Entre singularité et sérialité : les fabliaux édités et traduits par Jean Dufournet
1Il semble acquis, désormais, qu’il n’y a jamais eu au Moyen Âge de manuscrit spécifiquement consacré aux fabliaux (Collet et al., 2014, p. 9). De ce fait, travailler aujourd’hui sur ces « contes à rire » (Bédier 1893) à partir d’une anthologie constituée par un chercheur contemporain fait nécessairement partie de ce que Keith Busby a appelé « le scandale des manuscrits de fabliaux » (Busby, 20221). Scandale premièrement parce que nos lectures dans des éditions modernes ont dramatiquement et drastiquement coupé les fabliaux de leur contexte codicologique – courtois, sentencieux ou didactique – et de la dynamique sémantique – burlesque ou doctrinale – qui s’en dégageait. Scandale, secondement parce leur regroupement ainsi forcé les constitue et les fige en un genre moins bien défini qu’on ne voudrait le croire, aux frontières souvent floues2. Tous ces biais sont encore aggravés par le recours à une anthologie donnant pour chaque récit l’édition d’une seule de ses copies, alors même que certaines d'entre elles constituent des versions distinctes.
2L’exercice intellectuel très particulier que représente le concours de l’agrégation implique pourtant cette lecture isolée qui fait de chaque petit récit un exemplaire unique et autonome. S’il paraît exclu d’exiger des candidats qu’ils connaissent l’ensemble des contes ayant pu avec quelque régularité être rangés parmi les fabliaux3 ou a fortiori leur contexte codicologique initial, leur demander de les lire dans une anthologie présente le risque de masquer les jeux intertextuels qui se créent entre ces diverses « narrations plaisantes » (Boutet, 1987, p. 27). De fait, sans prise en compte des échos dont ils jouent et s’enrichissent, une lecture continue des fabliaux frappe par la répétition lancinante des mêmes composantes narratives : qu’il s’agisse des personnages souvent conventionnels, des intrigues ou des motifs qui semblent tous issus d’un stock limité, souvent monotone pour le lecteur moderne. Ainsi donc, l’isolement d’une vingtaine de récits nous expose à ne plus pouvoir goûter un ressort essentiel de leur comique, à savoir leur constant et parfois brillant dialogue avec de multiples autres fictions. Dès lors, tout concept susceptible d’éclairer cette stratification est bienvenu.
3Précisément, à l’ouverture de la journée d’étude organisée à l’université Grenoble Alpes le 24 novembre 2023, Estelle Doudet a convoqué le concept de série ou de « lecture en réseaux », et il s’est révélé particulièrement fécond pour éclairer Les Tresses de l’anthologie au programme, et plus largement pour aborder les fabliaux. C’est si vrai que l’on retrouve dans l’ensemble des contributions ici présentées cette invitation à une lecture sérielle qui redonne aux fabliaux le sens que leur organisation dans les manuscrits mettait en place par un fonctionnement en groupes thématiques ou contrastifs. Considérer la tension entre les deux pôles de la répétition et de la singularité comme un effet de série permet de la résoudre : dans une série, le sens se construit dans une relation complémentaire entre constance et originalité, introduisant à la fois de la similitude et du contraste. Dès qu’on la considère au sein d’une série ou d’un réseau, l’apparente monotonie des fabliaux apparaît pour ce qu’elle était originellement, à savoir un des outils de la manipulation narrative ; elle témoigne alors des repères et de l’art des conteurs à jouer avec la mémoire de leurs lecteurs-auditeurs. Une observation précise des reprises intertextuelles montre des jeux subtils de variations qui créent des effets de surprise et de singularité malgré la répétition des mêmes formules. Les motifs narratifs, « voyageant à travers les mondes de fiction multiple » (Doudet, dans ce volume §4), se transforment, se recomposent, s’enrichissant ainsi de multiples couches sémantiques superposées, comme si chaque occurrence portait en elle à chaque fois l’ensemble de ses possibilités, qu’elle peut ou non choisir d’actualiser.
4Sortir ainsi de l’anthologie pour replacer les récits dans leur variance, comme le proposent tous les chercheurs de ce volume, permet de dégager le caractère singulier de ces récits en les abordant sous l’angle des transformations que chacun fait subir à un motif. L’étude d’Estelle Doudet, « Texte, récit, monde de fiction. Lectures en réseaux du fabliau des Tresses » élargit à un réseau de contes l’étude d’un fabliau particulier, en comparant d’abord deux versions médiévales conservées, puis en étendant la comparaison à la version galante donnée par Jean de La Fontaine, La Gageure des trois commères. Estelle Doudet montre ainsi que les variantes entre les leçons médiévales relèvent de codages lexicaux et littéraires différents qui renvoient à deux « univers fictionnels de référence » diamétralement opposés, l’un bourgeois, l’autre noble et déplacé dans l’univers urbain et comique des fabliaux. Ainsi, pour n’en citer qu’un exemple, la version D élue par Jean Dufournet, qui met en scène un époux chevalier, joue un rôle de contrepoint du discours idéaliste de la courtoisie, alors que la version du manuscrit de Berne, B, moque un bourgeois au comportement chevaleresque affecté et ridicule. Le comique de ces deux versions relève donc de deux logiques fondamentalement différentes. La comparaison en diachronie de ce conte avec La Gageure des trois commères montre les processus mentaux que la reprise incomplète des motifs originaux implique au niveau de la réception par le lecteur. Surpris par un aboutissement complètement différent, ce dernier doit réévaluer la série des motifs qu’il connaît à l’aune de cet enrichissement :
« La régularité des éléments recyclés aiguise en effet l’attention des publics sur le potentiel de métamorphose que possèdent les récits déjà connus et sur les rapports qui se tissent dès lors entre une version et une autre, les invitant à goûter le double plaisir des attentes comblées et des surprises qui les déjouent » (Doudet, §38)
5C’est aussi à une lecture en réseau qu’invite Silvère Menegaldo dans ses « Variations sur la castration des prêtres luxurieux. Connebert, le Prêtre teint, le Prêtre crucifié et les autres ». Le motif de la castration, qui mêle violence, sexualité et anticléricalisme constitue en effet un sous-groupe de quatre fabliaux au sein de l’anthologie de Jean Dufournet, et une série de sept dans les contes qui nous sont parvenus4. Le jeu des séries permet d’anticiper les dénouements potentiels qui se réaliseront ou non, provoquant ainsi effets de surprise ou de déception. Témoignant en même temps d’une réalité pénale et cléricale, ce motif connaît aussi une destinée littéraire large qui va de l’Histoire des malheurs d’Abélard au Roman de la Rose, en passant par le Roman de Renart ou le lai d’Ignaure, et témoigne ainsi de la prégnance de ce châtiment corporel dans l’imaginaire médiéval.
6La lecture en réseau sous-tend aussi la contribution d’Alain Corbellari, « ‘‘Un goût de reviens-y’’ : quelques réflexions narratologiques et anthropologiques sur le thème des revenants et des ‘‘cadavres encombrants’’ dans les fabliaux ». À travers l’étude du conte d’Estourmi et de ses variantes, Alain Corbellari dégage le principe d’une construction narrative en quatre temps, doublement sérielle. D’une part, en effet, le récit se structure sur une série de meurtres dont les différentes manières de se débarrasser des cadavres constituent autant de transformations piquantes du motif ; d’autre part cette construction se développe à travers des contes pourtant séparés dans l’espace et dans le temps, dont les variations montrent des objectifs idéologiques divers visant à stigmatiser, selon les cas, parfois les femmes, parfois les représentants du pouvoir séculier ou religieux. Une même série, ainsi rythmée par des épisodes à chaque fois légèrement transformés, peut donc être dotée d’une portée sémantique différente dans un même cadre qui « exorcise à la fois la peur de la mort, la haine de certains groupes sociaux et la crainte de se voir circonvenir par des personnes indésirables. » (Corbellari, §13)
7La recherche de Valentine Eugène, « La parole dans les fabliaux. Typologie, fréquence et fonctions des entorses langagières », repose quant à elle sur les séries des péchés de la langue, mensonges, jurons, mais aussi insultes, malédictions, moqueries, obscénités… que commettent abondamment les personnages. La répétition de ces actes de langage contrevenant aux normes sociales et religieuses, des plus absurdes et invraisemblables aux plus subtils, dessine le tableau pessimiste d’« une humanité querelleuse et menteuse » (Eugène, §10) que l’on retrouve dans les discours cléricaux. En même temps, la diversité des modalités mises en œuvre par les personnages rusés pour parvenir à leurs fins crée une variation savoureuse sur les techniques de manipulation dont l’efficacité est généralement remarquable – quoique cette anthologie présente tout particulièrement un nombre non négligeable d’échecs – et qui ne semblent avoir d’autres limites que l’imagination infinie des conteurs. La série des transgressions est ainsi prise dans une tension dynamique entre dévalorisation cléricale et valorisation comique et narrative.
8Dans le domaine de l’édition et de la traduction, le travail que mène Corinne Pierreville, qui démontre « l’intérêt de rééditer les fabliaux », repose aussi sur une lecture en réseau : la comparaison avec les autres versions ou copies des textes et avec d’autres traductions permet de trouver des solutions à des passages épineux. Elle montre combien il importe de se détacher de leçons devenues traditionnelles bien qu’insatisfaisantes, et explique ainsi de façon lumineuse des aspects du texte qui ont pu heurter les lecteurs en général et les candidats au concours en particulier. Ce faisant, elle rappelle l’absolue nécessité, pour les médiévistes, de revenir aux manuscrits. Le travail de Corinne Pierreveille éclaire toute cette arborescence de sens en tenant compte des séries induites par la mouvance textuelle.
9Lire en série les fabliaux du Moyen Âge enrichit donc l’approche des contes regroupés dans l’anthologie de Jean Dufournet. Sans qu’il soit forcément besoin d’érudition, cet exercice permet de redonner aux jeux de répétition de la narration leur valeur originale et comique dans la mesure où ils impliquent à chaque fois l’ensemble d’une tradition narrative, qu’elle soit finalement réactualisée ou non.
10La variation sérielle des fabliaux fait partie intégrante de leur texte et les inscrit dans le panorama plus large de la littérature médiévale. En effet, les reprises et variations des motifs sont constitutifs d’une littérature elle-même conçue en réseau et obligeant le lecteur à un « pacte de lecture » spécifique. Que Jean Scheidegger l’appelle « lecture plurielle » ou « stéréographique5 » à appliquer au Roman de Renart afin de « pren[dre] en compte la pluralité des sens que manifestent les nombreuses variantes significatives » (Scheidegger, 1989, p. 75) ou que Patricia Victorin la nomme « lecture paradigmatique » permettant au lecteur du roman d’Ysaïe le Triste de ne « pas se contenter d’une lecture syntagmatique » mais de « chercher, par le biais des échos, le sens du roman sur l’axe paradigmatique » (Victorin, 2002, p. 134), à chaque fois, il s’agit pour les lecteurs – et les candidats à l’agrégation – de traverser toutes les épaisseurs de ces séries, pour apprécier un texte singulier dans son rapport à une dynamique générale de transformation.