Colloques en ligne

Laurent DEMANZE

Gestes contemporains de l’habiter

Contemporary living gestures

1 L’habiter constitue un point d’intensité des pensées contemporaines. Lectrices et lecteurs des sciences humaines et sociales n’ont pu manquer d’en être frappé.es. Théorie des maisons. L’habitation, la surprise (2011) de Benoît Goetz, Philosophie de la maison (2021) d’Emanuele Coccia, Habiter en oiseau (2019) de Vinciane Despret, Habiter. Un monde à notre image (2013) de Jean-Marc Besse ou L'Avènement du Monde. Essai sur l'habitation humaine de la terre (2013) de Michel Lussault, ou le livre collectif qu’il a mené avec Thierry Paquot et Chris Younes, Habiter le propre de l’homme (2007), sans oublier le très récent livre posthume d’entretiens avec Bruno Latour, Habiter la terre (2022). De telles réflexions s’écrivent moins dans la célèbre perspective heideggerienne, au cœur de la poésie du second xxe siècle1, que dans le souci de faire droit à l’exigence de reterrestration formulée par Bruno Latour2. C’est en effet que les interrogations sur les manières d’habiter sont autant d’opérations de résistance à l’emprise des logiques néolibérales d’appropriation de l’espace, aux impasses du développement urbain depuis le développement des grands ensembles jusqu’aux espaces périurbains, mais également à l’intensité des mobilités imposées et aux effets de plus en plus saisissants de l’anthropocène. La littérature du xxie siècle dans son commerce renouvelé avec le monde n’est pas en reste et a ressaisi l’habiter au centre de ses enjeux.

Brève cartographie des gestes de l’habiter

2 Cette saisie littéraire de l’espace n’est sans doute pas neuve, puisqu’elle s’inscrit dans ce qu’Edward Soja a nommé le tournant spatial, s’appuyant dans Postmodern geographies (1989) sur les travaux de philosophes comme Michel Foucault ou Henri Lefebvre. De telles réflexions ont donné lieu aux travaux de Bertrand Westphal sur la Géocritique et de Michel Collot, dans son bel essai Pour une Géographie littéraire (2014). C’est cette intensité de la perspective spatiale que je voudrais infléchir en faisant entendre l’insistance contemporaine de la question de l’habiter en littérature. Habiter le monde, exigence de faire-maison ou inventer des cabanes, c’est toujours à partir d’un coin de terre mettre en relation le local et le global, où se jouent des problématiques écologiques, des interrogations politiques, des processus de subjectivation, des dynamiques collectives, sans oublier les reconfigurations institutionnelles qui invitent à ancrer la littérature sur les territoires. Cette exigence d’habiter, je voudrais la déplier selon trois perspectives qui se croisent :

3 Une ligne anthropologique. Dans le sillage de la célèbre formule d’Hölderlin, « habiter en poète », il s’agit de souligner que la littérature n’est pas la mimesis imparfaite d’un espace, elle institue un lieu, elle fait monde : dans la sensibilité phénoménologique qu’elle orchestre, dans les formes ritualisées qu’elle invente, elle a le pouvoir de configurer un espace de vie. Elle est ainsi le support privilégié pour composer une rêverie de la maison chez Gaston Bachelard ou pour inventer des usages dissidents de l’espace chez Georges Perec.

4 Une ligne institutionnelle. Les critiques ont bien marqué la territorialisation institutionnelle de la littérature marquée par l’essor de plus en plus vif des résidences et des maisons d’écrivain.es. Les travaux de Mathilde Labbé, de Carole Bisenius, de Daniel Fabre ou d’Anne Reverseau notamment ont bien mis en évidence que les politiques culturelles décentralisées invitaient l’écrivain à se déplacer sur le territoire, à faire l’expérience sensible d’un lieu, à rencontrer publics et lecteurs, en essayant d’échapper à toute assignation à résidence. Des formes, sinon des genres s’imposent peu à peu, comme l’a montré Anne Reverseau avec la notion de portrait de lieu3, mais surtout s’expérimente une immersion décentrée dans un territoire, un exercice d’habitation à durée déterminée, pour faire l’épreuve sensible d’une épaisseur tout ensemble géographique et sociale.

5 Une ligne écopoétique. Habiter au présent, c’est prendre conscience des façons de cohabiter avec les formes variées du vivant. Les travaux de Baptiste Morizot montrent bien que cesse aujourd’hui ce qu’il appelle l’écofragmentation, construisant autour de l’espèce humaine une citadelle imperméable. Les récits d’habiter inventent au contraire des expériences ouvertes aux trajectoires animales qui croisent les nôtres, marquent les formes de côtoiements, les pratiques de voisinage comme dans le très beau Valet noir (2021) de Jean-Christophe Cavallin ou Un chien à ma table (2022) de Claudie Hunzinger. Et les manières d’habiter qui se forgent, en particulier dans les remobilisations de la cabane dans le sillage de Thoreau, cherchent la porosité au vivant à la façon d’Encabanée (2018) de Gabrielle Filteau-Chiba.

6 Ces réinvestissements de l’habiter donnent lieu à des formes d’une ample variété, difficiles à cartographier. Je voudrais néanmoins m’essayer à une esquisse typologique, non sans croisement ni recoupement, pour donner à sentir l’intensité éditoriale de ces formes narratives.

7Les exercices d’habitation : ce sont autant de récits d’expérimentations, de dispositifs et de protocoles de réinvestissements des espaces rétifs, dans un sillon perecquien, pour donner à reconquérir les espaces par des stratégies de défamiliarisation, qui empruntent autant au geste ludique qu’aux arts contemporains. On pense évidemment au Livre blanc de Philippe Vasset, mais plus encore à Une vie en l’air, à Montparnasse-monde de Martine Sonnet avec ses exercices de gare, à Joy Sorman dans Gare du Nord ou encore à Sophie Poirier dans Le Signal, dont je dirai un mot.

8Les auto-topo-biographies ou pour reprendre une belle formule de Nathalie Heinich un autoportrait par les toits, qui creuse les spatialisations de la mémoire, interrogeant le trouble dans les lieux comme Christophe Boltanski dans La Cache, Thomas Clerc dans Intérieur, Julie Wolkenstein dans Et toujours en été ou Julia Deck dans Propriété privée, et inventant d’autres configurations de l’identité qui ne relèvent pas de la continuité narrative mais de la discontinuité des séries d’habitation, à l’image de Nathalie Heinich dans Maisons perdues, François Nourrissier dans La Maison mélancolie, ou inventorient les dépôts matériels de la mémoire comme Olivier Rolin dans Vider les lieux, Lydia Flem dans Comment vider la maison de ses parents. Ces récits interrogent le mouvement asymptotique du chez soi, par une tentative d’épuisement du lieu, qui bat en brèche toute pensée de la clôture de l’intimité, en laissant sourdre une inquiétante familiarité.

9Les décentrements précaires qui opèrent par déplacement et excentricité, non par désir de sécession mais pour trouver des impulsions de nouvelles collectivités, des ouvertures au vivant, des réinventions locales de la communauté ou du politique. On pourrait évoquer les échappées ornitophiles de Fabienne Raphoz dans Parce que l’oiseau, les communautés récitantes dans Trompe-la-mort de Lionel Ruffel. Autant de décentrements à l’œuvre dans les formes séditieuses des littératures des ZAD, notamment analysée par Mathilde Roussigné (Roussigné, 2019), exprimées par l’« Appel aux révolté.es de NDL » : « Nous habitons ici, et ce n’est pas peu dire. Habiter n’est pas loger. […] Habiter, c’est autre chose. C’est un entrelacement de liens. C’est appartenir aux lieux autant qu’ils nous appartiennent. » (Zadnadir, 2012)

10Les instaurations d’un lieu commun ou pour reprendre une belle formule d’Hélène Gaudy dans Grands lieux une « Cartographie intime et collective » (Gaudy, 2017, 4e de couverture). Habiter s’incarne en effet de manière emblématique dans la figure du récit immeuble. Si elle plonge ses racines dans le roman zolien Pot-Bouille, elle a repris une intensité considérable depuis La Vie mode d’emploi de Georges Perec, pour saisir les entrelacements de vie et les communautés éphémères d’existence. Cette veine donnera naissance au très beau 209 Rue Saint-Maur de Ruth Zylberman, mais aussi à L’Immeuble Yacoubian d’Alaa al-Aswany ou à Building Stories de Chris Ware. L’immeuble laisse place parfois à la rue comme dans Paris Fantasme de Lydia Flem, sinon au quartier comme dans Boulevard de Yougoslavie d’Arno Bertina, Oliver Rohe et Mathieu Larnaudie mais il s’agit toujours de saisir, comme l’écrit Benoït Goetz, l’habiter comme une chorégraphie généralisée. Une telle chorégraphie est sans doute à lire depuis les réflexions menées par Roland Barthes dans Comment vivre ensemble pour chercher comment une idiorrythmie peut entrer en résonance avec d’autres rythmes existentiels (Roland Barthes, 2002, p. 36-40).

11 Pour autant, je ne voudrais pas analyser des genres, ni même des formes, mais des gestes. Cette dramaturgie gestuelle, Dominique Rabaté l’a récemment orchestrée avec une belle efficacité dans Gestes lyriques. Ce qui me touche dans cette notion de geste, c’est qu’elle permet de saisir un point d’expressivité de l’individu, mais tendu vers un impersonnel, engagé dans une teneur collective. Cette gestualité de l’habiter, je voudrais l’entendre au plus proche des propositions de Laurent Jenny quand il écrit que « [l]e style renvoie toujours à une forme singulière et en tant que tel il est une marque d’individualité. Mais cette marque d’individualité est toujours sur la voie d’une généralisation. » (Jenny, 2011) Cette tension de la gestualité permet de dire dans le mouvement des corps combien l’habiter est un frottement de l’individuel et du collectif, entre recherche d’autonomie et vie commune, entre inscription dans un lieu et ouverture au monde, entre le local et le global. Elle s’inscrit aussi dans le sillage de Benoît Goetz qui investit dans Théorie des maisons l’envers de l’architecture et de la ville, en cartographiant comment les corps instituent l’espace, comment ils le modèlent et réciproquement. Il s’agit de saisir l’habiter comme style, comme manière ou série organique de gestes4. « Formes de vie donc, manières, habitus, gestes plutôt que lignes fixes et objets solides. » (Goetz, 2011, 4e de couverture) Ces gestes et ces manières d’habiter s’articulent aux espaces construits, pour composer, comme l’ont montré Gilles Deleuze et Félix Guattari, un sillon d’expressivité. « L’art commence peut-être avec l’animal, du moins avec l’animal qui taille un territoire et fait une maison… » (Deleuze et Guattari, 1991, p. 174)

12 C’est cette teneur d’invention singulière dans les manières d’habiter que rappelle Sylvain Prudhomme dans un numéro de la revue Geste qu’il consacre à l’habiter, pour en souligner la dimension paradoxale :

À première vue, rien de très gestuel ici. « Habiter » retentit d’une solennité un peu suspecte, peut-être trop évidente : nous habitons (la maison, la rue, le pays, la planète...). Mais c’est là oublier toutes les pratiques, les gestes, les inventions qui l’animent et le déplacent continûment. (Prudhomme, 2008)

13Dans le double sillage de Georges Perec et de Michel de Certeau, il s’agit selon l’écrivain de rendre sensibles les ruses du quotidien, les exercices de défamiliarisation, les dispositifs de décentrement pour faire pièce aux assignations à résider que suscitent les normes sociales, l’aveuglement de l’habitude ou les logiques néolibérales d’aménagement du territoire. Les gestes d’habiter sont autant des stratégies de réappropriations de l’espace et de ressaisie de soi, selon une double perspective d’extension des dynamismes de l’habiter et de résistance aux formes d’imposition de l’aménagement contraint et expert de l’espace :

Cette approche a deux conséquences :

-D’abord, elle dissocie la question d’habiter de celle du simple habitat. On n’habite pas seulement son logement mais aussi la rue, la ville, le lieu où l’on travaille, la voiture ou la rame de métro qu’on prend quotidiennement, le trajet qu’on parcourt inlassablement dans le cas des convoyeurs sahariens. « Habiter » se dit aussi du mouvement.

- Ensuite elle voudrait libérer les pratiques de l’habiter d’une parole peut-être trop exclusivement experte, et être à l’écoute des usages et des interrelations qui, dans le lieu même qu’ils habitent, par une multitude d’usages différenciés de l’espace, construisent des formes nouvelles et imprévisibles d’existence.

Dès lors la question se déplace : importe moins le lieu (certains plus faciles à habiter que d’autres, sans doute, plus objectivement habitables) que ce qu’on en fait, l’inventivité qu’on y déploie, la façon dont on le détourne éventuellement de sa fonctionnalité première. Il faut donc être attentif à cette multitude de micro-opérations individuelles et collectives, qui expérimentent l’espace pour en dégager une politique, (re)créer du commun quand la privatisation progressive de l’espace public va de pair avec sa dépolitisation. (Ibid.)

14Ces gestes d’habiter s’inscrivent donc résolument dans un sillon perecquien, bien marqué notamment par un récent Cahier de l’Herne et dans le volume « Filiations perecquiennes » dirigé par Maryline Heck. Car cette ligne centrée sur les usages et les inventivités renouvelant le regard prolonge largement le projet d’Espèces d’espaces qui se veut le « journal d’un usager de l’espace » (Perec, 2000, prière d’insérer). De manière plus large, ces gestes d’habiter consonnent plus intensément avec les opérations spatiales menées par Georges Perec : les dispositifs narratifs permettant de réarticuler les solitudes contemporaines dans le creuset du biotope de béton de l’immeuble rue Simon Crubelier dans la Vie mode d’emploi ; les exercices de défamiliarisation permettant de dessiller un regard aveuglé par l’habitude et de reprendre pied avec des régularités, des routines concrètes ; une spatialisation de la mémoire, attentive aux palais de mémoire ou à la machina memorialis composés par les opérations rhétoriques, que Georges Perec connaît bien ; un travail de réappropriation intime de l’espace, à distance des urbanismes cherchant à réinventer l’homme à travers des « machines à habiter » ; une prise en charge des manières physiques d’habiter, dans le sillage des « techniques du corps » de Marcel Mauss, invitant à « étudier […] ces façons fondamentales que l’on peut appeler le mode de vie, le modus, le tonus, la “matière”, les “manières”, la “façon” » (Mauss, 1999, p. 375), et à construire notre propre anthropologie de l’habiter ; une réarticulation du local au global, comme le marque la construction même d’Espèces d’espaces menant par élargissement concentrique, de la page au lit, de la chambre à l’immeuble, jusqu’à l’espace.

Une gestualité singulière : Superposer

15 Ces gestes de l’habiter, je voudrais en déplier quelques-uns à partir du beau récit Le Signal de Sophie Poirier paru en 2022 aux éditions Inculte. Ce récit tient tout à la fois d’un journal d’exploration urbaine déplacé en bord de mer, d’une tentative d’inventaire d’un lieu promis à la démolition, d’un dispositif artistique entre performance et documentaire et surtout d’une histoire d’amour pour un immeuble. Le Signal, c’est en effet le nom d’un immeuble construit au front de mer pendant les Trente glorieuses, investi par la classe moyenne et cristallisant le mode de vie de l’époque. Mais la mer avance et les habitants sont, par arrêté, expulsés d’un immeuble désormais promis à la démolition, tout en continuant à payer leurs traites.

16 Le récit de Sophie Poirier prolonge en quelque sorte les reportages menés pour le magazine Junkpage, dans lesquels elle livrait chaque mois des déambulations et des dérives : c’est une pareille exploration qu’elle documente avec le vidéaste et photographe Olivier Crouzel, s’introduisant dans les lieux désertés, y projetant une vie fantasmée, habitant par procuration, peuplant le lieu de personnages romanesques. Elle rêve d’y habiter, y séjourne fugitivement, ce qui n’est pas sans évoquer le travail de Sophie Calle dans la gare d’Orsay désaffectée, mené sous le titre « Chambre 501 »5. Mais c’est aussi le récit d’un immeuble promis à la destruction, se dégradant à mesure, et le texte comme les photographies constituent un tombeau de l’immeuble6.

17 Le livre prend la mesure, à travers la silhouette de cet immeuble, d’un basculement dans les manières de vie : c’est aussi le tombeau des Trente Glorieuses, de sa dilapidation matérielle, de sa confiance en l’avenir, à l’heure de l’anthropocène, quand l’érosion marine, accélérée par le réchauffement climatique, menace l’habiter.

Les premières années, tout s’est bien passé. Au sortir des Trente Glorieuses, de toute façon, globalement les choses se passaient bien : les vacances dans des appartements achetés pour plusieurs générations, les vacances au sein de familles unies, les vacances avec des jouets en plastique qu’on oublie sr la plage et que la mer emporte, les vacances avec des cartes postales envoyées le dernier jour, les vacances avec des boissons en poudre pleines de colorant E222 qu’on boit tous les matins, les vacances avec les adultes qui fument dans la voiture… Dans les années 1970, rappelez-vous : on peut habiter un immeuble qui s’appelle Le Signal sans avoir d’inquiétude.

Pour quelque temps encore, donc, la vie ressemble aux Trente Glorieuses.

Tout va bien. (Poirier, 2022, p. 20-21)

18Le nom du bâtiment est rechargé d’une puissante ironie tragique, puisque s’il symbolisait l’opulente négligence de la société de consommation : sa silhouette de plus en plus fantomatique vaut désormais comme signe d’un désastre à venir. La fragilité du bâtiment vient nous alerter sur nos fragilités et son allure fantomatique esquisse un temps où nous ne serons plus : c’est ce que montre l’utilisation de sa silhouette à la une de Libération pour illustrer un récent rapport du GIEC (Poirier, 2022, p. 82 et 106).

19 Un tel récit mériterait sans doute d’être déplié selon de nombreux gestes qui traversent les récits d’habiter contemporains. « Peupler », pour montrer comment les espaces sont des lieux d’hospitalité aux silhouettes romanesques : l’espace habitable est une machine à fictions, que l’on peuple de micro-narrations, de rémanences littéraires, d’intrigues spectrales, comme si le lieu, en particulier dans sa ruine ou son vestige déserté, appelait des narrations compensatoires. Trompe-la-mort de Lionel Ruffel s’inscrit dans cette perspective en remobilisant les traditions narratives du Décaméron. L’œuvre de Philippe Vasset est tout entière dans ce geste, puisqu’elle cherche à trouver une ligne alternative aux fictions néolibérales en investissant son envers, et en remobilisant la force magnétique de narrations feuilletonesques ou populaires pour la frotter aux espaces en friche : « Je me suis régulièrement surpris en train d’élaborer des fictions pour animer les endroits que j’explorais (comme l’auteur de romans policiers Germaine de Beaumont, je pense que le rôle essentiel de l’écrivain est de pourvoir d’hôtes les maisons abandonnées). » (Vasset, 2007, p. 73)7. Cela pourrait être aussi le geste « encadrer », tant l’enjeu spectaculaire est crucial dans ce récit, puisque les fenêtres sont autant de vues sur mer, de dissolutions de soi dans le paysage, mais aussi parce que le récit aborde le voyeurisme de l’écrivaine et affronte les enjeux éthiques de l’intrusion dans un lieu qui ne nous appartient pas. Ce geste-là, on le retrouverait aussi bien chez Lucie Rico qui déplace dans GPS sur l’écran téléphonique cette opération de découpe biographique, transposant le dispositif de Fenêtre sur cour  un enquêteur immobilisé se livrant à une véritable obsession scopique. Ce dispositif de visibilité au centre de La Vie mode d’emploi constituant les fenêtres sur autant d’échappées biographiques est ressaisi par Célia Houdart dans Villa Crimée, composant un texte à partir des fenêtres du lieu, permettant de constituer des « Fenêtres sur cour et vies rêvées », selon sa belle expression. Ce pourrait être aussi « personnifier », pour analyser comment la narratrice caractérise le lieu, en fait un interlocuteur à force de métaphores personnifiantes : il devient un mourant ou un squelette, sur lequel veiller, dont prendre soin ou entendre la plainte. Cette personnification amène d’abord à considérer le soin adressé aux lieux, le souci de les ménager dans une extension des formes du care, marquée aussi bien par Jérôme Denis et David Pontille dans Le Soin des choses que dans les travaux les plus récents de Michel Lussault autour du spatial caring. Cette personnification amène dans d’autres textes à considérer l’agentivité du lieu, jusqu’à faire de lui le narrateur comme dans Building Stories de Chris Ware ou dans Les Vivants et les morts de Diane Meur, proposant une extension des acteurs de la narration, bien marquée par exemple en écopoétique, ou dans les travaux de Jan Alber ou Brian Richardson sur la narration non-naturelle (Jan Alber, 2016 ; Brian Richardson, 2015).

20 « Superposer », tel est le geste que je voudrais déplier un peu plus longuement, pour marquer que la saisie d’un habitat compose un feuilleté mémoriel, un palimpseste de souvenirs où les lieux se déposent les uns sur les autres, mais toujours décelables par transparence. Le modèle de telles superpositions se trouve en particulier dans le travail de Ruth Zylberman dans le documentaire Les Enfants du 209, repris en guise de couverture de son récit 209 rue Saint-Maur lorsque les visages des enfants juifs déportés sont projetés sur la façade de l’immeuble : par imprégnation spectrale, les époques s’entrechoquent, la surface présente laisse affleurer la profondeur antérieure. Ce geste de superposition ou de rémanence emblématise ce que Dominique Viart (2012), dans ses travaux actuels sur la mémoire, nomme la mémoire spectrale, en référence à certaines installations de Christian Boltanski, en particulier Personnes au Grand Palais en 2010, où des tas de vêtements font ressurgir la hantise de la Shoah. Ces rémanences spectrales de l’habiter, Michel de Certeau en faisait une expérience essentielle dans L’Invention du quotidien, rappelant à la suite du surréalisme le pouvoir de hantise des lieux, dans une forme de fantastique urbain. Tout le livre de Sophie Poirier est nimbé de cette atmosphère spectrale, de ce qu’elle appelle après Michel Butor et bien d’autres le génie du lieu ou l’esprit du lieu, marquant la présence fantomatique du passé dans l’immeuble vide.

21 Ces superpositions de hantise se retrouvent au sein du récit de Sophie Poirier, au moins selon quatre perspectives.

22 D’abord parce que Le Signal est, à la manière d’Un livre blanc de Philippe Vasset, un récit de performance qui documente une installation (Appartement témoin), une exposition (Le Signal/Souvenir) et une projection artistique d’Olivier Crouzel in situ à la surface de l’immeuble, mettant en évidence que l’espace de l’habiter est un espace de projection : une surface sensible où viennent se déposer fantasmes et désirs.

23 Ensuite, parce que cette expérience d’effraction amoureuse envers cet immeuble promis à la ruine, se rejoue une autre fois en Grèce face à l’hôtel White Beach : le même désir d’habiter le lieu déserté surgit, et les deux immeubles se superposent, au point ici ou là de se confondre. Cette superposition des deux immeubles rend compte d’un fonctionnement de la mémoire par stratification, où les grands lieux de l’existence se sédimentent au lieu de se succéder temporellement : le corps conserve une mémoire expérientielle des espaces habités qui ressurgit et élargit l’expérience singulière d’un lieu pour le mettre en relation avec d’autres précédemment éprouvés.

24 Troisième superposition : l’émotion éprouvée à la découverte du Signal est d’autant plus intense que les lieux familiers et familiaux ont été vendus, et que la narratrice ne peut plus y accéder.

J’ai vu se vendre la maison de ma grand-mère. […] À Gradignan, la maison familiale où j’ai vécu enfant, d’abord avec ma mère et mon père, puis avec ma mère et son nouveau mari, a été vendue aussi. En fait, depuis 2014, je n’ai plus un seul endroit lié au passé, je n’entre plus dans aucun, je peux les voir uniquement de dehors, comme une spectatrice. 

Parfois, je ressens de grandes angoisses : où se réfugier en cas de catastrophe ?

Le Signal, et ses appartements vides…

J’étais sensible à ces deuils que l’on fait, à ces lieux pleins de soi qu’on laisse aux autres. (Poirier, 2022, p. 85-87)

25Le rapport au lieu se noue selon des dialectiques supplétives : il s’agit d’entrer par effraction dans l’immeuble délaissé, de réinvestir mentalement des vies ordinaires pour suppléer des lieux désormais interdits et recomposer par substitution de lieu les lacunes de l’histoire familiale. C’est là le signe encore que les gestes d’habiter inscrivent dans le présent une histoire au long cours, qu’ils corrigent ou réparent.

26 Dernière superposition : la narratrice consigne avec un soin méticuleux tous les objets laissés par les habitants dépossédés du lieu, comme s’ils avaient dû quitter l’immeuble dans la précipitation. Elle mobilise la forme de la liste ou de l’inventaire, qui n’est pas sans évoquer certains mémoriaux matériels : objets délaissés, graffitis, vestiges de vie et indices biographiques sont consignés, au point de transformer le lieu en ruine du futur.

Parfois, je regrette de n’avoir pas dressé un inventaire strict et systématique, comme Georges Perec l’aurait fait. Ces objets épars racontaient les histoires et les époques. Mais je n’avais pas envie de verser dans la nostalgie. (Poirier, 2022, p. 97)

27Nulle nostalgie précisément, parce que si ces objets sont bien la trace concrète d’une culture matérielle, ils opèrent moins comme rémanence d’un temps disparu que comme anticipation d’un désastre à venir annoncé dès l’ouverture du livre jouant de la paronomase entre « front de mer » et « front de guerre » : ces objets qui marquent « le déchirement des départs » (Poirier, 2022, p. 34) rappellent les brusques fuites pour les guerres, les situations d’abandon dans les migrations contraintes, et constituent ici une préfiguration du désastre climatique, en contribuant à « nous rappeler que nous sommes fragiles » (p. 82). La liste d’objets ne constitue donc pas un mémorial récapitulatif, mais fonctionne comme une imagination anticipatrice, nous permettant d’approcher ou d’éprouver par procuration la situation de réfugié climatique, élargissant par là nos expériences de l’habiter.

28 Signe pour conclure que les récits d’habiter, s’ils produisent une expérience située, sont aussi des élargissements et des anticipations des bouleversements du monde. Habiter un lieu fonctionne ainsi comme révélateur des basculements sociaux, historiques et environnementaux : il n’est pas geste de sécession dans l’intime, mais modalité d’ouverture au monde et de porosité aux bouleversements qu’il connaît. C’est ce que les écrivaines et les écrivains marquent dans leurs récits d’usagères et d’usages de l’espace : habiter est un dispositif de relation.