Le texte à l’épreuve du réel. Pôles critiques, méthodes et pratiques interprétatives contemporaines
1La décennie 2010-2020 a été marquée par l’essor et l’importante reconnaissance critique de littératures parfois qualifiées de « documentaires », et qui ont suscité une forte hybridation méthodologique dans les approches critiques qui les saisissent. En effet, ce goût pour le réel traverse à la fois la production littéraire et les discours critiques qui, bien que variés, convergent autour de l’idée d’une redéfinition du fait littéraire comme des modalités de la représentation littéraire. Ces approches critiques résultent des reconfigurations littéraires de la période, mais elles sont au moins autant le résultat de cartographies soigneuses de la production littéraire contemporaine que le symptôme d’une redéfinition des méthodes, des enjeux et des pratiques critiques des études littéraires. Cet article interroge donc les conséquences méthodologiques de ce désir de réel, qui touche à la fois la production comme commentaire des œuvres, en particulier sur le plan de la réception. Quelles sont donc ces tendances critiques et littéraires, tournées vers les conditions de productions de la littérature, ses usages, et son inscription dans la sphère sociale ? Surtout, que viennent-elles remettre en cause, en valorisant une vision pratique de la littérature ? Alors qu’une part importante des méthodes interprétatives est nourrie de critique textualiste, et que l’enseignement de la littérature en est encore largement tributaire, comment articuler ces compétences à celles, plus interdisciplinaires, requises par l’hétérogénéisation des objets littéraires ? Afin d’explorer ces questions, je me pencherai sur les principales inflexions théoriques de cette période qui ouvre le xxie siècle, tout en interrogeant la part du rapport aux textes dans ces perspectives critiques. Pour aborder cette reconfiguration des savoir-faire interprétatifs, je prendrai un exemple, Un singe à ma fenêtre d’Olivia Rosenthal, que j’aborderai selon différentes perspectives méthodologiques, pour en éprouver la résistance. Récit de résidence et d’enquête, apparemment ancré dans un réel devenu matériau littéraire, le texte fait singulièrement écho aux quelques tensions critiques que j’évoquerai : valorisation de la praxis, adresse et souci d’une réception effective, réflexivité et mise en question de la portée énonciative du texte littéraire en seront les principaux axes.
Désir de réel et gestes politiques : renouvellements littéraires
2Le souci de « transitivité » que Dominique Viart avait défini de façon pionnière ([2005] 2008) anime à la fois la production littéraire actuelle et la critique qui s’en saisit1. Le terme de transitivité peut se comprendre de trois manières : sur le plan narratif, une mise à distance de la période formaliste et, en particulier, de l’héritage inhibiteur du Nouveau Roman ; sur le plan théorique, une réponse à l’article de Barthes, « Écrire : verbe intransitif » qui, en 1970, interrogeait les finalités de l’écriture et distinguait les pratiques d’écritures en fonction d’un rapport au langage entendu comme fin ou comme moyen (Barthes, [1970] 2002) ; sur le plan pratique enfin, une inflexion notable apportée à l’idée bourdieusienne d’une autonomie de la littérature, selon un double mouvement de perte du prestige attaché à l’activité littéraire et de réintégration dans des logiques sociales et politiques)2. Ces phénomènes, qui émergent autour de 1980 (Viart, [2005] 2008), ont pris une tout autre ampleur, près d’un demi-siècle plus tard : la valorisation du réel, le souci du monde, la saisie des faits se trouvent au cœur des poétiques narratives et il importe, comme le souligne Justine Huppe, d’en interroger les paradoxes et en particulier, la tension qui s’y révèle entre deux façons de considérer les enjeux des textes, l’une relevant de la représentation et l’autre relevant de la pratique (Huppe, 2023, p. 69-76).
3En témoigne la richesse renouvelée de la veine sociale de la littérature, y compris dans sa très grande pluralité, d’Annie Ernaux à Édouard Louis et de Virginie Despentes à Nicolas Mathieu, de Leslie Kaplan à Élisabeth Filhol, de François Bon à David Lopez3. Mais il ne s’agit pas tant de représenter la réalité sociale que d’intégrer à l’œuvre des fragments de réel de façon à hybrider le « texte » littéraire et, par là-même, à le dé-textualiser : à l’épreuve du réel, c’est la notion de « texte » elle-même, héritée de la sémiotique et du textualisme des années 1960, qui se déplace. Ainsi, nombreux sont les écrivains qui ont valorisé le lexique de la matérialité, comme le montrent par exemple les deux volumes théoriques du collectif Inculte, Devenirs du roman dont le deuxième volume, sous-titré « écriture et matériaux », atteste de ce glissement d’imaginaires, de l’écriture à la fabrique et du tissage à l’agencement. S’inscrivent aussi dans cette veine les auteurs qui travaillent à partir de collage ou de montage de bribes de réel, issues d’un travail de collecte, d’observation ou d’entretien – Emmanuelle Pireyre, Jean-Charles Massera, mais aussi Joy Sorman, Olivia Rosenthal, ou encore François Beaune, pour ne citer que quelques noms.
4Sur le plan critique, cette production a suscité des propositions de nomination attentives à rendre compte de cette hétérogénéité fondamentale qui tend à minorer la fiction au profit de formes de narration du réel. Je renvoie par exemple aux « narrations documentaires » (Ruffel, 2012), aux « factographies » (Zenetti, 2014) aux « littératures de terrain » (James et Viart, 2018 ; Roussigné, 2023), aux récits de voix (Lecacheur, 2022). Tous cherchent à saisir la façon dont l’agencement et les pratiques du montage renouvellent la question de la composition, en s’inscrivant dans différents héritages, qui remettent en question le primat du texte. Ces gestes critiques4 vont de pair, le plus souvent, avec la mobilisation d’outils pluridisciplinaires : les sciences humaines, notamment la sociologie, l’anthropologie, l’ethnographie, mais aussi l’histoire, ou les philosophies du vivant5. Certes, ces approches interdisciplinaires ne sont pas propres au contemporain. En effet, comme le souligne Mathieu Messager, le dialogue entre la littérature et les sciences humaines s’inscrit dans une histoire déjà longue, souvent liée à des moments d’institutionnalisation ou de légitimation des disciplines – il rappelle à ce sujet le projet de Barthes, d’une « science de la littérature », précisément élaborée à travers un dialogue avec d’autres disciplines et d’autres discours (Messager, 2021, 17-18 ; Barthes, [1967], 2002). Mais si la période contemporaine leur accorde une visibilité renouvelée, il importe alors de saisir les enjeux, au présent, de ce dialogue. Les récents travaux sur la question du terrain et sur les protocoles qui permettent de s’y orienter comme l’enquête (Demanze, 2019) soulignent le fait que les écrivains sortent de l’atelier et arpentent le monde, ce qui suppose d’interroger la portée éthique de ces restitutions (Zbaeren, 2022). Ces perspectives convoquent, ce faisant, une double interdisciplinarité : celle des chercheurs, qui mobilisent des bibliographies transversales pour saisir ces phénomènes, et celle des écrivains, chez qui on peut repérer l’influence de méthodes issues des sciences sociales. La figure du lettré, qu’il s’agisse des auteurs ou des critiques, se décentre ainsi et revendique autant de compétences pratiques. Pourtant, en ce qui concerne les écrivains, ces pratiques littéraires ont pour aboutissement un texte, et suscitent des approches poéticiennes : il s’agit bien, dans les travaux que je viens de citer, d’identifier des formes narratives, de constater leurs possibles itérations et, en les nommant, de prolonger un geste critique ancien, celui d’une fabrique des genres, qui viennent enrichir la nomenclature critique des formes littéraires contemporaines – dans une perspective, somme toute, relativement traditionnelle. Si ces productions critiques cherchent à saisir la façon dont l’agencement et les pratiques du montage renouvellent la question de la composition, en s’inscrivant dans différents héritages, ils ajustent et élargissent des questions poétiques, ils maintiennent la place centrale accordée au texte. Pour le dire autrement, bien que l’ensemble de ces approches critiques ait considérablement renouvelé la discipline et contribué à redéfinir, de fait, la définition même du littéraire (Gefen, 2021), le texte et son étude demeurent d’importants points de repère.
5Cependant, cette littérature du réel s’entend également selon une autre acception, suscitée par une ligne critique quelque peu différente, davantage tournée vers la pratique. Il s’agit alors de replacer le texte (et son médium de prédilection, le livre) dans un ensemble de pratiques littéraires et sociales, qui forment ainsi des réseaux, analysables en termes d’agentivité, sur le plan institutionnel, mais aussi sociologique voire anthropologique. C’est le cas de la « littérature exposée » théorisée par Ruffel et Rosenthal (2010, 2018) et aux approches développées par Christophe (Hanna, 2010) ou Florent (Coste, 2017), qui s’attachent à intégrer le fait littéraire dans un écosystème médiatique, culturel, social et donc, politique, et à en valoriser les interactions. Les travaux de la maison d’édition Questions théoriques ont contribué à diffuser ces pensées, qui renouvellent la critique littéraire au prisme de la philosophie pragmatiste dans le sillage de Dewey, de l’anthropologie de l’art à la suite de Gell ([1998], 2009) ou encore de la sociologie. De telles approches posent alors plus nettement la question de la reconfiguration des pratiques interprétatives dont la critique sur le contemporain se fait l’écho : de tels schémas agentifs forcent en effet à dés-essentialiser le texte littéraire, voire à l’évacuer purement et simplement, au profit d’une plus grande souplesse dans la saisie des objets d’étude. Là encore, la part de définition générique de ces approches semble dominer les usages qui en sont faits, comme en témoigne le succès de la catégorie « littérature exposée » (Rosenthal et Ruffel, 2010), qui permet de nommer et de regrouper des pratiques littéraires non-textuelles – le maintien du mot « littérature » disant autant la continuité que la rupture avec les formes habituelles des objets littéraires – ou, tout au moins, le désir de ne pas dissoudre le littéraire dans d’autres paradigmes.
6L’ensemble de ces approches, bien que diverses, ont tout de même en commun un double recours aux sciences humaines et sociales : convoquées directement par les œuvres littéraires, les autres disciplines sont ressaisies et thématisées par le discours critique, qui s’interroge en retour sur son propre recours à des discours et méthodes exogènes. Cela produit, comme l’a souligné Mathilde Roussigné à propos des « littératures de terrain », une tension « entre pratique effective du terrain et écriture du terrain » (2023, p. 176), puisque ces deux objets ne réclament pas les mêmes modes de saisie critiques et ne renvoient pas aux mêmes définitions de la littérature. À la lumière de ce rapide panorama critique, on peut ainsi interroger la façon dont un texte se présente, et les méthodes avec lesquelles on l’aborde, afin de faire état des éventuelles frictions entre les compétences interprétatives mises en jeu et celles que le texte suscite. L’étude d’un seul texte n’offre pas de représentativité suffisante pour en proposer une théorie, mais il permet, par l’exemple, d’interroger l’hybridation méthodologique de la lecture des textes et ses gains interprétatifs. Autrement dit, comment lire le livre de Rosenthal, Un singe à ma fenêtre, dans la mesure où il semble exemplifier certaines de ces tensions critiques ? Paru en 2022, chez Verticales, il se présente d’abord comme un récit d’enquête : dans le cadre d’une résidence, l’autrice se rend au Japon, à Kyoto, pour enquêter sur les attentats au gaz sarin commis par la secte Aum dans le métro de Tokyo, en 1995. Le texte, composé de brefs chapitres, fait entendre les voix des témoins rencontrés sur place, suivant une forme de montage caractéristique des textes de Rosenthal depuis 2007. Compte-rendu de résidence, récit d’enquête qui met en scène l’autrice dans son rapport au terrain et rend visible la progression d’une collecte de témoignages, le livre paraît s’inscrire exemplairement dans la veine factuelle que je viens de décrire. Pourtant, dès la première page du livre, la machine se grippe – le projet fait écho aux attentats parisiens de 2015, mais procède par détours et jeux d’éloignement :
[…] on dit aussi qu’on veut aller à Kyoto plutôt qu’à Tokyo pour approfondir encore cette idée de dépaysement, on veut rester à distance, on veut questionner les gens sur un événement auquel ils n’ont pris aucune part pour voir si l’oubli laisse quand même des traces, les membres du jury acquiescent, on rappelle les faits, 20 mars 1995, cinq attentats presque simultanés ont lieu dans le métro de Tokyo […]. (Rosenthal, 2022, p. 9-10)
7L’énumération et son rythme, la répétition de la phrase « les membres du jury acquiescent » suggèrent aussi une autre forme de prise de distance, par rapport à un exercice bien rodé, l’exposé d’un projet d’écriture, qui frise ici la parodie. Ce faisant, un autre projet, sous-jacent, plus intime, apparaît, selon une logique propre au récit littéraire d’enquête, bien documentée :
On dit qu’on ne veut pas travailler sur les sectes mais sur le souvenir, les membres du jury acquiescent, on cite Underground de Murakami qui a déjà écrit sur ces attentats, on dit que le livre est une base de réflexion mais qu’on cherche autre chose, d’une part parce qu’on n’est pas japonaise, d’autre part parce qu’on écrit vingt-cinq ans après les faits, les membres du jury acquiescent, on précise qu’il ne s’agit pas de revenir sur ce qui s’est passé mais sur les restes qu’un événement de cette ampleur peut laisser dans les consciences de celles et ceux qui n’en ont pas été directement victimes, les membres du jury acquiescent […]. (p. 10, je souligne)
8Le passage se clôt par un effet de chute : « dès l’instant où l’on pose le pied sur le sol japonais, tout se dérobe » (p. 11). Non seulement le texte annonce un projet sous-jacent, fondé sur un manque, un défaut, mais surtout le projet annoncé semble voué à l’échec, ce qui rend le dispositif volontairement bancal. Tout au moins, le procédé réactive une poétique de la lacune, qui laisse d’emblée une part importante à l’imaginaire et à ses potentialités d’évocation littéraire, à rebours du système factuel annoncé – du moins, le régime factuel annoncé de la narration prévoit ses propres embrayages imaginatifs. Ce qui se « dérobe », dans les pages suivantes, c’est précisément la réalité, et tout ce qui aurait pu servir de matériau tangible à l’enquête prévue : l’histoire récente apparaît tramée d’oubli, les entretiens deviennent elliptiques. L’autrice ne parviendra à saisir que des phrases de forme négative, articulées autour de l’oubli, de l’inutilité, ou de l’impossibilité de dire (« Je ne me souviens pas / je n’y étais pas… »). Ce faisant, une autre piste apparaît, que les toutes premières lignes du texte suggéraient, liée aux motifs de l’énigme et du dévoilement, qui renvoie à une perspective plus traditionnelle que celle du terrain, celle de l’herméneutique, ici convoquée sur le plan métalittéraire :
Parfois on se trompe, on croit chercher quelque chose qu’on peut nommer très explicitement, mais on cherche autre chose sans le savoir, avec une détermination et un aveuglement inexplicables. (p. 9)
9Ici, la narration à la première personne d’une enquête menée en résidence inscrit le texte dans un horizon factuel. Ce dispositif, qui laisse voir les coulisses du projet, est caractéristique des écritures de terrain, ou d’enquête, le texte ne s’y concevant qu’aux prises avec le dehors. Mais cette réflexivité donne aussi à voir le processus d’écriture, déplaçant ainsi l’attention des conditions de production de l’œuvre à sa mise en forme. Une telle mise en valeur du travail de l’autrice se prête bien à une analyse textuelle relativement académique – qui, en retour, décentre la perception que l’on peut avoir du texte, selon la logique bien connue du cercle herméneutique.
Effets, pratiques, action : la réception au cœur d’une convergence critique
10Chercher « les traces qu’un événement peut laisser dans les consciences », pour reprendre les mots de Rosenthal, c’est interroger le rapport des objets littéraires au réel et les effets qu’ils produisent. En l’occurrence, ici, est figuré le lien entre les témoins qui racontent (bien peu de témoins et presque pas de personnages) et celle qui les écoute (« je reprends ce que les autres me disent en écho », p. 98). Les images de la trace et de la résonance disent, à même le texte, les configurations possibles d’une transitivité littéraire, considérée cette fois du point de vue de la réception. Ainsi, la question de l’effet produit par le texte s’en trouve mise en abyme – ce qui ne détermine pas pour autant la façon dont cette transmission peut fonctionner. Or, pour saisir la réception effective, les théories de la lecture du début du xxie siècle ont procédé par hybridation méthodologique, s’aidant d’une discipline non-littéraire comme cheville pour rétablir une forme d’homogénéité entre le texte et le réel. Hélène Merlin-Kajman (2016) propose par exemple une « transitionnalité » littéraire, issue de la psychologie de Winnicott et de l’anthropologie du don de Godelier ; Marielle Macé (2011, 2016) s’appuie quant à elle sur la notion, empruntée à la philosophie, de forme de vie, et sur une stylistique étendue aux pratiques et conduites existentielles et sociales ; citons encore la perspective adoptée par Alexandre Gefen, qui fait dialoguer philosophies du care et études littéraires, autour de la notion de « réparation » (Gefen, 2017). Il faudrait enfin mentionner les rapports croisés de la littérature et de l’anthropologie, qui nourrissent de nombreuses approches critiques tournées vers les usages des textes (Citton, 2007, Murzilli, 2023). Bien d’autres exemples pourraient témoigner de cet étayage interdisciplinaire, qui permet précisément aux pensées de la lecture de mettre en relation le texte et l’expérience des destinataires. Ricœur ne faisait pas autre chose en s’appuyant sur la narrativité, commune à l’expérience du temps humain comme aux récits littéraires, pour penser les processus de mise en relation du monde du texte et du monde de la vie.
11Il me semble que ce désir de décrire la lecture « réelle », ou tout au moins les effets des textes, ancien et bien documenté par la théorie de la réception, a connu ces dernières années un regain d’intérêt un peu paradoxal, en partie lié à la prééminence critique des régimes factuels du littéraire. En effet, on attacherait plutôt, dans la fiction, l’efficacité littéraire aux notions d’immersion, d’adhésion, de croyance, davantage qu’à la vision d’une littérature de prise en charge du réel et de ressaisie factuelle (David, 2017 ; Parmentier, 2017), les procédés réflexifs étant plutôt associés à l’idée d’une distanciation. Pourtant, la valorisation d’un matériau documentaire, et la forte mise en valeur de la réflexivité auctoriale dans les littératures de terrain montrent que la non-fiction cherche aussi les conditions d’un rapport plus direct à ses destinataires. On peut donc faire l’hypothèse d’un phénomène de convergence entre trois lignes critiques, que l’on peut dater et qui émergent au cours de la décennie 1990 et au tournant des années 2000 : la construction de la « lecture réelle » comme objet théorique d’une part (Picard, 1986 ; Jouve, 1992), le constat des inflexions transitives de la littérature, d’autre part, et la valorisation d’une littérature en prise sur le monde qui s’ensuit. Je l’expliquerais par plusieurs raisons : un enjeu de légitimation d’abord, puisque la période est marquée par des interrogations concernant la perte du prestige social de la littérature (Marx, 2005), voire des discours annonçant son déclin, que la critique a contrés (Demanze et Viart, 2012), ou par des réflexions concernant le statut de l’écrivain et de sa parole enfin (Sapiro, 2011). Par conséquent, aux redéfinitions de la figure de l’auteur et, conséquemment, de la littérature elle-même, répondent enfin, en symétrie, celles du lecteur, qui a fait l’objet de saisies critiques nombreuses, à la croisée de différentes épistémologies critiques, entre héritages formalistes, réévaluations pragmatistes et influence des philosophies du care, principalement. Il ne s’agit pas, bien sûr, de généraliser ces effets de cohésion critique, qui concernent d’ailleurs parfois des corpus distincts. Mais ces théories venant de chercheurs occupant, à un moment donné, une place au sein d’un même champ, ces convergences sont plausibles et ne relèvent pas seulement de la coïncidence6. Or, la redéfinition des enjeux de la lecture au prisme de la lecture réelle et des effets des textes bute sur une difficulté méthodologique, que plusieurs critiques ont perçue : les textes, tournés vers le monde, le dehors, constituent des objets tramés de réel, qu’il s’agit pourtant de saisir avec des méthodes tournées vers le « dedans », autrement dit des méthodes nourries de formalisme littéraire, qui peinent peut-être parfois à en rendre compte7.
12Deux phénomènes semblent donc notables, pour comprendre la valorisation critique d’une pensée effective de la lecture. La récurrence de concepts vicariants, empruntés aux sciences humaines et sociales, pour penser la réception et résoudre l’aporie ontologique de la frontière textuelle, caractérise de nombreuses approches. En conséquence, le déploiement d’un imaginaire critique de la pratique, nourri par l’émergence d’un corpus littéraire tourné vers la restitution, l’investigation ou, pour reprendre un mot qui souligne ce rapport à l’action, l’intervention (Harvet et Roussigné, 2016, Gefen, 2021) entre en tension avec la définition du texte héritée de la période formaliste. On peut supposer, en outre, que cet imaginaire du texte qui nourrit encore les pratiques académiques — tant critiques que pédagogiques — est au moins en partie partagé et reconduit par certains écrivains, du fait de leur formation scolaire comme de leurs lectures critiques.
13Dans cette perspective, comment analyser le texte de Rosenthal et quels outils mobiliser ? Avec quel degré d’hybridation méthodologique ? Je peux en proposer une lecture synthétisante, à distance, insister sur l’expérience du terrain (bien qu’en partie escamotée, elle donne lieu à une forme d’enquête, plus intime que prévu) et sur le recueil d’entretiens. Mais le texte n’emprunte aucun protocole précis aux sciences humaines, et l’orchestration de son ratage met à distance la question de la pratique et de l’ancrage dans le réel, pour en révéler la dimension injonctive ou, à tout le moins, sa dimension stéréotypée. Le texte glisse ainsi vers une tonalité fantastique (suggérée par l’apparition de scolopendres, veuves noires et fantômes), multiplie les figures de l’enfermement et de la chute (ville, résidence, appartement, paroi rocheuse : autant d’images du rétrécissement, à l’opposé de l’imaginaire de la sortie sur le terrain) et décline, de plus en plus nettement au fil du texte, des images traversées par un motif herméneutique (l’écriture comme puissance de déchiffrement de l’opacité du monde) :
On devrait être contente. Les traces sont effectivement invisibles. Et elles ont été complètement effacées. Mais plutôt que d’accepter l’oubli, on ne cesse d’observer, de se pencher, de chercher toutes sortes de stigmates et, quand ils apparaissent au détour d’une phrase, d’un chemin au sol, dans le ciel, dans une expression ou un mot, sur les parois d’un immeuble ou au fond d’un bassin désinfecté à l’eau de javel, on les rejette. On est pétrie de peur et de soupçon. (p. 20)
14En témoigne également, par exemple, la récurrence de l’adjectif « incertain », qui traverse le texte – « Heureusement pour lui, il n’avait pas embrassé la carrière scientifique, avait préféré la littérature, ses propositions incertaines et interprétations jamais stabilisées. » (p. 27) – et qui renvoie, de manière réflexive, au discours littéraire ainsi agencé.
15Un singe à ma fenêtre suggère ainsi deux gammes d’effets : ce que le processus d’écriture produit sur l’autrice elle-même, ce que les témoignages recueillis produisent, pour ceux qui les lisent à leur tour. Cette double réflexivité s’articule, à la faveur du récit de deuil qui clôt l’ouvrage, à une méditation sur la mort et la mémoire, nourrie du dialogue avec autrui. Une scène est, à ce titre, particulièrement intéressante : le dialogue avec un témoin, dans « l’espace intermédiaire » du lobby de la résidence de l’autrice, où la minuterie s’éteint à intervalles réguliers. L’autrice renonce assez rapidement à se lever sans cesse pour rallumer la lumière :
L’entretien, d’abord interrompu par mes allées et venues, s’est donc presque entièrement déroulé dans le noir de sorte que, pour décrypter ce que disait monsieur Imamura, je n’avais pas à ma disposition les expressions de son visage, seulement les inflexions de sa voix. (p. 143)
16Or c’est précisément ce dialogue qui permet à l’autrice de donner « forme » à son projet d’écriture, lui offrant alors une forme de libération, sur le plan littéraire comme intime :
Si ma tension intérieure s’était quelque peu apaisée, je sentais, comme on sent l’arrivée du mot oublié sur le bout de la langue, qu’une forme se dessinait en moi, presque sans mon consentement. Et, suivant en cela les conseils que je donnais avec une fausse assurance à de jeunes écrivains qui parfois me le demandaient, je me suis dit qu’il fallait faire confiance à son propre aveuglement […]. (p. 150)
17Ce sont en définitive les strates énonciatives du texte qui permettent de tenir ensemble ces fils : la mémoire, les morts, les rituels et les textes qui, en les racontant, les libèrent. Le texte s’ouvre en effet à une forme de disponibilité discursive, qui permet de réfléchir alors aux effets de la parole dans une perspective consolatrice.
De l’action à la langue, et de l’effet au texte ?
18Une dernière piste critique me semble ici devoir être mentionnée, pour la conception relativement homogène qu’elle permet d’envisager entre le texte et le monde, celle des approches linguistiques et notamment énonciatives. Si la linguistique a longtemps nourri et structuré les méthodes d’analyse textuelles, dans le sillage du structuralisme, son statut s’est peu à peu transformé. Dès l’introduction de L’Idée de littérature, Alexandre Gefen souligne que la redéfinition des faits et pratiques littéraires va de pair avec une mutation des méthodes critiques permettant de les saisir :
D’un point de vue disciplinaire et épistémologique, cette sortie contemporaine de l’intransitivité, qui a été l’horizon de deux siècles de la littérature, n’est donc en rien une mort de la littérature ni des études littéraires. Elle nous impose néanmoins, je crois, un renouveau de nos objets d’étude comme de nos méthodes d’analyse, en nous ouvrant à une nouvelle interdisciplinarité où la littérature nous serait plus proche parce que ses objets seraient reconnus comme communs. Sur un plan académique, cette transformation éloigne les études littéraires de la linguistique pour la rapprocher d’autres paradigmes disciplinaires, dont les sciences cognitives et l’anthropologie. Elle l’expose au passage à des réductionnismes comme la neurobiologie ou le néo-darwinisme (pour lequel la littérature participe de la nature de l’homme en tant qu’espèce et de son évolution, comme aptitude élaborée d’adaptation à un milieu et de régulation sociale), mais la rouvre aussi à des dialogues fructueux avec des disciplines comme la sociologie ou l’éthique, comme à une interrogation nouvelle et « extralittéraire » de ses mécanismes. (Gefen, 2021, p. 32-33, je souligne)
19Cette analyse saisit très efficacement les transformations actuelles de la critique, mais la mise à distance de la linguistique appelle peut-être une discussion. Alexandre Gefen renvoie ici à une linguistique structurale, liée à une approche du « texte » comme objet clos, autonome et intransitif. Selon cette acception, le texte ne rend en effet pas compte des mutations récentes du fait littéraire comme des outils qui permettent de le saisir. Pourtant, les approches linguistiques et stylistiques du contemporain ont, elles aussi, tenté de saisir les reconfigurations littéraires à l’œuvre et de repenser tout à la fois leur capacité à faire lien avec leurs destinataires et leur puissance de redéfinition des enjeux pratiques de la littérature : c’est tout l’enjeu, notamment, du « redevenir-discours » de la langue contemporaine développé par Julien Piat dans le volume collectif codirigé avec Gilles Philippe, La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon (2007). Dans des travaux prolongeant ces réflexions, Piat évoque aussi un imaginaire « sociologique » de la littérature, qui ferait suite au « moment énonciatif » et qui, favorisant la prise en compte éthique du monde et donnant lieu à de nombreuses formes proches du témoignage, travaillerait à rompre progressivement l’autonomie littéraire, à l’exemple d’Annie Ernaux (Piat, 2018, §13) : il y a là un constat qui rejoint, par un cheminement méthodologique différent, d’autres modes de valorisation critique du réel. Depuis un champ disciplinaire proche et contigu, la littérature contemporaine fait ici l’objet d’une redéfinition qui interroge en profondeur les pratiques interprétatives, puisqu’il s’agit de mettre l’accent sur la langue et, par son analyse stylistique, sur ses effets. S’accorder sur un « redevenir-discours » de la littérature, c’est donc contribuer à moduler les approches littéraires, pour y redéfinir la part du texte. Autrement dit, remettre en question la centralité du texte dans les méthodes de lecture, par exemple en privilégiant davantage les outils issus de l’analyse du discours, c’est mettre à distance les rigidités textualistes héritées des années 1960 et 1970. Ces inflexions méthodologiques tendent alors à réinscrire les productions contemporaines dans une histoire longue des formes discursives, celle de la rhétorique, qui les rend interprétables en vue de leur visée (Charles, 1977 ; Reggiani, 2008 et 2023) et de l’ajustement entre efficacité souhaitée et efficacité réelle.
20Comment, à ce prisme, interpréter les variations énonciatives d’Un singe à ma fenêtre ? Les outils de l’analyse discursive et, en particulier, l’étude de l’énonciation permettent en effet de reformuler les enjeux du texte de Rosenthal. Le pronom « On » qui ouvre le texte, s’il remplace la première personne crée un effet de généralité à mettre au compte de la visée parodique de la mise en scène de l’enquête : ce « on » renvoie à une figure d’autrice, rompue à l’exercice de la présentation d’un projet ancré dans le réel et dans un territoire, un peu stéréotypée. Le début du livre fait alterner ce « on » avec la première personne, celle des témoins. Après une vingtaine de pages, la première personne change de référence pour renvoyer à l’autrice, et les témoins sont évoqués à la troisième personne : ce point de bascule marque le seuil à partir duquel le texte s’autorise une part de fiction. De courts paragraphes, à la deuxième personne et souvent interrogatifs, s’insèrent alors entre les passages à la première et à la troisième personne, et font apparaître un questionnement intime autour de la perte et de la mémoire :
As-tu déjà sacrifié quelque chose pour sauver quelqu’un ou simplement pour l’aider ? Si oui, en as-tu éprouvé de la fierté ? Du remords ? Ou alors n’as-tu jamais rien sacrifié ? Dans ce dernier cas, estimes-tu que cela manifeste plutôt ta force ? Ou ta faiblesse ? (p. 36)
21Le dispositif, qui rappelle les « exercices » proposés aux destinataires dans On n’est pas là pour disparaître (2007), met à l’épreuve la capacité du texte littéraire à transgresser la dimension fondamentalement différée de son énonciation. Ces paragraphes se font parfois plus réflexifs, et interrogent les fonctions mêmes du dialogue – comme le souligne Julien Piat, « devenir-discours » et réflexivité vont souvent de pair (Piat, 2011, §17) :
Supportes-tu mieux quelqu’un qui ne te demande rien et qui accepte que tu te taises ou préfères-tu sentir que l’autre exerce sur toi une pression pour te faire parler, manifestant par là l’intérêt qu’il te porte ? (p. 70)
22D’autres encore figurent le rapport à la famille, évoquent la mémoire des disparus et la souffrance du deuil. Ces paragraphes adressés, qui mettent en scène une interlocution fictive, peuvent se lire en mobilisant différentes techniques interprétatives. Selon une perspective nourrie de formalisme, le passage à la deuxième personne constitue une métalepse : une figure autoréférentielle qui, représentant une brèche dans le monde de la fiction, invite à réfléchir, par métaphore, aux effets possibles du texte, ou à rêver à la possible transgression des mondes (Schaeffer et Pier, 2005 ; Lavocat, 2016). La deuxième personne peut aussi se lire comme une simple énallage de personne, qui aurait valeur de première personne : ce serait donc, selon un procédé relativement commun d’embrayage énonciatif, une manière de retrouver un questionnement intime, par le détour de soi à soi – à l’œuvre par exemple dans d’autres textes de Rosenthal, comme Que font les rennes après Noël ? (2010). Enfin, une étude de l’adresse inspirée de la pragmatique énonciative permettrait de faire apparaître les marques du point de vue de l’autrice et d’interroger la portée perlocutoire de ces adresses8. Fréquent dans l’œuvre d’Olivia Rosenthal, ce travail des pronoms ne réfléchit pas tant le fonctionnement du texte littéraire que ses usages possibles, en proposant, comme dans d’autres de ses textes, deux figures pour les penser : l’appropriation (du récit, ou d’une simple phrase, qui aide à penser), et la communication, renouant ainsi avec une conception dialogique de la littérature, fondée sur l’expérience de la langue comme matériau commun à l’expérience littéraire et à celle du monde. En définitive, ces différentes options interprétatives ne sont pas exclusives, et témoignent de la plasticité des approches littéraires comme de la pluralité des héritages qui les innervent.
Que faire des textes ?
23Le goût du réel, et le désir d’être concret, ou pratique, qui traverse à la fois la production littéraire et la critique contemporaines peut donner l’impression que la critique réagit, tout simplement, aux mutations du champ littéraire. Ce serait oublier un peu vite que le geste critique fait surgir, constitue, institue les corpus qu’il commente et qui ainsi, le légitiment. Quels effets de mise en lumière, ou au contraire d’occultation, ou de relégation, cette valorisation du réel et de la pratique produit-elle ? Les mutations critiques de la période invitent en effet à examiner la façon dont les corpus évoluent à leur contact. Par ailleurs, la valorisation actuelle de la pratique et du réel, si elle correspond bien à un moment de redéfinition et, sans doute, de relégitimation du fait littéraire, peut aussi donner prise à une forme d’injonction pragmatique, dont le revers serait une forme d’utilitarisme. Si l’hybridation des méthodes critiques et l’interdisciplinarité qu’elle entraîne sont, incontestablement, bénéfiques en ce qu’elles élargissent la gamme des gestes interprétatifs et réinscrivent leurs objets dans un tissu social et politique, cette hybridation et cette interdisciplinarité reconduisent aussi des discours relatifs à une forme d’insuffisance des méthodes littéraires. À l’heure où les universités et l’organisation de la recherche sont soumises à des logiques externes, économiques et idéologiques, néo-libérales, l’extension des compétences critiques et l’impératif d’applicabilité des résultats peuvent aussi résonner comme des injonctions problématiques et comme des critères possibles de mise en concurrence accrue non seulement des disciplines mais aussi des chercheurs entre eux. Enfin, c’est la place du texte que les mutations critiques récentes interrogent : s’il faut, assurément, louer la mobilité du point de vue critique, qui a su se défaire de la perspective purement textualiste au profit d’une pensée pratique de la littérature, pour autant, comment évoluent les conceptions critiques du texte, à ce prisme ? Les gestes de redéfinition théoriques de la période 2010-2020 conduisent à déplacer considérablement la place du « texte » – réinséré dans une approche pratique plus large ou considéré comme matériau à penser indépendamment de son support. Il semble donc être un point d’achoppement et de redéfinition des méthodes critiques, selon que l’on considère les rapports du texte au contexte, au discours (efficace), à la pratique ou à l’action – autant de pistes qui appellent prolongements et discussion.