Colloques en ligne

Morgane KIEFFER

Années 1990-2020 : Vers une fiction au premier degré ?

Towards “first-degree” fiction in the years 1990-2000?

1Les études sur la littérature française contemporaine connaissent une émulation réflexive de plus en plus nette, sensible également au sein du présent ensemble, autour de questions fondamentales : celle d’abord de nos méthodes ; celle de la périodisation à partir de laquelle nous travaillons, en particulier autour de nos seuils (la borne de la fin des Avant-gardes, que nous nous attachons souvent à nuancer ou à déplacer, continue pourtant de faire référence et s’est trouvée mobilisée comme point d’appui à de nombreuses reprises dans ce collectif) ; celle de nos outils (dans ma thèse de doctorat (Kieffer, 2018), j’avais proposé d’aborder les pratiques romanesques contemporaines non pas par formes ou catégories, mais par gestes ; c’est ce terme de geste que préfère également Laurent Demanze pour parler ici de l’habiter contemporain). Ces problèmes questionnent nos pratiques de lecture, nos discours disciplinaires, et nos pratiques pédagogiques. Il s’agit dès lors de prendre date, ou de prendre acte, d’un état actuel de nos pratiques. On s’interrogera d’une part sur les moyens de faire place aux déplacements et mutations de nos objets, dans leurs spécificités chronologiques (l’exacte contemporanéité comme risque et comme parti pris) comme spatiales (hors du livre, hors du canon, hors de la littérature ?), tout en montrant d’autre part que se poursuivent au sein du contemporain des gestes d’écriture (motifs, formes, genres) et des postures (de l’auteur romantique à l’auteur engagé, par exemple) qui rendent difficilement tenable la mythologie d’une réinvention radicale de la littérature sous prétexte qu’elle serait contemporaine.

2La présente proposition s’articule en diptyque avec une autre, développée au sein d’un collectif qui interrogeait les « (in)actualités de l’ironie » au sein de la littérature contemporaine (Laferrière et Martin-Achard, 2022). Il y était question de l’ironie, entendue moins comme un procédé énonciatif ou textuel que comme une grammaire de la distance avec l’objet littéraire, aussi bien dans le domaine de la production littéraire et des pratiques d’écriture que du côté des discours d’accompagnement du fait littéraire. J’y avais examiné le motif, critique surtout, d’une « hégémonie de l’ironie » pour caractériser le contemporain, en étudiant les termes de cette caractérisation – repères chronologiques pour une périodisation de la littérature française contemporaine, pratiques scripturales, postures d’auteur, et surtout concordance et jeux de reprise entre les discours qui informent le littéraire, particulièrement entre la critique universitaire et les écrivains. Ce travail a permis de dégager la manière dont le discours critique et théorique a largement contribué à organiser une bascule des pratiques de lecture à la charnière des années 2000, en distinguant parmi le corpus français une littérature caractérisée principalement par sa dimension ironique (1980-2000), et une littérature qui, depuis les années 2000, embrasse de manière plus franche à la fois des contenus plus ancrés dans l’expérience humaine et une écriture plus tournée vers le goût de la narration et des intrigues (Kieffer, 2022).

3La présente analyse commence par réfléchir aux méthodes et aux outils disponibles pour constituer une périodisation du contemporain. Cette discussion pourrait en partie s’élargir au-delà de cette limite chronologique, mais ses enjeux se compliquent lorsqu’elle s’attache spécifiquement au contemporain, puisque le geste d’historicisation a lieu dans le même temps que la constitution, et les évolutions, de l’objet qu’il se donne. Cette réflexion s’organise autour du concept de « moment », repris récemment par Gilles Philippe dans une perspective essentiellement linguistique (et emprunté à l’origine à Hippolyte Taine). Elle nous mènera à interroger la supposée bascule entre ironie et premier degré que de nombreux commentateurs identifient au pivot des années 1990-2000, et qui arrive désormais presque à constituer un lieu commun dans le discours de la critique contemporanéiste.

Le concept épistémologique de « moment » : définition et discussion

4Le concept de « moment » est emprunté à Gilles Philippe (qui lui-même le reprend à Hippolyte Taine, pour discuter la proposition de périodisation foucaldienne à travers le concept d’epistémè1). Dans Sujet, verbe, complément. Le moment grammatical de la littérature française 1890-1940 (Philippe, 2002), Philippe mène une analyse de ce qu’il appelle le « moment grammatical » de la littérature française, c’est-à-dire une période de la critique, de la théorie et de la production littéraires où le discours semblait envahi par la question de la grammaire. Selon cette perspective, le « moment » se définit par l’empreinte à la fois forte et diffuse d’une doxa qui traverse « simultanément tous les aspects de la sensibilité littéraire du temps » (Bruley, 2015, 218) :

On pourrait ainsi parler de « moment » dans les sciences et les arts du langage, dès lors que convergent les tendances dominantes de l’analyse littéraire et de l’analyse linguistique, des pratiques stylistiques et des soucis rédactionnels, mais aussi des imaginaires esthétiques et langagiers tels que les stabilisent ou les véhiculent les instances de validation comme la critique ou les prix, l’Université ou l’École (Philippe, 2020).

5Philippe situe ce « moment » (1870-1940) avant « le moment structural » (1940-1970), et surtout, pour ce qui nous intéresse le plus ici, avant le « moment énonciatif » de la littérature française, qui correspond pour sa périodisation avec les bornes du « contemporain » en littérature française, soit la charnière des années 1970-19802.

6Pour analyser le moment réflexif des années 2000 en littérature française contemporaine, Justine Huppe se réfère quant à elle à la définition de l’historien de la philosophie Frédéric Worms, qui propose dans La philosophie en France au xxe siècle. Moments (Worms, 2009) de mener une histoire « relationnelle » de la philosophie :

[C]’est-à-dire, une histoire qui mette en lien les grandes œuvres philosophiques d’une époque, pour tenter de montrer comment celles-ci visent à répondre, de manière convergente ou opposées, à des problèmes communs, possiblement discutés simultanément dans d’autres domaines, comme la science ou la politique. (Huppe, 2019, p. 63).

7La définition de Philippe me semble plus efficace encore, parce qu’elle souligne les liens entre toutes les sphères discursives d’un champ d’une part, et ne s’en tient pas à une étude interne des œuvres d’autre part – dans une perspective où le corpus demeurerait à l’état d’objet, inerte et soumis à nos impitoyables gloses dans une logique (une illusion) d’imperméabilité.

8Sur le plan de l’histoire des idées, Philippe propose donc avec le concept de « moment » de synthétiser les discours du littéraire pour permettre d’esquisser une périodisation du champ, selon un principe de regroupement quantitatif. L’outil ainsi défini serait à même de dégager des tendances dominantes, et de permettre de dresser un état du fait littéraire en fonction d’une opposition centre/périphérie (du plus visible au plus marginal) ; le grand intérêt de cette méthode consistant à décloisonner les approches pour étudier ensemble discours critique (de l’Université à la presse), discours d’escorte par les écrivain·es eux et elles-mêmes, et production littéraire, pour amorcer aussi une réflexion sur la fabrique des discours et les circulations de ceux-ci au sein de l’écosystème de la littérature contemporaine.

9Cet outil du « moment » suppose en effet qu’on aborde le fait littéraire par les discours qui le commentent, l’informent et contribuent à le structurer. Ceci s’inscrit dans une perspective sociologique nourrie de la notion bourdieusienne de champ et, plus largement, de l’approche développée par Jacques Dubois dans L’Institution de la littérature, pour étudier les phénomènes de normativité et de légitimation forgés au croisement des différents discours qui innervent le fait littéraire. Critique théorique et universitaire, discours d’accompagnement ou d’escorte, entretiens et essais d’écrivain·e·s, professions de foi et présentations de festivals littéraires ou encore podcasts et autres relais culturels : ces focalisations multiples et situées à différents points du champ nous renseignent sur un imaginaire contemporain de la littérature.

10Dans cette perspective synthétique, force est de constater que s’est opéré à la charnière des années 1990 un tournant notable entre une littérature qui fait désormais office de « premier contemporain », celle des années 1970-1990, héritière des littératures expérimentales et formalistes dominantes dans le champ jusque dans les années 1960 et caractérisée précisément par sa dimension ironique (« ludique » chez Olivier Bessard-Banquy (2003), « indécidable » pour Bruno Blanckeman (2000), « impassible3 » parfois pour désigner les alors jeunes auteurs de Minuit – et il n’est pas jusqu’aux analyses consacrées au « minimalisme » de Minuit, précisément, qui ne se rapportent fondamentalement au nécessaire second degré d’une littérature de l’après) ; et la production littéraire depuis les années 1990-2000, qui (souvent selon les mêmes plumes que celles précédemment citées), embrasserait de manière plus franche à la fois des contenus mieux ancrés dans l’expérience humaine, historique ou quotidienne, et une écriture davantage tournée vers le goût de la narration et des intrigues. La littérature désormais « s’implique » (Viart, 2005 et 2007 ; Blanckeman, 2015), elle « réparerait le monde » (Gefen, 2017) ; mènerait l’enquête (Demanze, 2019 ; Zenetti, 2019) ; elle descendrait sur « le terrain » (Viart et James, 2019), soucieuse de prendre en charge sa part aux côtés des sciences humaines et sociales, bref : depuis le tournant des années 1990-2000, la littérature reviendrait à la scène sociale après s’en être tenue à distance ironique pendant deux décennies.

11Philippe lui-même se fait l’écho de ces discours, et s’il identifie depuis les années 1970 un « moment énonciatif » de la littérature (correspondant, pour reprendre les termes de la critique littéraire sur lesquels s’appuie Philippe, à l’entrée de la littérature dans le nouveau régime « transitif » qui caractérise le contemporain selon Viart et Vercier), nous serions passés selon lui à la charnière du nouveau millénaire à un « moment socio-discursif » (correspondant pour sa part au développement des « fictions critiques », là encore un terme d’abord avancé par Dominique Viart dans le domaine des études littéraires et non de la stylistique4). À partir de cette distinction, la manière dont Philippe revient ensuite sur ce portrait d’une époque me semble toutefois – au moins partiellement – contradictoire.

12Si l’on s’en tient à la définition théorique du concept de moment comme outil d’analyse discursive et méthode de saisie d’un imaginaire esthétique, la critique qui consisterait à reprocher à cette approche des résultats trop catégoriques, au mépris des nuances qu’un examen approfondi des corpus exigerait d’apporter, me semble hors de propos : il s’agit moins en effet, avec cet outil conceptuel, de donner à voir la réalité complexe et mouvante des corpus d’expression française, que de mettre au jour les préoccupations dominantes d’une institution, et de situer celles-ci dans une histoire du fait littéraire qui couvrirait à la fois une dimension théorique et critique et une dimension d’étude quantitative des corpus. Aussi quand Gilles Philippe concède, dans un article de 2020, que la bascule entre le moment « énonciatif » de la littérature française (1980-2000) et le moment « socio-discursif » (2000-…), résulte en réalité « d’une courbe évolutive dont les premiers signes peuvent être relevés bien en amont : peu après 1980 » (Philippe, 2020), il me semble qu’il opère en fait un déplacement de sa méthodologie initiale vers un autre type d’analyse, centrée celle-ci sur une lecture de proximité des corpus selon une perspective textocentrée et non métacritique. Les enjeux, alors, comme les résultats de l’analyse, ne sont plus les mêmes : on a changé d’objet.

13Il est vrai toutefois que, très vite en effet après avoir posé les premiers jalons définitionnels d’une littérature « contemporaine », la critique a opéré des retours réflexifs sur ses propres catégories, ses hypothèses et perspectives structurantes. On pense en particulier au schème du « retour », très vite adopté pour justifier le terminus a quo de l’ère « contemporaine » de la littérature française à partir de la fin des années 1970 (retour au sujet, à l’histoire, au monde), et que pourtant Dominique Viart nuance dès La Littérature au présent (Viart, Vercier et Evrard, 2005) comme un retour à des questions, plus qu’à des thèmes : un geste réflexif de la production contemporaine inscrit dans une continuité à la fois avec les Avant-gardes des années 1950-1960 et avec l’histoire littéraire au sens bien plus large. Autre exemple qui nous intéresse directement ici : la réflexion autour de l’ironie, particulièrement active autour de la littérature de la fin du xxe siècle, a très vite admis les limites de cette supposée « hégémonie », reconnaissant notamment (je fais ici référence aux actes du colloque du même nom : Perez, Gleize et Bertrand, 2008) qu’ironie et premier degré ne sont pas nécessairement contradictoires ou exclusifs l’un de l’autre, et que les procédés de distanciation d’un texte n’empêchent pas, voire servent peut-être de caution, à une forme de premier degré par ailleurs.

14Si, donc, le travail de complexification des grands repères existe bel et bien, il réfléchit à partir des corpus littéraires selon une méthodologie et avec des outils de proximité avec le texte. Le concept de « moment », quant à lui, semble impropre à faire apparaître de tels contrastes puisque, centré non sur l’analyse textuelle et stylistique mais sur les enjeux de la fabrique du discours, aussi bien théorique que sous d’autres formes d’accompagnement de la production littéraire, il se situe à la fois en surplomb et à côté de ces objets.

15Encore une fois, c’est moins la fidélité du portrait que permet de dresser ce concept à la pluralité des pratiques et des œuvres qui importe, que sa capacité à saisir, de manière synthétique, l’idée qu’une époque datée et située peut se faire de la littérature. L’objet de cette approche n’est pas de rendre un compte exhaustif des corpus, d’en établir une taxinomie ou une catégorisation. Pas même une périodisation sans doute. L’enjeu, me semble-t-il, est discursif, il porte sur la fabrique des objets de la critique (sur un plan théorique) et, sur un plan historique et sociologique, sur le fonctionnement écosystémique du champ littéraire à un moment circonscrit. Perdre cela de vue, en tâchant ainsi de mieux ajuster la terminologie (« moment énonciatif », « moment socio-discursif ») à la production littéraire des années étudiées (et des nécessaires échos critiques que celle-ci rencontre) plutôt qu’à un imaginaire dominant qui en émane et les informe sans doute à la fois, conduit à retomber dans un écueil désormais bien identifié : la valse des post- (-modernes dans les années 1990, -metoo pour 2020 ?) et autres néo-(romanesques, néo-politiques) dont toute une partie de la critique conteste l’efficacité depuis deux décennies déjà (Ruffel, 2005 et 2010 ; Viart, 2001 et 2012).

16C’est l’hésitation plus générale autour de la terminologie à adopter qui apparaît ici, à laquelle Dominique Viart par exemple s’affronte lorsqu’il propose d’approcher la production contemporaine par le paradigme relationnel (Viart, 2019), mobilisant des arguments sur les plans esthétiques, éthiques et épistémologiques pour justifier cette taxinomie qui défait la littérature actuelle de son ancrage lexical dans le « contemporain ». Une remarque en passant, sans revenir sur la démonstration en tant que telle : le paradigme « relationnel » tel que le définit Viart recouperait incidemment les deux « moments » que cherche à distinguer Philippe au niveau des œuvres, puisque l’ironie, caractéristique tonale du « moment énonciatif », se trouve réconciliée par la notion de « relation » avec le premier degré, largement diagnostiqué pour le « moment socio-discursif » : entendue comme un phénomène énonciatif qui appelle la présence d’un tiers, elle s’articule de manière cohérente avec ce supposé effort de présence ravivée de la littérature sur la scène politique, publique et collective. Mais les deux caractérisations se situent sur des plans différents : la première (relationnelle) tente de circonscrire des pratiques littéraires, la seconde les inflexions d’un imaginaire réflexif d’époque.

Années 1990 : vers un premier degré de la littérature ?

17Nombreux donc sont les commentaires qui soulignent, dans les récits les plus récents (à partir des années 1990), un éloignement notable des formes de distance ou de second degré souvent associées à l’héritage des formalismes et tenues pour la marque de l’entrée dans le contemporain, qui se traduirait par un embrassement plus franc du « premier degré ». Cet imaginaire du « premier degré » articule plusieurs niveaux d’analyse, et recoupe différents enjeux :

  1. Un enjeu épistémologique d’abord, à travers l’ambition de périodisation du contemporain par générations ;

  2. Un enjeu esthétique, pour mesurer la pertinence de ces regroupements à l’aune des pratiques comme des discours littéraires, dans un contexte où les frontières entre ceux-ci sont reconnues comme particulièrement poreuses5 ;

  3. Un enjeu pragmatique, pour examiner la notion de premier degré au regard des manières de lire qui constituent à leur tour un objet de réflexion critique et théorique (là aussi, la porosité entre la théorie et son objet doit être soulignée).

18Dans les travaux qu’il mène autour de la notion de « premier degré » (David, 2012), Jérôme David situe son objet d’étude au sein d’une opposition institutionnalisée et lourdement chargée sur le plan axiologique (quoique la charge soit désormais réversible) entre lecture savante et lecture ordinaire, dite « naïve ». En ce sens, le « premier degré » constituerait face à la lecture au second degré, cultivée, réflexive, professionnelle sans doute, un

désir réprimé, [une] antithèse stratégique ou [un] adjuvant invisible. On comprend dès lors la défiance qu’ont les lecteurs « actifs », ou les relecteurs, pour la « première lecture », et pourquoi cette défiance est d’autant plus forte que l’abandon à l’œuvre est plus tentant. Cette défiance témoigne, plus généralement, d’un soupçon cultivé de longue date à l’égard de ce que l’on pourrait qualifier de premier degré de la littérature, celui-là même où un texte littéraire fait sens pour un lecteur qui se soumet à ses règles singulières, adopte son cadrage (perceptif, « pathique », cognitif, ou axiologique) de l’expérience – bref, s’essaie au mode de subjectivation qu’il propose. (David, 2012) 

19 Le premier degré ainsi échapperait, selon David, à toute tentative de saisie par les concepts théoriques d’« illusion référentielle, d’effet de réel, de piège du récit ou de travail de l’écriture, car cela supposerait d’avoir déjà récusé la légitimité qu’il y aurait à croire à l’univers que nous ouvre le texte » (David, 2012). Première difficulté liée à l’étude de ce « premier degré » donc : l’impossibilité de le saisir avec nos outils critiques autrement que sous la forme d’une caricature que David volontiers esquinte – celle d’un lecteur spontané et irrémédiablement séduit, prenant les vessies pour des lanternes, Quichotte ou Bovary6.

20David rappelle également que la théorie littéraire a historiquement disqualifié toute étude possible de ces modes de lecture, dans le sillage de Michel Charles en particulier qui proscrivait, dans un texte de 1995, que l’étude des œuvres littéraires devienne « le prolongement de l’effet qu’elles ont sur nous » (Charles, 1995, p. 18), « une description de notre état de lecteur » (idem7). Autant d’interdits auxquels le courant pragmatique de la théorie littéraire s’affronte depuis les années 1980 (pour réfléchir toujours en termes de seuils malgré les réserves émises plus haut), notamment dans la lignée de Paul Ricoeur, Michel Picard et désormais Vincent Jouve dont les travaux cherchent à aménager un espace théorique où penser l’expérience individuelle de lecture (contre la lecture « modèle ») ; mais aussi par exemple du côté de la narratologie post-classique, aux côtés de Raphaël Baroni qui met en évidence le fonctionnement thymique, engageant donc les affects du lecteur, des modes de construction du récit (Baroni, 2007 et 2017).

21La conversion de tout un chœur de discours à l’étude (à la recherche ?) du premier degré dans le fait littéraire peut donc s’appréhender par le biais d’une histoire du désir réprimé : un désir de littérature, de croire en la littérature. Toutefois, cet imaginaire du premier degré est en réalité indissociable d’une conception de la littérature ambivalente, voire risquée, qui fait passer de la présence (thématique, affective, éthique) des œuvres dans le monde à une lecture utilitariste de celles-ci, en en interrogeant tantôt l’efficacité politique, tantôt l’efficacité morale8.

22Ce schème du désir revenu sur le devant de la scène semble aisé à associer au déclin des littératures formalistes et expérimentales des années 1950-1960, et particulièrement dans un mouvement de réaction, ou de pendule, face au motif du soupçon. Il s’y rattache tout un cortège de discours théoriques et réflexifs en soutien d’une théorisation de la lecture affectée. Depuis la sphère universitaire (par exemple avec Rita Felski défendant une « néo-phénoménologie » de la lecture dans son article « After suspicion » (2009) et écrivant : « …affect cannot be separated from interpretation » (« on ne saurait séparer l’affect de l’interprétation ») (32)), aux propos réflexifs d’écrivain·es dans ces mêmes années, toute une histoire du désir qui revient se donne à lire de nouveau. Ainsi Christine Montalbetti, dont le premier roman paraît en 2001 et dont il faut rappeler, pour souligner la cohérence d’un mouvement de balancier entre ironie et premier degré, que c’est parmi ses textes que Genette a choisi les exemples de Métalepse pour décrire la figure sous l’angle d’une prise de distance face au roman, d’une ironie donc. Christine Montalbetti herself déclare en effet :

Nous ne nous demandons plus comment ne pas raconter une histoire afin de nous démarquer de l’héritage d’un roman narratif. Au contraire, notre héritage à nous, c’est ce roman défait, qui se méfie des intrigues et des personnages. La question devient alors plutôt de savoir comment récupérer, sur le fond de ce désenchantement exultant du Nouveau Roman, quelque chose comme une croyance. (Montalbetti, 2010, p. 279-280 ; je souligne.)

23Le désir de premier degré demeure encore ici sous caution : celle, distanciée malgré qu’elle en ait, de la métalepse entendue comme figure de dissociation, et dont le premier effet ne peut qu’être de désolidarisation des instances narratives. Toutefois, on peut inscrire à l’appui de ce vœu de Montalbetti l’évolution progressive de son œuvre vers un usage moins systématique de la figure, en même temps que vers un resserrement de celle-ci autour de la silhouette de la narratrice/autrice – notamment dans la dimension autobiographique que chaque livre cultivait par l’oblique et dont Mon ancêtre Poisson (2019) s’empare frontalement en adoptant la forme d’un récit de filiation.

24Venue à l’écriture dans les années 2000, Montalbetti construit ici un « nous » générationnel : celui des enfants de Robbe-Grillet et de Beckett (sur le plan de l’imaginaire, ou d’une histoire imaginaire des filiations littéraires). Ce discours théorique gravite autour de deux pôles principaux : celui de l’héritage, qui rattache cette génération à l’histoire de la littérature récente et vaut comme légitimation institutionnelle de leur travail d’écrivain (on pense au « minuitumscritorus » de Laurent Mauvignier9 ), et celui du désir, voire du plaisir, de la fiction, cœur de la lecture comme de l’écriture. Entre les auteur·rices des années 1980, caractérisé·es comme on l’a vu plus haut par un comparable travail de mise à distance – de la tradition littéraire, de l’adhésion du lecteur, et plus profondément du désir même d’écrire – et ceux et celles qui, comme Montalbetti, viennent à l’écriture autour des années 2000, un glissement générationnel aurait donc eu lieu qui soulève des enjeux de périodisation du contemporain. Frank Wagner par exemple s’y appuie pour expliquer l’inflexion du rapport au romanesque dans le contemporain, prenant acte en premier lieu d’un phénomène d’éloignement dans le temps du souvenir des avant-gardes et, partant, d’un affadissement de leur marque sur les écritures les plus récentes10. La lecture générationnelle articule ainsi, en diachronie, une réflexion esthétique sur la production romanesque et une approche réflexive du discours de la critique quant à cette dernière. Ce portrait de la littérature désirante et mue par les affects, tant en amont de l’écriture qu’en aval à la lecture, constitue une première ligne de force de l’imaginaire du premier degré qui s’affirme à ce moment du contemporain.

25Une autre tendance discursive majeure au sein du contemporain décline ce discours de la croyance sur un plan politique : une foi en l’importance sociale, en l’utilité de la littérature face aux défis actuels du monde. À ce titre, l’extension et l’importance de la catégorie critique des littératures « de terrain », qui concurrence les réflexions sur les modalités de l’engagement de la littérature contemporaine (voire : succède à celles-ci), sont tout à fait parlantes ; le succès critique reflétant d’ailleurs un engouement notable, à la fois sur le plan de l’écriture et sur un plan d’analyse de la posture des auteurs et autrices contemporain·e·s, pour les formes de présence de la littérature sur la scène sociale. Ici l’exemple de Tanguy Viel, connu d’abord pour la virtuosité de son rapport à la langue comme aux formes littéraires historiques, et qui a théorisé dans Icebergs l’inflexion de son écriture de ce premier modèle à un rapport plus direct avec les débats sociétaux qui agitent l’actualité, est révélateur :

Ainsi, l’appétit que nous avons à nouveau pour la littérature de société, cette littérature si liée à la fabrication du monde qu’elle convoque, pour ne pas dire convoite, si prête à se faire sociologie ou reportage au travers de la première fiction venue, indique sans aucun doute notre demande de monde, fatigués que nous sommes de vivre si loin du rivage. (Viel, 2019, p. 121)

26Ce propos reconduit à la fois le mythe de la tour d’ivoire (ici, c’est le schème de distance) et celui du « retour », et fonctionne comme un modèle paradigmatique de l’interpénétration des discours de la critique et des écrivains.

27Le motif de la sortie, qu’interrogent les travaux de Mathilde Roussigné et de Justine Huppe, constitue bien un foyer, identifié à partir de pratiques textuelles, depuis lequel se déploie l’imaginaire d’une littérature au premier degré à différents niveaux de réflexivité, dans le méta-discours ou le paratexte :

  • Idéologique et épistémologique, pour une littérature qui se revendique comme instrument et discours politiques (je renvoie ici sans y revenir aux réflexions sur les renouvellements les plus récents de l’engagement littéraire, repris et illustrés par les discours paratextuels des écrivain·es : les réseaux sociaux sont un lieu remarquable pour l’étude de ces discours et postures en écrivain engagé, d’Arno Bertina à Vincent Message, à Nicolas Mathieu ou à Marie Cosnay, et tant d’autres encore)

  • Spatial : la multiplication et la diffraction de la présence d’auteur·rices peut aussi se lire dans cette perspective d’« occuper le terrain » : la pratique des résidences, qui certes s’articule à des enjeux de nature différente et notamment pratique (la question des métiers et de la rémunération des écrivains), nourrit elle aussi un imaginaire de la « sortie » de la littérature ; mais aussi la multiplication des supports (la littérature hors du livre se trouve ainsi investie de cette dimension), et même l’intermédialité. C’est l’exemple d’Arno Bertina parti au Congo à l’invitation de l’Institut français et de l’ONG Actions de solidarité internationale, par exemple, pour un travail qui a pris, quatre ans après son séjour, à la fois la forme d’un récit (L’âge de la première passe, 2022) et celle d’un livre de photographies (Faire la vie, 202211). L’intermédialité est aussi un véhicule de ce glissement postural.

  • Postural, précisément : à partir de ce concept proposé par Jérôme Meizoz (2007) et qui relève essentiellement d’un geste de sortie du texte pour embrasser une dimension sociale, on peut analyser une tendance contemporaine au resserrement de l’œuvre autour de la figure de l’auteur comme un geste de poursuite d’une certaine tradition littéraire de l’incarnation (par exemple : Sylvain Tesson reconduisant la posture de l’auteur romantique, dans une forme d’adhésion totale entre l’idéologie de l’œuvre et le corps de l’auteur sur le terrain et face au public ; ou Arno Bertina publiant sur les réseaux sociaux des gestes et discours politiques dont ses écrits littéraires constituent un pendant stylisé), mais aussi dans l’affirmation croissante, dans un grand nombre d’œuvres et dans l’œil de la plupart des discours critiques, d’une correspondance entre narrateur·rice et auteur·rice qui outrepasse largement les frontières génériques de l’autofiction, d’une part, et du texte de l’autre. La multiplication des interventions auctoriales dans le cadre des pratiques de diffusion et de valorisation de l’œuvre (entretiens en librairies, articles de presse, interventions radiophoniques…) et jusqu’aux invitations au sein de la sphère académique (interventions en colloque, entretiens spécialisés…), contribuent à un effet de saturation de la présence d’auteur. Cela aussi entre donc en résonance avec la question du premier degré – et les exceptions les plus notables, comme c’est souvent le cas, ne font souvent que confirmer une tendance générale : la rareté médiatique d’un Echenoz fait ressortir par contraste l’exposition multimodale de tant d’autres.

Conclusion

28À travers l’étude du concept de moment, dans ses hésitations terminologiques et ses usages parfois ambivalents, se fait jour une inquiétude disciplinaire, interne (légitimation et pérennisation de l’étude du contemporain, malgré son inscription désormais indéniable au sein de l’institution) comme externe (situer les pratiques littéraires au sein de l’ensemble des SHS). Cette inquiétude nous incite à fournir un effort réflexif qui traverse nos pratiques à tous les niveaux pour mieux les situer au sein de l’institution de la littérature.

29Le concept de moment permet aussi, lorsqu’on se place du point de vue de l’étude des discours, de diffracter la valence de l’imaginaire du premier degré qui contribue à périodiser le contemporain :

  • En engageant nos pratiques théoriques, dont le soutien ou la défiance vis-à-vis d’une lecture au premier degré, directement efficiente, nourrissent des débats axiologiques qui structurent le champ (autour de Martha Nussbaum, ou d’Hélène Merlin-Kajman… jusqu’à susciter des conflits très vifs au sein de l’institution – on pense à l’affaire Chénier, par exemple, qui s’ente dans ce terreau théorique12) ;

  • En permettant de comprendre comme autant de facettes différentes d’un phénomène concordant des renouvellements idéologiques et épistémologiques (l’imaginaire du terrain et de la sortie), esthétiques (désir d’écriture et réception – y compris professionnelle – fondée sur les affects), posturaux (de la saturation d’une figure d’auteur au réinvestissement intratextuel des formes traditionnelles de l’autorité narrative), matériels et plastiques (le « hors livre », l’intermédialité comme terreau de cet imaginaire).