L’œil et la flèche : variations sur l’innamoramento dans les Œuvres de Louise Labé
1L’innamoramento, que l’on pourrait traduire en français par l’énamourement, c’est-à-dire la naissance du sentiment amoureux, est un thème clef des Œuvres de Louise Labé, puisqu’il apparaît aussi bien dans le « Débat de Folie et d’Amour » que dans les « Élégies » et les « Sonnets ». Il s’agit de fait d’un passage obligé des recueils d’amour pétrarquistes, dans la tradition desquels se situent clairement ces « écrits pleins d’amoureuses noises »1. Cette première étape de l’aventure amoureuse a été bien étudiée chez les poètes de la Pléiade2 ou encore chez Maurice Scève3, mais beaucoup moins chez Louise Labé. Pourtant, comme nous tenterons de le montrer, le « choc amoureux »4 y est traité d’une manière très originale, dans un rapport complexe d’hommage et de transgression par rapport à la tradition poétique et philosophique, qui en dit long sur la volonté de l’autrice de faire émerger une voix propre.
Pétrarque, la philosophie néo-platonicienne de l’amour et la poésie lyonnaise : théories et poétiques de l’innamoramento
2Avant d’en venir à la manière dont Louise Labé réinvestit le motif de l’innamoramento, voyons quelles en sont les principales caractéristiques, au moment où paraissent ses Œuvres à Lyon en 1555.
3Les grands traits en sont d’abord fixés par Pétrarque (1304-1374) dans ses Rime sparse dont Louise Labé devait avoir une connaissance directe, étant donné la diffusion du texte à la fois en italien et en traduction française. Rappelons en particulier que Jean de Tournes, l’éditeur de Louise Labé, donne en 1545 une édition (republiée en 1547 et en 1550) des Rime sparse et des Trionfi sous le titre Il Petrarca, avec une préface adressée à Maurice Scève.
4Chez Pétrarque, l’innamoramento est d’abord précisément daté : il a lieu le 6 avril 1327. C’est ce jour-là, en l’église Sainte-Claire d’Avignon, que le poète, alors âgé de vingt-trois ans, rencontre Laure pour la première fois :
–En mil trois cent vingt-sept. Exactement
L’heure de prime, au sixième d’avril,
J’entrai au labyrinthe, et n’en vois pas l’issue.
–[Mille trecento ventisette. A punto
Su l’ora prima, il dì sesto d’aprile,
Nel laberinto intrai, né veggio ond’esca.]5
5Cet événement fondateur – l’entrée dans l’inextricable « labyrinthe » amoureux – sert de repère temporel tout au long des trois-cent-soixante-six pièces qui composent le recueil, comme le montrent les poèmes-anniversaires situés sept (sextine 30), dix (chanson 50), onze (sonnet 62), quatorze (sonnets 79 et 101), quinze (sonnets 107 et 145), seize (sonnet 118), dix-sept (sonnet 122), dix-huit (sonnet 266), vingt (sonnets 212 et 221), vingt-et-un (sonnet 271), vingt-quatre (sonnet 278) ou encore trente-et-un ans après (sonnet 364)6. L’autre date-clef du recueil est celle de la mort de Laure, le 6 avril 1348, soit vingt-et-un an après, jour pour jour. Le poète, dialoguant avec son esprit, la cite en toutes lettres dans la pièce 336 :
–Tu sais qu’en l’an mil trois cent quarante-huit,
Le sixième d’avril, et à l’heure de prime,
Du corps sortit cette âme bienheureuse
–[Sai che ’n mille trecento quarantotto,
Il dì sesto d’aprile, in l’ora prima,
Del corpo uscìo quell’anima beata.]7
6L’innamoramento pétrarquien se définit par ailleurs par son caractère soudain et violent, ce que traduit bien l’image récurrente de la flèche décochée par Amour et qui blesse de loin le « je » désarmé – conformément à la représentation du petit dieu aussi bien dans la littérature hellénistique (ive-ier s. av. J.-C.) que romaine : on songe notamment à l’élégie II, 12 de Properce, ekphrasis d’un tableau représentant Amour sous les traits d’un enfant ailé et muni d’un carquois et de flèches. Ces flèches d’Amour sont souvent associées chez Pétrarque aux yeux de la dame : ce sont eux qui transpercent les yeux de l’amant et diffusent ensuite le poison amoureux dans son « cœur » jusqu’à en paralyser le fonctionnement. Ce scénario est mis en œuvre dans l’un des plus célèbres sonnets du recueil, la pièce 3, qui établit une coïncidence entre la souffrance intime née de la vue des « beaux yeux » de Laure, et la « douleur commune » des Chrétiens face à la Passion du Christ. Le 6 avril 1327 est en effet présenté comme étant un Vendredi saint :
–Ce fut le jour où du soleil blêmirent
De la pitié de son auteur les rais,
Que je fus pris, et ne m’en sus garder,
Car vos beaux yeux, dame, m’ont enchaîné.
–Ce ne me semblait pas le temps de se parer
Contre les coups d’amour. Aussi j’allai
Assuré, sans méfiance, et dès lors mes malheurs
En la douleur commune commencèrent.
–Et l’amour me trouva de tout point désarmé,
Et ouverte la voie par les yeux vers le cœur,
Qui des larmes sont faits porte et passage.
–Aussi, à mon avis, ce ne lui fut honneur
De me frapper de flèche en cet état,
Et à vous tout armée ne montrer même l’arc.
–[Era il giorno ch'al sol si scoloraro
Per la pietà del suo factore i rai,
Quando i' fui preso, et non me ne guardai,
Ché i be' vostr'occhi, donna, mi legaro.
–Tempo non mi parea da far riparo
Contra' colpi d'Amor. Però m'andai
Securo, senza sospetto; onde i miei guai
Nel commune dolor s'incominciaro.
–Trovommi amor del tutto disarmato
Et aperta la via per gli occhi al core,
Che di lagrime son fatti uscio et varco.
–Però al mio parer non li fu honore
Ferir me de saetta in quello stato,
A voi armata non mostrar pur l'arco.]8
7Enfin, l’innamoramento pétrarquien, qui entraîne aussitôt un bouleversement complet de l’esprit, un étrangement à soi, se définit par la non-réciprocité. Son fonctionnement n’a rien à voir avec celui des scènes romanesques de rencontre amoureuse décrites par Jean Rousset dans son ouvrage Leurs yeux se rencontrèrent9. Il n’y a pas d’échange de regards entre le poète et la belle, comme pour Frédéric Moreau et Marie Arnoux dans la scène de première vue de L'Éducation sentimentale : Cupidon ne s’attaque qu’au seul poète (sonnet 2), ou alors c’est en vain qu’il décoche ses flèches contre la dame (sonnet 44). De fait, Laure ne se donnera jamais au poète et restera chaste : c’est d’ailleurs son combat victorieux contre Amour que relate le second des six triomphes de Pétrarque : le Triomphe de la Chasteté.
8La métaphore pétrarquienne des flèches oculaires qui frappent l’amant et infusent jusqu’au cœur un « doux poison » (dolce veneno) (sonnet 152, v. 8) est revivifiée à la fin du xve siècle par les théories néo-platoniciennes de l’innamoramento. En particulier, dans le septième discours de son Commentaire sur le Banquet de Platon (1469), Marsile Ficin expose sa doctrine psycho-physiologique de l’amour vulgaire (la passion érotique), qui s’appuie sur la théorie des esprits vitaux (parties subtiles du sang) et se présente sous la forme d’une fascination, d’un ensorcellement10. Les esprits sanguins, légers et volatils, sortent des yeux de l’aimé (l’agresseur) et transpercent ceux de l’amant (l’agressé), avant de frapper son cœur et d’infecter son sang :
Quoi donc d’étonnant à ce que l’œil grand ouvert et fixé sur quelqu’un décoche sur son vis-à-vis les traits de ses rayons et qu’en même temps que ces traits qui sont les véhicules des esprits il dirige sur lui cette vapeur de sang que nous appelons esprit ? De là le trait empoisonné transperce les yeux et, comme il est envoyé par le cœur de l’agresseur, il gagne la poitrine de l’agressé comme son propre séjour, frappe le cœur et sur sa paroi résistante s’émousse et redevient du sang. Ce sang étranger, étant différent de la nature du sujet blessé, infecte son sang à lui. Ce sang infecté est un sang malade.
[Ergo quid mirum, si patefactus oculus et intentus in aliquem, radiorum suorum aculeos in adstantis oculos jaculatur atque etiam cum aculeis istis, qui spirituum vehicula sunt, sanguineum vaporem illum, quem spiritum nuncupamus, intendit ? Hinc virulentus aculeus tranverberat oculos cumque a corde percutientis mictatur, hominis perculsi precordia, quasi regionem propriam repetit, cor vulnerat, inque ejus duriori dorso ebescit reditque in sanguinem. Pergrinus hic sanguis, a saucii hominis natura quodammodo alienus, sanguinem ejus proprium inficit. Infectus sanguis egrotat.]11
9L’amour vulgaire est donc une maladie contagieuse, une « maladie du cœur »12, que Ficin juge pire encore que « la démangeaison, la gale, la lèpre, la pleurésie, la phtisie, la dysenterie, l’ophtalmie, la peste »13. Elle affecte non seulement le corps (c’est une hémopathie, « un trouble du sang »14) mais aussi l’esprit (elle perturbe la sphère imaginative de l’amant, obsédé par l’image de l’aimé et désireux de s’unir à lui) et même l’âme qui s’éloigne irrémédiablement de Dieu. Les « amants vulgaires » sont atteints par une « espèce de folie » qui les tourmente « nuit et jour », par une « fureur » qui a « pour effet de changer l’homme en bête »15 et d’altérer ainsi profondément sa nature. À l’inverse, l’amour divin élève l’homme « au-dessus de sa nature »16 par le biais de la vue : « le véritable Amour n’est rien d’autre qu’un effort, suscité par la vue de la beauté corporelle, pour voler jusqu’à la beauté divine, et l’amour en contrefaçon une déchéance, de la vue au toucher »17. Le regard est donc tantôt l’organe qui diffuse l’infection, tantôt le sens qui permet à l’homme de s’élever vers la divinité.
10La philosophie néo-platonicienne de l’amour est très largement diffusée au xvie siècle18 par les auteurs italiens19 mais aussi par les humanistes lyonnais comme Symphorien Champier (la Nef des dames vertueuses, 1503) et Antoine Héroët (La Parfaicte amye, 1542 ; L’Androgyne de Platon, 1542). À Lyon, dans les années 1540-1550, elle trouve à se combiner avec la tradition de la poésie pétrarquiste, comme en témoigne en particulier le recueil que Maurice Scève publie en 1544 : Délie objet de plus haute vertu, premier véritable canzoniere en français, riche de 449 dizains décasyllabiques. Contrairement à Pétrarque, le poète lyonnais ne donne jamais la date de la première rencontre avec Délie, mais il ne cesse de revenir à la scène originelle de l’innamoramento durant laquelle l’œil de l’amant, d’abord inconstant, se fixe soudainement sur un objet unique : Délie dont la « poignant’ veue / Perçant Corps, Cœur, & Raison despourveue, / Vint penetrer en l’Ame de mon Ame »20.
Le rôle de Folie dans « la belle première naissance d’Amour » : Mercure contre Ficin
11Dans les Œuvres de Louise Labé, le motif de l’innamoramento apparaît pour la première fois, de manière très ironique, au centre du plaidoyer de Mercure en faveur de Folie (« Débat », V, p. 132-134). Le dieu entend mettre à mal l’idée défendue par Apollon, selon laquelle Amour doit rester séparé de Folie pour continuer à prodiguer aux hommes « gloire, honneur, profit et plaisir » (V, p. 111). Pour Mercure, au contraire, Amour « ne serait rien sans elle » (V, p. 121-122). C’est ce que la « fille de Jeunesse » déclarait déjà à trois reprises au dieu archer dans le premier discours, en s’attribuant un rôle de premier plan dans le déclenchement de la passion amoureuse :
je te ferai connaître en peu d’heure ton arc, et tes flèches, où tant tu te glorifies, être plus mols que pâte, si je n’ai bandé l’arc, et trempé le fer de tes flèches. (p. 72-73)
Ne t’avais-je bien dit, que ton arc et tes flèches n’ont effort [puissance], que quand je suis de la partie. (p. 73).
Tu lâches l’arc, et jettes les flèches en l’air : mais je les assois aux cœurs que je veux. (p. 74)
12Il ne s’agit pas de dénier à Amour les pouvoirs dont il se targue, mais seulement de rappeler qu’ils ne sont efficaces que si Folie est de la partie.
13Deux exemples de femmes « [venues] en Amour » sont d’abord donnés à l’appui de cette thèse : ceux de Cydippe et de Francesca de Rimini. La première se voit obligée malgré elle d’épouser Acontios, car elle a lu à haute voix le serment que, par ruse, le jeune homme a écrit sur une pomme, avant de la faire rouler vers elle : « je jure par Artémis que j’épouserai Acontios ». Comme elle se tenait à proximité du temple d’Artémis à Délos, sa parole se trouvait de fait engagée. L’histoire, relatée dans un poème de Callimaque, est diffusée par Ovide dans ses Héroïdes (XIX et XX), l’une des sources privilégiées des Œuvres, mais aussi dans son Art d’aimer, au détour d’un passage consacré aux moyens mis à profit par les hommes pour séduire les femmes21. Quant à Francesca de Rimini, jeune italienne du xiiie siècle, elle est immortalisée dans le chant V de L’Enfer de la Divine Comédie de Dante : elle tombe amoureuse de son beau-frère, Paolo Malatesta, en lisant avec lui le récit des amours de Lancelot et Guenièvre dans le Lancelot en prose. À chaque fois, un simple objet en lien avec la fiction (au sens de feintise dans le cas de la pomme porteuse d’un message trompeur ; au sens de création d’un monde imaginaire dans le cas du roman de chevalerie), sert d’entremise à la naissance de l’amour, ce qui prouve selon Mercure le caractère irrationnel et la dimension imaginative du choc amoureux.
14Mercure entreprend alors de contester la doctrine néo-platonicienne de l’œil fascinateur, en multipliant les références précises à Ficin et à ses disciples pour mieux s’en démarquer22 :
Dire que c’est la force de l’œil de la chose aimée, et que de là sort une subtile évaporation, ou sang, que nos yeux reçoivent, et entre jusques au cœur : où, comme pour loger un nouvel hôte, faut pour lui trouver sa place, mettre tout en désordre. Je sais que chacun le dit : mais s’il est vrai, j’en doute (p. 133).
15La « force de l’œil », la « subtile évaporation », la comparaison avec « un nouvel hôte » à loger, le « désordre » intérieur : tout renvoie ici à la pensée et au vocabulaire de Ficin, sèchement mis à distance dans une brève phrase qui oppose la doxa philosophique (« Je sais que chacun le dit ») à la vérité (« mais s’il est vrai, j’en doute »).
16À l’appui de sa démonstration, le dieu donne ensuite deux contre-exemples masculins de naissance de l’amour dans lesquels l’échange de regards (et donc le transfert du sang de l’aimé vers l’amant) est impossible : celui du jeune Cnidien qui tombe amoureux de la statue d’Aphrodite par Praxitèle, au point de se livrer à sa passion une nuit et de laisser une trace sur le marbre, et celui de Narcisse tombant amoureux de sa propre image. Là encore, le vocabulaire néo-platonicien est abondamment cité. Dans le cas du Cnidien, aucune « influxion » (lat. influxio, de influere, « couler dans ») n’a pu sortir d’un « œil marbrin » et il n’y a pu avoir de « sympathie » entre « son naturel chaud et ardent par trop, avec une froide et morte pierre » : c’est donc Folie, logée « en son esprit » qui, seule, a pu « enflamm[er] » le jeune homme. Dans le cas de Narcisse, l’œil n’a pu être contaminé par un « pur sang et subtil », puisque l’amant et l’aimé sont une seule et même personne. L’origine et la cause première de la maladie d’amour, ce n’est donc plus l’œil comme l’affirmait Ficin après le poète grec Musée23, mais bien la « folle imagination » des hommes, capables de s’enamourer d’une statue ou de leur propre reflet. L’exemple de Narcisse est d’autant plus ironique que Ficin s’en servait précisément pour illustrer la nécessité de ne pas s’arrêter à la beauté corporelle mais de s’orienter vers la beauté intelligible24.
17En guise de conclusion, Mercure prend à partie son auditoire (mais aussi les lecteurs) et accumule ironiquement, au moyen d’une série d’impératifs, les images des yeux archers, de l’arc-sourcil et de la flèche du cristallin :
Exprimez tant que voudrez la force d’un œil : faites-le tirer mille traits par jour : n’oubliez qu’une ligne qui passe par le milieu, jointe avec le sourcil, est un vrai arc : que ce petit humide, que l’on voit luire au milieu, est le trait prêt à partir : si est-ce que toutes ces flèches n’iront en autres cœurs, que ceux que Folie aura préparés.
18Le contraste est net entre la longue protase qui accumule les clichés de la poésie amoureuse, de manière à former un blason parodique de l’œil fascinateur, et la brève apodose qui réaffirme la nécessaire assistance de Folie dans la naissance de l’amour25. L’ironie passe par le style hyperbolique (« tant que voudrez », « mille traits », « toutes ces flèches ») et par les attributs du sujet qui raillent le passage inadéquat de la simple métaphore à la réalité (« une ligne […] est un vrai arc », « ce petit humide […] est le trait prêt à partir »).
19Ainsi, au moyen d’une rhétorique ironique, fondée sur la mention des mots de l’adversaire et sur les adresses à l’auditoire, Mercure démonte les théories néo-platoniciennes de l’innamoramento et souligne le rôle primordial de la « folle imagination » dans la « belle première naissance d’Amour » (p. 132). Quant aux quatre plaisants exemples (deux exemples féminins puis deux contre-exemples masculins), ils sont autant de témoignages des « actes de Folie » dont on ne peut « parler sans sentir au cœur quelque allégresse, qui défâche un homme et le provoque à rire » (p. 127-128).
Un innamoramento au féminin dans les poésies
20En dépit de cette mise à distance des topoï philosophiques et poétiques associés à « la belle première naissance d’Amour », Louise Labé ne renonce pas du tout au motif de l’innamoramento dans les deux sections poétiques qui suivent le « Débat de Folie et d’Amour ». Elle le renouvelle cependant dans une large mesure, non seulement parce que le « je » des « Élégies » et des « Sonnets » est désormais féminin, contrairement aux recueils pétrarquistes traditionnels, mais aussi parce que plusieurs scénarios concurrents de la venue en amour sont proposés26. De fait, si la présence continue d’un « je » lyrique amoureux tend à donner l’illusion que l’on a affaire à un petit canzoniere à la manière de Pétrarque et qu’une même histoire nous est racontée d’un bout à l’autre27, en réalité ce « je » n’est pas uniforme dans les poésies28 – pas plus que le « tu » d’ailleurs29.
Le scénario simple de la blessure d’amour
21On trouve tout d’abord dans les poésies de Louise Labé le scénario simple et conventionnel – en dehors de l’inversion notable des pôles masculin et féminin – des yeux de l’aimé qui provoquent chez sa victime un choc aussi soudain que douloureux30. Ainsi, dans le sonnet 1 en langue italienne, Amour est cité (en français) comme étant la cause première du choc amoureux : c’est lui qui s’est servi des « beaux yeux » (« begli ochi », v. 5) de l’homme pour provoquer une « plaie » (« piaga », v. 6) dans le « cœur » (« petto », v. 6) de l’amante et répandre le « venin » (« velen », v. 10) dans son corps : elle en est réduite à n’attendre guérison que de la source de son mal. De même, dans le sonnet 4, c’est à Amour qu’est attribué le choc amoureux :
Depuis qu’Amour cruel empoisonna
–Premièrement de son feu ma poitrine,
–Toujours brûlai de sa fureur divine,
–Qui un seul jour mon cœur n’abandonna. (v. 1-4)
22L’adverbe « premièrement » renvoie de manière elliptique au moment de l’innamoramento, à ce « premier jour » (« primo giorno ») de l’amour chanté par Pétrarque31. Dans le sonnet 11, les yeux de l’amant sont de « petits jardins » qui contiennent à la fois les « fleurs amoureuses » et les « flèches dangereuses » d’Amour (v. 2-3) : ils exercent leur pouvoir de fascination sur « l’œil » de l’amante (v. 4). Les réflexions de Ficin sur le transfert du sang de l’aimé vers celui de l’amant par le moyen des yeux sont ici sous-jacentes. Le sonnet confronte en effet l’œil fascinateur de l’amant et l’œil fasciné de l’amante, puis le « cœur félon » (v. 5) du premier et le « cœur tourmenté » de la seconde (v. 8). Mais le blason masculin n’est pas ici sans prêter à sourire, tant il est inhabituel de trouver de telles comparaisons florales à propos de l’homme. Louise Labé s’amuse à parler du masculin d’un point de vue féminin, mais avec les clichés de l’érotique masculine.
Le scénario de la chaste dame atteinte par les flèches d’Amour
23Les poésies de Louise Labé contiennent également trois récits rétrospectifs d’innamoramento au féminin qui développent un scénario plus complexe, en deux temps : celui de la chaste dame, insensible à l’amour, voire cruelle, qui finit par rejoindre soudainement les rangs des victimes d’Amour.
24Le premier de ces récits d’innamoramento, qui figure dans l’élégie 1 (v. 17-43), est entièrement centré sur les yeux de la dame. Dans une récriture originale des traditions pétrarquiste et néo-platonicienne, ces derniers jouent en effet trois rôles successifs. Tout d’abord, ils sont l’arme qui sert à blesser une multitude d’amants coupables de « trop » la regarder (v. 29) – l’adverbe suggère une transgression visuelle et réactive implicitement le mythe de Diane et Actéon. Puis, ils deviennent le moyen dont se sert Amour pour punir une ennemie restée trop longtemps insensible à ses pouvoirs. Un vers résume de manière lapidaire ce renversement : « Mais ces miens traits ces miens yeux me défirent » (v. 31). Il faut sans doute comprendre que les flèches de la dame, retournées contre elle par un Amour vengeur, entrent par ses yeux et répandent en elle la maladie d’amour. Enfin, lorsque le choc amoureux a eu lieu, les yeux ne servent plus que de fontaines d’où jaillissent les larmes, conformément à un autre topos pétrarquien32 que Louise Labé connaît bien33. C’est par cette fin piteuse que commence le récit d’innamoramento :
Je sens déjà un piteux souvenir,
Qui me contraint la larme à l’œil venir. (v. 23-24).
25Les yeux de la dame sont donc tour à tour un arc projetant des traits, la porte d’entrée du poison amoureux et le point de sortie des pleurs : toutes les étapes de l’innamoramento sont condensées dans l’organe visuel.
26L’élégie 3 (v. 27-76) fournit un second récit d’innamoramento qui élabore un scénario proche mais pas tout à fait identique, dans la mesure où les figures des amants éplorés disparaissent complètement. En son « vert âge », alors que la « Lyonnaise Dame » (v. 47) n’aimait que « Mars et le savoir », Amour, après lui avoir rappelé l’étendue de ses pouvoirs (v. 47-58), a décoché une flèche « contre sa tendre écorce »34 :
Ainsi parlait, et tout échauffé d’ire
Hors de sa trousse une sagette il tire,
Et décochant de son extrême force,
Droit la tira contre ma tendre écorce,
Faible harnais, pour bien couvrir le cœur,
Contre l’Archer qui toujours est vainqueur.
La brèche faite, entre Amour en la place
Dont le repos premièrement il chasse :
Et de travail qui me donne sans cesse,
Boire, manger, et dormir ne me laisse.
Il ne me chaut de soleil ni d’ombrage :
Je n’ai qu’Amour et feu en mon courage,
Qui me déguise, et fait autre paraître,
Tant que ne peux moi-même me connaître. (v. 59-72)
27On retrouve là une situation similaire à celle du héros du « Temple de Cupido » de Clément Marot qui, « en âge triomphant » (v. 20), « allai[t] blâmant d’amours tous les édits » (v. 24), mais finit par être touché par le dieu archer. Le rapprochement est signalé par la reprise presque littérale de deux vers de Marot : « […] Car par trop ardente ire / Hors de sa trousse une sagette tire » (v. 27-28)35. Pour le reste, l’entrée « en la place » d’Amour et les perturbations psycho-physiologiques qui en résultent rappellent la théorie ficinienne, cependant que l’étrangement à soi est formulé en des termes très proches de ceux du sonnet 349 du Canzoniere de Pétrarque36. Et le « je » lyrique de conclure en comptant le temps à la manière du poète italien :
Je n’avais vu encore seize Hivers,
Lors que j’entrai en ces ennuis divers :
Et jà voici le treizième Été
Que mon cœur fut par Amour arrêté. (v. 73-76)
28La description des âges suggère cependant que l’amour a partie liée avec l’été – conformément à un topos érotique37 – et que la période qui précède l’innamoramento est un long hiver. En dépit de la douleur, il n’y a donc ni contrition, ni pénitence chez Louise Labé mais une valorisation du plaisir vécu et de l’amour. C’est en cela que le texte, pourtant nourri de modèles poétiques, se fait novateur.
29Le sonnet 19 propose un troisième et dernier récit d’innamoramento, curieusement placé vers la fin de la section38. Le poème, très innovant au niveau formel – il pratique l’enjambement strophique systématique et est construit sur le mode de l’énigme –, l’est tout autant au niveau des idées. Il se présente en effet comme une saynète mythologique relatée au passé simple dans laquelle le « je » est une nymphe de Diane39 errant seule et désarmée dans les bois – une « Nymphe étonnée » (v. 6), c’est-à-dire frappée de stupeur, comme par la foudre (lat. adtonare). Interrogée par une autre nymphe40 sur cette double étrangeté, elle lui révèle ce qui s’est passé dans les quatre derniers vers :
–Je m’animai, réponds-je, à un passant,
Et lui jetai en vain toutes mes flèches
–Et l’arc après : mais lui les ramassant
–Et les tirant me fit cent et cent brèches. (v. 10-14)
30L’émule de Diane, symbole de la chasse et de la virginité, figure de la belle cruelle dans la poésie amoureuse de la Renaissance, voit ses attributs (arc et flèches) se retourner contre elle et devenir ceux d’Amour. Il faut en effet supposer que les flèches, d’abord destinées à chasser un intrus masculin, se métamorphosent en flèches amoureuses la transperçant brutalement. L’hyperbole des « cent et cent brèches » – qui rappelle la pointe finale du sonnet 341 –, démultiplie la simple « brèche » faite par Amour dans l’élégie 3 (v. 65), tout en offrant un contrepoint lyrique au discours railleur de Mercure sur les « mille traits » lancés chaque jour par l’œil de l’aimé (p. 134). Le scénario est proche de celui des élégies : celui d’une femme chaste (mais cette fois adepte de Diane et non de Pallas et de Mars) qui se voit soudainement atteinte par les flèches amoureuses et devient marginale par rapport à une communauté féminine (les « Dames lyonnaises » dans les élégies et les nymphes de Diane dans le sonnet 19). Plus précisément, on retrouve le motif de la chasseuse chassée, thématisé dans l’élégie 1. Mais Louise Labé ménage cependant un certain nombre de différences : non seulement, le dieu Amour cède la place à un mystérieux « passant » que nulle flèche ne semble pouvoir atteindre, mais le « je » lyrique reste identifié d’un bout à l’autre du poème à une nymphe : on ne sort jamais du cadre mythologique, si bien que même après l’explication finale, le poème conserve une grande partie de son mystère. Enfin, le ton est apaisé, presque badin, par contraste avec les élégies mais aussi avec bien des sonnets où la souffrance amoureuse se dit dans toute sa violence.
31Ce nouveau scénario, trois fois narré, de la dame chaste qui finit par succomber brutalement à l’amour a d’abord une visée apologétique. Il s’agit en effet de justifier auprès des « Dames lyonnaises » le comportement de l’amante. De fait, l’état amoureux n’est plus associé à la faiblesse féminine mais semble plutôt « l’apanage de natures d’exception »42 – à l’instar de la reine Sémiramis (élégie 1, v. 61-90) –, qui constituent un défi pour un Amour tout-puissant, « d’hommes et Dieux vainqueur » (élégie 1, v. 1). C’est ce qu’affirment l’héroïne de l’élégie 1 (v. 51-52) ou encore Mercure à propos des « mieux nées » qui finissent par « endur[er] le semblable mal qu’elles ont fait endurer à autrui » : « Plus elles ont résisté à Amour, et plus s’en trouvent prises » (p. 140).
32Mais ce scénario est aussi porteur d’une signification métalittéraire. À travers ces récits d’innamoramento, qui prennent la forme d’un combat entre le « je » et une entité masculine (soit Amour, soit un « passant »), Louise Labé met en scène la transformation de la dame pétrarquiste, cruelle et indifférente, objet de l’amour du poète, en une dame amoureuse qui finira par prendre la plume pour « rafraîchir » ses « maux passés » (élégie 1, v. 42-43). Loin de renier son passé et de considérer l’expérience amoureuse comme une « erreur », en dépit de la souffrance qu’elle a engendrée (élégie 3), il s’agit en effet pour le « je » lyrique de cultiver un désir devenu vital (sonnet 1) puis de transformer les pleurs en chant, de remplacer la « cruelle rage » qui se répand dans « [s]on sang, [s]es os, [s]on esprit et courage » (élégie 1, v. 3-4) par une « fureur » apollinienne43 (v. 9). La « belle première naissance de l’amour » apparaît donc chez Louise Labé comme la première étape d’une aventure essentiellement poétique. C’est le moment où le « je » change de nature et affirme sa singularité par rapport aux autres femmes. La « Lyonnaise Dame » (élégie 3, v. 47) peut alors prendre le relais de Sapho, seule femme citée par Apollon dans la liste des « Poètes et Philosophes » chantres de l’amour (« Débat », p. 110) et seul personnage non mythologique à écrire une lettre amoureuse dans les Héroïdes d’Ovide (XV, « Sapho à Phaon »).
Le chassé-croisé amoureux
33On trouve enfin dans quatre sonnets placés à la fin de la section (16, 17, 20 et 23) un troisième scénario encore plus complexe : c’est l’homme qui est d’abord tombé amoureux de la dame et lui a reproché son « feu peu hâtif » (16) ; par ses plaintes et ses pleurs, il est parvenu à « contraindre » sa volonté (17), à faire en sorte qu’elle « forc[e] [s]a nature » (20), mais il s’est depuis refroidi. S’il y a comme dans le scénario précédent deux temps bien distincts, on constate cependant des différences significatives. Tout d’abord, l’amante ne connaît pas de choc amoureux, elle ne s’embrase nullement en voyant l’homme « premièrement » (20) : nulle flèche ne vient la transpercer subitement et elle fait au contraire l’objet d’un lent processus de séduction. Puis, l’amant ne s’efface pas au profit du dieu archer ou d’un mystérieux « passant », mais joue un rôle très actif. De plus, le renversement ne concerne plus seulement l’amante qui d’indifférente devient amoureuse, mais également l’amant qui suit un trajet exactement inverse, au point que la dame s’interroge sur sa sincérité. Dans le sonnet 23, elle lui reproche en effet d’avoir réactivé de manière hypocrite, uniquement à des fins de séduction, un certain nombre de topoï pétrarquistes – les cheveux d’or, les yeux-soleils et les flèches oculaires44 :
Las ! que me sert, que si parfaitement
–Louas jadis et ma tresse dorée,
–Et de mes yeux la beauté comparée
–À deux Soleils, dont Amour finement
Tira les traits causes de ton tourment ? (sonnet 23, v. 1-5).
34Le motif de la « force des yeux » perd ici tout son arrière-plan médical et philosophique pour n’être plus qu’un simple procédé rhétorique de la part d’un amant peu scrupuleux. Enfin, ce scénario du chassé-croisé amoureux est présenté de manière tragique, tantôt comme une manifestation de la loi universelle de l’alternance des contraires (16), tantôt comme un plan cruel ourdi de longue date par « le Ciel » et les « destins » (20).
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35Les Œuvres de Louise Labé proposent donc une réflexion originale sur le motif de l’innamoramento. D’un côté, le topos pétrarquiste des yeux archers et la théorie psycho-physiologique de l’œil fascinateur sont raillés par un Mercure ironique qui entend redonner toute sa place à la « folle imagination » dans la « première naissance de l’amour ». D’un autre côté, les élégies et les sonnets conjuguent le pétrarquisme et le néo-platonisme au féminin et, en se réappropriant ces codes, développent différents scénarios, plus ou moins complexes, sur la venue en amour. De nouveaux mythes féminins sont ainsi promus : ceux de la dame entièrement meurtrie par les « flèches dangereuses » d’Amour, de la chasseuse-chassée, de la disciple de Pallas et de Mars vaincue par « l’Archer », de la nymphe « étonnée » du cortège de Diane, de la femme pitoyable forçant sa nature pour aimer ardemment un homme qui se révèlera bientôt inconstant, mais aussi, les subsumant tous, celui de la Sapho lyonnaise ou de la dame au luth parvenant à transformer la « rage » amoureuse qui la consume depuis le « premier jour » en « fureur » créatrice.