Colloques en ligne

Antonin Godet

« Je vis, je meurs » : l’amour à l’œuvre dans les Œuvres de Louise Labé

« Je vis, je meurs » : love at work in the Œuvres of Louise Labé

« C’est donc un amoureux qui parle et qui dit : »
Roland Barthes, Fragments du discours amoureux.

1« Je vis, je meurs ». Ce syntagme poétique est porteur d’une forme de lyrisme universel qui innerve les paroles tourmentées de Phèdre : « je sentis tout mon corps et transir et brûler » (Racine, Phèdre, Acte I, sc. 3, v. 277), jusqu’aux chansons d’amour de Consuelo Velazquez. Dans son évidente simplicité se manifeste toute la puissance des oppositions résidant dans le fait d’amour ; toutes les voies que peut emprunter le sujet lyrique conscient, avant toute chose, du fait de vivre l’amour en progressant dans la connaissance de soi. Comment l’amour fait-il écrire cependant ? Pétrarquiser ne conduit qu’à cette question. L’humanisme, y compris en amour, se vit par un travail constant de soi avec les sources, par une innutrition qui œuvre à la dynamique de découverte de soi. Dans le corpus des Œuvres de Louise Labé1, on fait l’amour en l’interrogeant dans sa possibilité d’être vécu, car le fait d’amour se manifeste notamment par la célébration du sentiment de vivre. D’après l’adresse à Clémence de Bourges, aimer est un acte parmi d’autres, il accompagne ainsi nécessairement une certaine « façon de vivre » (p. 64) parmi tant d’autres à laquelle l’art poétique peut donner une grande variété de contours. Parce que l’amour est avant tout une expérience de vie non exclusivement intellectuelle, il confronte Amour et Folie qui trouvent ensuite leur expression la plus raffinée dans l’art lyrique et l’art du verbe en général comme s’applique à le démontrer Apollon. Ce dernier exprime en effet que « le plus grand plaisir qui soit après amour, c’est d’en parler » (p. 109) ; aussi vivre l’amour est-il inextricablement lié au plaisir d’écrire : « c’est qu’incontinent que les hommes commencent d’aimer, ils écrivent vers » (p. 110). Labé ne cesse ainsi de transformer le discours amoureux par un effet dynamique de réécriture – dynamique qui consisterait à parler d’amour en le transformant inconstamment de la prose au vers.

2On ne souligne pas assez la dimension opérative du titre choisi par Labé, du latin opera : l’« ouvrage, acte, travail ». Il s’agit bien de mettre en mouvement, par la diversité des sections, le fait de vivre l’amour, de « faire l’amour » au sens du poïen grec. L’amour est action, loin du pur débat spéculatif éthéré, ou d’une dissertation néoplatonicienne ; cette action s’accompagne ainsi d’une métamorphose intense des registres et des formes. En scénarisant la dynamique engagée par le plaisir d’écrire, dans l’adresse à Clémence de Bourges, le « Débat » ouvre les Œuvres sur un climat de tension et de perplexité quant à la question centrale du sentiment amoureux, vu par le prisme néoplatonicien. L’entrée dans les Œuvres est ainsi mise en abyme par l’apparition burlesque de deux allégories qui s’entrechoquent : « Amour et Folie arrivent en même instant sur la porte du Palais » (p. 67). D’entrée de jeu, le moment dialogique d’ouverture des Œuvres repose sur une dimension ludique2.

3Dans cet objectif éthique et esthétique, l’innutrition et la création sont à l’œuvre, en trouvant un appui poétique considérable dans le répertoire pétrarquiste. Celui-ci fait porter le débat sur la définition à donner à l’Amour et à travers lui, à la question d’un art de le vivre comme fait. A ce titre, le répertoire lyrique pétrarquiste offre une puissance d’expression inégalable car il permet d’explorer avec art et dans toutes ses contradictions les failles du sentiment. Chez Labé existe cette conviction à la fois simple et puissante que l’art d’écrire parvient charnellement à faire revivre le fait d’amour dans le réel ; de ses propres mots, l’acte d’écrire est un acte jouissif, voluptueux et immanent. Il s’agit ainsi de retrouver les moyens d’inscrire dans le réel le fait d’amour, en usant des artifices du langage. Comment œuvre-t-on donc à l’amour pour le vivre ?

Donner signe de vie, « montrer signe d’amante »

4Vivre l’amour est conditionné par le fait de « montrer signe d’amante », par une nécessité créatrice manifestée dans l’écriture. Vivre par les œuvres, cela a déjà été abondamment commenté3, revient à assumer pleinement ce statut d’autrice que les poètes des « Écrits » célèbrent. Non seulement ces derniers célèbrent son existence, mais se survivent à travers Labé : « mieux que par vous par elle vous vivez » (« Aux poètes de Louise Labé », p. 210, v. 8). On sait à quel point la question de la gloire poétique comme moyen de s’éterniser n’est pas une vaine ambition chez les poètes de la Renaissance qui s’escriment tous à résister au temps « mange-fer », pour reprendre l’expression de Grévin4.

5La signature de Louise Labé diffusée dans les Œuvres est tout à fait claire, affirmée et audacieuse : « Louïze Labé Lionnoize », sophistiquement et fémininement allitérée en [l] (« elle ») parcourt tous le volume et diffuse l’aura discrète d’une persona singulière. Disséminée une douzaine de fois dans le livre avec ou sans l’épithète, l’autrice des Œuvres montre sans cesse des signes de vie, « montre signe d’amante » : elle signe « Votre humble amie Louise Labé » dans l’épître « A M.C.D.B.L. » (p. 65) et réapparaît dans le prolongement du titre du « Débat de Folie et d’Amour par Louise Labé Lyonnaise » (p. 67) et de celui des « Écrits de divers Poètes, à la louange de Louise Labé Lyonnaise » (p. 211). Son nom encadre manifestement chacun des seuils des Œuvres et confère à cette femme, par un phénomène de récurrence, le statut vivant d’autrice. Ayant publié ses œuvres en son nom propre, c’est bien juridiquement enfin que Louise Labé est reconnue comme autrice vivante, puisque le privilège royal lui est accordé et vient officiellement légitimer sa signature et son existence : « notre chère et bien aimée Louise Labé, Lyonnaise » (p. 293).

6De plus, les Œuvres laissent se manifester abondamment un « je » que l’on peut qualifier de vivant et animé, et de ce fait sur la pente délicate de sa propre disparition, car l’« on voit mourir toute chose animée » (s. VII, v. 1, p. 185). L’ego lyrique de l’énonciatrice des Œuvres se manifeste ainsi dans l’expérience de vie si particulière qui consiste à être amoureuse, à se mettre en scène, à se dire en tension. Calqué sur le modèle de la giovenil errore de Pétrarque, l’expérience du vécu amoureux est manifestement celui de la souffrance liée à une erreur de « folle jeunesse » (Élégie, III, v. 6, p. 161), suite au narratif de l’inamoramento. Dans toute sa violence, l’énonciatrice est ciblée par Amour avant le seizième hiver de son âge (Élégie III, v. 73, p. 172), et vit pendant au moins treize étés (v. 75, p. 173) l’expérience de « l’étrangement » à soi-même. Le texte engage aussitôt la dynamique du coup de foudre par le filtre duquel la vie amoureuse est vécue.

7Enfin, l’énonciatrice prend à partie les Dames et crée un cadre empathique singulier pour se dire, qui concourt à partager son expérience de l’écriture et à encourager son imitation. Ayant crée les conditions d’une communauté affective genrée, le vécu amoureux s’engage ainsi toujours en parallèle d’une dynamique d’éveil de ce public de femmes, à la manière de Labé qui priait « les vertueuses Dame d’élever un peu leur esprit par-dessus leurs quenouilles et fuseaux » (p. 62) dans son adresse à Clémence de Bourges, qui mêle à l’encouragement enthousiaste la mise en garde lucide5. A terme, cette voix conditionne un partage avec les femmes d’une expérience de vie dépossédée de sa propre volonté de nuire, sur le ton de la confidence intime, confirmé par l’horoscope de l’énonciatrice dans la troisième élégie (Élégies, III, v. 19 et sv.) ; ainsi s’étoffe la construction d’un ethos, dont le plaisir n’est pas de voir souffrir les autres, ni de souhaiter souffrir soi-même. Vivre l’amour est possible dans le cadre d’une empathie lucide.

Aimer : l’invivable

8Vivre l’amour c’est vivre heureux : « combien est mal plaisante et misérable la vie de ceux qui se sont exemptés d’Amour » dit Apollon (p. 103). Mais le sentiment de vivre l’amour s’accompagne toujours du risque de sa perte et s’établit inexorablement sur une ligne de crête. Apollon rappelle comme une maxime universelle, qui semble recouvrir la voix de l’énonciatrice elle-même, que vivre sans aimer n’est pas vivre « commodément » : « sans lui ne se peut commodément vivre. Pour ce qu’il est estimé entre les humains, l’honorant et aimant, comme celui qui leur a procuré tout bien et plaisir » (p. 111). Dans la perspective du dieu de la belle apparence, vivre l’amour c’est vivre l’harmonie du monde, que Folie met dangereusement en péril, parce qu’elle ne peut jamais mourir. Folie est immuable, plus que jamais vivante. Apollon s’en insurge d’ailleurs : « cette-ci, qui , méprisant ta majesté, a violé ton palais, vit encore ! Et où ? Au ciel ; et est estimée immortelle, et retient nom de Déesse ! » (p. 96).

9Dans les élégies, l’énonciatrice évoque ainsi immédiatement une expérience psychosomatique de souffrance au présent dès lors qu’on aime (« mais maintenant », Élégie I, v. 9, p. 155) qu’il s’agit cependant d’adoucir et non de « tendre » comme s’y emploient les sonnets. Le climax est logé dans la seconde élégie où la dramatisation lyrique est la plus intense (« Cruel, Cruel, qui te faisait promettre / Ton bref retour en première lettre ? », Élégie II, v. 9-10, p. 164). L’élégie œuvre comme une forme qui viendrait tempérer l’ardeur des passions où l’énonciatrice entend « rafraîchir d’une nouvelle plainte / [s]es maux passés » (Élégie I, v. 42-43, p. 157). Les élégies bâtissent ainsi un registre pathétique intense dont on peut observer la mécanique : l’espoir confiant (« Et de nouvel ta foi je me fiance », II. v. 29, p. 164), laisse place au doute (« Tu es, peut être, en chemin inconnu », Élégie II, v. 31), et donne naissance à une conviction du contraire (« Je crois que non », Élégie II, v. 33). On y observe ainsi comment le désir sape toute forme d’apaisement et relance une dynamique de déploration perpétuelle. Les élégies labéennes offrent la possibilité d’une spectacularité forte du discours pathétique, reposant sur les récits de souffrances, sur les invectives faites à l’Amant, sur la mise en scène d’une mort à soi lors de l’épitaphe finale (Élégie II, v. 101-104, p. 168), et sur une énonciation dialogique constante. « Ne vivant pas, mais mourant d’une Amour / Lequel m’occit dix mille fois le jour » (Élégie II, v. 91-92, p. 168). Avant que ne s’ouvrent la section des sonnets, les élégies amorcent donc l’expérience de la concordia discors, par le filtre d’un lyrisme chevillé à l’intertexte ovidien des Héroïdes. Cependant, les sonnets se détacheront bientôt de cet hypotexte pour accompagner le chant de l’intime dans toutes ses contradictions.

10Cette expérience s’intensifie dans le sonnet XIII à un degré extrême où le désir de se confondre dans la réciprocité complète avec l’autre devient une expérience de mort à soi insensée que le poème ressasse. Le bonheur de vivre l’amour se loge dans insurmontable vie-mourante : « celui-là pour lequel vais mourant » (s. XIII, v. 2, p. 193), dans une mort à soi appelée des vœux de l’énonciatrice elle-même : « Bien je mourrais, plus que vivante, heureuse » (s. XIII, v. 14). L’amour se présente ainsi comme littéralement invivable car exclusivement lié à un au-delà imaginaire, à un possible que le poème répète en anaphorisant les « si » de condition. Pourtant, la pulsion de vivre persiste dans le ravissement de l’expérience amoureuse. Dans le sonnet XIII, vivre l’amour se fait par cette dynamique d’enthousiasme, d’espoir de fusion amoureuse et de sentiment du bonheur portée par la profusion raffinée de symboles pétrarquistes et mythologies typiques de l’art poétique des années 1550. On y observe un riche travail sur les polyptotes de « vivre » (v. 3), « notre vie » (v. 8), « plus que vivante » (v. 14) ; d’autre part le jeu des paronomases invite à entendre la présence de la vie dans l’envie : « ne m’empêchait en/vie » (v. 4), jeu sonore déjà audible dans les rimes des vers 93-94 de la second élégie, qui se répète comme un écho dans les vers 9-10 de la troisième entre « vie » et « envie ». Être en vie aurait tendance à se confondre avec le désir de vivre, ou encore avec le ravissement (« en ce beau sein ra/vie », s. XIII, v. 1). Vivre l’amour procure en tous les cas une expérience superlative de l’existence, qui confine à envisager avec enthousiasme la vie jusqu’à son extrême limite, dans l’expérience même du désir de vivre, de se sentir vivre.

11Le sonnet XIV vient cependant abattre cet état de mort-vivante qui s’exprime dans les conditions posées par la voix lyrique du sonnet XIII, et confirme que l’existence, quand on aime, consiste à « montrer signe d’amante », c’est-à-dire à vivre l’amour en persévérant dans son existence dans toute son exigence éthique et esthétique. Ces deux sonnets qui fonctionnent comme un diptyque, montrent les variations de la douleur dans toutes ses contradictions, mais aussi le dilemme et la dissidence (dissidio) constitutifs de l’ethos faillé du sujet lyrique. L’idéalisme du sonnet XIII est ainsi révisé : le sonnet de l’hypothétique qui anaphorise les « si » (s. XIII) se transforme en sonnet de la constance en anaphorisant les « tant que » (s. XIV) qui conduisent vers une résistance vitale de la voix à l’œuvre qui, en dépit de cette situation invivable, « ne souhaite encore point mourir » (s. XIV, v. 9, p. 195). C’est bien une philosophie de l’amour qui est en discussion laissant triompher en dernier ressort – condition d’une vie heureuse – un vécu amoureux joint à la peur de la mort, mais une peur reconnue et devenue un instrument de critique des discours amoureux idéalistes et mensongers.

12Vivre l’amour revient à constamment poser la question de la mort à soi lorsqu’on aime et du sentiment de vie son corollaire, de la mortification et de l’exhalation, ce qui se traduit dans la philosophie néoplatonicienne par une réflexion sur la place et le destin du corps par rapport à l’âme. Toute la virtuosité de ces réflexions philosophiques portées par Ficin et son commentaire du Banquet6 de Platon, se trouvent concentrées le huitième sonnet des Œuvres, où la conscience lyrique de l’énonciatrice se replie sur un questionnement porté sur ses propres conditions d’existence par le corps, et de son incarnation face à l’Ami. L’expérience amoureuse ne saurait atteindre un autre degré d’existence en dehors de ce corps, qui lui permet de s’incarner, de résister avec vitalité à l’expérience amoureuse, d’être le terrain de manifestation du fait d’amour et de son devenir, pourtant ce n’est que par une expérience du hors de soi que l’amour peut-être vécu : « si je veux de toi être délivre, / Il me convient hors de moi-même vivre » (s. XVII, v. 12-13, p. 198).

« Baise-moi » : une libido humaniste ?

13Dans le sonnet VIII, l’analyse de la valeur du présent incarne toutes les épaisseurs du vécu amoureux. Ses valeurs sont multiples et peuvent faire l’objet de riches interprétations : présent d'énonciation du « je vis, je meurs », de vérité générale au vers 14 (« il me remet en mon premier malheur »), de narration vers 5 (« Tout à un coup je sèche et je verdoie »), ou encore itératif dans « mon bien s’en va, et à jamais il dure »… Cette analyse permet d’interroger comment se vit l’amour dans un présent de toutes les valeurs, d’un présent emmêlé dans le lyrisme et manifestant la vie de l’énonciatrice à tout instant (un présent que l’on pourrait qualifier de « lyrique » ?). De ce fait, le terme central du huitième sonnet est celui de l’amorce : « je vis », que la diérèse « La vi-e » du vers 3 prolonge. Dans une tension proprement existentielle entre la vie et la mort, l’autrice des Œuvres montre qu’il existe la possibilité d’un dire poétique mariant toutes les tensions. Aussi, dans toute la lyrique labéenne se joue-t-il une éthique à éprouver par l’écriture, une leçon de vie que sa poésie pétrarquiste permet de déployer dans toutes ses nuances. Par le pouvoir de la réminiscence, l’art d’écrire parvient presque charnellement à faire revivre le fait d’amour dans le réel : qu’on pense par exemple aux halètements du deuxième sonnet dans l’emploi répété du « ô » lyrique. Lorsque le réel fait défaut dans le bonheur comme dans le malheur, « montrer signe d’amante » permet de revenir à une forme d’éthique de l’immanence, c’est-à-dire à constater l’existence concrète du fait d’aimer, dans sa contradiction et sa répétition ininterrompue. Car aimer est une préoccupation éthique majeure, une recherche de connaissance de soi et de sa valeur comme le rappelle Apollon : « l’affection naturelle, que tous avons à aimer, nous le fait élever et exalter. Car nous voulons faire paraître, et être estimé ce à quoi nous nous sentons enclins. Et qui est celui des hommes qui ne prenne plaisir, ou d’aimer, ou d’être aimé ? » (p. 102). Autrement dit, dans l’humanisme apollinien, il n’est certainement pas question de « la Lubricité et ardeur de reins [qui] n’a rien de commun, ou bien peu, avec amour » comme peut l’imaginer Jupiter, coureur invétéré (p. 91). L’amour est élu comme principe d’ordre social, il participe d’une utopie du vivre-ensemble car en nous menant à nous présenter sous nos plus beaux artifices, il construit une société pleinement digne et humanisée : « Que vous semble-t-il ? Si tous les hommes étaient de cette sorte, y aurait-il pas peu de plaisir de vivre avec eux ? » (p. 104). Mercure et Apollon ne sont pas en désaccord là-dessus : « comme incontinent que l’homme fut mis sur terre, il commença sa vie par Folie » (p. 122), le fait d’Amour viendrait dépasser et corriger cette anthropologie. Le travail minutieux de la connaissance de soi, du souci de soi, de son for intérieur deviennent, à la Renaissance, constitutifs de l’expression de l’ego lyrique qui vit en aimant et qui cherche à éprouver la pleine maîtrise de sa vie.

14Le baiser peut alors apparaître comme la solution humaine et poétique au fait de vivre l’amour :

Jouissons-nous l’un de l’autre à notre aise.
Lors double vie à chacun en suivre.
Chacun en soi et son ami vivra.
Permets m’Amour penser quelque folie :
Toujours suis mal, vivant discrètement,
Et ne me puis donner contentement,
Si hors de moi ne fais quelque saillie.7

15Le baiser est le motif labéen par excellence. Il est codé dans le nom même le Louise Labé par l’auteur du second poème des « Écrits » qui joue sur l’étymologie savante d’« Aloysae Labaeae », labea signifiant en latin : « les lèvres ». La référence savante rappelle ainsi discrètement que la Lesbie de Catulle se survie chez Labé, et qu’un héritage de la lyrique romaine du premier siècle avant notre ère se perpétue.

16L’impératif du don (« Donne-m’en un de tes plus amoureux : / Je t’en rendrai quatre plus chaud que braise. », s. XVIII, v. 2-3, p. 200) peut aussi bien renvoyer à l’ordre qu’à la supplication d’être aimée et en définitive à la découverte de son pouvoir sur l’autre ou de sa faiblesse manifeste. En tant que saillie du corps pour l’esprit, le baiser est de ce fait dans les sonnets de Labé perçu comme l’une des péripéties du fait d’amour que l’Amante encourt, car il ouvre la porte à la Folie. L’évocation de la suavité du baiser, la description délicate des sensations délectables procurées par la douceur ou l’ardeur de la bouche aimée, le calcul inlassable du nombre des baisers donnés et reçus, sont les marques récurrentes du motif. L’acte de donner un baiser est ainsi intégré à la Renaissance à la codification de la philosophie néoplatoncienne, comme il en était déjà question dans le sonnet XIII8.

17L’échange de regard, préalable essentiel à l’inamoramento, comme le contact entre les lèvres sont dans le néoplatonisme des moments de transferts de l’ego dans l’alter ego9. L’esprit de l’Amant ou de l’Amante s’échappe par ces failles ouvertes du corps, pour s’intégrer à une autre moitié de lui-même. L’ego et l’alter ego s’emmêlent l’un l’autre, ils jouissent de fusionner ensemble et vivent dès lors une double vie. Donner un baiser est ainsi un outil de connaissance de l’autre et de soi-même. Dans le jeu de la réciprocité amoureuse et de ses contradictions, le baiser devient l’acte d’amour le plus représentatif de la conception labéenne de l’amour comme connaissance de soi et de l’autre telle qu’elle est défendue par Apollon dans le « Débat ». Ce motif contient ainsi toute la complexité du don et contre-don narcissique au cœur de la relation désirante qui unit deux êtres distincts : « Car autant y a-t-il de plaisir à être baisé et aimé, que de baiser et aimer », rappelle Amour à Jupiter (Débat, IV, p. 91). Tout est réversible en amour, aimer revient à être attentif au mouvement de soi, au vécu de sa propre métamorphose : « Étant Amour désir, ou, quoi que ce soit, ne pouvant être sans désir : il faut confesser qu’incontinent que cette passion vient saisir l’homme, elle l’altère et immue » (p. 144).

*

18« Qui eût traversé les mers, sans avoir Folie pour guide ? » (Débat, V, p. 126) : dans les Œuvres, Amour et folie sont les deux dualités intrinsèquement liées à la nature de tout amant, de toute amante. Désigner la nature même de cette folie d’amour, de cette « fausse Sorcière » (p. 78), est une gageure car leurs contradictions et leur complémentarité sont la matrice éternelle du fait d’amour que ramasse à lui seul le « je vis, je meurs » du huitième sonnet. Il est vrai que, des mots de Labé elle-même, l’acte d’écrire est un acte jouissif et voluptueux par essence. L’écriture a cette potentialité de mettre l’art au contact de la vie et du plaisir de vivre : «  car le passé nous réjouit, et sert plus que le présent : mais les plaisirs des sentiments se perdent incontinent, et ne reviennent jamais, et en est quelquefois la mémoire autant fâcheuse, comme les actes ont été delectables » (« A M.C.D.B.L.», p. 63).

19En définitive, l’écriture, qu’elle soit celle d’une femme ou non, conduit ainsi à la réminiscence, et de ce fait à une forme d’« éternisation » jouissive de l’existence dans le plaisir, mais aussi à la souffrance. Au terme de ce parcours, le lyrisme labéen n’est pas l’expression d’une totale déprise dans le sentiment, on y observe un désir constant de se connaître qui n’est pas idéalisé, qui est à l’œuvre pour se formuler dans toutes ses nuances : « Permettez-moi que je vive (…) Afin qu’à mon gré j’écrive » (Écrits, [24], v. 61 et 63, p. 263). Par le pouvoir de la réminiscence en effet, l’art d’écrire parvient presque charnellement à faire revivre le fait d’amour dans le réel.