Colloques en ligne

Élise Rajchenbach

Au seuil de l’auctorialité dans les Œuvres de Louise Labé : l’épître à Clémence de Bourges

On the threshold of auctoriality in Louise Labé’s Œuvres: The epistle to Clémence de Bourges

1Située à l’orée des Œuvres de Louise Labé, l’épître dédicatoire à M. C. D. B. L., datée du 24 juillet 1555 et probablement le dernier texte écrit pour le volume, constitue ce qu’on appelle aujourd’hui un « paratexte » et plus particulièrement un « seuil » : par nature, elle concentre un certain nombre d’enjeux métalittéraires et propose une lecture des textes à venir. En tant que texte préfaciel, l’épître dédicatoire investit des topoï relevant de la captatio benevolentiæ que l’on est en droit d’attendre à l’orée du volume1. C’est le lieu où se noue le pacte de lecture entre l’autrice et son lectorat, ce dernier terme se comprenant ici à au moins trois niveaux. Le premier identifie le lectorat à une lectrice précise, nommée de manière à peine cryptée comme on peut le faire couramment pour les membres de la noblesse. Le deuxième est un groupe, les dames, lyonnaises ou non. Enfin, le troisième constitue un ensemble encore élargi et pluriel, pas exclusivement féminin, dans lequel s’inscrit celui ou celle qui tient en main le livre imprimé. Présentant dans ses adresses une alternance entre singulier et pluriel (première et deuxième personne du singulier ou première personne du pluriel), l’autrice précise le but assigné aux Œuvres ainsi publiées – la conquête de la gloire –, tout en tentant de se protéger des accusations d’impudicité qui ne sauraient manquer concernant la publication d’un ouvrage signé par une femme. Ce texte dessine les contours d’un horizon d’attente et fait entrer l’ouvrage dans le champ littéraire tout en appelant les femmes à conquérir ce même champ littéraire.

2Loin d’offrir une lecture exhaustive de cette épître, je propose de considérer comment ce seuil, par la relation qu’il établit avec sa destinataire affichée, permet à l’autrice d’établir son geste d’écriture entre publicité et humilité afin d’inscrire la publication des Œuvres dans un mouvement de conquête de l’espace littéraire et humaniste, au-delà d’une simple stratégie individuelle. En tant que genre constitué, l’épître dédicatoire mobilise des codes qui soutiennent le travail d’argumentation en faveur d’une conquête d’un champ littéraire jusqu’alors interdit aux femmes. Cette conquête trouve enfin une forme de légitimation dans le discours métalittéraire mis en œuvre par Labé, qui, par le pas de côté théorique qu’il propose, contribue à l’élaboration d’une figure d’autrice.

1. Un texte préfaciel mis au service d’un projet original, voire transgressif

3À l’orée d’un recueil arborant un nom de femme, l’épître dédicatoire inaugure une prise de parole auctoriale qui dessine les contours de sa réception. Les codes du genre placent le recueil sous la protection d’une caution sociale et morale qui soutient l’entreprise de captatio benevolentiæ indispensable à la réception de tout ouvrage, a fortiori d’un ouvrage de femme et donc relativement nouveau dans le royaume de France2.

4L’épître dédicatoire est adressée à M. C. D. B. L., initiales derrière lesquelles on reconnaît Clémence de Bourges Lyonnaise3. Il s’agit, à cette date, d’une jeune femme de la haute société lyonnaise, qui a bénéficié d’une éducation soignée. Son père, Claude de Bourges, a été échevin dans les années 1530, puis commissaire général en Piémont dans les années 1540. Elle fait partie d’une famille qui semble pratiquer assidûment l’écrit littéraire. Elle est ainsi membre de ce que Neil Kenny nomme une literary family, dans une société où la pratique littéraire constitue un élément de dignité au sein de la hiérarchie sociale4. Le nom, ou plutôt les initiales de Clémence de Bourges, certainement transparentes pour l’époque, offrent ainsi une caution à Louise Labé à l’orée du recueil. La réputation de la jeune fille et sa qualité de membre d’une literary family rejaillissent sur l’œuvre qui lui est dédiée ainsi que sur la poétesse qui la lui offre et qui se trouve ainsi intégrée, de facto, à un réseau littéraire élargi au-delà de la seule « famille littéraire ». On comprend donc que cette dédicace revêt une véritable fonction stratégique, en ce qu’elle préserve, par la vertu de la dédicataire, un recueil potentiellement scandaleux, qui affiche le nom d’une fille et femme d’artisan sur la page de titre et qui adopte un titre qui est encore peu courant pour les auteurs vivants et qui connote la patrimonialisation de l’auteur5.

5En faisant figurer les initiales de Clémence de Bourges à l’orée du recueil, Louise Labé désamorce donc le scandale qui consiste à s’avancer seule en publiant un ouvrage en son nom. Elle atténue également le coup d’éclat que porte le discours tenu dans cette pièce liminaire : l’appel lancé aux autres femmes à s’engager à leur tour dans l’étude, l’écriture et la publication. Toutefois, autant la présence des femmes comme dédicataires d’œuvres n’est pas exceptionnelle à l’époque – les femmes nobles jouent souvent un rôle de protectrices et de mécènes –, autant l’adresse d’une femme à une autre, dans ce type de texte, sort quelque peu de l’ordinaire6.

6Conformément aux pratiques de l’épître dédicatoire, l’autrice adopte une posture humble, que renforce l’identité féminine7. Après l’appel initial à une conquête par les femmes du savoir et de la parole, le retour du je revêt une valeur stratégique, en nuançant le caractère subversif de la première prise de parole, porteuse de revendications :

Si j’eusse été tant favorisée des Cieux, que d’avoir l’esprit grand assez pour comprendre ce dont il a eu envie, je servirais en cet endroit plus d’exemple que d’admonition.8

7L’hypothèse a une valeur d’irréel du passé : la locutrice ne se présente pas comme un « exemple ». C’est une simple « admonition », un appel aux dames mieux dotées par les cieux qui se trouve ici présenté. L’affirmation fortement orgueilleuse du début de l’épître laisse la place à une posture d’humilité qui atténue en surface la portée subversive du texte et de la revendication qu’il soutient. La longue protase souligne toute la disproportion entre l’esprit de la locutrice et les intentions divines : la protestation de faiblesse est certes un topos de l’épître dédicatoire. Toutefois, ce dernier est renforcé par le fait qu’il repense le lieu commun de la débilité féminine. Dans l’épître, la faiblesse n’est toutefois pas le propre du genre féminin, mais seulement d’un sous-groupe dont ferait partie la locutrice. Ainsi, les éventuelles critiques qui pourraient être portées sur l’œuvre de la poétesse ne sauraient affecter la légitimité de la revendication. Elles ne sauraient justifier le silence de toutes les femmes. Conforme aux convenances de l’époque, la posture prolonge ainsi le choix de ne pas s’avancer seule, participant de la captatio benevolentiœ.

8À l’autre bout de l’épître et à la suite des revendications orgueilleuses du reste de l’épître, le dernier mouvement se recentre sur la locutrice :

Quant à moi tant en écrivant premièrement ces jeunesses qu’en les revoyant depuis, je n’y cherchais autre chose qu’un honnête passe-temps et moyen de fuir oisiveté : et n’avais point intention que personne que moi les dût jamais voir.9

9Ces revendications concernaient les femmes les mieux dotées, mais non la locutrice. Le recueil proposé, souligne-t-elle, n’est qu’un recueil de « jeunesses ». Le terme, associé à l’idée du « passe-temps », renvoie à des genres poétiques proches, les jeunesses ou, en latin, les juvenilia10, ainsi que les nugœ11, qu’on traduit souvent par « bagatelles » et qui s’insèrent dans le genre de la silve12. Il s’agit d’une œuvre d’apparence volontairement inachevée, inaboutie car elle n’a pas été peaufinée ni mûrie. Adapté à la modestie attendue des femmes, le terme a déjà été associé dix ans plus tôt au recueil posthume de Pernette Du Guillet, que l’éditeur Antoine Du Moulin présente comme un « passetemps » et comme des « petites, et louables jeunesses »13. Elle est présentée comme le produit d’une écriture sur le vif, peu travaillée, sans ambition – bref, conforme aux limites posées aux femmes, celles-là mêmes que la locutrice se réjouissait d’avoir vu tomber au début de l’épître. L’identification de la composition littéraire comme « passetemps » connote peut-être aussi, à cette date, une dimension amicale : lorsque Charles Fontaine publie à Lyon, en 155514, ses Ruisseaux, il fait figurer dans le recueil un « Passetemps des Amis » qui met en scène le poète au sein d’une communauté poétique qui le reconnaît comme ami et comme modèle. Le passe-temps n’apparaît pas seulement comme une façon de combattre l’oisiveté : par les connexions amicales qu’il révèle, il laisse entrevoir l’inscription de l’autrice ou de l’auteur dans une communauté qui valide écriture et, le cas échéant, publication.

10Cette écriture n’était pas destinée à être mise en livre ni publiée. La locutrice présente la fiction d’une écriture privée et par conséquent décente, dont la mise en lumière est le fait d’« amis » :

Mais depuis que quelques-uns de mes amis ont trouvé moyen de les lire sans que j’en susse rien, et que (ainsi comme aisément nous croyons ceux qui nous louent) ils m’ont fait accroire que les devais mettre en lumière : je ne les ai osé éconduire, les menaçant de leur faire boire la moitié de la honte qui en proviendrait.15

11Ces derniers endossent ainsi le rôle de caution d’autant plus valable que le substantif est ici masculin. Ce n’est plus seulement la jeune Clémence de Bourges qui accompagne Labé et ses œuvres dans l’espace public, mais « quelques-uns de [s]es amis », un groupe d’hommes, dont le rôle est concrétisé, de fait, à la fin du volume, par la couronne des hommages. Non seulement ces amis accompagnent, mais ils ont poussé la locutrice sur le devant de la scène. Tout ce passage est fondé sur la dénégation : l’autrice « n’avai[t] point intention », l’œuvre a été diffusée « sans qu[’elle] en susse rien », à telle fin qu’elle « ne les [a] osé éconduire ». Labé rejette toute responsabilité dans la publicité de ses textes. Elle investit l’espace public parce qu’on l’y a poussée, qu’on l’accompagne, et qu’on en prend la responsabilité pour elle16.

12Toute la fin de l’épître est marquée par le retrait de la locutrice qui semble refuser d’investir pleinement la posture de l’auteur ou de l’autrice, c’est-à-dire de celui ou celle qui augmente, par son nom et sa réputation, la valeur de l’œuvre. Cette posture est particulièrement paradoxale : recentrant son discours une dernière fois sur sa destinataire, la locutrice s’affiche avec la jeune femme tout en rappelant la modestie nécessaire et peut-être naturelle des femmes :

Et pource que les femmes ne se montrent volontiers en public seules, je vous ai choisie pour me servir de guide, vous dédiant ce petit œuvre, que ne vous envoie à autre fin que pour vous acertener du bon vouloir lequel de long temps je vous porte, et vous inciter et faire venir envie en voyant ce mien œuvre rude et mal bâti, d’en mettre en lumière un autre qui soit mieux limé et de meilleure grâce.17

13Cependant, la modestie est affirmée dans un triple geste d’exhibition : exhibition de l’incitation, c’est-à-dire de l’appel à exhiber ; exhibition des œuvres actuelles et à venir, portée par un dernier appel à l’émulation comparant « ce mien œuvre rude et mal bâti » et la future œuvre de Clémence de Bourges ; exhibition orgueilleuse, enfin, du nom de celle qui prétend se voiler avec modestie, dans la signature de l’épître, « Votre humble amie Louise Labé ». Le nom, complet, se distingue des initiales pudiques de Clémence de Bourges à l’orée de l’épître et participe à l’essaimage du nom de Labé dans les paratextes  : la page de titre, bien sûr, le privilège royal, le faux titre « Débat de Folie et d’Amour par Louise Labé Lyonnaise », la « Fin des Œuvres de Louise Labé Lyonnaise » au terme des sonnets, le titre de la section de la couronne de poèmes, « Écrits de divers poètes, à la louange de Louise Labé Lyonnaise », sans parler de ses prénom et nom qui figurent régulièrement, tels quels ou à la faveur d’un jeu de mots, dans lesdits poèmes. Ainsi, Labé semble se dérober et se voiler à l’ouverture d’un ouvrage qui exhibe son nom et son geste d’écriture, soulignant la valeur de conquête d’un espace de parole que représente la publication du recueil.

2. Revendiquer la conquête d’un espace ou d’un champ littéraire jusqu’alors interdit aux femmes

14La conquête de l’espace littéraire, qui permet à terme le déploiement du recueil des Œuvres, repose sur une représentation évolutive du temps. Celle-ci autorise, au temps où la locutrice a entrepris d’écrire, la constitution d’une communauté féminine qui, loin de mettre en danger l’équilibre de la société, apparaît au contraire comme facteur de stabilité. En ce sens, l’épître s’attache à déployer tant des arguments en faveur de l’éducation et de l’écriture des femmes que des réponses aux objections prévisibles qui sont susceptibles de s’élever.

15Le double geste qui consiste à publier et à appeler les autres femmes à agir de même est permis par l’évolution des mœurs. L’attaque de l’épître est marquée par l’affichage d’une nouvelle ère, signalant une rupture et un accomplissement longtemps attendu, qui n’est que justice :

Étant le temps venu, Mademoiselle, que les sévères lois des hommes n’empêchent plus les femmes de s’appliquer aux sciences et disciplines […].18

16On sort d’une période de soumission des femmes, opprimées par les hommes, ce que signale l’emploi de la négation temporelle : les lois « n’empêchent plus ». Cette oppression était permise par l’existence de « sévères lois » établies et imposées par les hommes – le substantif « hommes » est bien à comprendre dans son sens générique (femme vs homme) et non spéciste (l’espèce humaine). L’ouverture de l’épître dédicatoire – et par conséquent du volume – met ainsi d’emblée en pleine lumière la hiérarchie opérée par la société ainsi que la revendication d’une réduction des barrières imposées aux femmes. Cette première phrase établit donc un constat, celui d’une libération, et elle se caractérise par l’affirmation de l’identité féminine : les femmes, d’abord présentées à la troisième personne, s’individualisent à travers une destinataire, « Mademoiselle », et une locutrice qui s’empare alors de la première personne :

[…] il me semble que celles qui ont la commodité, doivent employer cette honnête liberté que notre sexe a autrefois tant désirée, à icelles apprendre : et montrer aux hommes le tort qu’ils nous faisaient en nous privant du bien et de l’honneur qui nous en pouvait venir […].19

17Labé affiche une revendication forte, manifestant la conscience d’une possible transgression, malgré l’affirmation du caractère révolu de ces anciennes lois, renvoyées dans le passé d’un vague « autrefois », ce que renforce l’opposition nette des verbes au présent et de ceux au passé. Ce passé est marqué par la privation, l’injustice et surtout le « tort », auxquels s’opposent désormais « cette honnête liberté » ainsi que le doublet « du bien et de l’honneur ». Du point de vue des valeurs, tout est fait pour constituer le passé comme un temps d’obscurantisme et la nouvelle liberté comme l’occasion non pas de déshonneur et de prostitution symbolique mais, au contraire, de valeurs positives qui sont précisément celles recherchées par les hommes et préconisées aux femmes. Cette représentation évolutive du temps rejoue sur un terrain générique les discours portés par l’humanisme qui tend à constituer le xvie siècle comme une ère de progrès permis par la rupture avec un Moyen Âge à l’obscurité fantasmée20. En ce sens, la conception du temps et de l’histoire telle qu’elle se trouve esquissée dans l’épître porte la lumière sur une forme de Renaissance du point de vue féminin21.

18L’affirmation du je féminin est d’autant plus remarquable que la première personne du singulier apparaît avec le verbe de jugement « sembler ». Cette première personne féminine exerce un jugement personnel et singulier, qui n’est pas exempt d’autorité, comme le montre l’emploi du verbe « devoir », revêtant une valeur injonctive : « celles qui ont la commodité doivent employer cette honnête liberté. » Louise Labé dessine avec autorité les contours d’une communauté féminine formée par la locutrice, la destinataire et les délocutées, identifiées aux femmes aptes à s’adonner. aux études. Cette communauté est désignée par la formule « notre sexe », qui confirme l’existence de deux groupes, les hommes (« ils) et les femmes (« nous »), mais surtout celle d’une communauté féminine, à la conquête de nouvelles terres ou prête à construire une nouvelle « cité des dames »22.

19La qualité d’une femme ne se mesure plus seulement à sa beauté, à laquelle elle était cantonnée, mais également à sa « science et vertu », à savoir des qualités morales et intellectuelles, mises en valeur par l’épanorthose :

[…] le voir non en beauté seulement, mais en science et vertu passer ou égaler les hommes […].23

20La locutrice esquisse alors brièvement les contours d’une rivalité entre les sexes, rapidement congédiée, conformément aux principes de prudence et d’humilité.

21La revendication se mue ainsi en un appel humble aux femmes « vertueuses » (c’est-à-dire pleines de virtù, au sens italien), présenté comme une « prière » formulée de façon quelque peu ironique, puisqu’elle reprend un cliché des représentations féminines, réduites aux activités ménagères24.

[…] je ne puis faire autre chose que prier les vertueuses Dames d’élever un peu leurs esprits par-dessus leurs quenouilles et fuseaux, et s’employer à faire entendre au monde que si nous ne sommes faites pour commander, si ne devons-nous être dédaignées pour compagnes tant ès affaires domestiques que publiques, de ceux qui gouvernent et se font obéir.25

22En appelant les femmes à « élever un peu leurs esprits par-dessus leurs quenouilles et fuseaux », Labé spatialise les activités intellectuelles des femmes. La hauteur de ces deux objets proprement féminins, au ras du sol, est présentée comme le seul référentiel possible des femmes qui ne profiteraient pas de la nouvelle liberté qui leur serait accordée. L’image employée joue ainsi entre une humilité – la locution adverbiale « un peu » et le rappel des occupations dévolues aux femmes – et orgueil – l’élévation de l’esprit et la conquête d’un nouveau territoire. On y lit une forme de tempérance dont rend compte, finalement, la dénégation de l’accusation qui pourrait être portée contre Labé. Il ne s’agit pas d’inverser le rapport de forces ni de retourner l’ordre du monde – les hommes demeurent « ceux qui gouvernent et se font obéir » – mais d’en proposer une version plus égalitaire, dans une perspective iréniste, les femmes devenant les « compagnes » des hommes dans tous les domaines. Le binôme « tant es affaires domestiques que publiques » suggère qu’il s’agit de rétablir un équilibre dans ce qui était autrefois un monde déséquilibré.

23Labé annonce deux bienfaits nés de ce rééquilibrage : l’honneur, qui guidait toute la première partie de l’épître, désignée ici sous la formule « la réputation de notre sexe », et une saine émulation entre les femmes et les hommes. Cette émulation est présentée comme un atout supplémentaire : toute la société tirera profit de cet accès féminin aux sciences, à la parole et à l’écrit – en particulier publié. Ce rééquilibrage est par conséquent facteur de progrès. Labé ne porte pas une revendication strictement genrée, qui ne profiterait qu’à un sexe ou qu’à un groupe : elle expose les moyens d’un vaste progrès public. En ce sens, elle livre dans cette épître une première manifestation de Folie, celle que représente la figure de la femme savante, objet traditionnel de moquerie, en tant qu’elle rééquilibre finalement la société. La folie ainsi mise en œuvre offre progrès et équilibre, comme le souligne Mercure plus tard dans le volume :

Assemblerai-je les maux qui seraient au monde sans Folie, et les commodités qui proviennent d’elle ? Que durerait même le monde, si elle n’empêchait que l’on ne prévît les fâcheries et hasards qui sont en mariage ? Elle empêche que l'on ne les voit et les cache : afin que le monde se peuple toujours à la manière accoutumée. Combien dureraient peu aucuns mariages, si la sottise des hommes ou des femmes laissait voir les vices qui y sont ? Qui eût traversé les mers, sans avoir Folie pour guide ? […] Et toutefois par là, sont communiquées les richesses d’un pays à autre, les sciences, les façons de faire, et a été connue la terre, les propriétés, et natures des herbes, pierres et animaux.26

24Le propos de Labé se heurte toutefois aux préventions prévisibles ainsi qu’aux accusations topiques portées contre les femmes qui s’exposent hors de l’espace privé et intime. La revendication et l’appel orgueilleux sont ainsi tempérés par ces précautions rhétoriques qui intègrent le discours critique de l’adversaire au cœur de l’argumentation : l’accès nouveau « aux sciences et disciplines » n’est en rien impudique.

25Très rapidement, la prise en compte du discours critique de l’adversaire se fait mise à distance ironique :

Et si quelqu’une parvient en tel degré, que de pouvoir mettre ses conceptions par écrit, le faire soigneusement et non dédaigner la gloire, et s’en parer plutôt que de chaînes, anneaux, et somptueux habits : lesquels ne pouvons vraiment estimer nôtres, que par usage. Mais l’honneur que la science nous procurera, sera entièrement nôtre : et ne pourra être ôté, ni par finesse de larron, ni force d’ennemis, ni longueur de temps.27

26L’hypothèse d’une femme devenue assez savante pour écrire un ouvrage devient l’occasion de rejeter le rôle traditionnellement dévolu aux femmes, celui de la coquette sans cervelle, parée de frivoles bijoux. À la faveur de la métaphore de la parure, la « gloire », au singulier, se substitue à l’accumulation de breloques données au pluriel, dans une énumération qui en révèle toute la vanité. La seule gloire est bien supérieure à toutes les parures, parce qu’elle est un bien propre à la femme, qu’elle a acquis par elle-même, par ses qualités, et non par un don consenti par l’homme. L’opposition entre l’« usage » et la vraie propriété, est centrale dans cette partie de l’argumentation, comme le souligne la répétition de l’idée de possession, l’une négative, l’autre positive, pour mieux marquer l’antithèse.

27La métaphore de la parure de gloire confirme surtout la stratégie adoptée par la locutrice, qui fonde son épître sur le droit : aux anciennes lois succèdent de nouvelles, à l’injustice une honnête liberté, à la possession d’usage (l’usufruit) une possession pleine et entière, celle de la parole. Labé conquiert ainsi une parole d’autorité en ancrant ses revendications dans le droit, considéré habituellement comme une prérogative masculine. Dans cette perspective, l’emploi du futur (« procurera », « sera », « ne pourra »), après l’hypothèse, affiche la certitude du bon droit.

28L’habileté stratégique de Labé consiste à intégrer d’emblée une réponse aux critiques susceptibles d’être formulées : toute personne qui objecterait que les sciences et l’écriture ne seraient pas un domaine acceptable pour les femmes se trouve d’emblée soupçonnée de médiocrité intellectuelle, puisqu’elle craindrait d’être dépassée par des travaux féminins. Seul un esprit incapable de soutenir l’émulation refuserait de s’y livrer.

3. Une réflexion sur le geste d’écriture

29La conquête d’une légitimité auctoriale passe enfin par la capacité à effectuer un pas de côté et à proposer une réflexion sur les enjeux de l’écriture, bref, à développer une réflexion métalittéraire, qui est le support, chez Labé, d’un appel à approfondir et à amplifier le premier geste.

30Au profit collectif s’adjoint un profit individuel qui va au-delà du simple honneur et de la seule quête de gloire, qui peuvent s’avérer à double tranchant, puisqu’ils se heurtent à ce qui est considéré comme une qualité féminine intégrée par les femmes, la modestie :

[…] le plaisir que l’étude des lettres ha accoutumé donner nous y doit chacune inciter : qui est autre que les autres récréations : desquelles quand on en a pris tant que l’on veut, on ne se peut vanter d’autre chose, que d’avoir passé le temps. Mais celle de l’étude laisse un contentement de soi, qui nous demeure plus longtemps.28

31Le passage des « personnes qui […] suivent [les lettres et sciences] » à la première personne du pluriel permet de nouveau cet élargissement à l’ensemble d’une communauté féminine. Le glissement, ou plutôt la superposition de deux fins, la gloire et l’honneur de l’instruction, d’une part, et le plaisir d’autre part, se fonde peut-être sur l’un des préceptes issus du poète Horace, « plaire et instruire », qui se trouve ici adapté – il s’agit d’une auto-instruction. L’instruction et le plaisir vont de pair. Et ce plaisir, écrit Labé, « est autre que les autres récréations », ou divertissements. De même que plus haut, Labé comparait ornements matériels et ornements de l’esprit, comme biens plus durables et véritablement propres à chaque femme, la locutrice met en regard deux plaisirs, les plaisirs superficiels – réduits au syntagme nominal « les autres recreations » – et les plaisirs de l’esprit, de l’instruction et de l’écriture, c’est-à-dire à une forme de création qui permet une re-création de la femme. Labé, en filigrane, distingue ainsi la vaine récréation et la fructueuse re-création de la femme savante. Le premier type de « récréation » est vain, et l’hyperbole « tant que l’on veut », qui indique une forme de plénitude, se vide dans la seconde moitié de la phrase, à la faveur de la négation restrictive et de la confrontation au résultat final, avoir « passé le temps » 29.

32En contraste, Labé valorise l’instruction. On passe d’« avoir passé le temps » au « contentement de soi, qui nous demeure plus longtemps ». C’est bien l’éphémère contre le durable, le vain contre le plein que propose ici Labé. L’emploi du substantif « contentement » est à cet égard révélateur : le mot emprunte au lexique néo-platonicien qui associe l’étude à l’accomplissement de soi – qui peut également être associé aussi au plaisir sexuel. L’opposition ferme entre les deux temporalités qui caractérisent les deux types de plaisirs et les deux types de « récréations » se poursuit dans l’explication proposée :

Car le passé nous réjouit, et sert plus que le présent : mais les plaisirs des sentiments se perdent incontinent [cad immédiatement], et ne reviennent jamais, et en est quelquefois la mémoire autant fâcheuse, comme les actes ont été délectables.30

33Si les événements passés sont sources de plaisir, les sentiments alors ressentis s’évanouissent. En revanche, l’écriture permet de les réactiver et de se les remémorer. Ils gardent la trace de l’éphémère. C’est en ce sens que l’écriture est source de plaisir : elle préserve le passé des émotions, elle supplée aux défaillances de la mémoire, qui est par ailleurs susceptible de dénaturer le passé, faisant passer les actes de « délectables » à « fâcheux ». Labé reformule cette idée en la déplaçant légèrement : non seulement les sentiments se perdent, mais, lorsqu’ils semblent demeurer, ils sont toutefois modifiés et perdent de leur intensité :

Davantage les autres voluptés sont telles, que quelque souvenir qui en vienne, si [toutefois] ne nous peut-il remettre en telle disposition que nous étions.31

34Le souvenir seul, en tant qu’il est fugace et superficiel, est impuissant, contrairement à l’écriture, qui est présentée, finalement, comme le fondement d’une connaissance de soi :

Et quelque imagination forte que nous imprimions en la tête, si connaissons-nous bien que ce n’est qu’une ombre du passé qui nous abuse et trompe.32

35On reconnaît, ici encore, l’emploi du lexique typique des théories platoniciennes de la connaissance (voir la caverne de Platon) : l’« imagination », qui n’est qu’une « ombre » et non « connaiss[ance] », tout comme le doublet « qui nous abuse et trompe » font de celle qui ne se fie qu’à ses sens et à sa mémoire une victime abusée, condamnée à l’ignorance de soi. Mais l’écriture, elle, permet de fixer le plaisir et les sentiments passés. L’écriture devient source de connaissance de soi et, par conséquent, d’élévation intellectuelle, conformément aux théories néoplatoniciennes. Elle permet de recouvrer le passé, malgré les divertissements de la vie :

Mais quand il advient que mettons par écrit nos conceptions, combien que puis après notre cerveau coure par une infinité d’affaires et incessamment remue, si est ce que longtemps après, reprenant nos écrits, nous revenons au même point, et à la même disposition ou nous étions.33

36Les agitations de la vie et de l’esprit, rendues par la métaphore hyperbolique du cerveau qui « cour[t] après une infinité d’affaires et incessamment remue » sont vaincues par l’écriture. L’emploi de la concession met ici en valeur le pouvoir de l’écriture, pouvoir d’un sujet écrivant, c’est-à-dire actif, pleinement maître de lui-même et sujet des verbes (« nous en revenons » où « nous étions »). L’agitation et le mouvement sont contraints et fixés ainsi par la réduplication de l’adverbe « même » qui signale l’ancrage fort permis par l’écriture. Cette dernière permet de recouvrer un passé qui n’est pas simplement rendu à l’identique : l’écriture le met en forme et en sens. La distance qu’elle implique en offre une forme de compréhension :

Le jugement que font nos secondes conceptions des premières, nous rend un singulier contentement.34

37Labé légitime ainsi l’entreprise littéraire : les textes publiés à la suite de cette épître ne doivent pas être lus comme un passe-temps futile ou la manifestation d’une vie de licence, mais comme une quête de connaissance, qui s’accompagne d’un double plaisir :

Lors redouble notre aise : car nous retrouvons le plaisir passé qu’avons eu ou en la matière dont écrivions, ou en l’intelligence des sciences où lors étions adonnés.35

38L’écriture est décrite de manière très sensuelle. L’« aise » figure de manière récurrente dans le texte de Labé, dans lequel il est une occurrence qui rappelle les potentialités érotiques et voluptueuses du substantif :

Si de mes bras le tenant accolé,
Comme du Lierre est l’arbre encerclé,
La mort venait, de mon aise envieuse […].36

39L’écriture procure un plaisir empreint de volupté et on relit avec un autre œil les lignes précédentes, qui évoquaient le « passé [qui] réjouit », les « actes délectables » – comme l’écriture de ces actes –, ou les « autres voluptés ». L’écriture de la jouissance est elle-même jouissance, qui passe du physique à l’intellectuel – les deux dimensions étant figurées dans la division du recueil entre lyrisme amoureux et dialogue humaniste. La matière amoureuse, sur laquelle se fonde le recueil devient à ce titre une « science », le lieu d’une acquisition des connaissances et l’objet d’un savoir en construction, conformément aux principes du néo-platonisme. Finalement, écrire de ses sentiments voluptueux ou du plaisir d’apprendre sont bien la même chose car cette écriture permet de se connaître et d’acquérir le contentement de se connaître. Elle est ainsi « instant de plaisir »37. En ce sens, ce passage de l’épître prépare à la confusion qui s’installe, dans le recueil, entre l’Amour, guidé par Folie, et l’écriture de l’amour38. Par ailleurs, en formulant le plaisir qui découle de l’écriture et de la mise en sens qu’elle propose, le passage appelle à lire l’épître dédicatoire comme un exemple de mise en pratique de cette jouissance intellectuelle qu’est la mise en sens présentée à sa lectrice.

40Le profit porté par l’écriture de l’amour fait de la publication des Œuvres non pas une fin en soi mais une incitation à plus, adressée aux dames dont l’esprit est le mieux pourvu. La locutrice expose les moyens de cette conquête du champ littéraire et intellectuel. Elle réduit à nouveau la destination de son épître à la seule jeune femme, Clémence de Bourges, comme au début de l’épître :

Pour ce, nous faut-il animer l’une l’autre à si louable entreprise : De laquelle ne devez éloigner ni épargner votre esprit, jà de plusieurs et diverses grâces accompagnée : ni votre jeunesse, et autres faveurs de fortune, pour acquérir cet honneur que les lettres et sciences ont accoutumé porter aux personnes qui les suivent.39

41À ce stade de la dédicace, Labé redéfinit la fonction du compagnonnage entre les deux femmes. Malgré ses précautions oratoires, il ne s’agit plus de s’avancer accompagnée, afin de préserver sa décence et son honneur mais, désormais, de s’encourager l’une l’autre. Du point de vue de l’argumentation, il est désormais acquis que la démarche est « louable », c’est-à-dire digne de louanges. Cet acquis devient le support du discours argumentatif : la jeune interlocutrice doit s’astreindre à l’étude et à l’écriture, tout en se montrant à la hauteur des enjeux de l’écriture :

Ces deux biens qui proviennent d’écrire vous y doivent inciter, étant assurée que le premier ne faudra d’accompagner vos écrits, comme il fait tous vos autres actes et façons de vivre. Le second sera en vous de le prendre, ou ne l’avoir point : ainsi que ce dont vous écrirez vous contentera. 40

42D’où le ton particulièrement incitatif employé par la locutrice, à coups de « faut-il » (l. 36) ou d’emploi du verbe « devoir » (l. 37 : « ne devez éloigner » ou l. 68 : « vous y doivent inciter »), à valeur jussive. En l’occurrence ici, celle qui anime l’autre est Louise Labé, la femme plus âgée, celle qui a déjà écrit et publié, donc celle qui a le plus d’expérience. On voit également réapparaître le lexique de la « gloire » et de l’« honneur » qui étaient très présent dans la première partie de l’épître41. Ce que Clémence de Bourges est appelée à faire, c’est à ne pas se contenter de ses qualités naturelles, son « esprit » (l. 38), sa « jeunesse » (l. 39) et les « autres faveurs de fortune » (l. 39), mais à les mettre à profit et à les cultiver, afin de dépasser les barrières qui sont naturellement opposées aux femmes et de participer à une saine émulation, celle permise par la sororité :

[…] vous inciter et faire venir envie en voyant ce mien œuvre rude et mal bâti, d’en mettre en lumière un autre qui soit mieux limé et de meilleure grâce.42

43Loin de craindre d’être dépassée et à la différence de certains hommes jaloux de leurs prérogatives, Labé réclame d’être surpassée, faisant ainsi œuvre collective : la nécessaire émendation des œuvres ne s’effectue plus à la seule échelle individuelle, mais à l’échelle d’une communauté féminine qui par ses œuvres futures est appelée à limer celles de Labé.

44Placée à l’orée du recueil des Œuvres, l’épître à Clémence de Bourges ouvre la voie à la conquête d’une reconnaissance de la place de la femme, et plus particulièrement de la femme autrice, au sein de la société. L’écriture et la publication labéennes représentent une sortie des normes et des limites traditionnellement imposées aux femmes. Elle est en ce sens bel et bien « folie » qui, comme le rappelle Mercure, est à l’origine de toute sortie de soi et du progrès de l’humanité :

Vrai est qu’au commencement les hommes ne faisaient point de hautes folies, aussi n’avaient-ils encore aucuns exemples devant eux. Mais leur folie était à courir l’un après l’autre : à monter sur un arbre pour voir de plus loin : rouler en la vallée.43

45Le « plaisir » qu’elle procure engage une émulation, elle ouvre la voie à d’autres, comme le souligne encore une fois Mercure un peu plus loin :

Le plaisir, qui provient d’Amour, consiste quelquefois ou en une seule personne, ou bien pour le plus, en deux, qui sont l’amant et l’amie. Mais le plaisir que Folie donne, n’a si petites bornes […]. Le plaisir, que donne Amour, est caché et secret : celui que donne Folie se communique à tout le monde.44

46L’épître propose ainsi une forme d’humanisme au féminin, qui dessine les contours d’une sodalitas féminine où le progrès de la connaissance et la diffusion des œuvres de l’esprit profitent à toutes et à tous. La transgression est condition de progrès et, paradoxalement, d’équilibre du monde. La forme même de l’épître dédicatoire, qui ouvre le recueil par une revendication de transgression et d’humilité, met d’emblée en discours cette valeur de l’écriture amoureuse unissant Amour et Folie afin d’explorer de nouvelles terres littéraires et humanistes.