Le « mot poétique », du discours lexicographique au positionnement esthétique
1Azur, char, firmament, glaive, onde, zéphyr… sont encore de nos jours perçus comme des mots poétiques. Cependant, ils sont aussi perçus comme emphatiques, précieux, voire ridicules, tant aux yeux des poètes contemporains que des lecteurs. Leur usage est bel est en bien en déclin et leur emploi n’est, le plus souvent, qu’ironique, note Jacques Dürrenmatt (Dürrenmatt, 2006, p. 43). Du côté des dictionnaires, Aurélie Frighetto signale que contrairement aux ouvrages du XIXe siècle, ceux d’aujourd’hui délaissent la marque lexicographique « poétique », préférant parler d’usage « littéraire » ou d’emploi « vieilli » (Frighetto, 2023, p. 294-297). Dès lors, la question d’une éventuelle délimitation des frontières du lexique poétique se pose, dans la mesure où celui-ci échappe aux codifications génériques ou stylistiques qui en fondaient, à l’origine, la singularité. À l’âge classique, rappelle Roland Barthes, la poésie se définit comme un miroir inverse de la prose, elle ne serait qu’une « équation décorative, allusive ou chargée, d’une prose virtuelle qui gît en essence et en puissance dans n’importe quelle façon de s’exprimer » (Barthes, 1953, p. 36). Avec l’ère moderne, la langue poétique cesse d’être pensée à l’aune de la prose pour se faire « qualité irréductible et sans hérédité » ; autrement dit, elle cesse d’être « attribut » pour se faire « substance » (Barthes, 1953, p. 36). Le statut de la langue poétique ainsi que son rapport à la prose, entre proximité et éloignement, a suscité bien des travaux universitaires, dont on pourra mentionner parmi les plus récents et, à simple titre d’exemple, ceux de Suzanne Duval (2017) ou d’Adrian Grafe et Nicolas Wanlin (2019). Bien que la question lexicale du mot poétique ne constitue pas le cœur de cible de ces approches, elles permettent cependant d’en appréhender les contours. En effet, l’évolution de la langue poétique entraîne dans son sillage l’évolution de la notion de « mot poétique », qui cesse progressivement d’être une catégorie lexicale liée à un emploi figuré, pour gagner en abstraction et devenir une potentialité contenue dans tous les mots de la langue (Frighetto, 2023).
2Ce bouleversement majeur de la notion émerge au cours du XIXe siècle où, entre héritage post-classique, revendications romantiques, désir de modernité, expérimentations multiples et crise de la représentation, de nouveaux vocables acquièrent le statut de mot poétique — qu’ils proviennent du parler quotidien, populaire ou vulgaire, de lexiques spécialisés, d’idiomes régionaux ou étrangers. Michel Sandras parle à ce sujet d’un « mouvement de prosaïsation du vers » (Sandras, 2016, p. 466) qui commence avec les poètes romantiques et qui conduit, pendant la seconde moitié du XXe siècle, à une partielle indifférenciation des parlures et des genres. On aurait, en effet, du mal à considérer des mots tels que asphalte, scrofuleux, halluciné, spleen ou bibelot comme poétiques, tant ils peuvent être impliqués dans d’autres pratiques discursives, mais force est de constater qu’ils contribuent aussi, désormais, à écrire la poésie. C’est pourquoi dans Pour la poétique I, Henri Meschonnic définit le mot poétique comme un mot doté de valeur ou d’intention, capable de tisser des réseaux de sens nouveaux au sein d’un ensemble. Partant, le lexique de la poésie moderne et contemporaine dépend moins d’un registre que du travail du style accompli par chaque poète, ainsi que le formule Meschonnic : « Tout mot peut être poétique. Un même mot peut l’être diversement » (Meschonnic, 1970, p. 60).
3Si c’est avec le romantisme que la notion de « mot poétique » change (en même temps que la conception même de la poésie), cette transformation semble étroitement liée au processus d’autonomisation du champ littéraire qui devient un champ de luttes engendrant un mécanisme de révolution permanente (voir Bourdieu, [1992] 1998). Dès lors, il convient de percevoir le travail du style non seulement comme une recherche esthétique permettant aux poètes de s’exprimer, mais également comme un travail de positionnement leur permettant de se créer une place dans le champ littéraire, ou bien de la défendre (Maingueneau, 2004, p. 118 et suiv.). La constitution d’un certain lexique poétique, qui n’est pas imposé par un genre et une tradition, devient une manière de revendiquer des affinités avec certains écrivains et, par la même occasion, de se différencier d’autres.
4Toutefois, le positionnement ne concerne pas seulement les auteurs à titre individuel. En prenant en compte l’ensemble des espaces francophones, on perçoit que la situation culturelle et linguistique des poètes en-dehors de l’Hexagone — souvent décrite en termes d’aliénation, de liminarité ou de métissage — soulève d’emblée des questions de positionnement linguistique, qu’il s’agisse de la traduction de termes et de concepts, de la présence de variantes régionales ou encore du contact avec d’autres langues que le français. Relevant de ce que Lise Gauvin qualifie de « surconscience linguistique » (Gauvin, 2004, p. 255 et suiv.), ce travail de positionnement vise à cultiver une forme de différenciation en regard d’une norme linguistique parisienne, ou du moins perçue comme telle (voir Meizoz, 1998), tout en essayant de déjouer les pièges de la marginalisation d’une part et de l’exotisme de l’autre (voir Aron, 2001). Dès lors, le mot poétique se trouve au cœur d’un positionnement discursif plus large dont il faut restituer l’ensemble des enjeux contextuels : idéologiques, politiques, éditoriaux, institutionnels, sociologiques…
5L’acuité avec laquelle la situation culturelle et linguistique des poètes des espaces francophones donne une vision problématique du français, qui invite naturellement à questionner le mot poétique en termes de variété ou de plurilinguisme, ne doit pourtant pas dissimuler un travail sur la langue et la tradition françaises qui permet de façonner des poétiques spécifiques (voir Alix, Fonkoua et Lloze, 2022, p. 8-9). Ainsi, pour reprendre la thèse de Jacques Derrida dans Le Monolinguisme de l’autre, le travail sur le mot poétique qu’accomplissent les poètes de l’espace francophone relève d’un sentiment de la langue qui, sous d’autres formes, concerne également les poètes hexagonaux :
6Malgré les apparences, cette situation exceptionnelle est en même temps exemplaire, certes, d’une structure universelle ; elle représente ou réfléchit une sorte d’« aliénation » originaire qui institue toute langue en langue de l’autre : l’impossible propriété d’une langue. Mais cela ne doit pas conduire à une sorte de neutralisation des différences, à la méconnaissance d’expropriations déterminées contre lesquelles un combat peut être mené sur des fronts bien différents. Au contraire, c’est là ce qui permet de re-politiser l’enjeu. Là où la propriété naturelle n’existe pas, ni le droit de propriété en général, là où on reconnaît cette dé-propriation, il est possible et il devient plus nécessaire que jamais d’identifier, parfois pour les combattre, des mouvements, des phantasmes, des « idéologies », des « fétichisations » et des symboliques de l’appropriation. (Derrida, 1996, p. 121)
7En ce sens, bien que l’on conserve l’idée d’espaces francophones à des fins scientifiques, en ce qu’elle permet de décrire les spécificités linguistiques, littéraires et contextuelles, l’approche du mot poétique qu’encourage cet ouvrage collectif s’inscrit dans les revendications des signataires du « Manifeste pour une “littérature-monde” en français » (AA.VV., 2007) en prônant une conception transnationale et polycentrique de la production et du fait littéraires. Prétendant moins à l’exhaustivité qu’à l’exemplarité, les articles réunis ici se proposent de s’interroger sur les constantes et les variations à partir de corpus divers, en contribuant à penser aux différentes définitions que les auteurs donnent de la poésie à partir du matériau lexical qu’ils mobilisent dans leurs textes et en fonction du contexte sociolinguistique dans lequel ils s’expriment.
8La première section de cet ouvrage s’intéresse spécifiquement au XIXe siècle, période charnière qui se veut à la fois continuité et renouveau. La première contribution d’Aurélie Frighetto propose une traversée de l’ensemble du siècle afin de percevoir les grands mouvements de l’évolution de la notion de « mot poétique », et nous fournit quelques outils conceptuels pour appréhender cet objet. Comme les autres contributions, celle de Yann Mortelette porte, en revanche, sur un corpus plus réduit de poètes, qui appartiennent en l’occurrence à une même école esthétique : les Parnassiens. L’auteur montre que, héritiers à la fois de la Pléiade et du Romantisme, ces poètes ne peuvent pas être considérés comme des néoclassiques : alors qu’ils respectent la syntaxe et la métrique, ils enrichissent le lexique en se servant d’archaïsmes, d’emprunts exotiques et de termes techniques. Souvent critiqué et parodié, le lexique des Parnassiens a cependant marqué l’histoire littéraire.
9Dans la deuxième section, Michel Biron et Edoardo Cagnan s’intéressent à des productions poétiques qui figurent dans le Panthéon de deux espaces francophones : ces productions ont commencé pendant les années 1930, mais ont adopté deux stratégies divergentes. Michel Biron a déjà montré que, au Québec, la poétique d’Hector de Saint-Denys Garneau et des jeunes intellectuels de La Relève se construit plutôt contre le modèle parnassien (voir Biron, 2000, p. 52 et suiv.). Dans cette contribution, en s’appuyant tant sur l’œuvre poétique que sur le paratexte de Saint-Denys Garneau, il démontre que la recherche lexicale est basée sur la simplicité et l’authenticité, le poète cherchant à saisir un rapport intime au mot qui se passe de considérations sur l’histoire et le champ littéraires. La contribution d’Edoardo Cagnan montre en revanche que, à la même époque, dans la Caraïbe et en Afrique subsaharienne, la négritude s’oppose également à l’exotisme des Parnassiens, mais elle n’en récupère pas moins quelques traits dans la constitution de son lexique poétique. Toutefois, peut-on vraiment cerner un lexique de la négritude ? En dépit de certaines similitudes, Césaire, Damas et Senghor entretiennent des rapports tellement différents aux mots — différences qui s’expliquent en raison de poétiques singulières et en vertu de contextes sociolinguistiques spécifiques — que l’on peut difficilement percevoir une école esthétique uniforme.
10Après l’étude de poétiques francophones qui se sont élaborées au début du XXe siècle, la troisième section se penche sur l’hyper‑contemporain. Jacques Dürrenmatt se concentre sur le Liban pour confronter à la fois deux autrices, deux générations et deux types de productions : la poésie en vers libres de Nadia Tuéni (1935-1983) et la bande dessinée de Zeina Abirached (née en 1981). Les deux autrices font face à un même défi : rendre compte de la tragédie collective d’une guerre civile, sans renoncer pour autant à une mission esthétique qui, exprimant les sentiments individuels de fragilité et d’inanité, s’avère aussi salutaire. Subha Xavier confronte également deux générations d’une production poétique qui s’épanouit depuis les années 2010 grâce à des autrices bilingues et à la maison d’édition Mémoire d’encrier : la poésie innue et québécoise de Joséphine Bacon (née en 1947) et de Natasha Kanapé Fontaine (née en 1991). Polyglottes, autrices de textes plurilingues, les deux poétesses ont néanmoins des rapports différents à l’innu‑aimun. Bacon a été forcée d’apprendre le français au pensionnat et est revenue à sa langue maternelle en écrivant ses recueils dans les deux langues, sans qu’un texte soit tout à fait la traduction de l’autre. Kanapé Fontaine a, en revanche, dû apprendre la langue de son peuple, qui traverse maintenant ses textes en français. Dans leurs œuvres, les deux poétesses nous invitent à établir un autre rapport au monde que Subha Xavier qualifie d’« éco-poéthique ».
11Les trois premières sections de l’ouvrage nous confrontent donc toujours, peu ou prou, à l’emprunt linguistique et au dialogue que la poésie des espaces francophones entretient avec d’autres langues. Les contributions recueillies dans la quatrième section vont plus loin en examinant la question de la traduction et des répercussions qu’elle a sur le lexique poétique. Sara Amadori étudie le cas d’Yves Bonnefoy, dont le travail de traduction, en particulier de Shakespeare, a eu des répercussions sur son travail poétique. On le voit dans ses essais métapoétiques, qui ne cessent d’interroger les limites et les potentialités du lexique poétique français, hérité surtout du romantisme, mais on le voit aussi dans ses recueils de poèmes et de proses poétiques, où Bonnefoy expérimente de nouvelles solutions lexicales, prosodiques et discursives qui mettent en avant une dimension dialogale de l’énonciation. Irène Gayraud, prenant appui sur sa propre expérience de traductrice des œuvres de Gabriela Mistral — Tala / Essart (Mistral, 2021) et Lagar / Pressoir (Mistral, 2023) — montre également les répercussions de la traduction sur le français en démantelant deux lieux commun. Le premier concerne la poétique de cette autrice prix Nobel de littérature, que certains préjugés et erreurs de lecture considèrent, à tort, tantôt simple tantôt archaïque, alors qu’elle était à la fois imprégnée d’une culture cosmopolite et ancrée dans son milieu rural. Le second concerne la traduction, qui, contrairement aux pratiques des premiers traducteurs, s’avère un véritable acte de création lexicale et syntaxique : parfois surprenant, mais tout aussi surprenant que le langage poétique, ce type de traduction nous permet de goûter au texte originel.
12En plus des quatre sections qui constituent cet ouvrage collectif, nous proposons en annexe deux entretiens qui rendent compte d’une actualité scientifique et éditoriale autour de la poésie. Le premier entretien, avec Claire Riffard, porte sur le poète malgache Jean-Joseph Rabearivelo, auquel elle a consacré une biographie (Riffard, 2022), après avoir contribué à l’édition critique de ses œuvres, parues en 2010 chez CNRS Éditions. Claire Riffard réinvestit les approches biographique et génétique de son ouvrage pour nous présenter le lexique poétique et le travail bilingue de Rabearivelo, qui prend place dans le contexte sociolinguistique tout à fait singulier de Madagascar pendant les années 1920 et 1930. Le second entretien, avec Michèle Monte, s’écarte du questionnement sur le lexique, mais permet de penser plus largement à l’énonciation poétique, approche qu’elle a présentée dans son récent La Parole du poème (Monte, 2022). Michèle Monte met à l’épreuve les outils qu’elle propose dans son ouvrage en analysant un livre d’une grande actualité, à la fois éditoriale et politique, Petit traité du racisme en Amérique de Dany Laferrière (Laferrière, 2023), qui nous permet d’interroger les frontières de la poésie et l’enchevêtrement des discours.
13Il va sans dire que, en dépit de la diversité des approches et des corpus, cet ouvrage collectif n’épuisera pas les questions sur le mot poétique ; pas plus que la réflexion sur le mot poétique — en dépit de l’importance de cet objet — ne percera le mystère de l’écriture poétique. On y trouvera, toutefois, quelques éléments pour la description de poétiques spécifiques, qui peuvent être réinvestis pour d’autres corpus, et une invitation à faire dialoguer les productions des différents espaces francophones.