Colloques en ligne

Adriana Cavarero

Corps politique

Political Body

1Extrait de Corps en figures. Philosophie et politique de la corporalité [Corpo in figure. Filosofia e politica della corporeità], Milano, Feltrinelli, 2003, p. 113-124.
Extrait publié avec l’aimable autorisation de l’autrice.
Traduit de l’italien par Marie Kondrat et Matilde Manara.

1. L’héritage grec

2Le corps politique, comme terme générique et toujours répandu pour désigner l’État, doit notoirement son origine à une millénaire tradition métaphorique fondée sur l’analogie entre le corps humain et la forme politique de la communauté1. Son nom, mais aussi son idée, varient évidemment selon les époques — désigné progressivement, du moins, comme polis, res publica, Règne et, enfin, comme État — puisqu’il est évident qu’entre temps aussi varient les images du corps humain que la science médicale et la culture en général prêtent à l’opération analogique. Pour le sort d’une telle analogie, et pour la prégnance figurale du terme « corps politique », une époque précise est cependant connue comme plus cruciale que les autres, et notamment cette longue période qui va du premier Moyen Âge à la Renaissance tardive, qui insiste sur l’image organique du corps, illustrant avec sa paradigmatique nature un ordre politique qui s’articule en diverses parties et fonctions, qui se révèlent membres ou organes de la communauté. C’est en effet avant tout à cette période que s’exprime le plus une des finalités principales de la métaphore organologique : c’est-à-dire cette idée de corps politique en tant que corps collectif, qui non seulement se contente de mettre au premier plan sa nature supra-individuelle, mais veut surtout être un tout organiquement différencié de son intérieur, et non, en revanche, la simple somme des individus qui le composent2.

3Le succès médiéval de la métaphore a un précédent dans la tradition antique, à partir justement de la coutume grecque, présente avant tout dans le domaine philosophique, qui venait illustrer l’ordre politique au moyen de fréquentes analogies avec l’image du corps3. Or, au-delà de la continuité du lexique analogique, surgit ici le problème d’une particularité de l’horizon grec fondamentalement orienté vers la centralité de l’âme qui décide du corps et de sa figure, et en subordonne le sens à son cadre logocentrique.

4Comme on l’a déjà vu, nous retrouvons en effet chez les Grecs une conception du corps qui tend à le priver de cette autonomie vitale que nécessiterait la pleine substance de la métaphore organologique, faisant plutôt que ce même corps se définit ici comme quelque chose qui vit, ou même a une forme, seulement en tant qu’il est vivifié par l’âme, ou bien en tant qu’il est modelé sur l’exigences de celle-ci. Pour le concept grec d’organisme vivant, il est par conséquent indispensable que l’âme soit présente dans le corps, et que cette présence vienne s’expliciter comme la relation entre une matière charnelle, essentiellement passive, et un principe actif, substantiellement identifié avec le logos, qui justement la vivifie. Le modèle organique, qui apparaît dans l’analogie entre le corps humain et la polis, dépend ainsi plus de l’activité de ce principe vital que de l’autonome se configurer de la matière charnelle, c’est-à-dire plus du fondement psychologique du corps que de son organisation anatomique ou physiologique. C’est en effet avant tout sur l’ordre de l’âme que l’ordre de la polis se fonde, comme nous l’enseigne explicitement la doctrine platonicienne, puisque l’ordre du corps n’intervient que par médiation et, en tout cas, en se montrant privé d’autonome et directe efficacité figurale. De manière que ce n’est pas par lui-même, comme justement le demanderait la métaphore médiévale, qu’il est organisme et par conséquent le modèle naturel de la version politique de ce dernier, mais c’est plutôt par ce principe vivifiant qui, également, et crucialement, ordonne la forme du corps. Il suffit de penser au Timée de Platon, qui illustre abondamment que le rôle de l’âme à l’égard du corps n’est pas seulement de vivifier une matière déjà formée, mais aussi de donner une conception du modelage de cette dernière. Divin effort qui procède selon un modèle artisanal, qui prévoit qu’à la matière soit donné l’ordre, supra-sensible et rationnel, de sa construction, c’est-à-dire de sa morphologie et évidemment de son fonctionnement.

5Pourtant l’affirmation qui place l’âme au gouvernement du corps est commune aussi bien à Platon qu’à Aristote, et lui assigne ce devoir de donneur d’ordre qui finit, dans tous les cas, par en discipliner la forme et en construire le modèle sur les projections logocentriques du sexe masculin. En fait même « la vie est introduite dans le corps au moyen de l’âme qui le gouverne »4, de sorte que tout ce que le corps est et signifie, dans sa forme et dans son fonctionnement, justement dépend des qualités philosophiques de l’âme qui en lui s’installe. Au-delà de perturbantes hybridations et d’irrésolus paradoxes textuels, l’anatomie organique se révèle donc structurellement une psychologie, et l’unité de l’organisme lui-même trouve son principe, aussi vital que constitutif, dans la psyché modelée par les philosophes.

6L’image corporelle — en tant que paradigme de l’ordre naturel sur lequel même la politique peut se modeler — s’avère par conséquent en Grèce nécessairement préfigurée sur la plurivoque puissance de l’âme à l’égard du corps, de sorte que même le rôle central de la tête doit son privilège au fondement psychologique de l’ensemble. Si l’âme est, dans sa plus authentique acception, âme rationnelle, c’est-à-dire, en tant que logistikon, lieu de la pensée et de la parole, il n’y a du reste de lieu dans le corps humain qui puisse y correspondre mieux que la tête. Ce qui ne va pourtant pas sans conséquences pour la métaphore présente et future, dans laquelle en effet la tête tendra constamment à se réserver un sens de rationalité qui est proprement immatériel, en se proposant ainsi comme une partie du corps et en même temps comme une partie incorporée, ou pour le moins comme un organe corporel qui est, par fonction et substance, distinct et au-dessus de la simple physiologie.

7Il s’agit du reste du dualisme constitutif entre âme et corps qui vient empêcher de manière préjudicielle, déjà depuis sa matrice grecque, un autonome se donner du corps lui-même comme paradigme seulement matériel d’un ordre en soi complet et cohérent. Par ailleurs, dans l’ordonné se configurer du corps humain, ce rôle décisif de l’âme rationnelle s’inscrit dans un cosmos qui est aussi lui-même pensé comme un grand organisme avec sa divine âme noétique qui le vivifie et le gouverne.

8On sait en effet que tout le monde visible, des mouvements célestes aux corps animaux, témoigne en Grèce d’« un durable ordre de l’existence »5 qui a son principe dans l’ordre suprasensible, et qui donc peut avoir fonction de modèle ou de figure analogique pour la communauté politique justement en tant que matérielle expression du principe divin qui l’informe. Il y a ainsi une correspondance entre macrocosme et microcosme qui peut aussi se nommer comme correspondance entre macrocorps et microcorps, les deux régis par le principe de la psyché, et donc de ce nous qui, depuis Anaxagore, se confirme être au centre de toute la pensée grecque. Selon une conception où, à partir de Platon puis surtout avec Aristote, la clarté du cadre et le sens explicite d’un ordre qui monte par grade du ciel à l’animal sont justement indubitables. Et où, toutefois, risque de s’occulter précisément cette immédiate présence du corps, dans le matériel exister d’animaux autant qu’on les veut pensants, qui rend le corps lui-même paradigme primaire de toute l’opération analogique.

9Autrement dit, dans l’antique métaphore organique — qui s’étend justement du cosmos à la politique — le corps humain, tout en étant l’implicite référent figural de bas, risque d’être occulté, si ce n’est nié, par la centralité de l’âme, à savoir par une autoreprésentation de l’espèce humaine avec ces facultés intellectuelles qui ne se contentent pas complètement de se trouver à être dans l’humain vivant (et donc dans la constitutive corporéité de celui-ci), mais se prétendent en revanche principe vivifiant ou directement modelant, si ce n’est générateur, de la morphologie corporelle. De sorte que, bien qu’elle élabore une image du corps qui tient évidemment compte de l’élémentaire donation de l’objet, la philosophie grecque finit par imaginer cette même donation comme le résultat d’un principe intellectuel qui a « produit » ce corps, et chaque corps, selon un modèle originel et immatériel tracé du même principe (le Timée en témoigne bien). C’est justement avant tout l’âme qui rend organique le corps, après l’avoir vivifié et, en un certain sens, dessiné, et le fondement d’une telle organicité est précisément dans le gouvernement qu’elle-même exerce sur cette matière corporelle.

10Combien les caractères distinctifs de l’acception grecque d’organisme, avec les relatifs problèmes figuraux d’une psyché hypertrophique, ont joué un rôle pour la successive image organologique du corps politique, c’est toutefois difficile à établir par des indications exhaustives. On peut cependant à tout le moins constater que le corps organique de la doctrine politique médiévale et de la Renaissance, plus ou moins capable de vie autonome, ressent crucialement la marque rationnelle de la tête et que le lien entre microcosme et macrocosme sert souvent à en justifier le fondement.

11Il est certain que, en Grèce, ce poids originaire de la psychologie sur l’anatomie empêche la comparaison entre corps humain et communauté de se développer dans un sens pleinement corporel, c’est-à-dire dans une optique de rigoureux intérêt physiologique. Si bien qu’Aristote se montre d’emblée prêt à abandonner l’analogie classificatrice entre les différents types de constitutions et les différentes combinaisons des parties dans les corps animaux, et du reste dans la République platonicienne il est explicitement question de parties de l’âme plutôt que de membres ou organes du corps. Ceci implique par ailleurs, sur le versant politique de l’analogie, un manque d’attention vis-à-vis du détail anatomique et du fonctionnement des organes corporels, allant plutôt dessiner les coordonnées spatiales d’un « haut » et d’un « bas », et surtout les suggestions d’une symbologie liée à la supériorité de l’esprit, à l’impétueux des passions du cœur et à la frénésie des instincts sexuels.

12Comme on l’a vu, en effet, le problème, surtout chez le Platon de la République, ne concerne point une physiologie du corps et un équilibre inscrit (unitaire et différencié à la fois) qui puisse servir de modèle pour l’ordre politique. Il concerne en revanche un conflit, entre raison et pulsions, qui doit être résolu en un modèle hiérarchique, fait de parties supraordonnées et subordonnées, qui puisse servir aussi bien l’individu singulier que la polis. Les analogies partielles et les échanges linguistiques entre les sphères corporelle et politique viennent, à la rigueur, du fréquent emploi du savoir médical, un savoir qui de toute façon, dans l’authentique théorie du Corpus hippocratique, n’élabore pas une conception du corps qui puisse se dire organique, mais assume plutôt le corps même comme un récipient creux dans lequel les fluides se combinent, se heurtent et réagissent les uns avec les autres dans une sorte de bataille6. Il n’en reste pas moins que, sans doute à la suite d’une influence pythagoricienne, commence à se diffuser avec Platon une nouvelle idée de la médecine qui se révèle particulièrement apte à tirer du champ politique l’image d’une disposition hiérarchique des parties du corps. Si bien qu’entre politique et médecine se soude un échange métaphorique, visant à définir l’ordre hiérarchique comme santé et son bouleversement comme maladie, et qui finit par se traduire en une vision cosmique générale, car l’acceptation d’un cosme qui reconnaît ses infinies occasions d’équilibre et de perte d’équilibre, et qui voit dans la raison juste son seul thérapeute, s’est avérée gagnante.

13La question fondamentale, à savoir le se trouver de la métaphore organique à l’époque grecque encore au-delà de sa matière corporelle véritable (c’est-à-dire autonome et suffisante), s’enracine en fait dans l’histoire d’un corps dévitalisé par une vision du monde arrogante et logocentrique. Laquelle justement marginalise la corporéité en cherchant autant qu’elle peut à la dominer, quitte à la retrouver constamment parmi les plis du langage et parmi les obsessions de l’ordre, outre que parmi les cauchemars de pulsions nocturnes qui n’inquiètent pas que le tyran platonicien. Même si avec Aristote les monstres de la nuit semblent justement se taire, permettant au corps de se modeler définitivement sur son viril, logique et politique étalon, tandis que le corps féminin est comme toujours expulsé de la cité en tant que mâle mal réussi, naturellement illogique et, par là même, impolitique.

2. La fable livienne

14Entre les Grecs et les théoriciens médiévaux du corps politique s’insère, et non avec la moindre influence, la fameuse « fable » livienne d’Agrippa Menenius7. Tite-Live8 écrit en effet que, comme la plèbe romaine s’était rebellée au sénat, Agrippa Menenius raconta aux rebelles une sorte de fable. Celle-ci parlait d’un temps ancien où le corps humain ne connaissait pas encore l’actuelle unité d’ordonner ensemble tous ses membres en un unique organisme, mais il consistait plutôt en de singulières parties, chacune avec l’exigence de valeur en soi, avec une sorte d’opinion personnelle, et pourtant toutes plutôt irritées par leur commun asservissement aux plaisirs de l’estomac. Ils se concertèrent donc, ces membres, pour se rebeller : et ainsi la main ne portait plus la nourriture à la bouche, la bouche non plus n’avalait pas et les dents refusaient de mastiquer. Le but, évidemment, était de réduire à la faim leur avide patron, mais l’imprévu résultat fut l’extrême faiblesse du corps entier. Il sembla alors clair, aux membres rebelles, qu’ils fournissaient la nourriture à l’estomac comme l’estomac lui-même restituait tous aliment sous forme de sang en le redistribuant à travers les veines. Une telle comparaison « entre la révolte entière du corps et la colère de la plèbe contre le sénat » ne tarda pas à montrer son efficacité, assure Tite-Live, et réussit à plier les esprits des hommes sous le poids de son évidence.

15Il semble que la métaphore corporelle appliquée à la politique, au moins dans sa forme explicite et directe ainsi qu’attentive au détail anatomique, trouve sur cette page un de ses tournants cruciaux. L’appareil métaphorique que la tradition grecque prête à la politique, comme on l’a vu, se montre en effet incapable d’une pure et simple anatomie corporelle non médiée par l’ordre de l’âme, et le langage médical, par ailleurs aucunement exclusif, auquel souvent le texte grec recourt, ne peut suppléer aux carences physiologiques du discours politique.

16Quoi qu’il en soit, le passage de Tite-Live a justement le mérite d’une analogie confiée à d’explicites référents anatomiques, en ayant en outre comme une de ses originalités le recours à une image corporelle qui veut l’estomac (venter) en son centre, se taisant en revanche au sujet la tête et de l’habituel rôle dominant qu’elle recouvre dans la forme la plus connue et diffuse de la métaphore. La figure semble du reste ici gagner sa valeur organique précisément grâce à un estomac qui est évidemment en mesure de faire allusion à un simple système philosophique bien mieux que la tête ne pourrait le faire. Et en effet la métaphore se montre fondée sur le concept d’une collaboration, à raison d’aliment réciproque, entre le centre et la périphérie, plutôt que sur celui d’une disposition hiérarchique entre un supérieur élément ordonnant et les parties subordonnées, à condition que le principe organique illustré coïncide avec l’ordre du corps entier. Ordre explicitement nommé comme santé qui trouve son contraire, c’est-à-dire la maladie, dans le s’exiger autonome de plusieurs membres.

17Même dans la centralisation atypique d’un organe prosaïque comme l’estomac, la métaphore livienne parvient aussi à suggérer définitivement le triple horizon figural que l’image du corps est en mesure de livrer aux traités politiques médiévaux : essentiellement le contexte symbolique d’une anatomie, d’une pathologie et d’une thérapeutique appliquées à la politique9, que les textes grecs finissaient déjà incidemment par utiliser.

18L’histoire de la métaphore organologique est en effet, avant tout, l’histoire d’une anatomie corporelle, dont les variations d’agencement général affectent à la fois la conception de l’ordre politique figurée à travers elle, et l’identification détaillée de ses différentes parties ou membres. Pour l’usage politique de la figure du corps, il ne peut par ailleurs rester secondaire que l’ordre du tout comprenne en son centre l’estomac, la tête ou, comme c’est parfois le cas, le cœur, chacun d’eux étant lié à une image différente du corps et à des coordonnées différentes de son fonctionnement global, d’ailleurs susceptibles d’évoquer, et pas seulement en termes médicaux, des horizons de valeur disparates. Si l’estomac renvoie à un contexte nutritif dans lequel, au-delà du fait purement physiologique, intervient nécessairement la tonalité moralisatrice du « plaisir » et de la « gourmandise », la tête, quant à elle, ne peut qu’évoquer les hautes qualités spirituelles de la « raison » et de la « sagesse », en coïncidant justement avec la définition la plus accréditée de l’espèce humaine comme étant dotée de pensée et de parole. Un discours spécifique devrait alors être tenu sur le cœur, parfois siège des bons sentiments et réceptacle sincère de la vérité, mais, par ailleurs, également organe qui marque par ses auscultables battements la vie du corps, devenant alors crucialement, dans la médecine du XVIIe siècle, principe moteur d’une circulation du sang qui considère désormais le corps comme une « machine » naturelle. Nous serions cependant, dans ce cas (par exemple avec William Harvey et avec Hobbes10), déjà du côté moderne mécaniste du corps politique, et donc dans le contexte d’une drastique transformation figurée de la métaphore organologique vraie et propre qui pour l’instant nous intéresse.

19Les superpositions et les échanges entre l’une et l’autre conception corporelle ne manquent pas dans la longue histoire de la métaphore organique, comme pour témoigner d’une ductilité de la matière qui, déjà dans le domaine médical, a trait à l’inquiète nature de l’image et au croisement infini des symboles que le corps est capable d’activer. Comme on le sait le rôle hégémonique de la tête, conformément à la figure inaugurée par Platon, se révèle de toute façon comme l’élément central du dispositif métaphorique le plus durable, devenant en effet, et à quelques exceptions près, une sorte d’image obligatoire dans la métaphorologie politique médiévale et tout au long de la Renaissance, surtout dans l’habituelle coïncidence entre la tête elle-même et la fonction royale.

20L’incontestable fortune de cette identification entre la tête et le monarque ne traverse cependant pas les siècles sans que la structure globale de la métaphore ne change son sens profond, ou, en d’autres termes, l’idée du corps que les nouvelles formes politiques jugent pour elles-mêmes la plus fonctionnelle.

21Bien que la métaphore du corps politique soit généralement qualifiée d’« organique » ou d’« organologique », une notion complète du corps organique, justement absente en Grèce, n’est en effet susceptible d’être trouvée que dans la doctrine médiévale. C’est en effet principalement au Moyen Âge quon voit apparaître l’image d’un organisme dans lequel se reflète un ordre social hiérarchisé, fortement différencié et articulé dans des rôles et des fonctions qui impliquent coordination et réciprocité. Où la tête joue indubitablement un rôle de première importance, et toutefois participe à l’équilibre de l’ensemble sans aucune possibilité d’indépendance par rapport à celui-ci, sans accentuer ni absolutiser son rôle de commandement. À partir du Moyen Âge tardif et surtout à l’époque de la Renaissance, la doctrine monarchique en vient au contraire à réélaborer la métaphore corporelle de manière à rendre de plus en plus autonome le rôle d’une tête qui gouverne un corps collectif substantiellement dépendant d’elle et dominé par elle. L’organicité au sens fort, qui implique la réciprocité et l’articulation interdépendante des parties, finit ainsi par être remplacée — et, en un certain sens, simplifiée en direction absolutiste11 — par une sorte d’image bipolaire du corps, qui apparaît désormais comme étant composé d’une tête royale qui commande et du corps collectif des sujets qui se rapportent à la tête comme son prolongement et son instrument. Où la valence pacificatrice de la figure organique ne perd pas pour autant son attrait, puisqu’elle est souvent évoquée pour justifier les interventions drastiques de la tête sur le bon fonctionnement des membres.

22Précisément dans cette version monarchique de la métaphore apparaît du reste un problème lexical de symptomatique ambiguïté. Il s’agit de l’utilisation équivoque du terme « corps », qui est utilisé à la fois pour désigner le corps humain dans son intégralité (et donc y compris la tête) et pour désigner la partie visible du corps lui-même qui s’étend en dessous de la tête. Cela dénonce précisément la position difficile d’une tête qui, d’une part, a décidé de s’autonomiser du corps pour soutenir le rôle du monarque de la Renaissance, mais qui, d’autre part, a du mal à renoncer à cette figure organique médiévale qui l’a placée dans un ordre corporel unitaire, justifiant encore mieux sa naturelle, bien que non absolutisée, prééminence.

23Vue l’importance du détail anatomique dans un organisme qui prévoit des fonctions articulées, il n’est donc pas étrange que les textes médiévaux s’attardent souvent à illustrer les diverses correspondances entre les membres du corps humain et ceux du corps politique, alors que cet exercice symbolique semble perdre de son mordant dans la période tardive. On peut en effet noter une certaine diminution de l’intérêt pour le détail anatomique lorsque la métaphore passe d’un sens organologique au sens plein, avec réciprocité et interdépendance des différentes fonctions, à une seconde acception, précisément monarchique, où elle se contente de faire allusion à un corps peu articulé qui dépend unilatéralement de sa très puissante tête12. Il s’agit d’anatomie politique, plus ou moins engagée à distribuer le rôle des mains ou des pieds entre les sujets, ou à les nommer comme un corps soumis à une tête royale, mais dans tous les cas il s’agit d’anatomie politique, et il est inévitable que dans une telle image du corps collectif s’inscrive aussi une pathologie politique.

24Vu l’apport fondamental de la science médicale à la mise en place conceptuelle de la métaphore en commençant par les Grecs, il est logique qu’un corps politique, désormais explicitement nommé comme tel, s’attende au risque de la maladie et donc de la mort. La métaphore, en effet, met en scène le lexique d’une pathologie politique qui s’organise sur la catégorie de la santé comme ordre de l’organisme tout entier, auquel s’oppose la maladie comme un se désordonner de celui-ci, généralement dû à l’infection d’une partie du corps qui engendre la désagrégation par contagion. Quant au foyer d’infection, il ne peut que se situer de plus en plus dans les parties périphériques du corps politique, car il est évident qu’une structure figurale, prêt à accentuer progressivement la centralité de la tête dans le modèle monarchique, fait coïncider l’ordre ou le désordre, c’est-à-dire la santé et la maladie, avec l’obéissance et la désobéissance des différentes parties du corps aux ordres du caput. Lequel, donc, en vient rapidement à se croire à l’abri d’une infection qui se génère à partir de lui-même, ayant plutôt à craindre la contagion qui lui vient de ses membres révoltés. Une telle maladie périphérique, transposée dans le champ politique, prend en effet presque toujours le nom de rébellion dans les traités du côté royal, et est le plus souvent métaphorisée, selon une équivocité lexicale typique de la figure déjà dans son usage médiéval tardif, comme une maladie du corps contre la tête.

25Il est donc tout aussi logique que le fréquent se vérifier d’une telle pathologie implique la nécessité d’une thérapeutique politique. De plus, ici le langage médical devient de plus en plus étroit et n’hésite pas à suggérer des thérapies qui se targuent du caractère drastique de la chirurgie : il n’est pas rare que des interventions décisives de la tête couronnée coupent le membre infecté, afin d’éviter précisément la contagion, sauvant le corps tout entier et lui rendant la santé. Là où, en parfaite correspondance avec la pathologie politique, la thérapeutique fonctionne selon le cadre métaphorique d’un corps qui ne peut évidemment tomber malade que dans ses parties non vitales, étant exclu le succès thérapeutique d’une intervention qui coupe la tête, et entraînant ici le goût du détail anatomique justement presque toujours absent ou, du moins, assez vague et tendant à être remplacé par des références imprécises à des « membres » qu’il faut couper et dont on n’identifie pas la fonction vitale. Dans le corps politique, en fait, la pathologie comme la thérapeutique renvoient à un déséquilibre de l’organisme qui a la forme cruciale d’un conflit interne annonciateur de totale ruine, et qui a donc besoin d’une science médicale qui semble trouver son outil efficace dans la drasticité du bistouri plutôt que dans des remèdes simplement apaisants.