Figures de la migration chez Kateb Yacine et dans Nedjma
Peut-être bien que là-haut, je trouverai un autre chemin pour m’en aller.1
1Quelques mois après la parution de Nedjma, alors que la guerre est à son paroxysme en Algérie, Kateb Yacine s’adresse dans une lettre à celui qu’il appelle son « cher compatriote », Albert Camus, comme à un « exilé du même royaume »2. À de multiples égards, commente Gilles Carpentier, préfacier de Kateb, Nedjma apparaît comme la réponse de l’Étrangère à L’Étranger. De fait, Nedjma est l’incarnation d’une étrangeté, étrange et étrangère, figure allégorique et stellaire de l’Algérie à naître, donnant matière à ce qui n’est encore qu’un fantasme de nation. En 1956, dans ce geste de figuration romanesque, Kateb donne sens et histoire, corps et visage, à un mouvement dont la dynamique libératrice et fondatrice s’est amorcée dans les soulèvements de 1945, auxquels adolescent, il participa lui-même à Sétif. Si, comme le souligne Jean-Marc Moura, la réputation de Nedjma tient « à une lecture faisant du personnage éponyme le symbole de l’Algérie en formation »3, l’œuvre palimpseste de Kateb excède, déborde de toutes parts, voire subvertit cette parabole nationale, voire nationaliste. La prolifération (orientale ?) des lieux, des temps, des personnages vagabondant bien au delà de toute localisation et de toute chronologie, nous invite à considérer une autre source de l’œuvre, contradictoire et complémentaire, achronique et déterritorialisée, qui se nourrit de l’exil et du nomadisme, de l’errance et du cosmopolitisme, dans une figuration toute aussi fondatrice de la migration.
2Arrêtons-nous sur cette première grande figure de migrant, ou de vagabond, qui nous apparaît au travers de la biographie lacunaire de l’auteur et qui projette son ombre dans les tribulations romanesques des héros. Né à Constantine (autrefois Cirta, l’une des plus vieilles villes numides) en 1929, Kateb suit les déplacements de la famille au gré des mutations de son père, oukil : Sédrata, durant huit ans, Lafayette (Bougâa) en petite Kabylie, dans la haute vallée de la Soummam, pendant quatorze ans, puis Guelma, Souk-Ahras et Constantine au gré des visites familiales. Interne au collège de Sétif à 12 ans, Kateb fomente même une romanesque fugue au Congo, en charrette… C’est à Sétif qu’il participe au soulèvement de 1945, est emprisonné durant quatre mois dans le camp militaire qu’il transposera dans Nedjma en bagne de Lambèse. Son premier séjour à Paris, lié à l’écriture, intervient en 1947, et les allers-retours entre la France et l’Algérie seront constants. En 1949, Kateb entreprend un voyage à La Mecque pour Alger Républicain et s’arrête à Djeddah, comme Si Mokhtar et Rachid dans Nedjma. Parcourant alors le Soudan, il en écrit un récit de voyage publié en novembre-décembre 1949 dans Alger Républicain sous le titre : « Un Algérien au Soudan égyptien ». Il parcourt l’Union soviétique en 1950, l’Uzbekistan, s’arrête à Tachkent4, vit entre la France (où il séjourne en 1951, en 1955, en 1956) et Constantine, émigre en Tunisie, en Allemagne, en Italie, en Belgique. Ce vagabondage se décuple, selon une vieille habitude de clandestin, d’annonces de faux départs, de récits de voyages imaginaires, à Cuba, au Brésil, nourrissant le mythe de l’éternel voyageur5. Durant ces années de formation, Kateb change souvent de domicile. Il vit à Paris quand la guerre éclate, mais ses déplacements sont difficiles à suivre.
3Dans ces migrations compulsives, l’errance se mêle à l’écriture, comme les deux faces d’un même être-au-monde : embauché comme travailleur agricole à Arles, Kateb l’immigré se raconte dans « Nomades en France »6, récit publié dans la revue Esprit en 1955. L’itinéraire de chantier en chantier, de port où il devient docker, en ferme où il est journalier, est retranscrit par les tribulations de Lakhdar dans Le Polygone étoilé7. En 1959, Kateb rapporte de son voyage en Tunisie un récit inédit8. À l’instar de ses héros – on pense aux carnets et au journal de Mustapha dans Nedjma -, les migrations nourrissent l’écriture de carnets et de notes semées au vent qui ne seront jamais publiés.
4Durant la guerre, Kateb doit quitter la France, « prendre bientôt le chemin de l’exil »9, écrira-t-il en 1963. Il évoque les stations de cette vie d’écrivain errant dans le prière d’insérer du Polygone étoilé, publié en 1966 : Milan - Tunis - Bruxelles - Hambourg - Bonn - Stockholm - Bruxelles - Milan - Monterosso - Trieste - Zagreb - Tunis - Berlin – Florence, jusqu’à son retour à Paris et Alger en 196210. Son instabilité s’aggrave avec la guerre et le sentiment de culpabilité qu’il exprime dans le poème Déserteur11, publié en 1961 dans Les Lettres françaises, la représentation de l’exil et celle de la désertion devenant ici les figures gémellaires de la fuite et de l’ailleurs. L’insécurité matérielle préside à l’interminable gestation de l’œuvre pour le poète déchiré par la guerre et l’exil, « ironiquement vulnérable » :
« Ah cet hiver
J’ai les antennes
brisées »,
dira le vautour dans Le Cercle des Représailles.
5De retour dans l’Algérie de 1962-1963, Kateb parcourt Alger, Constantine, Annaba, se heurte, autre voyage, à la bataille des langues, retourne à Paris, part pour l’Allemagne et l’Italie en 1963, le Caucase en 1964, Tbilissi12, le Tadjikistan, l’Allemagne, Paris, Alger, l’ouest algérien, Tlemcen, le Sahara, Moscou, en 1967, Pékin, Hanoï, puis en 1971, le Liban. Dans la découverte, en particulier, du Vietnam (de nouveau parcouru en 1970-1971), plus encore que la Chine, Kateb retrouve le fil d’une œuvre à écrire, replaçant la figuration du Maghreb dans une perspective mondiale : révolution culturelle, conflit des noirs américains, rivalités russo-chinoises, guerre du Vietnam, qui donneront lieu en 1970 à L’Homme aux sandales de caoutchouc, autour de la mémoire de Ho Chi Min, combat des fidayyine palestiniens (auxquels seront consacrées La Palestine et La Palestine trahie, réactualisée au moment de la bataille de Beyrouth13). Mais au delà de cette configuration politique, voire révolutionnaire, l’itinérance de Kateb est instituée en mode de connaissance, corollaire inextinguible d’une création qui s’adonne au monde, y compris dans une perception linguistique qui en est historiquement polyglotte. Kateb parcourant l’Algérie, écrit en arabe algérien – et fait traduire en tamazight, des pièces de théâtre comme La Guerre de 2000 ans, pièce qui sera interdite en Kabylie. On pourrait compléter jusqu’en 1989 la longue énumération des lieux : Grenoble, Lyon, Alger, Moscou, bien d’autres encore… Thonon les Bains, où débute la tournée des foyers d’immigrés, dont on retrouve l’inspiration dans Mohammed prends ta valise.
6Ce n’est pas un hasard si l’émigration hante l’écrivain errant, et si tout le début de l’entretien filmé réalisé en 1970 par Isidro Romero pour la télévision française, dans la série « Un certain regard », intitulé Kateb, écrivain public, est consacrée à l’émigration14. En 1971, Kateb fait représenter près d’Alger Mohammed prends ta valise, pièce sur l’émigration directement écrite en arabe populaire, qui sera jouée à partir de 1972 dans les principaux centres d’émigration de la région parisienne, Strasbourg et l’Est, Lyon, Grenoble, Marseille, mais aussi au cours des tournées algériennes, au cœur du pays des migrants où le débat, la rencontre populaires assignent au dramaturge itinérant sa fonction d’écrivain public (figure très proche, dans Nedjma, de celle du vagabond). C’est dans ce mouvement oscillatoire entre l’Algérie et la France, alimenté de migrations divergentes multiples, que se conçoit et se génère, telle un flux migratoire, l’œuvre et sa représentation, dans les mises en abyme complexes qu’elle établit avec la scène du monde. L’écrivain public se voue, ici et ailleurs, à une exploration sismographique du monde, de ses révolutions, au sens tant politique que dynamique du terme.
7Les projections réelles ou imaginaires de ce schème dynamique sont légion dans Nedjma, qu’elles concernent la topographie de l’œuvre, les figures de la migration, les mythes de fondation qui l’informent en profondeur, et par lesquels le roman prend la dimension d’une fable du temps, ces différents éléments croisés tendant à définir une poétique romanesque de la migration. En cela, Jean-Marc Moura lit Nedjma comme une œuvre fondatrice, prenant sens de la fondation dans le mouvement qu’elle enclenche, les dynamismes qu’elle libère15.
8 La topographie de Nedjma tient étrangement à peu, une « petite province d’Algérie orientale » : Sétif, ville de l’échec du nationalisme ; Bône, foyer de la passion amoureuse, le chantier, lieu de la dépendance coloniale sur lequel s’ouvre le roman16 . Constantine l’Écrasante, Ad’dahma, le roc, figure l’espace de résistance (p. 143-144). La seule échappée du récit hors de cette topographie étroite concerne le pèlerinage à la Mecque qui tourne court à Djeddah.
« le paysage de Nedjma tient tout entier, à l’exception d’un étrange voyage […], dans une petite province d’Algérie orientale : c’est le monde. Commencements et recommencements du monde, les fondations de Bône et de Constantine superposées à celles des antiques Cirta et Hippone, “les deux cités qui dominaient l’ancienne Numidie aujourd’hui réduite en département français” : c’est l’histoire. » (Intro Gilles Carpentier, p. II)
9Au cœur et en creux de la topographie algérienne ainsi parcourue, « la scène de ce drame, c’est le monde » : le lieu de la conquête chrétienne dans l’œuvre de Claudel devient dans Nedjma, en un effet de miroir inversant, lieu de l’asservissement par l’Occident. Dans ce mouvement de dépossession, la province algérienne est ainsi dépourvue de figure identitaire. Là où le concept de pays demeure hypothétique, comme celui de nation, l’Algérie apparaît comme un conglomérat de régions, une mosaïque, un paysage constitué de points topographiques, non constitués en pays. Aussi chaque vue, singulière, - jusqu’à celle du point culminant du Nadhor, est-elle, sur le mode leibnizien, une pars totalis du paysage, sans aucune totalisation ni identification possible.
10La mosaïque spatiale ainsi reconstituée dans le paysage de Nedjma relève donc paradoxalement de la déconstruction, de l’acculturation, du déracinement, dont on peut trouver des convergences dans les analyses sociologiques de Bourdieu et Sayad sur Le Déracinement17. L’arpentage de l’Algérie figure dans le roman le déplacement opéré à partir de 1857, dans les premiers épisodes datant de la colonisation, de la pacification et du regroupement. La désagrégation politique de la tribu décrite par Bourdieu et Sayag constitue dès lors l’arrière-plan historique et sociologique de la description romanesque : Bugeaud, rappelle Kateb, « fit distribuer les plus beaux domaines aux colons accourus d’Europe » (p. 72). La localisation géographique s’ouvre d’emblée aux profondeurs de l’histoire, nommant les anciennes cités vaincues et disparues pour accuser l’usurpation du territoire :
« Constantine et Bône, les deux cités qui dominaient l’ancienne Numidie aujourd’hui réduite en département français… Deux âmes en lutte pour la puissance abdiquée des Numides. Constantine luttant pour Cirta et Bône pour Hippone comme si l’enjeu du passé, figé dans une partie apparemment perdue, constituait l’unique épreuve pour les champions à venir : il suffit de remettre en avant les Ancêtres pour découvrir la phase triomphale, la clé de la victoire refusée à Jugurtha, le germe indestructible de la nation écartelée entre deux continents, de la Sublime Porte à l’Arc de triomphe, la vieille Numidie où se succèdent les descendants romains, la Numidie dont les cavaliers ne sont jamais revenus de l’abattoir, pas plus que ne sont revenus les corsaires qui barraient la route à Charles Quint…Ni les Numides ni les Barbaresques n’ont enfanté en paix dans leur patrie. Ils nous la laissent vierge dans un désert ennemi, tandis que se succèdent les colonisateurs, les prétendants sans titre et sans amour… » (p. 165)
11Cette perception topographique de l’histoire n’est pas sans conséquence sur une composition romanesque dans laquelle l’unité de lieu serait impensable. Comme de nombreuses et savantes études l’ont montré, parmi lesquelles celle de Charles Bonn, l’espace de Nedjma est dessiné en figures concentriques, voire géométriques, complexes : polygone, cercle, lignes de fuite, projections topologiques. Au cœur de cette géométrie variable, complexe, savante, la figure migrante ne se voue pas à une expansion qui serait conquête triomphante (telle qu’on peut la percevoir dans l’espace imaginaire d’un Claudel) ; elle est à l’inverse l’expression de la misère vagabonde et d’une découverte errante et erratique du monde. Dans un mouvement narratif plus circulaire que linéaire, elle se voue à la répétition.
12Pour autant, le mouvement narratif s’étend à une vision cosmique (l’étoile en est le signe) de l’humanité en marche (mais tout à fait distincte d’une perception hugolienne). Comme le souligne Jacqueline Arnaud, le « polygone étoilé », comme l’espace de Nedjma, figure un « terrain vague », (celui de la misère vagabonde), « vague à tous les sens du terme » : « espace de la prison, puis du pays entier »18, il s’élargit par l’exil aux dimensions de l’univers. La vision hallucinatoire de cette cosmogonie de l’exil s’exprime, avec toutes ses ambiguïtés quasi oxymoriques, dans le « Carnet » de Mustapha (XI) évoquant une « peuplade contradictoire qui n’a cessé d’émigrer par crainte d’autres mondes trop vastes, trop distants pour la promiscuité humaine » (p. 175-176)
13On rejoint là les Passages obligés de l’écriture migrante, « par nature topographique »19 circonscrits par Simon Harel, opposant la liberté de déplacement – et de création, à la restriction topographique qu’impose l’arpentage du territoire. L’écriture migrante, écriture du hors lieu, contre la fondation nationale, se voue ainsi par nature à la narration des formes de départ et d’arrivée, des détours et des lignes de fuite.
« C’est grâce au monde des signes que la déambulation de l’immigrant quitte le monde de l’espace, s’affranchissant ainsi des limites dressées par les bornages de l’ici et du là-bas. » (p. 31)
14Cette distinction entre l’arpentage de l’espace habité et l’ouverture de la déambulation invite, selon Simon Harel, l’écriture migrante à « quitter l’espace pour le monde de la temporalité ».
15L’écriture de Nedjma est littéralement évasion des univers bornés dans les tenailles desquels s’ouvre le roman : celui de la cellule dont Lakhdar s’est échappé, à l’incipit même du roman ; celle du chantier où se développe le roman colonial ; celle du car de M. Ricard où « soixante miséreux prennent place », voyageurs qui « ne lui parlent pas » :
« À sept heures, M. Ricard se met au volant de son car de trente-trois places. Soixante miséreux y sont installés dans un nuage de fumée. Le receveur titube sur le marchepied. Sachant tous qui est M. Ricard, les voyageurs ne lui parlent pas. À vrai dire, ils ne manquent jamais de l’injurier gravement pendant le voyage, à voix basse. Mais ils ne lui adressent pas la parole. » (p. 11)
16La scène inaugurale de Nedjma représente donc l’occupant européen qui habite (qui conduit le car des miséreux), dont l’identité est ainsi signifiée, conforme à l’« aphorisme insoutenable » de Derrida : « l’Europe c’est d’abord l’idée coloniale, l’idée (…) de la culture comme colonisation, le colon étant celui qui habite comme occupant »20. Dans la scène du chantier, dans celle du car, c’est bien ce processus colonisateur multiple et hétérogène qui est figuré
17La même partition entre colons et vagabonds, occupant et peuple oppressé ou révolté, qui évoque l’analyse de la société coloniale développée par Franz Fanon dans Les Damnés de la terre, s’étend à l’image de la route française, où le résistant emprisonné avec Lakhdar à Lambèse évoque une embuscade tendue au car :
« Je me suis exercé à tendre une embuscade au car. Chaque fois que je croisais la route française, mon regard plongeait dans les herbes hautes ; je cherchais les patriotes ; je croisais seulement des gamins ou des vagabonds. (…)- je respirais des morts étrangers. » (p. 50-51)
18Autre symbole de la modernité des transports coloniaux, le train importé par les Français est également emblème de l’oppression : « Évidemment le train est fourni par la France…Ah ! si nous avions nos propres trains…, rêve Lakhdar. D’abord les paysans seraient à l’aise.(…) Ils sauraient lire. Et en arabe encore ! » (p. 58)
19L’oppression qu’institue cette habitation coloniale du territoire s’exacerbe avec l’image du bagne de Lambèse, « pénitencier qui faisait l’orgueil de Napoléon III » (p. 38) de ses esclaves, de ses gardiens corses, qui se substituent aux Romains ; du « mur haut » de la cellule de Mourad ou de Rachid, des « bagnards » qui le hantent. Le haut mur du bagne de Lambèse trouve son pendant dans les « lourdes portes » de la « maison héritée du père », de Rachid, entre la ville ancienne et le ghetto : lieu de l’impasse (qui appelle l’image inaugurale du Cadavre encerclé), de la « muraille et du roc » (p. 145), de la rétention où sont jugés les déserteurs, la maison paternelle est le lieu de la défaite des « assiégés » face à la conquête, dans les décombres qu’un siècle n’a pas suffi à déblayer » (p. 146).
20Ainsi, l’analyse de l’acte libératoire par lequel l’écriture migrante s’affirme comme une ligne de fuite est particulièrement pertinente au moment de l’incarcération des jeunes héros en lutte pour la libération. A contrario de la maison paternelle, la « villa Nedjma », « patrie des envahisseurs de tout acabit » (p. 61), est décrite comme lieu de « bivouac des vagabonds et des nomades » (p. 60), dont les jujubiers et les cèdres penchés en arrière sont les coureurs éblouis à bout d’espace… en un sprint vertical ». Les réseaux de métaphores suggérant une « errance acharnée » au cœur des ruelles, rues, des remous de la mer et de l’eau torrentielle récusent ainsi les marques de la sédentarisation et de la colonisation et s’inscrivent dans un imaginaire de la rupture des digues tel qu’il peut se développer dans Qui se souvient de la mer de Mohammed Dib. À l’enfermement qu’infligent la tradition ancestrale ou le régime colonial, Kateb oppose ainsi la liberté errante d’une écriture discursive de l’évasion qui s’ouvre au rayonnement de l’Algérie rêvée.
21On peut prolonger cette analyse de la topographie de Nedjma aux multiples figures migrantes qui parcourent le roman, de l’émigré au pèlerin, du nomade au déserteur, dont les destins se croisent, tissant la matière romanesque de leurs parcours vagabonds, parfois contraints, contrariés, ou avortés. Les tribulations des héros (détours, impasses, faux départs, voyages) manifestent une aspiration irrépressible au départ.
22La cohorte des migrants habite l’espace du monde réel, référentiel, dans le cadre spatio-temporel dessiné par le romancier. Ici à Bône :
« Les personnes déplacées ne manquaient pas dans notre ville de Bône ; les deux guerres, l’essor du port avaient depuis longtemps mêlé à nous, aux citadins de naissance, des gens de toutes conditions, surtout des paysans sans terre, des montagnards, des nomades : bref, le flot des chômeurs grossi au sortir des casernes : parti et revenu par le même port,[…] ; la ville devenait irrespirable, étourdissante ainsi qu’une salle de jeu, pour le meilleur et pour le pire ; les habitants de toujours ne se distinguaient plus des aventuriers, sinon par le langage, l’accent et une certaine tolérance à l’égard des étrangers qui enrichissent, peuplent, vivifient toute cité maritime en proie aux marées humaines qu’elle canalise bon gré mal gré » (p. 86-87)
23De cette représentation réaliste du voyageur, émane une poétique de la migration, principe dynamique et séminal du texte. Nombreuses sont les descriptions de ce monde réel qui s’enrichissent d’une portée métapoétique, filant dans la matière textuelle, avec une remarquable modernité, les métaphores conjointes du voyage et des fils croisés de la narration. Ainsi à propos des voies et des voyageurs de l’express Constantine-Bône, longuement évoquées au chapitre X de la IIe partie, p. 64-66, et où se dessine le visage d’un voyageur emblématique, Mustapha :
« La voie fait coude vers la mer, (…) coupe la route fusant en jet de pavé scintillant grain par grain, dans le terne avenir de la ville décomposée en îles architecturales, (…) en wagonnets chargés de phosphates et d’engrais, (…) en squares sévères dont semblent absents les hommes, les faiseurs de routes et de trains, entrevus de très loin dans la tranquille rapidité du convoi, derrière les moteurs maîtres de la route augmentant leur vitesse d’un poids humain sinistrement abdiqué, (…), rapprochant pour le voyageur du rail l’heure de la ville exigeante et nue qui laisse tout mouvement se briser en elle, comme à ses pieds s’amadoue la mer, complique ses nœuds de voies jusqu’au débarcadère, où aboutit parallèlement toute la convergence des rails issus du sud et de l’ouest, et déjà l’express Constantine-Bône a le sursaut du centaure, le sanglot de la sirène, la grâce poussive de la machine à bout d’énergie, rampant et se tordant au genou de la cité toujours fuyante en sa lascivité, tardant à se pâmer, prise aux cheveux et confondue dans l’ascension solaire, pour accueillir de haut ces effusions de locomotive ; les wagons lâchent des passagers ; autant de bestioles indécises, vite rendus à leur qui-vive somnolent ; nul ne lève la tête devant le Dieu des Païens parvenu à son quotidien pouvoir : midi, réflexion d’Africa en peine de son ombre, inapprochable nudité de continent mangeur d’empires ; (…) midi endort autant qu’un temple, submerge le voyageur ; (…) aussitôt descendu, le voyageur est entouré de porteurs qu’il n’entend ni ne repousse ; le voyageur est surexcité ; sur sa tignasse fumante et dure, le soleil soulève une colonne de poussières ; à elle seule, pareille toison, qui n’a pas été peignée de longtemps, a de quoi irriter ; sous les boucles, les sourcils en accent circonflexes ont quelque chose de cabotin ; des lignes profondes, parallèles ainsi que des rails intérieurs, se dessinent sur le front haut et large, dont la blancheur boit les rides, comme un palimpseste boit les signes anciens ; le reste du visage apparaît mal, car le voyageur baisse la tête, emporté par la foule, puis se laisse distancer, bien qu’il n’ait pour tout bagage qu’un cahier d’écolier roulé autour d’un cran d’arrêt ; des observateurs ont déjà vu que le jeune homme, en sautant du wagon, a fait tomber sur le quai ce couteau d’une taille intolérable pour la Loi (…).
Le soir même, on évoque à Bône le voyageur « vêtu comme un fou » : c’est l’expression d’un jeune homme nommé Mourad, s’adressant à ses amis Rachid et Mustapha. »
- (..) On aurait dit un enfant terrible, égaré dans un déménagement !… » (p. 64-66)
24Alors que la syntaxe s’égare dans les méandres des voies qui se croisent, des itinéraires du convoi, de la route, du mouvement de la mer, des noeuds de voie, de la convergence des rails issus du sud et de l’ouest, le visage du voyageur archétypal, Mustapha, se dessine dans le filigrane du palimpseste textuel qui se dit lui-même comme tel, surdéterminé de références littéraires : la saturation de la syntaxe qui charrie des images exubérantes n’est pas sans rappeler le flux célinien exprimant la prolifération humaine dans les trains de banlieue, à la fin du Voyage au bout de la nuit. On pense, peu avant l’heure, à La Modification de Butor, dans cette expression concomitante, dans la métaphore génératrice du rail, de la forme et de l’objet de la représentation. On note également les accents valéryens de la représentation de « midi le juste » et de l’invivable consomption du zénith, qui suspend le temps avant d’en rendre le décompte à l’horloge de la gare : là où le poème de Valéry exprime le temps long de la civilisation occidentale, le soleil de Kateb est celui, immuable, mythique, d’Africa, le continent mangeur d’empires. Lakhdar, double de Mustapha, dont la chevelure et le visage émergent des lignes mêmes du texte, apparaît comme la figure de la migration, le voyageur absolu, paria rebelle, couteau en main, transgressif et fou. Dans cette identification presque archétypale du voyageur, le héros, muni de son cahier et de son couteau, apparaît comme le double de l’écrivain, s’identifiant également à Mustapha, dont le carnet ne cesse d’évoquer les écrivains publics (p. 78).
25Ainsi se dessine, derrière les héros, une identité archétypale de voyageur, paria et écrivain, voyageur dont la défroque s’apparente à celle d’Ulysse qui a tout perdu en voyage :
« Le voyageur n’est plus qu’un abruti, en guenilles : il attend l’été pour jeter son veston à la mer ; dans une dernière coquetterie, il s’est fabriqué des sandales, avec des lanières et un pneu trouvé sur la route. » (p. 79).
26Comme Hugo exprimant la vocation du poète, Kateb se profile derrière ses héros, dans une expression gnomique à la scansion remarquable, en voyageur vagabond :
« Le voyageur disparaît de chaque quartier, revient sur ses pas, comme s’il ne pouvait ni partir, ni rester ; passe-t-il sur les quais, à l’appel de la sirène ? Personne ne le remarque. Il ne fixe que la mer. Il veille à la naissance des abîmes, à l’avenir du port…. » (p. 79)
27Plus encore que Mustapha ou Lakhdar, Rachid joue dans Nedjma le rôle du vagabond archétypal, tout particulièrement lié à l’histoire de l’Algérie. Échappant à sa « cellule de déserteur » (p. 126, p. 137) où il a été enfermé par les Français, « nomade en résidence forcée » (p. 165), il est le « voyageur » (p. 141) voué à des « années de perpétuel exil » (p. 127), dont les parents « vivent toujours sous la tente » (p. 127). Fugitif, « ravalé au rang de manœuvre puis de chômeur », paria triomphant sur les lieux de sa déchéance, il approche « les repris de justice, les sans-profession, les sans-domicile, les sans papiers, les demi fous comme cet Abdallah toujours sorti de l’asile » (p. 161), et traduit par son accoutrement les troubles d’une identité cosmopolite et dévoyée : chemise américaine à plastron, pantalon d’un magasin de l’armée ou d’un tailleur d’Algérie, fez égyptien trop haut, short anglais (p. 86). Figure vouée au déguisement pour masquer les troubles de son identité21, se cachant dans les bois du Rimmis, ou s’adonnant à l’art dramatique en compagnie de la suave Oum Kaltoum (p. 148-149), il représente le fruit de la dispersion, celui dont les parents se sont liés à des familles étrangères, et dont la tribu s’était jurée de ne jamais accueillir les descendants, « sinon comme des étrangers tout juste dignes de charité » (p. 142). C’est en proscrit qu’il se signale par des allées et venues à Bône, en compagnie de Si Mokhtar, par des passages dont on peut « avoir vent » (p. 86), par des voyages en Tunisie, des retours par la Tripolitaine, avant d’accompagner Si Mokhtar dans son voyage vers la Mecque.
28L’épisode du navire voguant vers la mer Rouge, seule échappée romanesque hors de l’Algérie orientale, prend le sens d’une Odyssée : Si Mokhtar et Rachid manifestent, dans leur vœu de départ, leur volonté de retrouver la mémoire de leurs origines : ainsi, les rites religieux dont Si Mokhtar « ne se souvenait plus très bien, un demi-siècle après son premier pèlerinage » (p. 104). Rachid vient de déserter sur terre pour se voir fictivement enrôlé à bord d’un si grand navire (p. 108). Comme L’Odyssée, l’épopée se développe dans la langue, en même temps que la pensée se construit dans le discours : confronté à l’étranger, Si Mokhtar se met à déclamer en français, « langue qui lui était foncièrement étrangère » (p. 114). Toute la course des personnages ouvre dans le récit l’espace de l’épopée, dont l’objet est la figuration de l’errance, de la quête identité, vaste allégorie, en quelque sorte, de l’âme algérienne en mer : c’est au cours du voyage inachevé que Si Mokhtar livre à Rachid le récit de la tribu. Le trajet, les escales, le navire franchissant les brisants, les récifs de corail environnés d’épaves suggèrent les images d’un autre port, surgi d’un autre temps (Ithaque).
29On notera également, au cours de l’épisode du pèlerinage, combien est présente la représentation de la clandestinité, du passeport, des papiers (p. 103) : les « ombres coupables que l’équipage ne manquerait pas de démasquer, de surprendre, puis d’enchaîner et d’éconduire à la dernière minute, dernier spectacle du départ » (p. 108), l’inscription de Rachid sous un faux matricule et l’ensemble des stratagèmes que sa ruse invente lorsqu’il est confronté à la « gueule du loup », - aux postes de douane, à la police (p. 114), la figuration du danger de la passerelle, de l’échelle tremblante et mouillée, de la corde lâche, l’attirance du large… Les clandestins sont finalement repérés et enfermés dans la cale lorsque Bizerte est en vue (p. 108)
30Car l’odyssée des maudits de l’âme algérienne est bien celle-là : le pèlerinage s’accomplit « pas même pour voir un pays », le canal de Suez est traversé sans même ouvrir le hublot (p. 110). Si le pèlerin ne parvient pas à Médine, où se trouve le tombeau du prophète, « le pèlerinage est nul », affirme Si Mokhtar. Le projet de pèlerinage est d’ailleurs une chimère (p. 109) : il faut des guides, de l’argent, la caravane officielle fait l’objet de tractations commerciales (p. 113). Pour Si Mokhtar, la traversée du désert ne peut se faire seul, en abandonnant Rachid : l’aventure épique ne saurait être que collective : à Médine, affirme-t-il, « nous passerons ensemble ou nous ne passerons pas ». L’aventure s’achève devant le désert de Djeddah, au milieu des fonctionnaires aux uniformes d’armées étrangères et des douaniers, « dernier troupeau à se repaître de poussière », sur l’image emblématique du Prophète :
« Mais justement, pensait Rachid, ils font ce que faisaient leurs pères : ils ont banni à jamais le seul d’entre eux qui s’était levé un matin pour leur confier son rêve d’obscure légende, et ils n’ont pas voulu marcher ; il a fallu d’autres peuples, d’autres hommes pour affronter l’espace, et croire que le désert n’était rien de moins que le paradis ancien, et que seule une révolution pouvait le reconquérir… D’autres devaient le croire et suivre le Prophète, mais les rêves ne peuvent s’acclimater… C’est ici, en Arabie, qu’il fallait croire au Prophète, passé du cauchemar à la réalité… alors qu’ils l’ont banni, réduit à transplanter son rêve, à le disséminer au hasard des vents favorables ; et ceux pour qui le Coran fut créé n’en sont même plus au paganisme, ni à l’âge de pierre ; qui peut dire où ils en sont restés, à quelle monstrueuse attente devant leur terre assoiffée ? » (p. 111-112)
31Cette fantasmatique traversée du désert, cette marche rêvée sur les pas du Prophète banni est donc bien l’objet, purement verbal, de l’épopée de l’âme algérienne, telle qu’elle est traduite par Rachid le paria, près du désert trahi de Djeddah. La pensée du Prophète habite Rachid, qui se voue, tel l’aède de l’Odyssée, à une lecture eschatologique des textes sacrés où le passé confine à l’avenir.
32Dans ces valeurs du pèlerinage, l’écriture migrante, figure du temps plus que de l’espace, s’inscrit dans le paradigme : Simon Harel perçoit l’écriture migrante comme invitation à « quitter l’espace pour le monde de la temporalité ». Mustapha à son tour, exalte le nomadisme dans son Carnet, en une écriture de l’apothéose qui se libère de toute référence au cadre spatio-temporel de Nedjma :
« nomades séparés de leur caravane, réfugiés dans ces villes du littoral où les rescapés se reconnaissent et s’associent », […] comme un attelage égyptien portant les armes et les principes évanouis d’un ancêtre, un de ces nobles vagabonds séparés de leur caravane au cours de ces périples que rapportent les géographes arabes, et qui, du Moyen-Orient puis de l’Asie, passent à l’Afrique du Nord, la terre du soleil couchant qui vit naître, stérile et fatale, Nedjma notre perte, la mauvaise étoile de notre clan. » (p. 178, carnet de Mustapha. C’est nous qui soulignons)
33Dans ce double mouvement de l’écriture et de la représentation, le nomadisme ancestral est surdéterminé par les signes de la diaspora, d’une séparation liée aux persécutions, aux luttes anciennes, à la disparition, mais qui devient en même temps figuration topographique d’un lieu, le Maghreb, lieu où le soleil se couche, occident dans sa traduction arabe littérale. L’identité irréductible du Maghreb comme lieu nomade et vagabond est ainsi posée dans le texte, sous la lumière ambiguë de Nedjma, étoile funeste qui guide mais qui égare aussi le voyageur : car la migration est par essence la figure oxymorique des contradictions de l’identité. À partir de cette représentation du Maghreb, le nomadisme de l’écriture impose à Nedjma son perpétuel mouvement. Le schéma narratif directeur, loin de la linéarité, suit les méandres, mouvements, déplacements, dans ses aléas et ses variantes multiples, la complexité de ses croisements, non seulement géographiques, spatiaux, mais également temporels, en une organisation tout à la fois syntagmatique et paradigmatique du roman.
34Il reste, dans ces fables du temps autant que de l’espace, à considérer les mythes fondateurs, qui se lisent également comme des récits d’exil.
35Celui de l’ancêtre Keblout, dont les origines se perdent vers l’Anatolie, comme l’indique selon Jacqueline Arnaud un nom à désinence turco-albanaise22. Résistant d’origine turque gagné à la cause des montagnards, le réfractaire serait à rapprocher d’Abdelkader. Mais d’autres origines font remonter Keblout de l’Aurès, et son nom du berbère chaouïa. L’itinéraire de la tribu est marqué par la venue d’Espagne, avec la tribu arabe des Beni Hilal, envahisseurs du XIe siècle, chassés d’Égypte par le Fatimide, qui pénétrèrent le Maghreb par le Sud tunisien, Kairouan et les Hauts plateaux de l’est algérien. Ces nomades chameliers se mêlèrent aux nomades berbères zénata, les arabisèrent, d’où le caractère inextricable des origines des peuples de cette région, fusion des éléments arabe et berbère. Passés en Espagne, les Beni Hilal furent refoulés par la reconquête au Maghreb. La tribu constitue un lieu de passage entre le Moyen-Orient, l’Espagne, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, le Maghreb du nomadisme, celui des Arabes et des berbères23. Sur le navire, Si Mokhtar livre une version contraire : les Keblouti furent des Tolbas, étudiants errants, musiciens et poètes. Le périple de la tribu s’approche en outre des Almoravides, grands nomades marocains dont l’origine se perd dans le nomadisme mauritanien. Zineb la magicienne entre en connivence avec Nedjma, la femme sauvage24 : ainsi, la fiction généalogique intègre Si Mabrouk, le nègre de la tribu. En tout état de cause, les ancêtres sont des figures d’un « un peu partout » (p. 117).
36Dans toutes les versions auxquelles il se réfère de manière éclectique, Kateb présente Keblout comme un exilé, un étranger dans la région où il est venu s’installer avec sa famille. La fondation est donc dispersion : l’histoire de la tribu de Keblout, « Corde Cassée », dit en tout état de cause la rupture. des Keblouti existeraient encore dispersés en Algérie ou émigrés en France. Ces filiations multiples et contradictoires s’érigent symboliquement contre tout discours « mono-généalogique »25.
37Historiquement, en outre, la légende de Keblout renvoie à l’épisode du démantèlement des tribus auxquels les Français procédèrent, imposant un état civil en 1882. Keblout fait ainsi référence au nom et à l’origine perdue, à la perte d’identité, à la dépossession historique qui laisse des orphelins « expropriés », « dispersés », « éloignés » (p. 120), et dont témoigne la mosquée en ruines du Nadhor. Inversant l’aphorisme de Char, les orphelins de Keblout sont détenteurs d’un testament sans héritage de leurs ancêtres :
« Tu dois songer, dit Si Mokhtar à son jeune disciple Rachid, à la destinée de ce pays d’où nous venons, qui n’est pas une province française, et qui n’a ni bey ni sultan ; tu penses peut-être à l’Algérie toujours envahie, à son inextricable passé, car nous ne sommes pas une nation, pas encore, sache-le : nous ne sommes que des tribus décimées » (p. 120-121).
38Ainsi l’ancêtre qui s’est frayé un passage jusqu’au Nadhor, a traversé les déserts d’Égypte et de Tripolitaine, annonce le périple de son descendant Rachid lisant « à présent sa propre histoire dans l’œil jaune et noir de Keblout, dans une cellule de déserteur, en la double nuit du crépuscule et de la prison » (p. 126) Par ces effets de miroir, les tribulations et la résistance de Keblout mettent en abyme le parcours de Rachid.
39Cette géo-histoire mythique ainsi dessinée dans ces configurations multiples renvoie au métissage sur lequel l’identité du Maghreb s’est constituée, mais elle apparaît également comme le sismographe des mouvements acculturants de la conquête. Elle est mémoire de la résistance, mais aussi de la défaite de l’« Algérie toujours envahie », des « lieux du désastre », rappelle Si Mokhtar, où, entre l’Égypte et l’Arabie, « les pères de Keblout sont passés, ballottés comme nous sur la mer, au lendemain d’une défaite ». mémoire de la perte de l’empire » (p. 121). Jacqueline Arnaud commente cette palingénésie du mythe en ces termes :
« L’ingéniosité du poète est admirable à utiliser les moindres ressorts de la légende protéiforme et cosmopolite, à amalgamer les mythologies pour peu qu’elles touchent au Maghreb (Prométhée, autre rebelle, surgissant derrière Atlas ployant sous le poids du monde, héros comme lui d’une Passion. »26
40En outre, Kateb transpose dans la généalogie sa propre vocation d’artiste au tempérament anarchique, voué, par goût ou par nécessité, aux errances : une version livrée par Si Mokhtar fait de Keblout un « idéologue et un artiste », « exilé ayant des goûts et des idées à part, établi en Algérie par un pur hasard » (p. 117). La faculté de création et la marginalité devient alors un trait en quelque sorte généalogique. A l’instar de ses héros, Kateb se reflète dans l’éternel errant et s’inscrit dans les fables de sa généalogie.
41Dernière – ou première - figure de l’exil : Nedjma, dont l’histoire dans le roman s’apparente à un mythe fondateur, comparable au rapt présidant à la fondation d’Europe, conjugue fantasme sexuel, mythe cosmique et récit cosmogonique. « Seul personnage important non locuteur, elle est en outre liée à des voyages qui n’aboutissent pas. »27, souligne Jean-Marc Moura : comme si ce vide de parole figurait le récit de la nation inaboutie. Née d’une Française juive, enlevée, telle Europe, entraînée non au large mais dans une grotte de réprouvés, par Si Mokhtar, le vieux brigand, qui l’arrache à Sidi Ahmed, amant bafoué et assassiné, et père de Mourad (p. 96-97), Nedjma est liée à une nuit de viol, d’effraction et de meurtre (p. 91), à des polyandries en nombre (p. 92). Le père de Rachid est présent aussi sur le rocher de Constantine, centaure toujours à l’affût, caracolant dans d’éternelles parties de chasse (p. 94-95). « Beauté captive », (p. 175), figure polysémique du métissage, Nedjma est le fruit incestueux et prostitué d’un mélange de races, et porte dans sa conception même la faute inexpiable de l’envahisseur. Cosmopolite obscure et lumineuse, paradoxale et ambiguë, elle figure l’oxymore irréconciliable d’une douloureuse identité greffée : « L’inceste est notre lien, notre principe de cohésion depuis l’exil du premier ancêtre, affirme Mustapha » (p. 176). Dès lors, Nedjma est l’histoire d’une « malédiction » autour de laquelle se rassemble le clan qu’elle menace pourtant : « … l’Afrique du Nord, la terre du soleil couchant qui vit naître, stérile et fatale, Nedjma, notre perte, la mauvaise étoile de notre clan. » (p. 178) : une histoire en chantier sur « … sur les lieux du désastre » (p. 121).
42 Incessants va-et-vient entre Constantine – Cirta – et Bône – Hippone –, entre le chantier et l’exil, la prison et la désertion, échappée dans le désert de Djeddah, trouées du passé, de Keblout, et sa généalogie légendaire, à Nedjma, figure de l’identité hybride : la prolifération des parcours, des anachronismes et achronies caractérisent le roman de Kateb, mettant en scène la figure de l’écrivain migrant. Mais si l’on peut lire Nedjma comme le roman de l’Algérie à naître, son écriture désancre littérature et nation et récuse toute conception monolithique de l’identité, fût-elle nationale. Écriture de l’exil, du « hors-lieu », Nedjma est marqué du « sceau du nomadisme littéraire et du syncrétisme », dans une écriture de migrante qui s’apparente à celle du « Tout-monde »28.