chasteau-neuf » :
Je vous puis dire, comme chose tres-vraye, qu’à la premiere ouverture du Livre, lisant une infinité de beaux et riches traits sur la description de vostre païs de Forez, j’ay esté surpris d’une telle honte qu’aussi-tost je me suis condamné de me blottir dedans les Forests, & mes livres de mener vie solitaire pour n’estre veus. Mes Enfans (leur ay-je dit) il est meshuy temps que sonnions la retraite, nous sommes d’un autre monde : ce je ne sçay quoy qui donne la vie aux livres est terny dedans ma vieillesse : Et à peu dire, le temps qui court maintenant est revestu de tout autre pareure que le nostre. […]
En l’histoire de vos Amours, je voy un Celadon (qui estes vous mesmes) demesurément esperdu en l’amour de la belle Astrée, se laisser emporter à la mercy de vostre fleuve Lignon, où apres avoir beu beaucoup d’eaux, en fin par les ondes jetté sur le bord, est accueilly par la nymphe Galatee, qui donne ordre de le faire porter en sa cabane, où elle devient amoureuse de luy.
Quant à mon sens allegoric, je veux croire, & le croyant je ne seray desavoué, que cette belle Astrée dont vous estiez enamouré, sont les belles Conceptions par vous empruntees des Astres, pour lesquelles representer, avez beu des eaux non de vostre Lignon, ains du Parnasse transformé en Lignon: Qui a esté cause, que non pas une Galatee, ains la France, anciennement appellee Gaule, & les habitants, tantost Gaulois, tantost Galates, vous cherit, embrasse, & honore uniquement, & d’une mesme devotion vous baignerez dedans la Fontaine des Muses. […]
Conclusion, […] quand par une surabondance d’amitié, vous m’appellez, Le Grand Pasquier, et vos jeunes amours Folie. Rayez les, je vous prie, de vostre memoire. […]12
21Il est clair que Pasquier fait une lecture immédiatement politique de L’Astrée, que le langage de l’amour (« apres avoir beu beaucoup d’eaux ») est une manière conventionnelle de parler politique : il n’y en ce sens aucune contradiction entre l’expression « histoire de vos Amours » et le refus des clés dans l’épître de l’auteur à la bergère Astrée. Par ailleurs, la mention du sens allégorique permet à Pasquier d’annexer le Forez urféen à la Gaule alors même, on l’a vu, que les choses ne sont pas si claires dans L’Astrée de 1607. Enfin, incitant Urfé à rayer de sa mémoire ses folies de jeunesse, Pasquier invoque la nécessité d’oublier les conflits pour construire la paix, rappelant ainsi « l’oubliance » qui constitue le 1er article de l’Edit de Nantes13. Est ainsi affirmée la rupture, fabriquée par le livre, entre l’ancien Ligueur et l’auteur de la pastorale.
22Aucune des deux lettres mentionnées ne figure dans les éditions antérieures des Lettres de Pasquier, qui publie un premier volume de lettres en 1586, et continue de l’augmenter lors des rééditions suivantes (1597, 1607 notamment). Dans l’édition posthume en trois volumes de 1619, ni la lettre d’Urfé ni la réponse de Pasquier ne sont datées, mais elles sont toutes deux insérées dans un ensemble qui les met très singulièrement en perspective. Quatre textes les précèdent, tous liés à la figure d’Anne d’Urfé. L’ensemble est annoncé sous le titre de Lettres de La Croix du Maine (p. 411) :
23- [en marge] Cette-cy qui n’est que pour accompagner un sonnet. [dans la lettre] c’est un sonnet de M. de Montverdun, (…) pour vous faire paroistre le desir qu’il a de vous honorer en toutes occasions ; auquel la Croix ajoute son propre sonnet pour le seconder.
- SONNET de Messire Anne d’Urfé, Conseiller d’Estat, sur les Recherches de Monsieur Pasquier. Signé ANNE D’URFÉ NÉ D’UN FARE
- SONNET de la Croix, sur le mesme subject, finissant par l’anagramme & surnom du mesme Pasquier
- RENCONTRE SUR LE MESME ANAGRAMME : ETIENNE PASQUIER PEINE AQUIERT SENS ;
- [en marge] Remerciment pour le Sonnet qu’il luy avoit envoyé. [Adresse] A Messire Anne d’Urfé, conseiller d’Estat
- [en marge] Autre remerciment à mesme fin. [adresse] A Monsieur de la Croix
24La série Lettres de la Croix du Maine consiste donc en trois pièces poétiques encadrées par une lettre d’adresse de la Croix du Maine et deux lettres de remerciement de Pasquier, l’une à Anne d’Urfé, l’autre à la Croix du Maine. Cette série est suivie d’un second ensemble présenté comme Lettres de Messire Honoré d’Urfé, comte de Chasteau-neuf, c’est-à-dire d’une seconde séquence qui concerne cette fois Honoré d’Urfé et comprend de nouveau deux lettres, ou trois, selon l’interprétation que l’on fait d’un troisième texte : les deux premières lettres sont celles précédemment mentionnées d’Honoré d’Urfé et d’Etienne Pasquier ; la troisième lettre, adressée A Monsieur de Neufchel, chevalier d’Honneur de Madame la Duchesse de Nemours, est également non datée et raconte la mort chrétienne du duc de Nemours, advenue en août 1595 sans que cela soit mentionné : les passages qui rapportent les propos du mourant sont décalqués de l’épître IX du premier livre des Epistres morales d’Honoré d’Urfé paru en 159814. Rien ne signale ces emprunts, insérés dans le récit de la mort de l’ancien gouverneur de Lyon, cousin des Urfé, le chef de la Ligue en Forez qui avait retiré à Anne d’Urfé sa charge de bailli en Forez et qu’Honoré avait suivi jusqu’à la défaite. Mort édifiante à plusieurs titres : crachant du sang, Nemours refuse un « médecin huguenot », persistant dans sa conviction catholique jusqu’au moment de mourir.
25De cette mort, le narrateur de la lettre a eu « advis », « par l’un des principaux gentilshommes qui l’assista pendant toute sa maladie » : faut-il se dépêcher de reconnaître en celui-ci l’auteur de L’Astrée15, ou noter le trouble auctorial de la séquence, la lettre apparaissant doublement liée à Honoré d’Urfé, par les passages identiques à ceux de l’épître morale et par sa place après les lettres d’Urfé et de Pasquier ? S’il s’agit d’une lettre de Pasquier lui-même, comme l’affichent clairement les éditions plus tardives du recueil16, la question est alors de savoir comment comprendre sa présence au terme d’une série portant sur les frères Urfé : suggestion d’une antériorité de la version « Pasquier » sur l’épître morale d’Urfé parue trois ans après la mort du duc ? reprise à son compte, par Pasquier, de la valeur exemplaire des propos d’un grand seigneur ligueur mort en catholique, comme une façon de souligner que les Politiques ne sont pas en dehors de l’édification chrétienne ? Dans les deux cas, l’épître marque d’une façon curieuse, mais assez explicite, sur le mode de la contrition chrétienne devant la mort, la clôture de l’épisode ligueur vécu, à des titres divers, par les deux frères Urfé.
26Si cette séquence atteste la reddition des Urfé à l’ordre politique incarné par Pasquier, le grand serviteur de la monarchie henricienne, elle souligne aussi fortement le moyen de leur intégration par les lettres dans cet ordre qui montre qu’il peut faire une place à un engagement religieux dans le catholicisme : pour avoir célébré les Recherches des Recherches de Pasquier, Anne d’Urfé est d’abord reconnu comme celui dont le nom, « par quelque symbolization [peut] se rencontrer avec Orfée ». Puis, le remerciement adressé à La Croix du Maine prend la forme d’un éloge de M. de Montverdun,
seigneur que je ne puis assez honorer, non seulement pour estre extraict de ceste noble et ancienne maison d’Urfé en Forest, mais beaucoup plus qu’aisné, ayant employé toute sa jeunesse aux armes pour le service du Roy son Maistre, souz grand tiltre, avec tres heureux succès, il ait depuis voué le reste de ses ans au service de Dieu son grand Maistre, & espousé une vie ecclésiastique (p. 415).
27De fait, après 1599, Anne d’Urfé est entré dans les ordres et a écrit des hymnes religieux17.
28Bien sûr, Pasquier est valorisé par son échange avec les membres d’une famille noble d’ancien lignage qu’il est par ailleurs en position de reconnaître comme nécessaire au nouvel ordre monarchique. Ce qui frappe en effet dans cette curieuse séquence qui, parlant d’oubli, publie un souvenir des actions des frères Urfé, c’est la façon dont le montage qu’aucune date ne précise – alors que l’utilisation et la manipulation des dates dans les recueils épistolaires de l’époque est fréquente – organise les modalités d’une réconciliation par les lettres. C’est d’abord l’aîné des Urfé qui porte la grandeur du lignage selon Pasquier, puis c’est le livre d’Honoré d’Urfé qui lui vaut reconnaissance et intégration dans la « politique de l’oubli ». On voit donc dans cette série, bien évidemment due aux fils de Pasquier ou à leur éditeur plutôt qu’à l’historien même, la réconciliation apparaître comme une politique qui se continue à travers la publication d’échanges civils, à la fois rappelés par cette publication et décontextualisés par l’effacement des dates, comme pour expliciter la forme spécifique que les belles-lettres peuvent donner à l’oubli.
29Interroger la place d’un livre comme L’Astrée dans la paix, son rôle dans une politique de réconciliation, ce n’est nullement, on le voit, ramener la position de son auteur à celle d’un participant sans reste à la construction monarchique. Si le livre d’Honoré d’Urfé propose des formes de médiation explicite qui contribuent à la dédramatisation du conflit confessionnel, il n’en revient pas moins, et cela de plus en plus de partie en partie, sur des questions posées pendant les « troubles » : les origines de la Gaule dès la première partie, la question monarchique dans la deuxième, puis la troisième parties, cette dernière, parue en 1619, adoptant la forme d’un miroir du prince, le mariage chrétien et l’autorité paternelle dans la quatrième. Il le fait en conférant d’emblée un rôle central à une forme dévotionnelle de l’amour, et plus tard, dans la troisième partie notamment, à des figures dévotes. L’Astrée peut en ce sens être mis en relation avec ces écrits dévots des premières années du siècle où l’on voit les religieux comme François de Sales, un des fondateurs de l’académie Florimontane à laquelle participe Urfé18, et qui publie en 1607 l’Initiation à la vie dévote, faire de l’élaboration de la conduite dévote un des fers de lance de leur présence active dans la société nouvelle issue de la paix. Ce n’est pas un hasard si l’évêque de Belley, Jean-Pierre Camus choisit dans les années 1620 d’écrire des « romans dévots » : ce qui ne s’appelle pas encore littérature mais qui s’inscrit bien déjà dans des traditions poétiques et narratives héritées, a été pensé par les religieux qui investissent les espaces divers de la publication imprimée comme un moyen de transmission par l’écriture des idées dévotes. Mais dans L’Astrée, cet investissement apparaît plus spécifiquement lié à une manière de traiter les passions politiques autrement que ne le fait l’histoire, au pouvoir des formes symboliques et des récits médiateurs qui permettent à la fiction pastorale de transformer l’histoire en un passé et, peut-être, d’être par là consolatrice. Prendre la mesure, depuis le xxie siècle, d’un tel pouvoir, c’est donc évaluer la capacité de la pastorale d’Urfé à garder la mémoire des idéaux vaincus, à les transformer et à les réinvestir dans de nouvelles mythographies ; c’est réfléchir à une politique de la littérature.