1Dans le volume qu’elle consacre à Kateb Yacine1, Jacqueline Arnaud qualifie Nedjma de « roman-poème », peut-être au nom de cet autre titre, titre de poème cette fois, de Kateb : « Nadjma ou le poème ou le couteau »2. Jamais, elle ne l’envisage du point de vue du théâtre. Les seuls critiques, à ma connaissance, qui ont esquissé un rapprochement ou une mise en regard du roman et du théâtre sont Charles Bonn et Denise Brahimi. Charles Bonn, après avoir rappelé à quel point il semblait à Kateb nécessaire d’« en finir avec les genres, les frontières, les cadres si finement poussiéreux où le vieil art se confond »3, souligne l’ambivalence de l’écriture épique de Nedjma, qui d’une part donne au roman son rythme et sa musicalité, et de l’autre se trouve brisée par l’ironie de l’auteur et le plurivocalisme propre au genre romanesque lui-même4. Il fait également état de la parenté qui lie les figures des quatre amis aux personnages de la tragédie grecque « individualisés par leur masque qui les camoufle en même temps qu’il les révèle »5. Toutefois, il voit surtout dans la tragédie « le négatif fatal de l’histoire » (87) et s’attache à opposer Nedjma, où se combinent, dans une ambivalence qu’il admire, l’étoile et le cercle, et d’autres œuvres de Kateb, qu’il place sous le signe de la dissociation, et, par suite, de la « ruine de la polyphonie » et de la « ruine du projet idéologique ». Sont ainsi stigmatisés à la fois le roman suivant, Le polygone étoilé, où Charles Bonn ne trouve plus que « le monologisme dégradé du seul symbolisme stellaire » et la tétralogie théâtrale, Le cercle des représailles, qui, à l’inverse, renonce précisément à ce symbolisme au profit de la seule circularité. C’est dire qu’il place la spécificité de Nedjma, sinon à rebours du théâtre, du moins du côté d’une plénitude des moyens que le théâtre n’aurait pas.
2Denise Brahimi, quant à elle, rappelle l’antériorité de l’écriture romanesque sur l’entreprise théâtrale : Le cadavre encerclé, première partie du Cercle des représailles, paraît pour la première fois en décembre 1954, alors que Nedjma, publié en 1956, a été écrit pour l’essentiel avant 1948 et a fortiori avant 1954. C’est le passage d’un genre à l’autre qui retient son intérêt. Elle s’interroge moins toutefois sur l’éventuelle porosité de ces genres dans l’œuvre de Kateb, que sur la rupture, la solution de continuité de l’un (le roman) à l’autre (le théâtre). Sa question est donc la suivante : « pourquoi l’œuvre de l’Algérien Kateb Yacine, de 1952 à 1960, est-elle d’abord narrative, dramatique ensuite »6 ? Elle oppose alors le roman, qu’elle identifie au temps de la gestation, au théâtre, dont le temps serait celui de la réalisation (du « passage à l’acte »). D’un côté (le romanesque), la « recherche du temps perdu » où elle voit la linéarité à l’œuvre, de l’autre (le théâtral), « un temps sans durée » né de la juxtaposition de fragments disjoints. « Dès le moment où commence la guerre [conclut-elle,] c’est le drame qui s’impose, et le théâtre comme genre ».
3Mon approche sera différente. Il ne s’agira pour moi ni d’opposer Nedjma au Cercle des représailles comme le roman au théâtre, ni de montrer, comme semblait y inviter l’auteur, « qu’avant de prendre la forme romanesque, Nedjma existait déjà au théâtre »7, mais de tenter de lire dans Nedjma le mouvement de Kateb vers le théâtre, la tentation théâtrale à l’œuvre, les théâtralités de Nedjma, déjà. Après avoir brièvement rappelé le fond épique et mythique de sa fable, je m’attacherai à faire apparaître la nature théâtrale de certains de ses décors, de ses personnages et de ses scènes, puis à analyser la manière dont la théâtralité se donne également à lire à travers les diverses modalités de discours rapporté, pour interroger la portée critique de cette prégnance théâtrale. En guise d’épilogue, je mentionnerai les questions soulevées par l’adaptation théâtrale de l’œuvre.
4Sur le fond épique et mythique de cette fable, je ne m’étendrai pas, tant il a été évoqué par les commentateurs. Dans un chapitre intitulé « Sources » du tome consacré au « cas Kateb Yacine », Jacqueline Arnaud revient ainsi sur les légendes, livresques, et surtout orales qui ont nourri l’écriture de Nedjma : tradition orale, cycle de Keblout, légendes d’incestes punis, version populaire des Mille et une nuits, figure de la Femme sauvage, etc. Charles Bonn aborde également longuement les « Structures mythiques, [le] vacillement tragique des genres et [le] roman des origines » propres à Nedjma. Quant à Antoine Raybaud8, il note que l’enquête des prétendants « fait lever un riche monde d’oralité qui donne à démêler beaucoup d’éléments de l’héritage arabe d’Algérie : les rivalités de prétendants autour de la vierge interdite ; les tribulations de l’amour [;] les histoires tribales et les références à l’histoire – fondation ou décombres – de la tribu [;] les remâchements des récits de conquêtes (romaine, arabe, turque, française) [;] l’émergence de personnages, de lieux, de gestes à dimension sacrale ou magique[.] Palimpseste aussi, poursuit-il, dans un roman à l’occidentale (côté Faulkner) des récits multiformes des Mille et une nuits, d’épisodes de la geste hilalienne9[,] de la poésie héroïque de la conquête de l’Andalousie et de la résistance aux colonisations ». Et de conclure : « cette sédimentation multiple est d’autant plus le visage brouillé et insistant d’une Algérie de décombres […] que le sous-texte de mémoire orale arabe se colore de l’autre moitié de la mémoire algérienne – kabyle ou berbère – et fait surgir des contes à teneur païenne et magique : ogres et ogresses[,] espaces d’une nature foisonnante de mystères, de forces et de maléfices ». Œuvre palimpseste, patchwork, Nedjma semble se constituer de mille et une fables nourries à tous les mythes et toutes les épopées : femme fatale, querelles fratricides, résistance au joug colonisateur… La matière est là, d’une fable nourrie, qui s’origine dans le temps de l’homme et la femme primordiaux – cet homme et cette femme « mystifiés » dont nous relevons, depuis leur « tragique rencontre sur la même planète »10, et ne méconnaît pas ce qu’elle doit au « drame éternisé des ancêtres » (97), toujours révolu et sans cesse ressuscité.
5À plusieurs reprises, cette fable fait explicitement référence au théâtre, comparant privilégié pour les espaces mis en scène. Tantôt c’est un village sinistre, « nettoyé par la nuit » qui est comparé dans sa banalité à « un acteur démaquillé » (23), tantôt c’est un chantier éclairé par le soleil que l’on assimile à « un décor de théâtre surgi de la plus navrante banalité » (51), tantôt c’est le terrain de chasse d’un aigle qui est présenté comme « le théâtre d’une victoire à sa portée » (133), tantôt enfin ce sont des expressions lexicalisées qui sont utilisées, mises à distance à la fois par des guillemets qui soulignent l’emprunt, et par la mention explicite de la source de ces tours figés : « ‘‘sur les lieux de la tragédie’’, comme disaient les journalistes » (170), « ‘‘théâtre du crime’’, comme disaient les journalistes » (171). C’est dire que, loin d’exalter la fiction, les références à un espace théâtral semblent toujours participer à une dégradation, une disqualification. C’est l’envers du décor qui est montré ici, à rebours du spectaculaire, rituel rendu à une routine sans enjeu, à une coque vide, à une « architecture de vide et de mots », pour reprendre l’expression d’Archibald dans Les Nègres de Genet.
6Du côté des personnages, le constat est le même : l’enflure n’est là que pour dénoncer des apparences, des simulacres, une théâtralité de pacotille. Ici, les habits font souvent le moine, comme dans cette scène où Mustapha se prend à rêver d’« un uniforme pour tous les pères », tant « le pantalon bouffant et le fez » du sien lui semblent misérables en regard « des chapeaux et des pantalons longs » qu’il prête aux pères de ses camarades (216). Ailleurs, ce sont les attributs du travail qui sont dégradés en accessoires. Ainsi, le pseudo-peintre Tayeb « ne poss[ède] qu’un matériel dérisoire » : « matériel de parade » que ces tonneaux dont le fracas résonne dans tout le village dès qu’on lui confie un travail, mais dont tout le monde doute qu’il y ait « quelque chose à l’intérieur » (234). Souvent, les personnages sont présentés comme des « bouffons » (147). Le karagheuz de la tradition, avec ses figures farcesques (l’ivrogne, le juge, le marchand, l’idiot, le paysan…), n’est pas loin. Les quatre amis s’y apparentent, qui ne peuvent même prétendre au titre de « fous dangereux » et ne sont pas dignes de vivre avec Nedjma (ibid.) – Lakhdar se reconnaît lui-même des airs de « Dom Juan hispano-mauresque » (239) et n’échappe pas à la « coquetterie » (240). En relèvent aussi bien le marchand de beignets qui emploie Mustapha, inséparable de son « folklore » – les « revers de l’armée française, le 8 mai, l’entrée des pays arabes à l’O.N.U. » (80-81) –, et surtout l’extraordinaire Si Mokhtar, figure de la prolifération et de l’excès comme en témoigne son saisissant portrait :
colossal, poussif, voûté, musclé, nerveux, chauve, éloquent, batailleur, discret, sentimental, dépravé, retors, naïf, célèbre, mystérieux, pauvre, aristocratique, doctoral, paternel, brutal, fantaisiste, chaussé d’espadrilles, de bottines, de pantoufles, de sandales, de souliers plats, vêtu de cachemire, de toile rayée, de soie, de tuniques trop courtes, de pantalons bouffants, de gilets de drap anglais, de chemises sans col, de pyjamas et de complets superposés, de burnous et de gabardines extorqués, de bonnets de laine, de turbans incomplets, couvert de rides, abondamment parfumé (106).
7On le voit : la succession de qualificatifs a priori antithétiques (colossal / voûté, poussif / musclé, discret / doctoral, sentimental / retors, dépravé / naïf) comme l’accumulation d’accessoires vestimentaires hétéroclites, des plus précieux aux plus modestes, dénoncent la théâtralité outrancière du personnage, synthèse problématique d’apparences successives. Si portrait il y a, donc, c’est d’un portrait en forme de kaléidoscope qu’il s’agit, d’un portrait énucléé, à centre absent.
8Les figures féminines n’évitent pas davantage la surexposition et la mise en scène de soi. Ainsi, « la brune et suave Oum-El-Az », ancienne prostituée devenue vedette de la troupe naissante de Rachid (159) peut elle être perçue comme un double dégradé, car vénal et au répertoire réduit, de Nedjma elle-même. Dès l’enfance vouée au jeu théâtral - « amazone de débarras, vierge en retraite, Cendrillon au soulier brodé de fil de fer », toute à ses « jeux d’enfant, dessin et mouvement des sourcils, répertoire de pleureuse, d’almée, ou de gamine » (78), Nedjma deviendra une « Salammbô déflorée, ayant déjà vécu sa tragédie, vestale au sang déjà versé » (180). Autant dire qu’elle n’échappe ni à la répétition propre à la succession des représentations ni aux rôles consacrés. Si bien que cet emblème de liberté inaliénable et inassignable s’apparente parfois à une diva défraîchie.
9Au-delà des protagonistes de la fable, ce sont les scènes elles-mêmes qui semblent conçues comme objets de représentation ou de spectacle. Scènes jouées ou scènes à jouer, d’abord.
10Une simple conversation peut être rapportée comme un dialogue de pur théâtre. Lorsque Mustapha transcrit l’échange du garde champêtre, de son épouse, Mme N…, de B…, gardien de la prison, de R…, un de ses camarades de classe, de l’électricien F… et de sa femme (229-230), il fait figurer le nom tronqué du locuteur devant chaque réplique, et va à la ligne (je rappelle qu’il s’agit d’un extrait de son journal) pour signaler tout changement de locuteur. Tout se passe alors comme si le style direct ne suffisait pas, avec ses guillemets, ses verbes introducteurs, à télescoper assez violemment les paroles outrancièrement racistes et humiliantes prononcées. Seul le théâtre, en attribuant strictement une parole qu’il n’est plus temps d’introduire, semble à même de faire entendre la crudité du discours intolérable et décomplexé des colons lorsqu’ils se croient entre eux.
11Alors que les enfants jouent à se dénoncer (216), Suzy, la fille de M. Ernest, s’amuse, aux yeux des paysans, à affoler Mourad, le manœuvre de son père (19-20), avant de mimer la domination arrogante lorsque son père frappe un autre de ses manœuvres, Lakhdar (50-51) :
- Il n’est pas content celui-là ! crie-t-elle soudain, rougissant et se redressant comme pour s’assurer de sa voix, comme si elle allait s’adoucir après avoir crié, ainsi qu’un enfant simulateur au bord des larmes et du fou rire.
Et elle ajoute d’un ton saccadé :
- Il n’a pas son compte.
12La répétition du comparatif (« comme pour », « comme si », « ainsi que »), une fois encore, circonscrit l’aire de jeu. « S’assurer », « s’adoucir » sont les deux faces d’une même comédie puérile d’autant plus marquée qu’indéfinie, hésitant entre « larmes » et « fou rire ». Comédie grave et cruelle, dans le prolongement des inconsciences de l’enfance.
13De la pure représentation relèvent également les scènes données par Si Mokhtar, bateleur de génie, qui orchestre, sous les feux de « deux projecteurs » (115), le « dernier spectacle [de son] départ », en compagnie de Rachid, puis, dans une reprise parodique de L’Avare (V, 3), simule le désespoir de qui se serait fait voler la cassette contenant les subsides destinés à payer son voyage pour La Mecque.
14D’autres mises en scènes semblent revêtir une portée plus satirique. Sans surprise, ce sont au premier chef les jeux de manche de la justice qui sont dénoncés. « Discours » de plaidoirie, « démonstration[s] », messes basses des magistrats, émotion de l’assistance, « pas lourd » des juges, « angéliques avec leurs robes et leurs bonnets fripons », sourire confiant de l’avocat, condamnation à mort de l’accusé : l’évocation de l’arène judiciaire, entre imparfait et passé composé (46-47), semble alors devoir beaucoup à L’Étranger (XX).
15Ailleurs, ce sont les rapports frelatés des colons et des autochtones, avec leur potentiel de violence explosive qui sont mis en évidence :
Les ouvriers et le contremaître semblent avoir conclu un pacte obscur, fait de détails multiples et précis, par lesquels ils communiquent constamment, tout en gardant les distances, ainsi que deux camps qui se connaissent depuis longtemps, se permettant parfois une trêve injustifiée, quitte à se prendre en faute à la première occasion. (47).
16Lorsqu’Ameziane menace d’un crochet M. Ernest, le contremaître, « tous les manœuvres se [mettent] au travail immédiatement, sans tâtonner ni se disputer les outils » dans un ballet comme savamment réglé :
Rachid soupèse et soulève à petits pas retenus une brouette de sable qu’il a trouvée toute remplie ; Lakhdar est penché sur une pierre de taille qu’il considère avec la gravité, l’empressement et la hauteur d’un archéologue, et Mustapha, bondissant dans la tranchée, se met en devoir de ramasser quelques cailloux dégringolés du remblai que Mourad brasse à grands coups de pelle ; les autres vaquent à des besognes plus précises, déjà indiquées les jours précédents. (49)
17Même M. Ernest ne peut alors que prendre conscience d’une « mise en scène » qu’il « feint d’ignorer » (49).
18Dans la dernière partie du texte, Mustapha, incarcéré pour avoir participé au défilé de Sétif et en attente de transfert à la prison civile, est avec le peintre Tayeb le témoin contraint d’ « un banquet imité de Néron » : le sang des « moutons pillés chez les paysans » et égorgés sous leurs yeux gicle sur le visage de Tayeb, des tripes chaudes sont lancées en direction de Mustapha, l’arôme d’ail dont se charge le vent rend ce dernier intolérable. Le spectacle obligé se fait alors violence sensorielle unilatérale, les colonisés n’étant pas en mesure de rendre les coups symboliquement portés.
19Les manipulations se généralisent au point qu’il n’est pour finir pas d’événement qui ne puisse être soupçonné de relever de la « mise en scène » ou du « coup de théâtre » (127). Kateb semble regretter, toutefois, que la méfiance ne se généralise pas davantage et que les autorités coloniales en restent encore trop souvent au premier degré, ignorant précisément les théâtralisations à l’œuvre ou plus exactement incapables de créditer l’adversaire de mises en scène qui resteraient son privilège exclusif, puisqu’elles n’hésitent pas à exposer au soleil les corps des paysans mitraillés ou des fugitifs fusillés (229) ou, pis encore, les corps suppliciés d’hommes enchaînés (233). Ainsi, lorsque les dépouilles ensanglantées d’un Européen et de sa femme sont découverts dans la mosquée de Keblout, la réaction immédiate, trop immédiate semble dire Kateb, consiste à décapiter les six principaux mâles de la tribu. Or « le symbole du sang versé dans la mosquée » aurait selon lui dû paraître « trop éloquent, trop favorable à l’excitation des conquérants et aux manœuvres des tribus asservies, désireuses de discréditer auprès de l’occupant ces professeurs, ces étudiants à vie, pauvres et dangereux… » (127).
20Deux « camps » se font face et tentent de se donner, sinon la réplique, du moins le change. Confrontation d’images, jeu contre jeu, pouvoir symbolique contre puissance physique, mises en scène de la puissance se succèdent, tandis que la violence latente d’emblée ne cesse de se faire toujours plus manifeste, plus spectaculaire, plus délibérément exhibée. Le conflit ouvert est désormais imminent. Tel le nom de Keblout, à jamais proscrit et demeuré dans la tribu « comme un secret lamentable, un signe de ralliement pour les mauvais jours » (127), les images rentrées, les mises en scène frustrées ne demandent plus qu’à s’afficher.
21De sorte que les scènes à jouer ne se distinguent que malaisément des scènes à voir. Lorsque Nedjma prend son bain sous un figuier dans un vaste chaudron de cuivre après avoir « installé » Rachid dans une clairière (136), ne joue-t-elle pas autant qu’elle s’exhibe ? Rachid, d’ailleurs, suggère ce jeu puisqu’il imagine que, prenant brusquement conscience de la présence d’un autre témoin – le nègre que Rachid projette en rival imaginaire – Nedjma puisse redoubler de coquetterie suivant ainsi la pente du « démon de la femme », à moins que ce ne soit celle de son ancêtre Aphrodite, parue « dans toute sa splendeur, la main gracieusement posée sur le sexe » (137).
22De sorte qu’il n’est de scène qui ne programme son public, fût-ce pour noter sa propre indignité à bénéficier « d’un éclairage soutenu » (135). En cela, Kateb renoue avec le cercle des spectateurs de la tradition (halqa), ce public spontanément formé autour du goual, le conteur, et sans lequel le goual n’est rien. Lamia Bereksi le rappelle :
Dans les souks, [le goual] prenait la parole pour annoncer un événement, une nouvelle, une fête….etc. En entendant sa voix, le public se dirigeait spontanément vers lui. Il se formait d’emblée un cercle dont le goual était le centre. Cette disposition […] incite à le considérer comme le centripète du jeu. Le public est tenu en haleine. Par sa manière de nouer et de dénouer les événements, ceux qui regardent sont partie intégrante du discours. C’est-à-dire qu’ils conditionnent, d’une manière directe ou indirecte, le jeu de la narration. En d’autres termes le goual […] est positionné par rapport au centre seulement grâce au cercle[.]11
23Ainsi, les témoins du crime de Mourad, invités au mariage de Suzy et de M. Ricard, demeurent-ils « toujours là, serrés en un même cercle comme s’il n’y avait pas eu de crime » (28) ; de même, « la plupart des ouvriers interrompent leur travail pour regarder Ameziane après qu’il a laissé tomber le crochet (49) et tous se transforment en « témoins » lorsque Lakhdar, battu à coups de mètre par le contremaître, lui ouvre l’arcade sourcillière en représailles (51). Dans un tout autre contexte, les turbans des futurs pélerins se renversent quand Oum-El-Az incline la taille (159). Enfin, les invités au banquet imité de Néron (235) se constituent un cercle autour des bêtes cuites en broche.
24Voir, être vu participe d’un dispositif spéculaire éminemment théâtral. La scène du chaudron le manifeste. Rachid multiplie les angles de vision et suit la scène à la fois « de la clairière » où il se trouve (« De la clairière où Nedjma m’avait installé, je voyais »), de la place qu’il prête au nègre (« peut-être, de sa place à lui, voyait-il plutôt »), et en projetant les réactions d’une Nedjma qui se saurait observée (« Ou bien elle crierait sous l’effet de la terreur […] ; ou bien, remarquant le nègre et me le faisant silencieusement remarquer, elle resterait dans son chaudron ») . Autant dire – ce qu’il fait – qu’il « sui[t] la scène par trois perspectives » (137). Plus loin, c’est Lakhdar qui tente vainement de capter l’attention du contremaître chauve d’une entreprise de béton armé : « il avait à vrai dire les yeux de tous les côtés, mollement tournés vers quelqu’un, note-t-il, mais je n’arrivais pas à me faire voir comme je voulais » (249). Si bien que ce ne sont pas seulement les décors, les personnages et les scènes qui contribuent à théâtraliser Nedjma, mais aussi cette prégnance, obsédante, du regard, de sa circulation et de sa distribution.
25Le théâtre, toutefois, n’est pas pur objet de regard. Il est aussi cette scène sur laquelle, le plus souvent, s’échangent des paroles. Or l’une des singularités de Nedjma est la manière dont les discours y sont rapportés. De fait, s’il est d’usage, dans le roman, de recourir au style direct, indirect ou indirect libre pour transcrire les propos d’un personnage, il est plus inhabituel d’y trouver une scène qui fasse se succéder dialogue au sens strict, parole chorale et, aussitôt après, monologue du personnage évoqué par les précédents, jusqu’alors muet et donné pour mort (I, 11-12, p. 40-42) - même si l’on pourrait penser à Faulkner. Pas de monologue intérieur, ici, alors même que tout signale que ces paroles n’ont pas été proférées. De quoi, donc, se croire au théâtre où il n’est d’intériorité qu’extériorisée. Ailleurs, ce sont des guillemets ouverts pour signaler le passage au style direct qui ne sont pas refermés tandis que se poursuit le monologue, d’un chapitre l’autre (II, 3-4, p. 52-54) ; ailleurs encore, s’entrecroisent une parole classiquement rapportée entre guillemets et un autre discours, issu d’un autre locuteur, en italiques et sans guillemets (II, 5, p. 55-57) ; aussi bien, les propos rapportés au style direct, dépourvus de guillemets et précédés de tirets, peuvent être interrompus par la transcription, entre guillemets et en italiques, d’une rêverie intérieure (II, 10, p. 71-72). On le voit : la porosité est totale, au sein des propos rapportés, entre ceux qui ont été fictivement prononcés et ceux qui relèvent de la rêverie, de la méditation, de l’épanchement intimes. La question, alors, devient celle de l’adresse : quels destinataires à cette parole ? Relayée dans le texte même, elle rend manifeste le caractère hybride des paroles rapportées :
Rachid n’entendait plus sa voix ; il nageait dans le calme profond de la mémoire, gouailleur, indifférent. Les paroles s’échappaient en feux d’artifice dont il était le premier à s’étonner, mais il ne les entendait pas jusqu’au bout, parlant vite, s’embrouillant et se débrouillant au hasard, sans faire ouf, avec une étourdissante facilité qui l’entraînait toujours au delà, bien qu’il poursuivît l’une sur l’autre des rêveries chaotiques dont la substance enfuie n’affluait pas avec les paroles, mais les impulsait, les imprégnait, leur donnait couleur et forme. Otant ses lunettes fumées de temps à autre, faisant une pause, il reprenait brusquement, louchant à la ronde, mi-triomphant, mi-persécuté, sans répondre aux regards, aux sourires, au silence indigné du boxeur, - parlant plus vite encore de sa voix surfaite, pleine d’éclats, qu’il semblait destiner à quelque contradicteur inaccessible, lui-même peut-être, bien qu’il n’entendît pas toujours sa propre voix (163-164).
26Plus loin, l’ambivalence devient explicite :
Rachid […] continua sans se retourner, comme si l’écrivain n’était pas présent ; la voix devenait sourde – ni monologue ni récit – simple délivrance au sein du gouffre, et Rachid poursuivait à distance, dans l’attitude du conteur emporté par sa narration devant l’auditoire invisible (189).
27Tout comme le monologue a priori intérieur est oralisé, l’interlocution tend au monologue, mais à un monologue sans destinataire assignable, sans adresse. L’expression de M’Henni, qui propose de parler de monologues « auto-destinés »12 à propos des discours tournés « solitairement vers le passé »13 de Mourad et de Rachid, semble toutefois ne pouvoir être généralisée. Car ces paroles auto-destinées sont dans le même temps lancées, au-delà de soi-même et du prochain, à tous ceux qui pourraient venir encore, à ceux sans qui cette parole serait absolument folle, à ceux, donc, qui la justifient même s’ils ne l’entendent pas encore, à ce public, invisible pour qui est sous les feux de la rampe, apparemment impassible, du théâtre et de l’Histoire. Au public du goual, peut-être, supposé se constituer au fur et à mesure que le conteur commence à dérouler, entre ellipses et narration, la fable.
28Ce public, on en trouve la résonance et comme le symétrique dans ces moments où la parole se fait chorale et porte un chant collectif, qu’il s’agisse du groupe des bagnards entonnant « Mère, le mur est haut » (40) ou des enfants dont les lèvres esquissent l’hymne du Parti du Peuple algérien (PPA) : « De nos montagnes s’élève / La voix des hommes libres » (227).
29Si bien qu’entre monologue et conte, la parole semble dans Nedjma vouée à la profération. Même l’évocation lapidaire, fragmentée, quasi télégraphique, réduite souvent à des syntagmes nominaux, des circonstances du défilé du 8 mai (227) – « Ouvriers agricoles, ouvriers, commerçants. Soleil, beaucoup de monde. L’Allemagne a capitulé. / Couples. Brasseries bondées./ Les cloches. / Cérémonie officielle ; monument aux morts. / La police se tient à distance. / Contre-manifestation populaire. / Assez de promesses. 1870. 1918. 1945 » (227) -, que l’on pourrait apparenter à une partition didascalique, appelle son écho sonore et se mêle de tours lexicalisés (« Contre-manifestation populaire »), de formules historiques (« L’Allemagne a capitulé ») en italiques, dont la vocation orale paraît indiscutable. L’œuvre tend donc au théâtre également d’être portée vers et par une parole manifestement destinée à être prononcée, même quand tout – la situation monologale, le contexte onirique ou méditatif – inclinerait au repli dans une intériorité silencieuse.
30Reste à s’interroger sur la portée et le sens de ces théâtralités romanesques, de cette tension vers le théâtre. Paradoxalement, il me semble qu’elles annoncent moins le théâtre à venir qu’elles n’esquissent les contours de la méfiance de Kateb à l’égard du théâtre, présenté dans Nedjma comme une pernicieuse tentation, une pente redoutable.
31Rappelons, pour commencer, dans quelle désaffection est tenu le théâtre dans la société algérienne de l’époque. Tous les historiens s’accordent pour reconnaître le caractère tardif de son apparition dans la société et la culture algérienne et plus généralement arabe. Rachid Benchener, dans le chapitre de l’Histoire des spectacles14 consacré au théâtre en Orient, propose quelques éléments d’explication. Il note d’abord que le théâtre s’épanouit surtout dans un contexte citadin. Il relève également la longue indifférence orientale à l’égard de la littérature théâtrale grecque – les œuvres spéculatives ou pratiques étant privilégiées, si bien que Platon, Aristote, Euclide, Ptolémée, Hippocrate, Galien étaient mieux connus qu’Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane. Il évoque surtout la réticence islamique devant toute exhibition qui ne prendrait pas le masque de la convention. C’est à partir de la fin du XIXe siècle, et surtout au XXe siècle, que le théâtre se développe. La question linguistique se pose alors avec acuité. Les représentations en arabe littéraire ne touchent que les élites. D’autres, en arabe dialectal, voient le jour, essentiellement tournées vers le comique. Mais les lettrés algériens, ceux, précisément, qui vont devenir dramaturges, maîtrisent souvent mal la langue populaire. Ils se tournent alors, non sans malaise, vers la langue française. La difficulté pour eux est double : comment s’approprier un genre littéraire si brillamment illustré par le colonisateur ? comment faire entendre ce théâtre de ceux qu’il devrait d’abord toucher, c’est-à-dire du public populaire ? Ce n’est ainsi qu’à partir de 1954, comme sous le coup de l’urgence et dans le but affirmé de dire les tragédies et les espérances algériennes, de les porter en métropole, que Kateb Yacine, Hocine Bouzaher, Henri Kréa, Ahmed Djelloul et Mohamed Boudia se décident à écrire en français pour le théâtre.
32Nedjma est sans doute déjà un roman dramatisé, oralisé, aimanté par le théâtre, mais aussi écrit contre le théâtre ou plutôt contre une certaine idée du théâtre et de ses rigidités, contre une certaine culture de la représentation et de la manipulation des images. Comment situer la véritable scène des événements, comment en identifier les acteurs, quand les figures semblent donner un rôle du répertoire et que les scènes se multiplient, savamment orchestrées ? Symptomatiquement, Rachid, après s’être adonné à la représentation dramatique, est dit « guéri du théâtre » (159), et ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard si Oum-El-Az, la vedette de sa troupe naissante, est directement issue de la prostitution (158). Présenté comme pernicieux, situé du côté de la maladie, du vice et de la vénalité, autant dire de l’allégeance au plus fort, le théâtre est discrédité en même temps qu’il innerve le texte. De sorte que l’on peut lire dans Nedjma l’effort d’un créateur pour se déprendre d’une tradition théâtrale héritée – celle, précisément, qu’il outre jusqu’à la caricature à travers ses personnages -, d’une aliénation coloniale subie – celle qui consiste à maîtriser les simulacres – pour mieux s’autoriser à y tendre ensuite, autrement.
33Ainsi, la distance prise par rapport aux tours figés, « lieux de la tragédie » ou « théâtre du crime » (170-171) ne se distinguerait pas de celle prise par rapport à un genre aliéné qu’il s’agit de se réapproprier comme il s’agit de se réapproprier la langue française. Kateb le souligne dès 1956 dans Les Lettres Nouvelles15 :
Les quelques Algériens qui ont acquis la connaissance de la langue française n’oublient pas facilement qu’ils ont arraché cette connaissance de haute lutte, en dépit des barrières sociales, religieuses que le système colonial a dressées entre nos deux peuples. C’est à ce titre que la langue française nous appartient et que nous entendons la préserver aussi jalousement que nos langues traditionnelles. […] On ne se sert pas en vain d’une langue et d’une culture universelle pour humilier un peuple dans son âme. Tôt ou tard, le peuple s’empare de cette langue, de cette culture, et il en fait les armes à longue portée de sa libération.
34 Dans la société coloniale, tout est représentation, appropriation et détour des symboles. Kateb conçoit donc Nedjma comme un cheval de Troie qui met en crise les théâtralités crispées, tout en faisant lever les images et circuler une parole libérée de toute entrave. Contre les clichés, l’imaginaire ; contre la bi-partition protagonistes – chœur, acteurs – spectateurs, les vases communicants, la parole des uns reprenant celle des autres (40-41), les spectateurs devenant objets de regard, les observés se faisant observateurs. Kateb déploie dans son roman les théâtralités possibles, il les effeuille, comme pour inventer le théâtre de l’avenir.
35Comment, alors, porter Nedjma au théâtre ? Mohamed Kacimi, le premier, s’y attelle. Dans le cadre de Djazaïr, « une année de l’Algérie en France », il adapte le texte qui est créé au Théâtre du Vieux-Colombier, du 25 au 29 juin 2003, par Ziani-Cherif Ayad, alors directeur du Théâtre national algérien. Que, dans cette « épopée moderne, […] se côtoient et s’interpénètrent le récit, le conte, la poésie et même le théâtre » le libère, dit-il, « de la culpabilité d’une restitution ou d’une simple transposition »16. Le parti pris adopté est clair : « retrouver le temps brouillé de l’œuvre pour mettre à jour la trajectoire des protagonistes. Oublier un peu la fièvre et la fureur de la langue pour donner à voir la vie des personnages »17. En bref, jouer pour cette œuvre un rôle de passeur, éclaircir la fable pour la rendre plus aisément accessible, quitte, chemin faisant, à renoncer à certains de ses tours et détours.
36Jean-Pierre Léonardini, dans L’Humanité, semble conquis par l’économie de moyens mis en œuvre qui favorise à l’en croire l’écoute de la langue inventive et fraîche de Kateb : peu d’accessoires, un subtil jeu de lumières pour découper et agencer la fable et des comédiens savoureux (Samir El Hakim joue Rachid, Mohamed Messatfa endosse le rôle de Mustapha, Sid Ahmed Agoumi campe Si Mokhtar et Amel Himeur incarne Nedjma). Olivier Mongin, à l’inverse, fustige dans Esprit « le parti de présenter Nedjma comme une succession de séquences chronologiques où les quatre personnages masculins (Si Mokhtar, Lakhdar, Rachid, Mustapha) sont également valorisés » au point que Mohamed Kacimi invente là selon lui « une Nedjma qui n’est ni littéraire ni théâtrale, une Nedjma à laquelle il ne reste plus que la présence des comédiens à qui on a laissé le ‘‘beau rôle’’[,] une galerie [de] personnages brillant plus ou moins au fil des scènes »18.
37Importent finalement moins ces variations de perception que la question à laquelle elles conduisent et qu’Olivier Mongin pose ouvertement : « un roman comme Nedjma est-il seulement adaptable au théâtre ? ». Selon Olivier Mongin, il aurait fallu « prendre des options plus franches », « plus théâtrale[s] », pour « ne pas adapter le texte trop scéniquement, c’est-à-dire au rythme des actions et des personnages ». Il en avance deux : donner une place majeure à un personnage – il suggère celui de Rachid, au cœur de la violence incestueuse du texte – ou transposer théâtralement et scénographiquement la figure du polygone, cette sorte particulière de rosace qui, à en croire Jacques Berque19, au lieu de proposer un « ornement concentrique fuyant autour d’un centre », pointe « vers l’extérieur des angles offensifs ». On pourrait en imaginer une autre, qui suppose une autre lecture du polygone, plus proche de celle de Charles Bonn, et rende compte du caractère palimpsestueux du texte : polygone où l’étoile naîtrait de la superposition du carré et du cercle, de l’imbrication des genres, du foisonnement des simulacres, de l’hybridation de l’oral et de l’écrit pour inviter à s’immerger dans une œuvre qui s’offre autant qu’elle se dérobe, œuvre du désir et de sa déception, de la défaite et de la revendication, de l’utopie et du désenchantement, de la quête, toujours recommencée. Car le théâtre ne me semble pas fait pour dissiper le trouble, mais pour le propager, urbi et orbi.