« L’écriture du désastre » : éloge et pratique de la considération dans la Première partie de L’Astrée
1Beaucoup a déjà été écrit sur le titre qu’Honoré d’Urfé a choisi de donner à sa somme romanesque, dont la Première partie voit le jour en 1607 : L’Astrée. Comme l’a souligné Kathleen Wine (Wine, 2000, p. 17) ce nom propre autorise une double interprétation, selon qu’il conditionne en amont ou réceptionne en aval la lecture du roman. De prime abord en effet, Astrée fait à l’évidence référence à un personnage mythologique, la déesse de la justice que convoque Virgile dans sa quatrième églogue. Figure tutélaire de l’Arcadie, Astrée, comme Chronos contemplé par Céladon au palais d’Isoure, symbolise par excellence l’âge d’or, à la fois regretté et espéré. Très rapidement, le mythe virgilien aura été christianisé par les érudits du Moyen Âge. Astrée, la vierge oubliée, aura semblé annoncer la naissance de la vierge Marie et l’avènement de son fils Jésus sous le règne d’Auguste. Au temps d’Urfé, le mythe d’Astrée est utilisé par la propagande politique henricienne comme un mythe impérial annonçant un règne de paix et de justice universelles. Ce n’est pas donc en « Francus » qu’Urfé trouve l’origine de la vocation impériale de la monarchie française (par translatio imperii) mais dans la « décolonisation culturelle » de l’héritage gaulois, unissant, par-delà la domination romaine, Celtes et Francs (Dubois, 1972, p. 38). Henri IV se plaît ainsi à se faire représenter en « Hercule gaulois », tel que le décrit Lucien – des chaînes lui sortent de la bouche et symbolisent la pacification et la civilisation obtenues par l’éloquence (L’Astrée, II, 8, p. 421). Le règne du premier Bourbon a d’ailleurs été salué par certains de ses historiographes, tel Pierre Matthieu, ancien Ligueur rallié à la monarchie à l’instar d’Urfé, « comme le retour d’Astraea, comme un nouvel âge d’or de prospérité et de religion purifiée, une renovatio impériale qui proposait une solution de tolérance aux problèmes du schisme religieux » (Yates, 1989, p. 213), surtout après 1593 et la conversion au catholicisme du monarque auquel Urfé dédie la deuxième édition de la Première partie de l’Astrée en 1610.
2En aval de la lecture du roman, cependant, l’allégorie politico-historique achoppe et peine à rendre compte de la réalité sensible de la narration, comme l’ont montré les rédacteurs de l’introduction à la deuxième partie de L’Astrée (Denis, 2012). L’épître dédicatoire qui ouvre la Première partie est bien, par métalepse, offerte par « l’autheur à la bergere Astrée ». L’allégorisation bute sur l’incarnation concrète d’un personnage singulier auquel l’auteur s’adresse en employant un déterminant possessif à valeur affective ou hypocoristique : « Il n’y a donc rien, ma Bergere, qui te puisse plus longuement arrester près de moi ? » (L’Astrée, I, p. 109). Le nom de la bergère entre ainsi dans une chaîne dérivationnelle qui faufile toute la trame du roman et organise les différents « cas » d’« amours désastrées » exposés par la fiction autour d’un « désastre » inaugural, le suicide de Céladon dans le « désastreux Lignon », qui marque l’origine de la temporalité romanesque du récit principal (De Craim, 2012, p. 181-190). Ce désastre initial annonce ceux que traverseront les couples d’amants malheureux du roman jusqu’à une hypothétique résolution finale. Le titre du roman semble ainsi reconduire à une philosophie amoureuse néoplatonicienne, fondée sur la prédestination des amants (L’Astrée, III, introduction p. 19-20). De « désastreuses influences » (L’Astrée, I, 12, p. 687) président, tels les aimants de Sylvandre, aux destinées des amants, notamment quand ils sont infortunés. Comme le précise le lexicographe et romancier Antoine Furetière dans son Dictionnaire universel (1690), le mot désastre « est composé du mot astre, et de la particule des, comme qui diroit, mauvais astre. ». Il signifie bien, comme l’écrit Maurice Blanchot, « être séparé de l’étoile (le déclin qui marque l’égarement lorsque s’est interrompu le rapport avec le hasard d’en haut), il indique la chute sous la nécessité désastreuse. […] Le désastre ne nous regarde pas, il est l’illimité sans regard, ce qui ne peut se mesurer en terme d’échec ni comme la perte pure et simple. » Le désastre entraîne par conséquent les protagonistes de la pastorale dans un « désarroi nomade » (Blanchot, 1980, p. 9 et p. 12).
3Cependant, à une époque baroque où la croyance cratyliste dans les pouvoirs d’un langage coïncidant avec l’être des choses est mise à mal par la trouble ambivalence des signes (Gheeraert, 2006), la notion de « désastre », si elle peut donc faire référence à une pensée néoplatonicienne dont les travaux de Jean-Brice Rolland et de Daniel Ménager (Rolland, 2008 ; Ménager, 2017) ont toutefois montré qu’elle n’épuisait pas la signification de l’œuvre, renvoie aussi, dans les Épîtres morales, publiées par Urfé entre 1598 et1608 sur le modèle des Lettres à Lucilius de Sénèque en particulier, à une philosophie néo-stoïcienne marquée au coin de l’expérience personnelle (Gaume, 1970). Dans les Épîtres morales, Urfé préfère régulièrement aux mots infortune ou adversité celui de désastre, sans doute parce qu’il possède des connotations plus éloquentes1. En plaçant son écriture morale sous le signe du « désastre », Urfé refuse donc une allégorisation qui assignerait un sens fixe et univoque aux signes pour les ouvrir à une plus grande plasticité morphologique et sémantique. Il invente, dans la trame même du récit, une philosophie trempée à la fois par son expérience personnelle et par son imagination de romancier. Dans le sillage d’Églal Henein (Henein, 1996), et en suivant certaines pistes frayées par Daniel Ménager, j’essaierai de montrer que les Épîtres morales proposent des formes d’énonciation, un imaginaire et un lexique du désastre qui deviennent, dans la fiction, les embrayeurs de situations narratives, permettant de penser et de pratiquer l’aventure morale à partir des formes romanesques mêmes. La pastorale invite ses personnages et ses lecteurs à la fois à déplorer un « commun désastre » (L’Astrée, I, 1 p. 133) et à y remédier par la « considération ».
1. Déplorer un « commun désastre »
4Les Épîtres morales d’Honoré d’Urfé paraissent entre 1598 et 1608. Elles se présentent, sous leur forme définitive, comme un ensemble de trois livres. Elles balisent un chemin de perfection similaire à celui que suivent les personnages de l’Astrée2. Ce parcours moral, amoureux et spirituel conduirait à abandonner l’ambition et ses fausses valeurs, pour reconquérir une authentique autonomie et finalement jouir d’une véritable sérénité fondée sur l’exercice de la tempérance (Méniel, 2003, p. 127 ; Macé, 2020). Sur le modèle des Lettres à Lucilius, les Épîtres morales passent pour un compendium de philosophie néo-stoïcienne à l’usage d’une noblesse meurtrie et désœuvrée à l’issue des guerres civiles de Religion. Le projet d’Urfé est apparenté à celui de certains de ses contemporains, comme Anthoine de Nervèze, Juste Lipse ou Guillaume Du Vair. Marie-Madeleine Fragonard (Fragonard, 2008) et Bruno Méniel ont suggéré que ces lettres, publiées par Antoine Favre, le père du « remarqueur » Vaugelas, et adressées à un interlocuteur fictif, le bien nommé Agathon3, ont sans doute préparé et permis, par les exercices spirituels qu’elles constituent, la réconciliation d’Urfé avec la monarchie henricienne. Les lettres morales sont donc aussi des lettres de deuil, car le dispositif énonciatif épistolaire favorise une conversion de l’engagement zélé au ralliement politique : « la lettre est un espace semi-privé, où l’on peut cicatriser la plaie ouverte par la défaite des catholiques zélés, et un espace semi-public, d’où l’on peut faire signe au Roi. Le penchant au monologue permet d’exprimer un malaise et de guérir un trauma ; l’effort vers le dialogue révèle des aptitudes au commerce mondain » (Méniel, 2003, p. 131).
5Les Épîtres morales « sont presque des mémoires qui auraient pu s’intituler “Comment j’ai vécu la dernière année de la Ligue” », écrit le chanoine Claude-Odon Reure qui met ainsi en évidence la dimension subjective de ces essais moraux (Reure, 1910, p. 81). En effet, le premier livre des Épîtres morales commence lui aussi par l’évocation d’un désastre individuel et collectif. En 1595, alors qu’Anne d’Urfé a déjà rejoint Henri IV, récemment converti au catholicisme, Urfé poursuit, sans espoir, le combat de la Ligue. Il a perdu un frère cadet dans les combats ; son patron, le duc de Nemours, est mort et les Épîtres relatent longuement les affres de son agonie. C’est malade et détenu en prison qu’Urfé commence ses réflexions. La méditation sur la Fortune, si elle ne présente aucune originalité doctrinale (aux aléas de la Fortune, qui ne dépendent pas de lui, le sage oppose, dans la citadelle intérieure de sa conscience, sa force d’âme, sa générosité et sa prudence, répète Urfé après Épictète) est cependant énoncée par une voix singulière et sensible, aux inflexions parfois lyriques4 : « Et il est vray, que j’ay des desastres & que la fortune m’a beaucoup poursuivi » confie l’épistolier à Agathon (Urfé, 1619, p. 146-147). Les Épîtres sont le creuset où s’inventent un imaginaire moral, des schèmes stylistiques et des patrons énonciatifs qu’Urfé développe dans la fiction romanesque qu’il commence à écrire concomitamment.
6Dans les Épîtres morales, si les avanies de la Fortune sont figurées par le « désastre », le véritable sage est, selon l’adage fréquemment attribué à Ptolémée, celui qui commande aux astres, car il est conscient que « astra inclinant non necessitant » :
Vivant ainsi, dy moy, Agathon, où est le regne & la puissance de ceste Fortune ! C’est cecy sans doute qu’entendoient ces Anciens, qui disoient que les Sages domineroient les Astres5 : c’est-à-dire, vaincroient toutes les infortunes, & toutes les mauvaises influences, que les Astres peuvent verser sur eux. C’est à peu de personnes à qui ceste perfection de vie est permise. Et c’est pourquoi je faisois difficulté de te l’escrire. C’est encore que la Constance & la Magnanimité soient en la bouche de plusieurs, si est-ce qu’il y en a peu qui les ayent dans le cœur sans nulle condition » (Urfé, 1619, p. 108).
7Le sage « astral » ou « astré » a su se soustraire à la Fortune grâce à l’apprentissage de la « considération », remède physique, intellectuel et spirituel aux « désastres » du temps. La fiction romanesque déploie toutes les harmoniques sémantiques du terme considération, participant d’un même imaginaire (« sidus », l’astre en constellation, par opposition à « stella », l’étoile isolée) que les mots astre et désastre. La considération désigne d’abord une capacité physique d’attention soutenue (« attention à bien examiner la nature » d’une chose6) mais également une « réflexion » morale ou spirituelle, un sentiment d’« estime » ou la « réputation qu’on s’est acquise dans le monde » (A. Furetière, Dictionnaire universel, 1690). Plus spécifiquement, la considération appartient au vocabulaire technique de la peinture7, mais également à la pensée néoplatonicienne8 et à la dévotion salésienne9. Urfé développe ainsi une phénoménologie des désastres, énoncée par une persona qui transmet une expérience vécue (Erlebnis) d’autant plus singulière qu’elle peut prétendre, sinon à l’universalité, du moins à un partage sensible et à une communication intersubjective :
Veux-tu que je te die quelle est l’offense qui m’a le plus vivement atteint ? C’est le desplaisir que mes amis ont ressenty de mon accident10 : & tout ainsi que les esguilles passent à travers des mailles, où les espées, pour fortes & trenchantes qu’elles soient, sont arrestées : aussi ceste consideration de mes amis a trouvé place de m’attaindre jusques au vif, quoy que mes armes ayent assez heureusement resisté aux grands coups de la Fortune. Je sçay que mon malheur leur a donné jusques au cœur, & peut estre plus vivement qu’à moy. D’autant que l’apprehension est tousjours beaucoup plus grande que le mal mesme. Et comme quand le Soleil se commence à retirer, les ombres sont beaucoup plus grandes que les corps. Aussi quand la Fortune se retire de nous, les apparences des desastres, & le bruit qui en court, sont tousjours beaucoup plus grands que l’effect mesme que nous en ressentons. Cette consideration née, non pas de la douleur, mais de la pitié, m’a plus offensé que je n’eusse pas creu. (Urfé, 1619, p. 47-48)
8Les réflexions d’Urfé incarcéré rappellent aux lecteurs le souci de Céladon, qui s’enquiert auprès de Tirsis notamment à la fin de la Première partie, de la manière dont son désastre a affecté ses proches, son frère Lycidas et Astrée elle-même (L’Astrée, I, 12, p. 683).
9Le sage qui saura ne pas fléchir malgré les désastres qu’il essuie est comparé dans les Épîtres morales à un médecin (incarnation exemplaire de la prudence ou phronésis, sagesse pratique des cas singuliers acquise par l’expérience), mais surtout à un diamant, infrangible et néanmoins susceptible d’être taillé. Urfé fait ainsi état d’une croyance rapportée par Pline l’Ancien (Histoire naturelle, XXXVII, 15, 4) selon laquelle le diamant est inaltérable, sauf s’il est aspergé du sang d’un bouc. Par analogie, l’épistolier écrit à Agathon :
Fay estat que ma durté est de mesme [que celle du diamant], qu’il n’y a coup de Fortune, pour aspre qu’il soit, qui puisse m’entamer. Mais me veux-tu couper, comme tout autre, & peut estre encore plus facilement ? Approche la pitié de mon âme, trempe-la toute dans ce sang-là : & ne l’en sors point que tu ne l’ayes reduite en l’estat que tu veux. Tu trouveras qu’il n’y a rien de si mol que moy, ny qui face moins de resistance. (Urfé, 1619, p. 69)
10Dans le contexte des Épîtres morales, c’est le sang qui coule de la blessure du Prince de Nemours à l’agonie qui émeut à compassion le soldat dont la constance et le courage ne doivent pas impliquer l’endurcissement du cœur. Urfé invite ses lecteurs à « considérer » avec lui le « fascheux ressouvenir » (Urfé, 1619, p. 84) de la mort de Nemours, image fantasmatique et traumatique, reproduite en une succession d’eckphraseis pathétiques et horrifiques11. Comme l’épistolier des Épîtres morales, Adamas12, médecin de Céladon, gardien de la mémoire du Forez, apparaît dans la fiction comme une figure adamantine, un conseiller prudent mais vulnérable, sensible aux malheurs des autres et à l’amour (L’Astrée, I, 10, p. 557).
11En cultivant les rapports d’analogie et les jeux dérivationnels, dans sa prose morale comme dans son écriture fictionnelle, Urfé explore de nouvelles formes de pensée éthique, qui allient rigueur et douceur, car, comme il le déplore « il s’est trouvé quelquesfois des personnes si rudes en leurs preceptes, que leur parole estoit plus mal-aisée à supporter que leurs commandements » (Urfé, 1619, p. 104). En dépouillant l’enseignement moral de sa rudesse et de son austérité, il civilise la doctrine, avant même son passage au roman. L’écriture morale amène la prose poétique aux confins du lyrisme (Duval, 2017) dans la répétition lancinante, au seuil des lettres, de certaines formules paradoxales et sibyllines offertes à Agathon. Dans le « désastre », la Fortune nous frappe à découvert et nous connaissons le visage de l’ennemi qui autrement nous séduirait par ses blandices pour mieux nous surprendre. Le désastre, qui dissipe les illusions flatteuses des ambitions, ouvre à la connaissance de soi. Urfé conclut l’épître XIV du premier livre des Épîtres morales par ces mots :
Et avec ceste consideration laisse les regrets de mes travaux perdus : car je les tiens pour bien employez, puis qu’ils m’ont donné cognoissance de ce que je suis. Que si c’est en me renversant mes desseins entierement, il n’importe : car un grand ordre ne se peut mettre qu’avec un grand desordre, à ce que dient les Politiques. Disons donc avec ce grand capitaine Grec, Que nous estions perdus, si nous n’eussions esté perdus. (Urfé, 1619, p. 132).
12Après une pause méditative, il commence l’épître XV en reprenant, tel un refrain, les mêmes expressions :
Et je le croy pour certain, Agathon, que nous estions perdus si nous n’eussions esté perdus. Les faveurs de la Fortune ayant une certaine demangeaison, qui contraint de gratter jusques au sang, & ne s’en distraire plustost que la cuyseur ne nous ait fait recognoistre que nous nous y sommes trop abusez.
13La maxime paradoxale que cite à deux reprises Urfé, et qui marque comme le terme de son enseignement moral, apparaît également dans la Première partie de L’Astrée. Au livre 8, Léonide, Diane et Phillis invitent Sylvandre à leur raconter son histoire alors que les personnages cheminent vers le pont de la Bouteresse. Sylvandre tente de répondre à une curiosité en réalité impossible à satisfaire, puisqu’il ignore qui il est véritablement, ayant été abandonné presque à la naissance dans le tumulte des guerres : « Je voudrois bien, respondit le Berger en souspirant, vous pouvoir bien satisfaire en cette curiosité : mais ma fortune me le refuse tellement que je puis dire, que j’en suis, & plus desireux, & presque autant ignorant que vous : car il luy plait de m’avoir fait naistre & me faire sçavoir que je vis, en me cachant toute autre connoissance de moy » (L’Astrée, I, 8, p. 452). C’est dans la bouche de ce personnage qu’Urfé place la phrase « j’estois perdu, si je n’eusse esté perdu » (L’Astrée, I, 8, p. 454). Dans ses deux occurrences, la sentence est modalisée, mais son énonciation change. Au « nous » de la lettre, qui associe dans une même forme pronominale de première personne au pluriel l’épistolier et son destinataire est substituée une première personne du singulier mieux accordée à la situation romanesque et au personnage qui la traverse. Urfé a choisi de ne pas marquer de guillemets (double-diplé) cette citation pour qu’elle se coule dans la prose narrative. Sylvandre fait contre mauvaise fortune bon cœur, il se réjouit in fine d’avoir été perdu en son enfance (topos romanesque qui prépare une scène de reconnaissance), car ses parents d’adoption l’ont fait nourrir à l’école des Massiliens. La reprise citationnelle pourrait autoriser une lecture à clef : l’amant par gageure de Diane, alter ego fictif d’Urfé, aurait été élevé à « l’école des Massiliens » comme l’auteur, né à Marseille, aurait été formé au collège jésuite de Tournon, l’éducation humaniste accomplissant le don de la naissance aristocratique (Bury, 2007). Parfaitement intégrée à la fiction romanesque, la citation n’attire ni l’attention ni l’interprétation, sinon par sa ciselure rythmique et stylistique (polyptote). Elle est cependant empruntée, par-delà les Épîtres morales, à la « Vie de Thémistocle » racontée par Plutarque dans ses Vies parallèles et traduite par J. Amyot (§ LIII). Le stratège athénien, vainqueur à Salamine, est ostracisé par des concitoyens envieux et accusé d’avoir participé à un complot politique fomenté par Pausanias. Il trouve refuge à la cour de son ancien adversaire, le roi de Perse, qui le couvre de faveurs et de richesses. C’est pendant un repas que Thémistocle aurait dit à ses enfants, selon Plutarque, « nous estions perdus si nous n’eussions esté perdus ». L’épreuve de la calomnie se révèle en définitive secrète occasion de rachat. La défaite, en manifestant la vanité des fausses grandeurs et des gloires trompeuses, est une vraie victoire morale. Sylvandre, en quête de soi, se découvre digne fils du prudent Adamas dans la continuation de Baro, La Vraye Astrée, de 1627. L’abandon lui aura permis de se retrouver. François de La Noue rapporte que l’apophtegme de Thémistocle aurait été répété par une forme d’opportunisme militaire peu glorieux par Gaspard de Coligny, le chef du parti protestant dont la mort annonce le massacre de la Saint-Barthélemy. Une fuite stratégique peut opportunément préparer une victoire car elle permet de tromper l’ennemi, comme Thémistocle lui-même l’a prouvé à la bataille de Salamine. Mais le mot du capitaine athénien apparaît également dans le Traité de l’amour de Dieu (1616) de François de Sales (livre II, chap. 5), qu’Urfé fréquente au sein de l’Académie florimontane. François de Sales souhaite enseigner « que la providence celeste a prouveu [sic] aux hommes une redemption tres-abondante ». La maxime de Thémistocle pointe une felix culpa : c’est le péché d’Adam (« coulpe bien-heureuse », Sales, 1616, t. 1, p. 87) qui a permis le rachat du genre humain par l’avènement du Christ et son sacrifice. Ainsi, la reprise, dans le roman, d’une maxime de vie emblématique des Épîtres morales signale-t-elle au diligent lecteur qu’au sage qui a entrepris de se « connaître soi-même » la prudence stratégique qui permet de résister aux assauts de la Fortune, aux désastres, peut trouver son accomplissement dans une grâce providentielle.
14Dans l’Astrée, les philosophèmes néo-stoïciens des Épîtres sont adaptés à la caractérisation des personnages, ancrés dans des situations romanesques pathétiques, transcendés par un élan lyrique. Dans le laboratoire des Épîtres, Urfé élabore une pensée morale sensible, polyvalente et ouverte à l’ambiguïté baroque des signes.
2. Éloge et pratique de la considération dans L’Astrée
15L’apprentissage de la prudence à travers les désastres, explicité dans les Épîtres, est thématisé dans le roman. Significativement, ce sont dans les dernières pages de la Première partie que certains des principaux personnages se font les porte-parole de cette sagesse prudentielle, de cette « considération » qu’ils ont acquise à force d’avoir erré, « de fortune » (Duval, 2024), par les routes et les aventures de la vie. Ils sont accompagnés dans cette démarche par Adamas, sage socratique dont la « prudence » produit ses « effets ordinaires » (L’Astrée, I, 10, p. 564), personnage « fort attentif », qui sait « dissimuler avec beaucoup de discrétion » pour accoucher ses interlocuteurs de leurs passions et de leur « faute » (p. 551) sans les humilier – ce qui est le propre de l’ironie bien entendue. Ainsi Céladon en reprenant l’image adamantine professe-t-il renoncer à l’ambition excessive que constituerait une union avec la princesse Galathée et fait-il preuve d’une authentique tempérance :
[T]outes choses doivent se contenir dans les termes où la nature les a mises & comme il n’y a pas apparence qu’un rubis pour beau & parfait qu’il soit, puisse devenir Diamant, celuy aussi qui espere de s’eslever plus haut ou pour mieux dire de changer de nature & se rendre autre chose que ce qu’il estoit, pert en vain, & le temps & la peine. (L’Astrée, I, 10, p 567)
16Narrator in fabula, clef secrète de l’unité de la Première partie, Léonide est située au cœur de l’écheveau narratif (Alonge, 2023) qu’elle complique selon ses intérêts. Au gré de ses voyages entre la cour de Galathée et le Forez, elle recueille des confidences ou surprend des récits, faisant ainsi l’apprentissage douloureux d’une prudence existentielle aux effets salutaires mais toujours précaires :
Leonide à ce discours ne pût cacher ses larmes, toutefois comme sage qu’elle estoit, apres avoir consideré combien elle contrevenoit à son devoir de vivre de cette sorte & combien elle travailloit vainement, elle resolut d’estre maistresse de ses volontez. Mais d’autant que c’estoit une œuvre si difficile, qu’elle n’y pouvoit parvenir tout à coup, il fallut que le temps luy servit à preparer ses humeurs, pour estre plus capable de recevoir les conseils de la prudence. (L’Astrée, I, 10, p. 571)
17Le roman a toutefois d’autres moyens de figurer la considération, nécessaire remède aux désastres de la fortune. Selon Daniel Ménager, « si on tente de lire sans préjugés le roman d’Honoré d’Urfé, on s’aperçoit que plusieurs de ses pages sont de petits traités de l’erreur » (Ménager, 2017, p. 111). Le conditionnement de la matière narrative par l’ordo artificialis emprunté à l’épopée et au roman grec permet aux lecteurs de pratiquer, par l’imagination, ce « petit traité des erreurs ». Le récit du désastre de Céladon, par exemple, est en effet donné à connaître selon deux biais, deux points de vue : celui de Céladon (I, 1, p. 123) puis celui d’Astrée (I, 4, p. 305). Dans la première version, à l’incipit du roman, la narration à la troisième personne alliée à la focalisation interne qui suit le regard de Céladon permet un puissant effet d’ironie tragique qui dramatise l’erreur d’Astrée causée par son manque de « considération » pour son amant. Le passage à la focalisation omnisciente permet ensuite de marquer un décrochage éthique :
Si la bergère eût daigné le regarder, ou que son jaloux soupçon lui eust permis de considérer quel soudain changement la froideur de sa réponce avoit causé en son visage, pour certain la cognoissance de tel effet luy eust fait perdre entièrement ses méfiances.
18Le système hypothétique à l’irréel du passé, embrayé par le subjonctif plus-que-parfait, redresse contrefactuellement la perspective morale erronée et annule le désastre en esquissant la possibilité d’un monde moralement heureux, en produisant une utopie affective et axiologique dans laquelle il ne se serait pas passé, selon le point de vue d’un narrateur-auteur qui dissocie son regard de celui de ses personnages aveuglés.
19Dans la seconde version du même épisode, le récit enchâssé porté par la narratrice intradiégétique (Astrée) permet de distinguer le je narrant, enseigné par ses erreurs, du je narré encore en proie aux illusions du jugement et aux mouvements des passions. L’emportement a égaré Astrée, alors que l’expérience aurait dû l’éclairer et dissiper ses soupçons, Céladon ayant lui-même été indument jaloux de Corèbe (p. 293), comme par répétition anticipée du désastre à venir. Le contraste des deux voix produit un effet pathétique, qui émeut la principale interlocutrice d’Astrée, Diane et, plus généralement, les lecteurs :
Helas ! que tout cela estoit peu de chose, si je n’y eusse adjousté la folie que je pleureray aussi long temps que j’auray des larmes ; aussi je ne sçay qui m’avoit tant aveuglée : car si j’eusse eu encor quelque reste de jugement parmy ceste nouvelle jalousie, pour le moins je me fusse enquise de Celadon quel estoit son dessein : & quoy qu’il eust voulu dissimuler, j’eusse assez aisément reconnu sa fainte : mais sans autre consideration, le lendemain qu’il me vint trouver aupres de mon trouppeau, je luy parlay avec tant de mespris que désespéré il se precipita dans ce goulphe où se noyant, il noya d’un coup tous mes contentements.
20Enfin, cet éloge de la considération comme remède aux désastres de la fortune est également présent dans les eckphraseis les plus frappantes qui encadrent le récit. Adamas, commentant pour ses interlocuteurs les tableaux du désastre de Damon et de Fortune, les enjoint à bien « considérer » les œuvres de platte-peinture : « considerez la soigneuse industrie du peintre » (p. 638) ; « considerons l’histoire de ce tableau » (p. 643) qui représente « le changement de la Fortune » de la bien-nommée « Fortune » (p. 648). C’est également le cas quand Céladon, confronté à la galerie de Galathée dans le palais d’Isoure, se réveille de sa pâmoison. La peinture de Chronos représente un fantasme traumatique et mélancolique (Giavarini, 2002), un désastre historique collectif (c’est un charnier qui évoque les massacres des guerres de religion : dans les Epîtres morales, c’est bien la guerre civile qui « dévore » les enfants et les frères), un désastre moral (dans cette peinture de vanité, les sceptres et les couronnes sont foulés au pied par Chronos, le dieu dévorateur), et un désastre existentiel (la toile figure également, dans son éloquence horrifique et sublime, les âges de la vie, le passage du temps qui achemine inexorablement à la mort, une caducité existentielle). Cette eckphrasis ténébriste qui rappelle le goût des contemporains d’Urfé pour les peintres caravagesques, peut en outre être rapprochée d’un passage des Épîtres morales, où la considération de la mort, exercice spirituel ultime, est comparée à la contemplation d’une peinture en anamorphose :
Je viens de recevoir ta lettre, par les mains de Lidias, en laquelle j’ay leu le contentement que ma guérison t’a rapporté. Et parce que tu juges qu’il est plus aisé de Philosopher en discours, qu’en effect, tu me demandes quel j’ay esté en ceste maladie, & si l’horreur de la mort n’a point esbranlé la constance qui est en mes enseignements. Je te diray, Agathon, pour respondre à ta curiosité, que je croy la mort estre plus espouventable a l’ame que douloureuse au corps, & beaucoup plus espouventable à qui seulement en a ouy parler, qu’à celuy qui l’a veuë & recogneuë de pres. Si bien qu’on peut la comparer à ces peintures qui de loing nous representent, en decevant nos yeux, des monstres hideux en des formes estranges, mais qui de pres sont recogneus par le jugement pour n’estre que peintures. Car l’horreur de ce nom de mort, de loing fait fremir l’homme par l’opinion qu’il a que c’est une chose mauvaise : mais de pres, la raison & l’experience luy tesmoignent que s’il y a quelque chose de mauvais, c’est qu’elle est susceptible du bien & du mal13. (Urfé, 1619, p. 252).
21« Philosopher en effet » plutôt qu’en « discours » : la lecture croisée des Épîtres morales et de L’Astrée ne permet pas seulement d’inventorier dans les lettres une série d’allégories ou d’emblèmes qui permettraient de décrypter a posteriori la fiction romanesque à l’aide de ce vademecum symbolique. Le roman invente, par ses moyens propres d’écriture, « d’autres manières d’être précis » (Nussbaum, 2010, p. 38) que la prose morale « blanche ». Il rend ainsi sensible aux lecteurs les effets du désastre moral et leur apprend par une pratique fictionnelle analogique les bénéfices d’une plus juste considération14.