« Force de vérité » et « crise des savoirs » : la littérature contemporaine face aux discours scientifiques et médicaux sur le trauma
1Depuis la fin du XXe siècle et plus encore dans les premières décennies du XXIe, de nombreuses œuvres littéraires ont cherché à représenter et exprimer des expériences traumatiques. Pour les analyser, les études littéraires se tournent généralement vers des théories du trauma – relevant de la psychanalyse, des approches neurocognitives ou issues des trauma studies – qui fournissent un cadre conceptuel à leurs interprétations. Mais que nous disent les textes littéraires eux-mêmes des discours scientifiques et médicaux sur le trauma ? Comment se positionnent-ils vis-à-vis d’eux ?
2C’est à ces questions que cet article tentera de répondre, à travers l’étude de trois textes : L’Enfance politique (Lefebvre, 2015), Notre vie dans les forêts (Darrieussecq, 2017) et Thésée, sa vie nouvelle (Toledo, 2020)1.
3 Dans le champ de l’extrême contemporain, ces textes relèvent de postures et de pratiques littéraires bien distinctes, voire antinomiques. Ils partagent pourtant un point commun : la mise en scène et l’appropriation de savoirs récents sur le trauma – qu’il s’agisse du « post-traumatic stress disorder » répertorié par le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (dans le roman de Noémi Lefebvre), de la psychothérapie cognitive et de l’EMDR2 pour traiter des patients traumatisés (dans celui de Marie Darrieussecq), ou encore des recherches en épigénétique sur la transmission transgénérationnelle des traumas (chez Camille de Toledo). La mobilisation de ces savoirs et de leurs discours par des œuvres aussi différentes signale la dimension centrale acquise par la catégorie de trauma dans la société mais également la détermination de la littérature contemporaine à examiner, parfois de manière très critique, les paradigmes scientifiques et les pratiques thérapeutiques qui façonnent notre présent.
4 Cet article suivra deux pistes. En reprenant à son compte les principes de l’épistémocritique3, il analysera, d’une part, les modalités et les enjeux de l’appropriation littéraire des discours médicaux et scientifiques sur le trauma – de l’usage heuristique de l’épigénétique chez Toledo à la satire féroce de la psychiatrie nord-américaine chez Lefebvre. Dans une perspective davantage théorique et critique, il s’agira, d’autre part, de se demander comment la lecture de ces textes, qui viennent questionner les concepts et les théories sur lesquels les chercheurs prennent habituellement appui pour penser les liens entre littérature et trauma, peut nourrir une réflexion sur la pratique de l’interdisciplinarité.
Études littéraires et théories du trauma : un état des lieux
5 L’appréhension des productions culturelles, et notamment de la littérature, à partir de la catégorie de trauma engage inévitablement à mobiliser les théories du trauma déjà existantes, la psychiatrie, les neurosciences ou la psychanalyse, avec leurs approches et leurs modèles respectifs de trauma. C’est de ce principe que sont issues les trauma studies. L’émergence de ce champ d’étude transdisciplinaire dans les années 1990 aux États-Unis repose en effet sur l’appropriation du concept spécialisé de trauma par des universitaires venant principalement des études littéraires, comme c’est le cas de Cathy Caruth, l’une des fondatrices des trauma studies. Du côté des études littéraires françaises, les travaux sur la littérature et le trauma se sont multipliés depuis la fin du XXe siècle, appelés par des textes dans lesquels la représentation et l’expression d’expériences et de mémoires traumatiques sont centrales. S’ils ne constituent pas un champ d’étude aussi structuré que les trauma studies anglophones, ces travaux en reprennent le principe : mobilisant pour appuyer leur interprétation des œuvres littéraires des savoirs exogènes sur le trauma issus de différents champs spécialisés.
6 Le transfert de la catégorie de trauma, depuis ses champs premiers de théorisation et d’application vers les études littéraires, ainsi que la confrontation des chercheurs aux savoirs qui y sont liés ont participé à l’émergence de nouvelles manières de concevoir la littérature et de l’interpréter : que l’on songe à la conception éthique de la lecture qui, sur le modèle du témoignage ou de la cure, a pour charge d’entendre le trauma que le langage littéraire manifeste ; à l’identification d’une esthétique du trauma par le biais d’une association entre symptômes traumatiques et effets formels, rapprochant ainsi le geste interprétatif et le geste diagnostic ; ou encore aux réflexions sur la portée thérapeutique de la littérature qui trouve des points d’appui dans les conceptions du récit portées par certaines approches neurocognitives du trauma, par la psychotraumatologie ou encore par la médecine narrative4.
7 Depuis quelques années, cette interdisciplinarité est devenue un objet de questionnements chez plusieurs chercheurs issus des trauma studies qui mettent en relief un double problème : le premier est lié à un usage non problématisé de la catégorie de trauma par les études littéraires ; le second a trait aux relations qui se construisent entre les différents discours et objets mis en jeu dans par la pratique interdisciplinaire, en l’occurrence la littérature, la théorie littéraire et les discours spécialisés sur le trauma. Dans Rewriting the American Soul : Trauma, Neuroscience and the Contemporary Literary Imagination, Anna Thiemann relève le problème suivant :
L’adoption généralisée de la théorie du trauma a entravé l’examen critique de son histoire et de son origine. De nombreux chercheurs en études littéraires ont fermé les yeux sur le fait que la théorie contemporaine du trauma résultait d’un changement important de paradigme5.
8Ce constat fait depuis les États-Unis me semble avoir une portée générale dans la mesure où le changement de paradigme évoqué par Anna Thiemann dépasse largement le cadre national. Comme le montrent Didier Fassin et Richard Rechtman dans L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, les années 1980 constituent un jalon majeur dans l’histoire relativement récente de la catégorie de trauma. Elles ont été marquées par plusieurs phénomènes d’importance qui configurent le paradigme dans lequel nous sommes encore pris aujourd’hui : une reconnaissance inédite du trauma que signale et ratifie l’inclusion des PTSD (post-traumatic stress disorder) dans la troisième version du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux mondialement utilisé en psychiatrie ; le développement des neurosciences et de l’imagerie cérébrale qui se joue en parallèle d’une perte de légitimité de la psychanalyse. Cet « aveuglement » des études littéraires pointé par Anna Thiemann a au moins trois conséquences liées : la tendance à considérer le concept de trauma comme anhistorique et universel ; à occulter les divergences théoriques, principalement entre approches neurocognitives et psychanalytiques, dont les conceptions du sujet, de la mémoire ou encore du langage diffèrent ; à oublier les implications idéologiques et politiques entrant en jeu dans la constitution d’un paradigme dominant, quelle que soit, par ailleurs, sa légitimité scientifique.
9D’autre part, la revendication d’interdisciplinarité, comme d’ailleurs le postulat d’une affinité naturelle entre théorie du trauma et littérature6, ne suffisent pas évacuer, voire occultent, le risque de subordination de la littérature et de son interprétation à une théorie exogène, avec ses modèles et sa normativité. On se souviendra ici des propos de Pierre Bayard qui, avant de mettre en œuvre sa tentative d’appliquer de la littérature à la psychanalyse, se penchait sur le geste inverse, consistant à lire la littérature à partir de la théorie psychanalytique :
Cette relation [entre psychanalyse et littérature] consiste en une application […]. Une théorie extérieure à l’œuvre est posée avant sa lecture – laquelle se situe dans l’orbite de cette théorie –, et c’est à sa lumière que l’œuvre est lue […]. Il n’est pas question, ou seulement de manière marginale, de dégager de l’œuvre une théorie particulière, différente, voire antagoniste, de la théorie psychanalytique. Tout au plus pourra-t-on accepter que l’œuvre encourage à quelques variations par rapport à la théorie principale, mais sans remettre en cause sa domination. (Bayard, 2004, p. 11)
10Ce motif de la domination se retrouve dans l’ouvrage d’Anna Thiemann, lorsque celle-ci s’inquiète de voir la littérature réduite au rôle « [de] complice ou [de] servante », cette fois-ci, « de la psychiatrie7 » sous l’effet de son appréhension par le prisme du trauma. De son côté, Michelle Balaev note que le recours à « un seul modèle psychologique produit une interprétation homogène des différentes représentations du trauma » au détriment des « multiples modèles de traumatisme et de mémoire8 » mobilisés par la littérature, voire inventés par elle.
11L’ensemble de ces préoccupations sont représentatives d’un mouvement réflexif et critique qui traverse les trauma studies depuis les années 2010, passant au crible les principes théoriques et la méthodologie au fondement du champ d’étude. Si elles appellent de leurs vœux une problématisation plus fine des rapports entre littérature et trauma, elles encouragent également à prêter davantage attention à la portée inventive et critique des textes littéraires, à leur capacité de jeu, voire de refus, vis-à-vis des paradigmes dominants dont ils sont les contemporains. Ces deux perspectives apparaissent inséparables dès lors qu’on les considère comme partie prenante d’« un processus dialogique à double sens dans lequel la théorie et les objets analysés s’éclairent et s’enrichissent mutuellement9. » Étudier « le savoir dans les textes littéraires, les procédures de réécritures et leurs effets » (Séginger, 2019, §11), suivant les principes de l’épistémocritique, peut alors constituer une voie pour interroger en retour l’outillage théorique et conceptuel dont se servent habituellement les études littéraires lorsqu’elles mobilisent la catégorie de trauma pour lire la littérature.
Histoire(s) récente(s) du trauma
Vue du futur
12Notre vie dans les forêts est un récit d’anticipation dystopique. Le témoignage que rédige la narratrice au milieu d’une forêt où elle se cache décrit une société caractérisée par un usage dérégulé des technologies et le recours institutionnalisé au clonage. Les premières – implants divers, omniprésence de drones et de robots – prennent part aux moindres aspects de la vie, y compris les plus intimes et les plus quotidiens, et permettent la surveillance d’une population exploitée et tenue par la peur des attentats et des kidnappings. Le second, qui constitue le volet sanitaire de cette dystopie, fournit aux individus qui en ont les moyens des clones qui leur servent de réserve d’organes. C’est dans cet environnement transhumaniste aux accents totalitaires qu’évolue la narratrice – Viviane – qui, avant de participer à un mouvement de libération des clones et de fuir dans la forêt, était « psy ».
Mon métier, la façon dont on m’a formée, c’était de rendre possibles pour les gens les traumatismes qu’ils ont vécus. […] Je faisais partie de ces pools de psys d’urgence qu’on a mis sur les gros coups du début du millénaire. Sale époque. Mais je traitais aussi les accidents banals, la voiture emboutie et le bruit qui perdure dans la tête, le boum, les acouphènes, les phobies qui s’installent, la routine du traumatisme. (Darrieussecq, 2017, p. 25-26)
13Jusque-là, rien de très dépaysant pour le lecteur d’aujourd’hui. Viviane utilise d’ailleurs des méthodes thérapeutiques attestées, telle que l’EMDR10. En revanche, dans cet univers la psychanalyse n’existe plus ou presque plus. Elle appartient à ces objets d’« autrefois » (p. 28) dont persistent seulement un savoir un peu vague et quelques représentants en voie d’extinction dont le « contrôleur » de Viviane qui, nous dit- elle, a « connu l’ancienne époque » (p. 21) et a « au moins quatre-vingts ans » (p. 47). Quant aux lecteurs du futur auxquels elle adresse son témoignage, Viviane fait l’hypothèse qu’ils n’en sauront plus rien et s’il faut leur expliquer ce qu’était la Joconde, il faut aussi leur préciser qui était Freud : « La résistance au traitement est un phénomène qu’a repéré Freud très tôt, je ne vais pas m’étendre (Freud était un psychiatre autour de 1900). » (p. 38-39) Même si Viviane, confrontée à un patient qui refuse l’EMDR et qui lui apprend à se taire, finira par adopter ce qui se rapproche d’une posture de psychanalyste, la psychanalyse ne fait pas partie des trois méthodes non médicamenteuses « autorisées » (p. 36). L’inconscient est une histoire ancienne et dans son cabinet truffé de micros Viviane « reprogramm[e] [des] cerveaux » (p. 37).
14Le récit d’anticipation permet cela : imaginer la disparition de pratiques, d’objets, familiers pour le lecteur, remplacés par d’autres qui dessinent le monde créé par la fiction. Dans les dystopies en particulier, l’extinction et la destruction des éléments du passé (le présent du lecteur) sont souvent vécues sous le régime de la perte. Sauver ou réactualiser quelque chose du passé constitue alors un geste de résistance contre l’oubli sur lequel se fonde le pouvoir. Notre vie dans les forêts ne déroge pas entièrement à ce principe, cependant il me semble que la mise en scène de la fin de la psychanalyse vient répondre à d’autres enjeux. Par ce biais, le roman exprime moins la crainte que la psychanalyse ne soit éclipsée par d’autres approches – même si, nous le verrons, il porte sur certaines de leurs implications un regard circonspect – qu’il n’ouvre à la possibilité d’une approche historicisée du trauma. L’anticipation met en effet en relief le fait que les pratiques thérapeutiques et les conceptions du trauma qui y sont liées non seulement changent au cours du temps mais sont historiquement déterminées, se trouvant au confluent d’enjeux savants et moraux11 mais aussi politiques, et plus précisément dans ce roman, biopolitiques. Si Notre vie dans les forêts réinscrit le trauma dans le temps, quels moments de son histoire saisissent L’Enfance politique et Thésée, sa vie nouvelle ?
« Don’t worry Rat, PTSD is international and made in USA » (Lefebvre, 2015, p. 88-89)
15La narratrice de L’Enfance politique, Martine, a tout quitté après un événement qui a causé chez elle une forme d’effondrement psychique. Retournée vivre chez sa mère, elle fait ensuite une tentative de suicide qui la conduit brièvement à l’hôpital psychiatrique. Le diagnostic tombe : Martine souffre de stress post-traumatique, soit de PTSD. Dans sa langue singulière (sur laquelle je vais revenir), Martine résume ainsi la situation : « J’avais donc un problème de rat issu du manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de la société américaine de psychiatrie des autres animaux qui sont fait comme des rats. » (Lefebvre, 2015, p. 88) Au-delà de la portée comique du passage, reposant sur l’imbrication de procédés d’animalisation et de références spécialisées – au Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, à la Société Américaine de psychiatrie qui le publie –, la reformulation du diagnostic par Martine a pour effet de situer ce dernier, de rappeler, en un sens, d’où il provient.
16Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) est une classification des troubles mentaux publiée depuis les années 1950 par l’Association américaine de psychiatrie et aujourd’hui mondialement utilisée dans le champ de la santé mentale. C’est en 1980, dans sa troisième version, qu’il intègre pour la première fois la catégorie des PTSD. Cette inclusion, qui constitue un véritable changement de paradigme, vient répondre à une demande sociétale – celle liée à la reconnaissance des victimes, notamment des vétérans de la guerre du Vietnam – tout en exprimant les positions anti-psychanalytiques du groupe en charge de sa rédaction. L’étiologie du trauma retenue est événementielle : ce dernier constitue une réponse à des événements particuliers, considérés comme traumatogènes. Le DSM en délivre une liste que le roman de Noémi Lefebvre reprend à son compte en la détournant légèrement et en mobilisant à nouveau la figure du rat :
On expose des rats à des accidents ferroviaires, à des invasions ou à des assauts de régiments de chars blindés ou à des frappes chirurgicales ou des attaques de drones ou des guerres sanglantes ou à des attentats ou des tremblements de Terre ou toutes sortes de catastrophes naturelles ou des viols, des sévices corporels et des tortures, tout à l’échelle du rat. Après les rats changent de chimie du cerveau. (p. 84)
17Cette citation fait par ailleurs écho à un phénomène concomitant et inséparable de l’inclusion des troubles de stress post-traumatique dans le DSM : le développement des neurosciences à partir des années 1980 mais surtout 1990, déclarée « décennie du cerveau » par George H.W. Bush, alors président. Or, l’étude des effets du trauma sur la « chimie du cerveau », pour reprendre l’expression de Martine, de même que la recherche de combinaisons de molécules qui les atténuent, s’appuient sur un « modèle animal » : celui des rats qui peuplent l’imaginaire de notre narratrice sous benzodiazépine. Avec L’Enfance politique, Noémi Lefebvre s’empare donc du trauma à l’heure du modèle « neurocognitif » qui, fort de la scientificité des méthodes auxquelles il a recours, principalement statistiques et expérimentales, se présente comme neutre et objectif. Et c’est à ces dimensions, nous allons le voir, que le roman cherche notamment à s’attaquer.
« L’hypothèse de liens jusque-là inaperçus » (Toledo, 2020a, p. 250)
18Dans Thésée, sa vie nouvelle, le narrateur qui a fui Paris après le suicide de son frère par pendaison, puis les morts successives de sa mère et de son père, se retrouve à Berlin. Là, son corps « le lâche » (Toledo, 2020, p. 65). Et c’est à partir de ces « pathologies mystérieuses » (p. 68) qu’aucune cause physique ne semble expliquer qu’il se décide à « tirer le fil de la blessure » (p. 169). Il se plonge alors dans les archives familiales et se retourne sur le passé historique, les guerres et les génocides du XXe siècle, contre ce temps d’oubli et de foi en la promesse d’un avenir « moderne » des Trente Glorieuse. Car Thésée en est venu à cette idée : pour comprendre le geste de son frère ainsi que ses propres souffrances physiques, il faut remonter le courant de la généalogie et de l’histoire en faisant l’hypothèse que le corps – un « corps-mémoire » (p. 96) – garde trace des traumas du passé, même lointains, même ignorés. Cette enquête que mène le narrateur pour comprendre « pourquoi ça frappe, comme ça à retardement » (p. 135) trouve des appuis du côté des théories de la mémoire de l’eau, de la psychogénéalogie mais également de l’épigénétique.
19Alors qu’il lit les lettres écrites par son arrière grand-oncle pendant la Première Guerre mondiale, le narrateur évoque une expérience scientifique récente. Il s’agit de l’exposition d’un ver, le ver « C. elegans », à un « stress thermique » qui engendre des modifications dans le comportement d’un de ses gènes que l’on retrouve ensuite pendant les quatorze générations de vers suivantes. Cette expérience, nous explique-t-il, relève de l’épigénétique. Né dans les années 1940, ce champ de recherche aux multiples applications étudie les modifications qui affectent l’expression des gènes (et non l’ADN lui-même). Ces modifications engendrées par l’environnement au sens large ont la particularité d’être transmissibles à la génération suivante. En mobilisant l’expérience sur le ver C. elegans dans son enquête sur le passé familial et historique, le narrateur de Thésée, sa vie nouvelle, fait signe vers l’un des objets actuels de l’épigénétique : la transmission transgénérationnelle des traumas, non plus chez les vers mais chez les humains. En effet, tout un pan de la recherche tente de montrer que les modifications épigénétiques engendrées par l’exposition des individus à des traumas se transmettent à leurs enfants et ainsi d’expliquer pourquoi ces derniers souffrent eux-mêmes de PTSD ou d’autres troubles psychiques.
20 Bien que ces études n’aient pas encore démontré de manière concluante la transmission épigénétique des effets du traumatisme chez les humains12, l’épigénétique intéresse autant qu’elle fascine, jouissant, selon les mots de Marianne Hirsch, d’une « force de vérité » (Hirsch, 2017, p. 45) particulièrement puissante. Cette discipline se développe en effet à une époque où la question de la mémoire, en particulier celle des violences et des catastrophes historiques, l’idée de transmission et mais aussi celle de preuve forment un ensemble particulièrement structurant dans la société13. Cette configuration ne laisse pas indemne la manière d’envisager le trauma. Il ne s’agit alors pas seulement de penser la dimension traumatique de certains événements ou phénomènes historiques mais de penser leurs effets à long terme, et parfois différés, à travers l’héritage qu’ils forment. C’est cette articulation particulière entre mémoire et trauma qui se consolide depuis le début du XXIe siècle que croisent les recherches en épigénétique. Dans Thésée, sa vie nouvelle, cette dernière vient plus précisément soutenir un changement d’échelle : le passage d’une approche centrée sur l’individu à la prise en compte de la généalogie. Pour Camille de Toledo, cette extension permet dès lors de prendre en considération « un ensemble beaucoup plus vaste de relations, d’impacts, de marqueurs » (Toledo, 2020b).
Appropriations littéraires du discours scientifique et médical
21Lors d’un entretien à l’occasion de la parution de Thésée, sa vie nouvelle, Camille de Toledo dit ceci : « L’épigénétique et les diverses pratiques qui explorent les transmissions transgénéalogiques invitent à organiser nos narrations autrement. Et c’est de ce dialogue entre savoir [sic], savoir sur les traumas et Histoire, que naît la forme, la composition de Thésée, sa vie nouvelle. » (Toledo, 2020b) Le lien entre les savoirs exogènes mobilisés et l’œuvre littéraire est posé : les premiers ne constituent pas seulement une référence explicitement présente dans le texte, ils en configurent la forme. On pourrait alors se demander ce que la littérature fait en retour à ces savoirs exogènes qu’elle convoque – savoirs qui ont la particularité d’être contemporains des textes et de bénéficier d’une reconnaissance et d’une légitimité fortes. Analyser ce processus revient à penser ensemble la position qu’adopte la littérature à leur égard, la manière dont elle en rend compte et comment, lors de ce transfert d’un espace discursif à un autre, elle les affecte.
Des rats et des robots : la piste satirique
22Dans le roman de Noémi Lefebvre, l’événement qu’a vécu Martine, et dont elle ne se souvient pas, semble l’avoir rendue totalement étrangère à sa propre vie. Le regard décalé, bizarrement extérieur, que la narratrice pose désormais sur le monde qui l’entoure est rendu par une langue elle-même troublée. Les énoncés les plus communs, comme d’ailleurs les bribes de discours issus de la sociologie ou de la philosophie dont Noémi Lefebvre a truffé son roman, sont utilisés de manière littérale, articulés de manière incongrue, détournés par des jeux sur les sonorités : la langue de Martine les fait pour ainsi dire dérailler. Le discours médical et en particulier celui du DSM n’échappent pas à ce phénomène. Contrastant avec les thèmes abordés – le trauma, la tentative de suicide – la bizarrerie de la langue de Martine crée alors un indéniable effet de comique qui met en déroute le sérieux de la terminologie utilisée par la psychiatrie. Cependant, on aurait tort de voir dans l’étrangeté de Martine l’illustration mimétique et systématique des effets psychiques ou neurologiques du trauma. Si L’Enfance politique ne rentre pas dans la catégorie des « Neuronovels14 », c’est que le DSM ne fournit pas un modèle pour la fiction, il est l’objet d’une critique.
23 Le roman prend, en effet, un tour franchement satirique lorsque Martine, à partir de l’hybridation de multiples références (DSM, expériences scientifiques, discours patriote...) invente ce qui pourrait s’apparenter à une petite fable animalière. Retournant l’idée qu’en matière de trauma on puisse appliquer aux humains un savoir obtenu à partir d’expériences sur les rats, Martine met en scène la figure d’un rat traumatisé de guerre que « la nation » prend en charge à son retour du front :
Rat, you must understand. You have a Post Traumatic Stress Disorder. Don’t worry, Rat. PTSD is international and made in USA. Rat, you were a soldier in the field, your sacrifice is appreciated. Thank you and welcome home. (p. 88-89)
Don’t worry, Rat. The wars are likely to produce generations of veterans with chronic mental health problems associated with participation in combat. You have some difficulty falling asleep, Rat ? So eat your benzodiazépine. (p. 91)
24Cette parodie de discours patriotique en anglais fait directement écho au contexte qui a favorisé l’élaboration de la catégorie des PTSD : la fin des années 1970 aux États-Unis. Car, comme le précise Anna Thiemann, la formation et l’inclusion de cette catégorie dans le DSM « ne [se sont] pas produit[es] dans un vide historique mais dans un contexte culturel spécifique, l'ère post-Vietnam, où la nouvelle ‘‘doctrine du traumatisme’’ a servi des objectifs thérapeutiques et politiques15. » Or c’est bien cet aspect politique de la fabrication d’une catégorie nosographique qui retient l’attention de Noémi Lefebvre et que rend visible le travail sur la langue. Car pour Martine si « on est fait comme un rat » (Lefebvre, 2015, p. 85) ce n’est pas seulement parce que la science étudie l’état de stress post-traumatique avec des rats de laboratoire, c’est également parce que le discours du DSM fonctionne comme un piège. La syllepse se charge ici d’une valeur critique. Elle permet de mettre en relief la façon dont le DSM participe à l’occultation de la nature politique des violences à l’origine des états de stress post-traumatique chez les soldats. Les effets de la violence guerrière sur ces derniers sont pris en charge médicalement, cependant, comme le précise Martine, « la nation ne dit pas au rat que le traumatisme est la preuve que la guerre et le viol sont une violence politique » (p. 113). En attribuant une cause psychologique au traumatisme, compris sur le plan individuel, la « nation » récuse la dimension politique du trauma et donc sa propre responsabilité. Dès lors c’est la neutralité et l’objectivité du discours scientifique et du DSM qui vacillent.
25Notre vie dans les forêts, de son côté, s’intéresse moins à la catégorie de trauma, en tant que telle, qu’aux pratiques thérapeutiques qui le prennent en charge et à leurs possibles dérives dont le roman cherche visiblement à se « moquer » (Darrieussecq, 2020, p. 130). Cette visée satirique trouve des appuis certains dans les rouages traditionnels de la dystopie : l’extrapolation et l’exagération. Ainsi, en tant que psy spécialisée dans le traitement des traumas, Viviane fait de la « remédiation cognitive » (Darrieussecq, 2017, p. 32), une pratique attestée dans le monde extra-littéraire, mais qui, dans l’univers dystopique, ne sert plus qu’un seul objectif : « réadapter » les patients traumatisés en « reprogrammant » leur cerveau (p. 33 et 37). On le comprend rapidement, la réadaptation des individus ne vise pas tant leur bien-être que la poursuite de leur exploitation (en tant que travailleur ou corps conçu comme réserve d’organes) et le maintien d’un statu quo politique et social. « S’adapter = progrès = améliorer = équilibre = surmonter = satisfaction = bien-être = réussite = liberté » (p. 51), précise Viviane. Bâtie sur une contradiction (s’adapter = liberté) que le glissement d’un terme à l’autre occulte, cette chaîne d’associations de sens ne manque alors pas de faire écho à la devise pervertie d’Océania dans 1984 de George Orwell, « La liberté c’est l’esclavage ». En contraste avec les sombres visées de cette biopolitique du trauma, le discours accompagnant la pratique de la remédiation cognitive possède une dimension comique tenant à son caractère bricolé. Il se présente en effet comme une combinaison de formules tantôt empruntées à la prière de sérénité des Alcooliques Anonymes, tantôt aux « principes du bon management » où se glisse sans peine le slogan publicitaire d’une chaîne de fast-food : « Je leur disais, aux patients : ‘‘Soyez vous-mêmes ! Venez comme vous êtes ! Du nerf !’’ ‘‘Sachez ce que vous voulez, qui vous êtes, pourquoi vous êtes là !’’ » (p. 41). Cette opération de décrédibilisation trouve un prolongement dans la résistance que certains patients de Viviane opposent à leur réadaptation suite à des traumas. Ces cas, qui mettent en déroute la pratique thérapeutique, forment le second levier satirique du roman.
26Dans son témoignage la narratrice évoque en effet deux patients particuliers. Ainsi, le « cliqueur » refuse toutes les méthodes utilisées par Viviane et les tourne explicitement en dérision : appelant l’EMDR « Mort De Rire » ou opposant à la « méthode du lieu sûr » le fait qu’aucun lieu, même imaginaire, « ne résiste [...] aux bombes » (p. 38 et 40). L’autre patiente évoquée par Viviane est présentée comme « l’un de ses plus francs succès » (p. 33). Il s’agit de « l’unique survivante du vol Paris-Johannesburg abattu au-dessus du Sahara » dont la famille entière a péri dans le crash. Cependant, et suivant la formule de Viviane, « Pas de miracle avec la miraculée » : sa patiente finit en effet par se suicider. Dans son rapport, elle notera laconiquement : « la thérapie, même cognitive, ne peut pas adapter les gens à tout » (p. 35). En maintenant une forme d’indécidabilité concernant la nature ironique ou sérieuse des propos de la narratrice, le roman réactualise le mélange de naïveté et de lucidité qui faisait l’efficacité satirique de la narration dans Truismes (1996). Notre vie dans les forêts s’appuie ainsi à de nombreuses reprises sur la puissance ironique du cas qui, par la résistance qu’il oppose aux méthodes et aux visées thérapeutiques, les tourne en ridicule ou les renvoie à leur inanité.
La preuve par les vers
27Le traitement et la fonction de la référence scientifique prend une tout autre direction dans Thésée, sa vie nouvelle. La théorie de la transmission épigénétique des traumas est prise au sérieux par le narrateur, comme d’ailleurs par l’auteur. Répondant à un désir d’explication et d’élucidation, elle vient en complément d’autres approches qui permettent de penser le lien généalogique ou l’inscription matérielle des chocs traumatiques. Dans l’enquête menée par Thésée, elle offre en effet des pistes pour comprendre les douleurs qui l’assaillent mais également ces suicides, comme celui de son frère, qui selon lui ne relèvent ni du « fait social » ni de « l’acte libre » (Toledo, 2020a, p. 249-250). Voici comment le narrateur restitue l’expérience scientifique menée sur le ver C elegans16 :
Jérôme, mon frère, / où vont se déposer les peurs des anciens / dans quel recoin de nos corps ? / est-ce cela que les épigénéticiens découvrent et éclairent / ce que la psychogénéalogie jusque-là ne faisait que décrire ? / permets un instant que je quitte les lettres de Nissim et la boue du Nord / je voudrais, maintenant, te présenter une expérience récente / conduite par un groupe de recherche / figure-toi un « ver », oui, je dis bien un « ver » / de ceux que l’on trouve dans les cercueils, dans les charniers, / dans la tombe – Grab – d’un frère / ce « ver », vois-tu, ce « ver » dont je veux te parler / est connu des spécialistes de l’épigénétique sous un nom abrégé / « C elegans » / le 21 avril 2017 / Klosin, A, Casas E, Hidalgo-Carcedo C, Vavouri T, Lhener B / publient / « Transgenerational Transmission of Environnemental Information / in C elegans » / où l’on apprend que / les modifications du comportement d’un gène causées par / UN SEUL TRAUMA / en l’occurrence un « stress thermique » / peuvent s’observer pendant / QUATORZE GÉNÉRATIONS / comprends-tu ça ? la façon dont la matière encode / les chocs du passé, les traumas des guerres, / les catastrophes que partout le Pouvoir induit ? (Toledo, 2020a, p. 226-228)
28Dans ce passage plusieurs éléments répondent aux critères du discours scientifiques : noms abrégés des auteurs de l’expérience, titre de l’article entre guillemets, date de parution. Par ailleurs une photographie prise au microscope du ver C elegans accompagne la description de l’expérience. Par l’évidence empirique des résultats de cette dernière, le discours scientifique fait ici autorité. D’ailleurs, l’épigénétique est présentée ici comme le relais scientifique de la psychogénéalogie : « les épigénéticiens découvrent et éclairent ce que la psychogénéalogie jusque-là ne faisait que décrire ». L’expérience vaut donc preuve. Et c’est en tant que telle qu’elle est mobilisée par le narrateur dans le procès à charge qu’il mène contre le « Pouvoir » et les catastrophes qu’il induit. Cette perspective est réaffirmée dans l’épilogue lorsque Thésée demande :
où s’arrête la responsabilité d’un État ou d’une entreprise si nos corps portent les traces des violences subies par plusieurs générations ? Et si nous sommes reliés entre les âges par des marquages si profonds dans nos corps, que reste-t-il de l’individu, de sa liberté, de sa volonté ? (p. 251)
29Si la « force de vérité » de l’épigénétique, pour reprendre l’expression de Marianne Hirsch, est bien mobilisée ici, l’écriture littéraire conserve néanmoins ses prérogatives : l’efficacité rhétorique du discours de Thésée est mise au service d’une reconfiguration des enjeux de l’expérience scientifique et participe à son appropriation. Avec l’apostrophe initiale, les interrogatives, les formes impératives et l’interjection « vois-tu », le passage constitue à la fois une adresse lyrique au frère, prolongeant par là un dialogue spectral, entre vivants et morts, amorcé dans la section précédente, mais également un effort pour le convaincre, et à travers lui le lecteur, de la portée heuristique de l’épigénétique. Par ailleurs, l’espace aseptisé du laboratoire de l’expérience scientifique est progressivement contaminé par les catastrophes collectives et individuelles. Un continuum est en effet posé entre le ver de l’expérience et « ceux que l’on trouve dans les cercueils, dans les charniers, / dans la tombe – Grab – d’un frère ». L’association du ver avec la mort du frère est soutenue par un jeu de sonorité (ver/frère) mais ce sont également les meurtres de masse qui se font présents à travers le terme « charnier ». Le ver qui est à la fois celui de l’expérience et celui qui côtoie les morts devient ainsi la figure de ce nouage qu’opère le narrateur entre plusieurs échelles – individuelle, collective – et plusieurs espaces habituellement séparés : l’intimité du lien avec un frère ; le laboratoire scientifique ; les violences historiques. Le passage de l’expression scientifique « stress thermique » au groupe nominal « choc du passé » puis à la séquence apposée « les traumas des guerres, les catastrophes que partout le Pouvoir induit » réaffirme ce principe de contamination et participe à la dramatisation de l’expérience scientifique. L’autorité du discours scientifique se trouve ainsi subordonnée à l’efficacité d’un autre type de preuve, cette fois-ci rhétorique, pensons notamment à la preuve pathétique.
30Ressaisie par la littérature, l’expérience scientifique devient un récit adressé faisant entrer dans le laboratoire l’histoire intime et collective avec ses implications politiques. Parallèlement, ces mêmes catastrophes sont désormais appréhendées à travers toute leur matérialité : la façon dont elles marquent la matière, générant des traces qui persistent dans le temps. Repenser ainsi l’individu à partir de son inscription dans un vaste réseau de liens parfois insoupçonnés et envisager l’inscription matérielle des chocs traumatiques constituent des hypothèses capables, selon Thésée, « d’emporter bien d’anciennes certitudes et des cadres épuisés » (Toledo, 2020a, p. 251). De ce point de vue, la greffe du discours scientifique à la poétique de la blessure qui caractérise Thésée, sa vie nouvelle, constitue bien, pour reprendre l’expression de Michel Pierssens, « le ferment […] d’une crise des savoirs » (Pierssens, 1990, p. 13).
Pensées du trauma
31Notre vie dans les forêts ne pointe pas seulement les possibles dérives de la psychothérapie cognitive devenue tout à la fois terrible et grotesque sous l’effet de l’anticipation dystopique. Le roman met en avant la compatibilité des pratiques et des principes thérapeutiques décrits avec le système économique et politique de la société où Viviane évolue. Dans ce contexte, il n’est pas anodin que le patient surnommé le cliqueur soit à la fois celui qui refuse la remédiation cognitive, celui qui amène Viviane vers la psychanalyse et l’un des membres actifs de la rébellion grâce auquel Viviane fuira et finira par comprendre le système hautement problématique dont elle est partie prenante. J’ai déjà évoqué la portée satirique du cas clinique, capable de mettre en déroute un programme thérapeutique et d’en amorcer la critique. Mais en thématisant une tension entre l’autorité d’une théorie, la routine de son applicabilité, et le surgissement d’une singularité qui y oppose une forme de résistance, l’écriture du cas acquiert, me semble-t-il, une dimension supplémentaire. À travers elle, ce sont les rapports entre l’œuvre littéraire, les paradigmes épistémologiques dont elle est la contemporaine et les cadres interprétatifs au prisme desquels elle est lue qui se font jour. Dans L’Enfance politique, si la narratrice et sa mère font de la résistance face au diagnostic et aux visées thérapeutiques de la psychiatrie qui ratent, selon elles, la nature politique du trauma de Martine, c’est également la littérature qui se place en dissidence vis-à-vis de l’autorité du DSM et des neurosciences. Objet d’une satire manifeste, leurs conceptions du trauma sont par ailleurs refusées comme modèle pour représenter la perception et l’intériorité du personnage, pour élaborer sa langue. S’esquisse ainsi une possible non-coïncidence de la littérature vis-à-vis des paradigmes épistémologiques dominants, ou du moins le fait qu’elle ne s’y soumette pas totalement et puisse les détourner. Ici, pourrait-on dire, c’est le texte littéraire qui « fait cas », dans la mesure où il « déstabilis[e] l’évidence perceptive d’un objet ou la consistance d’une conviction » et appelle ainsi « à la bifurcation logique, à la rupture de procédures ou au changement nécessaire du cadre de référence théorique sur le chemin d’une conclusion » (Passeron et Revel, 2005, p. 5). Revient alors à la critique de se rendre sensible à ces écarts, à la fois inventifs et critiques, que le recours non problématisé aux théories du trauma instituées court le risque d’occulter.
32Cet article a surtout mis en relief ce qui différencie L’Enfance politique et Thésée, sa vie nouvelle, ils se retrouvent pourtant sur un point : la réflexion qu’ils mènent tous deux sur la dimension politique de la violence les conduit à s’écarter d’un modèle psychologique pour penser le sujet et le trauma. En cela, ces textes déploient des pensées singulières du trauma auxquelles cette dernière section de l’article va se consacrer. Dans ces deux textes, en effet, l’explication psychologique ne suffit plus pour comprendre l’effondrement du sujet, au point qu’il attente à sa vie. Ainsi Martine récuse l’idée que son trauma constitue des « problèmes » « intérieurs », « personnels » ou « psychologiques » (Lefebvre, 2015, p. 132-133) et l’associe systématiquement à des violences politiques ou guerrières. C’est ce dont témoignent l’expression « viol politique », utilisée par Martine et sa mère pour désigner l’événement qui lui est arrivé mais également la référence récurrente aux multiples guerres qui ont jalonné le XXe siècle, certaines vécues par les ascendants de Martine (ses parents et son grand-oncle notamment). L’amalgame entre les différents types de violence n’est pas seulement le fruit de l’esprit confus de la narratrice, il constitue une hypothèse critique sérieuse que la fiction a pour charge d’explorer. De ce point de vue, le roman renouvelle de manière assez singulière les enjeux de la saisie littéraire de l’Histoire récente – tendance déjà bien installée et commentée en 201517. La mise en scène de la mémoire historique, voire de la post-mémoire18, vise ici moins à mettre au jour des pans occultés du passé familial et historique qu’à nourrir la réflexion menée par le roman sur les implications politiques de la violence et, en conséquence, son effort pour repolitiser le trauma « personnel ». De son côté, Thésée, sa vie nouvelle récuse également une appréhension individuelle et psychologique du trauma. L’épigénétique nourrit en effet une exploration des relations « entre les traumas de l’histoire et le présent de nos peurs » et participe à l’élaboration d’« un savoir des dépendances et des liens » (Toledo, 2023, p. 139) remettant en question « le mythe des vies séparées » (Toledo, 2020a, p. 88 ) construit par la modernité (p. 222). L’effondrement du sujet doit ainsi être pensé à une échelle plus large qui, débordant le cadre individuel, devient politique et historique. Si L’Enfance politique investit l’histoire du XXe siècle pour révéler une commune nature politique des violences générant des traumas, Thésée, sa vie nouvelle pense la façon dont elles « ricochent » dans le temps et agissent sur un présent oublieux. Mais Camille de Toledo me semble faire un pas supplémentaire dans l’élaboration d’une pensée singulière du trauma. L’expérience épigénétique, nous l’avons vu, le conduit à envisager la nature matérielle de ce dernier, comme empreinte laissée sur la matière. À la saisie du temps long de l’histoire, répond alors une vue resserrée sur la matière permettant de poser un continuum entre les corps humains et le monde naturel, enregistrant tous deux les chocs et les destructions (Toledo, 2020a, p. 187 et 195). La conception psychologique du trauma ne peut ainsi qu’être délaissée au profit d’une réflexion sur la « blessabilité » commune du monde humain et non-humain que déploiera pleinement Une histoire du vertige publié en 2023.
33 Malgré d’indéniables différences Thésée, sa vie nouvelle et L’Enfance politique appréhendent ainsi le trauma à partir d’une érosion des frontières : celles qui séparent l’intime et le politique dans L’Enfance politique ; celles qui séparent le présent et le passé, l’individu et ce qui l’entoure et le précède dans Thésée, sa vie nouvelle. Ce faisant, ces deux textes proposent des pensées critiques, si ce n’est hétérodoxes, du trauma qui tracent leur propre voie vis-à-vis des modèles institués, qu’ils soient issus de la psychanalyse ou des neurosciences.
Conclusion
34 Habituellement, et suivant une perspective interdisciplinaire, ce sont les études littéraires qui mobilisent des théories et des définitions du trauma déjà constituées pour interpréter la littérature. Avec L’Enfance politique, Notre vie dans les forêts et Thésée, sa vie nouvelle, c’est la littérature qui non seulement s’empare explicitement de ces discours mais se les approprie formellement, les subordonnant à ses propres enjeux. C’est ce dont témoignent la fable satirique produite par le personnage de Martine, l’examen critique des pratiques thérapeutiques mené par Viviane et la voix de Thésée, mêlant réquisitoire et chant funèbre. Ce renversement est fructueux à plusieurs égards. Il amène en premier lieu à prêter attention à l’historicité de la catégorie de trauma. Chacun des textes étudiés rend compte en effet des reconfigurations qui ont affecté la catégorie de trauma depuis les années 1980 tout autant que de la place qu’elle occupe aujourd’hui dans nos représentations et nos imaginaires. Mais ce renversement met surtout en exergue la capacité de la littérature contemporaine à produire des pensées du trauma. Ces dernières témoignent d’une activité critique de la littérature, lorsque celle-ci passe au crible les paradigmes épistémologiques qui dominent l’époque contemporaine, mais également créatrice, lorsqu’elle élabore des modèles originaux de trauma entremêlant perspectives poétiques et scientifiques. Par les gestes qu’ils opèrent, ces trois textes nous engagent ainsi à affiner et renouveler nos manières d’analyser les relations entre littérature et trauma.