Colloques en ligne

Charles Bonn (Université Lyon II)

Histoire et production mythique dans Nedjma (deuxième partie)

Journée d'études Kateb Yacine, Nedjma

1La production mythique du sens historique par Nedjma se fait donc par et dans le refus de tout symbolisme univoque. Le pluri­vocalisme et l'ambivalence y récusent l'épique, si l'on entend par ce terme un mode de narration où récit et discours sont soudés, où le langage fait corps avec son sens idéologique, lequel s'avère le plus souvent positif, affirmatif. Dans cette période historique de l'Algérie l'action révolutionnaire naissante appelle pour certains sa glorification épique : n'est-ce pas ce que faisaient à l'époque même où Kateb écrivait Nedjma et Le Cadavre encerclé des historiens comme Mohammed Cherif Sahli dans Le Message de Yougourtha, publié pour la première fois en 1947 1 ? Pour Kateb, aucune urgence historique ne justifie une écriture qui se condamne à la pauvreté pour satisfaire aux exigences pédago­giques d'une idéologie préexistante. Seule la poésie est créatrice du sens. C'est pourquoi, dès 1958, lors de la représentation à Tunis des Ancêtres redoublent de férocité par J.-M. Serreau et un groupe d'étudiants maghrébins, Kateb se situe face au didac­tisme de Brecht, et défend vigoureusement sa conception de la tragédie : « Ce que je refuse chez Brecht, c'est la façon qu'il a, lui qui est poète, de freiner continuellement la poésie au profit de l'enseignement d'une doctrine » 2. Et c'est pourquoi la geste de l'ancêtre Keblout est perpétuellement cassée, comme on l'a vu, par le statut même de son énonciation toujours ambivalente.

2Cette ambivalence de la production mythique dans Nedjma nous amène à la notion d'ambiguïté dont des réflexions récentes sur la tragédie ont fait l'une des clés de ce genre chez les Grecs, l'opposant précisément à la vérité une de la philosophie platoni­cienne 3. Kateb se réclamait explicitement de la Tragédie, entre autre, dans l'interview de L'Action déjà cité. La fin des Ancêtres redoublent de férocité illustre exactement le double sens de la Tragédie : mort de la Femme Sauvage et de Hassan, Mustapha aveuglé et pris, le chœur encerclé par les soldats, mais annonce par ce même chœur d'un avenir de lutte positive. Or Mustapha, ici, est aveuglé comme Œdipe, mais par les coups du Vautour, double de l'aigle de la tribu. Le dédoublement dont on a vu l'importance chez Kateb est une figure tragique qui remonte entre autres au dédoublement de l'aigle et du Vautour. « Lorsque sonneront les dernières heures de la tribu », dit Ali dans La Poudre d'intelligence, « l'aigle noble et puissant devra céder sa place à l'oiseau de la mort et de la défaite » 4 : celui-là même qui aveugle Mustapha, et dont le poème clôt Le Cercle des repré­sailles. Or ces paroles sont dites précisément par le personnage qui incarne l'Histoire et la Révolution à venir, dans cette pièce : autre ambiguïté, autre signification double.

3L'ambiguïté qui fonde la tension de la tragédie repose sur la manifestation simultanée d'un êthos et d'un daimon : « chaque action apparaît dans la ligne et la forme d'un caractère d'un éthos, dans le moment même où elle se révèle la manifestation d'une puissance de l'au-delà, d'un daimon » 5. C'est précisément ce que, dans Nedjma, Rachid dit à Mourad :

Ce sont des âmes d'ancêtres qui nous occupent, substituant leur drame éternisé à notre juvénile attente, à notre patience d'orphelins ligotés à leur ombre de plus en plus pâle, cette ombre impossible à boire ou à déraciner, – l'ombre des pères, des juges, des guides que nous suivons à la trace, en dépit de notre chemin (p. 97) (90-91).

4Comme les héros tragiques, les personnages de Nedjma vivent entre deux univers et deux langages qui se manifestent en eux simultanément, celui du passé et celui du présent, celui du mythe et celui de la Cité, celui du retour inévitable aux origines et celui de l'Histoire révolutionnaire. Ils succomberont à l'intrusion de l'Histoire, et pourtant ils en appellent la découverte.

5Mais comme les héros tragiques, ils vivent en partie ce conflit dans leur dialogue avec l'espace même de la Cité, lequel connaît également cette tension tragique entre son passé et son présent. Les villes, dans Nedjma, sont victimes comme les héros, de leur spectre ennobli : « ce qui a disparu fleurit au détriment de tout ce qui va naître » (p. 175). Le conflit entre deux temps, entre deux langages, se développe dans une relation spatiale indispen­sable à la résonance du mythe. Car le mythe précisément donne sens à un espace dans l'Histoire. Mais au lieu, comme le mythe, de développer, de faire fleurir l'espace qui est son enjeu, la tra­gédie enferme cet espace dans l'instant même où elle le déploie, l'irréalise au moment même où elle dit sa réalité.

6Ici, l'opacité de l'écriture de Nedjma prend sa pleine dimension : plura­lité, résonance multiple du sens dans sa production mythique, elle est également ambiguïté du signifiant, opacité productrice du sens tragique. L'entreprise de Nedjma est en partie celle du déchiffre­ment d'un sens. La tragique destinée des héros de Kateb, aussi bien dans Nedjma que dans Le Cercle des représailles, est d'être les déchiffreurs d'une réalité à venir, et de mourir pour ce déchif­frement. La génération d'Ali, le fils de Lakhdar et de Nedjma, pourra mourir, ou vivre, pour la réalité découverte de la nation. Celle de Lakhdar, de Mustapha, de Rachid comme de Nedjma, ne peut que mourir des difficultés même de cette découverte, pri­sonnière qu'elle est d'une signification encore oblitérée par la malédiction des ancêtres. Nedjma est un signe ambigu, un mot opaque. Hassan et Mustapha, dans Les Ancêtres redoublent de férocité meurent de n'avoir pas su déchiffrer la Femme Sauvage, ou de n'en avoir déchiffré qu'un seul sens. Et dans Nedjma, Rachid à la fumerie se dissout lui-même dans la parole qui produit le sens.

Et c'est à moi, Rachid, nomade en résidence forcée, d'entrevoir l'irrésistible forme de la vierge aux abois, mon sang et mon pays (...) Je ne savais pas non plus qu'elle était ma mauvaise étoile, la Salammbô qui allait donner un sens au supplice (...) Elle n'était que le signe de ma perte (p. 175) (165).

7Si le déchiffrement seul produit l'avenir, il est également la perte du déchiffreur. C'est en quoi les personnages de Nedjma sont tragiques, dans cette oeuvre ainsi bâtie sur le renversement des valeurs lorsque l'on passe de l'un à l'autre des plans de signi­fication indissociables.

8C'est la même figure tragique de renversement qu'on peut trouver dans ce qui a été dit plus haut sur la fonction productrice de sens mythique du creux que représente Nedjma au milieu de différents récits qui gravitent autour d'elle. Ces récits sont pro­duits par l'absence même de sa parole : Nedjma, comme Le Vau­tour, débouche sur l'absence. Le creux est, certes, producteur de sens, mais le sens ultime, si l'on retourne la proposition, n'est-il pas en dernier ressort l'absence, le manque, cette quatrième branche qui n'est pas là lors du leitmotiv final de dispersion ? N'est-il pas dans ces « ombres » qui « se dissipent sur la route », comme le sens, comme la direction non précisée que prend Musta­pha (p. 256) (245)? Aussi Rachid comme le Vautour est-il un être « sans ». Le Vautour est veuf, dans Nedjma (p. 133) (125) comme dans Le Cercle des représailles. Quant à Rachid, alors même qu'il dévoile le sens ultime, il n'est « plus qu'une ombre sans fusil, sans femme, ne sachant plus que tenir une pipe ; pseudo-Rachid issu trop tard de la mort paternelle, comme l'Oued El Kebir ne prolongeant que l'ombre et la richesse du Rhummel, sans lui restituer sa violence ancienne » (p. 180) (170).

9Ici, l'opacité tragique, l'obsession de la mort du signifiant au moment précis où il délivre le sens, rejoint la violence du mythe. C'est alors l'ironie tragique. Celle qui consiste à montrer comment,, au cours du drame, le héros se trouve littéralement « pris au mot », un mot qui se retourne contre lui en lui apportant l'amère expé­rience du sens qu'il s'obstinait à ne pas reconnaître. Dans la geste légendaire des Keblouti, Keltoum a perdu la tête de Keblout, mais elle a également et en même temps perdu la tête. Elle est, elle aussi, prise au piège des mots. Sa folie devient celle de Nedjma, qui devient à son tour et avec elle la Femme Sauvage. Or, de même que l'absence de la parole de Nedjma dans le roman génère les récits des quatre amis qui gravitent autour d'elle, de même la tête perdue de Keblout dessine ce creux d'où s'élève tout le texte katebien. Car non seulement la tête de Keblout, mais encore son livre est perdu : et s'il n'était lui-même, comme le montre encore J. Arnaud 6 qu'une reconstitution imaginaire ? Ainsi Keblout ne tirerait sa réalité que du texte katebien, lequel, à l'inverse, ne serait pas né si Keblout en personne n'avait rendu visite à Rachid dans sa cellule de déserteur (IV, A, 2) : n'est-ce pas également dans sa prison que Kateb s'est véritablement décou­vert écrivain ? Or, on a vu que ce court chapitre de la visite en rêve de Keblout à Rachid génère tout le récit probablement irréel dans la vraisemblance diégétique, du pèlerinage au Nadhor. Et le Nadhor n'est à tout prendre qu'un lieu déserté, pour ne pas dire un désert. Peut-être avant tout un manque : celui-là même dont procède l'écriture du roman. Roman dont l'envers, le renverse­ment tragique, est précisément cette prison des mots, de ses pro­pres mots, où finit Rachid.

10On est donc amené à s'interroger sur la nature même de cette béance qui s'ouvre pour Rachid dans sa cellule de déserteur, parce que c'est d'elle que procède la tension tragique de tout le roman, c'est-à-dire ce désir par lequel Nedjma est générateur du sens historique. Or Nedjma, on l'a vu en commençant ce chapitre, est « autobiographie plurielle », et sous ce pluriel, on peut être tenté de rechercher le singulier : l'inscription biographique de Kateb lui-même dans son texte. Après tout, notre propre biographie n'est-elle pas la mesure première que nous avons tous de l'Histoire et du temps qui lui est propre ? Bien plus, ne peut-on pas dire que, dans une certaine mesure, le passage du temps mythique au temps historique de la Cité se fait par le surgissement de l'in­dividu qui est également une des dimensions fondamentales de la tragédie ?

11On ne s'est pas privé de montrer que les quatre amis de Nedjma pouvaient représenter chacun une des faces de leur créateur, lui­-même ainsi éclaté en quatre branches rivales comme la tribu des origines. Mais en même temps, on a vu qu'on est bien loin, dans Nedjma, du roman psychologique traditionnel.

12Rachid, Lakhdar, Mourad et Mustapha sont, certes quatre faces complémentaires de la personnalité de leur créateur, mais surtout de son histoire. Ils sont éléments de récits, dits par leurs actions ou leurs récits mêmes : ils ne sont pas des « caractères » dont l'action serait le révélateur. Ils sont encore moins décrits de l'intérieur par l'écrivain. La multiplication des points de vue narratifs par ce dernier est une manière de laisser dire et faire ses personnages à sa place, c'est-à-dire de se dispenser de la traditionnelle étude psychologique dont l'absence ici se superpose à celle de la parole énigmatique de Nedjma.

13L'absence d'une parole désigne alors celle d'une autre parole. Celle des profondeurs ? Produits par les récits au lieu d'en pro­duire l'action par leurs caractères, les quatre amis semblent se réduire à n'être que des fonctions. Au moment même où ils manifestent le surgissement biographique, ils endossent le masque par lequel le récit les fait être et les individualise. Et en ceci encore ils ne sont pas loin des personnages de la tragédie grecque, individualisés par leur masque qui les camoufle en même temps qu'il les révèle, cependant que le chœur, anonyme, n'a point besoin d'être masqué. Mais le masque désigne la double réalité de celui qu'il expose, et de même l'auto-représentation des person­nages de Kateb par le récit qui feint de ne pas être celui de l'auteur, souligne l'ambivalence de cette représentation. Ambiva­lence qui invite à écouter la résonance multiple d'une voix der­rière la représentation pourtant réelle du masque, à découvrir l'autre côté.

14Je n'ai nullement l'intention ici, comme cela a été ébauché ailleurs de façon toujours quelque peu réductrice 7, d'entre­prendre une psychanalyse de Kateb Yacine à travers son roman. Mon propos est plutôt de souligner quelques glissements de sens indiqués par le roman lui-même, d'un personnage à l'autre, d'un récit à l'autre. Tout en renforçant la thèse de l'ambivalence mythique et tragique de son écriture, cette démarche me permettra peut-être de montrer en fin de compte que l'historicité ultime et la plus vraie est celle de l'espace maternel : celui-là même que j'avais autrefois, avec bien d'autres, tendance à situer hors de l'Histoire. Position que je vais nuancer à présent comme j'ai nuancé déjà l'opposition trop facile du mythe et de l'Histoire. Or, j'ai montré la dimension spatiale du mythe, en développant la notion de résonance : l'espace maternel serait-il le lieu d'une résonance comparable à celle de l'espace « J'ai appris l'alphabet français à ma mère, sur la petite table entourée de coussins, devant le figuier qui a failli mourir, dans les émanations de l'eau moisie (y a pas de fontaine chez nous ; Mère fait la vaisselle et la lessive dans d'immenses chaudrons) » (p. 212) (201).

15Ce passage est, d'abord, particulièrement biographique, et préfigure celui à la fin du Polygone étoilé où l'auteur décrit la même situation, qu'il nomme « la gueule du loup », en assu­mant directement le « pacte autobiographique ». En ce sens le passage de Kateb, entre Nedjma et Le Polygone étoilé, d'une « autobiographie plurielle » biaisée à une autobiographie singu­lière assumant le pacte du genre est également à inscrire dans une évolution historique. Et ce n'est point un hasard si Le Poly­gone étoilé se termine précisément sur cette scène : l'espace mater­nel est peut-être brisé, mais il est définitivement historique.

16Cependant, plus de figuier ni de chaudron dans Le Polygone étoilé : même si l'un et l'autre existaient peut-être dans la maison d'enfance de l'auteur, l'important est, ici, qu'ils renvoient non à un référent autobiographique, celui du « pacte référentiel » de l'autobiographie selon Lejeune, mais à un autre récit de Nedjma, celui du bain de l'amante au Nadhor.

17Renversons donc la perspective, et parlons de l'épisode du bain de Nedjma : rappelons d'abord que, selon J. Arnaud, dont j'ai suivi l'opinion, tout l'épisode du Nadhor pourrait n'être que rêvé, c'est-à-dire irréel. Comme le récit de Rachid à la fumerie, il se dissout dans la fumée de l'herbe. Il s'agit donc bien d'un récit qui ne parvient pas à se réaliser, à prendre corps : corps du référent narratif, corps aussi de Rachid et Nedjma qui n'arrivent pas à se rejoindre sexuellement (p. 140) 8, corps du nègre dont on ne sait s'il existe réellement, ou s'il n'est pas, lui aussi, un fan­tasme dû à l'herbe. Certes, cet épisode joue sur la tension extrême entre le désir et l'impossibilité de le réaliser, Nedjma semblant d'autant plus exhibée-offerte qu'elle est, dans tous les sens du terme, intouchable. Elle n'est qu'un être créé par la parole et par le rêve, mais elle est surtout l'impossibilité de la parole de Rachid :

je ne pouvais lui dire...

(…)

Encore. ému des chants. brisés. de mon enfance, j'aurais voulu traduire à la créature que le nègre dévorait des yeux ce monologue des plus fous...

(…)

Fallait-il. lui parler de ce nègre, et lui conseiller.(...) ?

(…)

Mais je ne pouvais rien dire de cela devant Nedjma, me contentant de l'énoncer à voix basse, murmurant pour moi-même le peu de mots capables de suggérer le mystère de pareilles pensées... (pp. 136, 138, 139, 140) (128-132)

18L'essentiel de ce passage, au-delà de toutes les significations symboliques qu'on a pu lui trouver, est donc bien cette mise en regard d'une parole qui ne peut se dire. Et cette parole est celle de l'enfance, dont elle entend « les chants brisés ». Parole dans laquelle Nedjma deviendrait ce qu'elle ne peut devenir dans le roman, et que Rachid indique dans des phrases où perce l'humour de l'auteur, la mère :

J'ai honte d'avouer que ma plus ardente passion ne peut survivre hors du chaudron...

C'est pourquoi, plutôt que de te promener au soleil, je préférerais de beaucoup te rejoindre dans une chambre noire, et n'en sortir qu'avec assez d'enfants pour être sûr de te retrouver. Et seule une troupe d'enfants alertes et vigilants peut se porter garante de la vertu maternelle...  (pp. 139 et 140) (130-131)

19Pourtant, la maternité, Nedjma la connaîtra, mais grâce à Lakhdar, et dans un texte différent, théâtral et historique, Le Cadavre encerclé. L'enfance ne peut être rejointe que dans l'action historique. C'est pourquoi dans Nedjma, elle n'est prêtée qu'à Lakhdar, lui aussi « savoureux têtard » d'une mère « héroïne anal­phabète », tous deux « mère et fils et amants, au sens barbare et platonique » (p. 194) (184).

20Rachid peut dire le sens mythique, dans des récits qui se diluent de plus en plus dans l'irréalité. Il ne peut rejoindre l'en­fance, car l'espace maternel dont il rêve est fuite hors de l'Histoire, refuge dans la chimère. On a vu que sa cellule est celle du déser­teur, et non celle du militant. Quant à l'épisode – peut-être irréel – du Nadhor, c'est un échec puisqu'on y cherche les ori­gines dans une antériorité mythique, au lieu de les chercher dans l'action qui dessine un à-venir historique : celle de Lakhdar et Mustapha, dont on connaît l'enfance, dans Nedjma, parce qu'on connaît également leur participation au 8 mai 1945. Le récit de l'enfance de Rachid n'est qu'un prétexte transparent pour parler de Si Mokhtar et de Constantine, celui de l'enfance de Mourad un autre prétexte transparent pour nous expliquer sa présence dans la villa Beauséjour. Or, Mourad s'est également trompé de sens historique en tuant M. Ricard, et c'est Rachid qui cherche à donner à cet acte la signification politique qu'il aurait pu avoir mais n'arrive, pas plus que pour les chants brisés de l'enfance dans la scène du chaudron, à la dire :

Rachid poursuivit à voix basse, comme pour se persua­der d'une chose depuis longtemps reconnue, mais toujours incroyable.

- Le crime de Mourad n'en est pas un. Il n'aimait pas Suzy  (p. 177) (167).

21Là encore, c'est Mustapha seul qui saura donner à l'acte de Mourad sa véritable signification (p. 187) (176) : Mustapha possède et dit le sens historique comme il dit la parole de l'enfance.

22Cette juxtaposition-opposition est d'autant plus nette que la page du carnet de Mustapha où ce sens est donné coupe le récit de Rachid au fondouk où il est question de Mourad. Elle est encore plus significative lorsqu'on voit qu'à cette quatrième partie centrée sur Rachid comme la troisième l'était sur Rachid et Mourad, succède et s'oppose la cinquième centrée sur l'enfance et l'engagement politique de Lakhdar et Mustapha réunis. Plus : tandis que la quatrième partie se termine, dans les vapeurs de l'herbe et « sur le gouffre nocturne », dans l'impuissance de la parole (p. 190), la cinquième partie, par le récit de l'enfance, débouche sur l'efficacité de l'écrit politique de Mustapha lycéen qui sera « exclu pour huit jours » (p. 222) (211). Or, cette première exclusion du lycée préfigure celle du 8 mai 1945. Par ailleurs, l'enfance de Mustapha, loin de l'identité mythique close sur elle­-même qui hante les récits de Rachid, est celle de la rencontre pittoresque et réelle des deux communautés. Monique, dont le « sillon rougeoyant » entrevu trouble l'enfant, pourrait même apparaître comme un autre double réel de la Nedjma du chaudron.

23L'espace réel de l'enfance de Mustapha, qui s'oppose à l'espace rêvé des origines de Rachid, est donc un espace essentiellement historique. Le vrai récit des origines n'est pas le mirage de Rachid au Nadhor, après sa parodie de voyage à La Mecque, mais la réalité de l'enfance de Mustapha que désigne l'épisode du chau­dron. On peut donc se demander si, dans Nedjma, le passage du mythe à l'Histoire, ou plus précisément du mythe rétrospectif des origines à celui de la nation entrevue dans l'avenir, ne se fait pas obligatoirement par la prise en charge du biographique, et plus encore de l'autobiographique. Mais en même temps, Kateb dépasse très largement cette fonction référentielle de la biographie, en lui donnant valeur fondatrice et mythique : l'éclatement originel, celui-là même de la tribu des Keblouti, n'est-il pas ce saut dans la « gueule du loup » de la fin du Polygone étoilé, où les rôles de l'espace maternel, comme le sens de son histoire, sont retour­nés ? Quoi qu'il en soit, la réalité de cet espace maternel est bien d'abord historique.

24C'est grâce au récit de l'enfance de Mustapha qu'un second récit du 8 mai 1945 est possible. Mais inversement c'est grâce à l'historicité de sa mort le 8 mai 1945 que Lakhdar, dans Le Cadavre encerclé, « retrouve le cri de (sa) mère en gésine » 9. La chanson des bagnards de Lambèse ne s'adresse-t-elle pas d'ins­tinct à la mère (pp. 41-42) ? Cette ambivalence du temps de l'espace maternel, d'une part refuge et continuité, de l'autre his­toire active, va faire de la mère le personnage tragique de la Femme Sauvage, que ne pouvait encore être Nedjma. C'est pour­quoi Nedjma est le noyau absent du roman. La Femme Sauvage parle, mais c'est sur l'espace tragique de la scène, tout entier enfermé dans l'action historique. En passant de l'espace du roman à celui de la scène (Le Cadavre encerclé a été écrit en même temps que Nedjma), Nedjma devient mère, acquiert la parole et rejoint le maquis. Mais c'est bien le même personnage.

25Keltoum, en tranchant la tête de Keblout, a renversé le sens de l'histoire traditionnelle de la vierge au dragon sauvée par le beau chevalier, nous dit J. Arnaud 10 : la parole féminine est révolution immémoriale, et en même temps historique : Keltoum ne rejoint-elle pas les porteuses de bombes dont parle Fanon ? C'est pourquoi le ravin de la femme sauvage est un refuge de maquisards bien connu. Mais il est aussi le ravin du Rhummel où Nedjma fut conçue, dans une confusion que répète celle de la nuit à la villa Beauséjour, laquelle renvoie pour la lecture anthro­pologique de Déjeux, au rite de la nuit de l'erreur. Erreur, confu­sion, folie de la Femme Sauvage comme de la mère de Mustapha, folie prêtée au nègre du Nadhor (p. 150) : c'est bien d'un « autre côté » encore qu'il s'agit. Dans le moment même où l'Histoire se produit, crée ses symboles, cet « autre côté » montre dans une ironie suprême qu'il ne saurait y avoir de sens un, que la vie et la mort n'existent pas l'une sans l'autre. Et que Nedjma ne peut être le pays entrevu que parce qu'elle est aussi l’« étoile de sang jaillie du meurtre pour empêcher la vengeance, Nedjma qu'aucun époux ne pouvait apprivoiser, Nedjma l'ogresse au sang obscur comme celui du nègre qui tua Si Mokhtar, l'ogresse qui mourut de faim après avoir mangé ses trois frères » (p. 179) (179-180).