Colloques en ligne

Cécile CHATELET

La littérature contemporaine à l’épreuve d’Instagram. Des détournements politiques d’images : formes et héritages littéraires, lieux et logiques de publication

Contemporary literature in the age of Instagram. Political appropriations of images: literary traditions and transpositions into printed books

1En 2020, la dramaturge Marion Siéfert crée Jeanne Dark, première pièce de théâtre en France – et l’une des premières dans le monde – à exister sur Instagram. Le dispositif théâtral imaginé par Marion Siéfert n’est pas une simple retransmission de la pièce sur la plateforme : une actrice, qui incarne une adolescente prenant la parole sur ce réseau social, se filme sur scène pendant toute sa performance, et ces images deviennent un véritable live Instagram pour les abonnés du compte @_jeanne_dark_1. Être spectateur de la pièce sur Instagram depuis son téléphone est ainsi une expérience théâtrale à part entière ; la dramaturge a notamment souligné que ce réseau social l’intéressait car elle lui permettait de construire un personnage d’adolescente dans un contexte numérique contemporain2. Cependant, elle n’imaginait pas que l’algorithme d’Instagram allait suspendre plusieurs fois le compte utilisé pour diffuser la pièce, et ce pour des motifs peu clairs3, sans jamais qu’il soit possible pour l’équipe d’avoir une réponse au sujet de ces suppressions qui ne soit pas générée automatiquement par Instagram. L’événement a amené Marion Siéfert à déclarer récemment qu’Instagram était un « espace hostile » pour les artistes : « Instagram a souvent été présenté comme l’application valorisant la créativité, mais c’est juste de la publicité » a-t-elle ajouté : « Quand, de fait, vous mettez en ligne une œuvre d’art sur Instagram, voilà ce qui arrive » (The New York Times, 2022). Les contenus publiés sur les réseaux sociaux numériques sont des énoncés plurisémiotiques technodiscursifs (Paveau, 2017) : leur construction sémiotique ne dépend pas seulement de l’énonciateur humain, leur sens est co-construit par de la technologie à l’œuvre sur chaque plateforme, et sur internet en général – impossible d’ignorer que nos modes d'écriture (et de lecture) sur internet (et en général) sont modifiés par le fonctionnement des technologies numériques. Nos productions discursives nativement numériques portent ainsi les marques de la conversion numérique du langage. Le fonctionnement d’Instagram et son modèle économique sont aussi régulièrement interrogés : le réseau social est une plateforme de partage de photos et de vidéos créée en 2010 et, si elle est gratuite, elle repose sur ce qu’Yves Citton et d’autres appellent l’économie de l’attention (Citton, 2014), où le temps passé par les utilisateurs sur la plateforme est monétisé – une plateforme où le scrolling, le fait de faire défiler du contenu sur l’écran, vise à durer le plus longtemps possible. Ces caractéristiques, ainsi que les mésaventures de Marion Siéfert, mettent en lumière tout à la fois le désir des artistes de produire avec et sur la plateforme et l’existence de conflits entre les logiques artistiques et celles de la plateforme (comme le montrent bien les différentes contributions au numéro que la revue Marges consacre à la question, publié en 2023) : Instagram est-il un espace que les artistes peuvent investir, et selon quelles modalités ?

2Quand il s’agit de s’intéresser aux formes littéraires qui peuvent exister sur Instagram, une seconde question apparaît, liée aux spécificités de la plateforme : que peut faire un ou une écrivaine dans un espace où la prédominance de l’image4 semble reléguer l’écriture littéraire au second plan ? L’idée que la littérature existe aussi sur Instagram peut sembler contre-intuitive, les espaces textuels qui existent sur la plateforme apparaissant restreints, tandis que le flux tel qu’il s’organise sur Instagram est tout entier centré sur le défilement d’images. En outre, les travaux sur les littératures numériques sont surtout consacrés aux blogs d’écrivains ou à l’e-poétique qui s’est développée sur X (anciennement Twitter) par exemple. Enfin, nombre de démarches d’auteurs ou d’éditeurs sur Instagram ressortent de la communication et du marketing, ou encore de la simple diffusion de leurs productions qui redoublent la sortie d’un livre. Pourtant, au-delà du cas singulier du théâtre et de la tentative de Marion Siéfert, des formes littéraires existent sur la plateforme, et un ensemble de formes poétiques publiées sur Instagram a notamment émergé. Ces pratiques font l’objet de premières études, y compris pour les publications francophones (Vodoz, 2019 ; Bloomfield, 2023), souvent regroupées sous le terme d’instapoésie. La vitalité de ces formes poétiques brèves « qui se font par et pour Instagram » (Vodoz, 2019) invite à penser plus avant la présence d’une littérature sur la plateforme, qui s’écrit à partir des contraintes et ressources spécifiques qu’elle offre, mais aussi avec les interrogations qu’elles suscitent. Il faut également comprendre que ces poèmes, et l’ensemble de la littérature possible sur Instagram, sont des écrits-images : ils existent sur la plateforme comme de nouvelles formes littéraires liées au pictorial turn des années 1980 (Mitchell, 1995). La littérature actuelle est marquée par une dépendance au régime visuel, devenu prépondérant avec l’essor des nouveaux médias et la place grandissante des écrans. Cette prédominance de l’image ne condamne pas tant la littérature à disparaître qu’elle ne produit des métamorphoses, faisant émerger une néo-littérature (Nachtergael, 2017, 2020) multi-supports et médiamorphe. L’étude de ces formes publiées sur Instagram suppose une remise en cause d’une certaine pensée du littéraire qui distingue traditionnellement la littérature des médias, présumant que la littérature leur est extérieure : « ce n’est […] pas au risque de l’expression médiatique que la culture littéraire contemporaine est exposée mais c’est comme environnement médiatique qu’elle existe et se développe » (Ruffel, 2016, p. 10). Plus que des cas-limites positionnés aux frontières de la littérature et des arts visuels, ces productions publiées sur Instagram gagnent à être envisagées comme de nouveaux objets littéraires : aux côtés de la performance ou de la littérature exposée, ils pourraient même incarner ce qui caractériserait le contemporain en littérature (Mougin, 2019). Toute une partie de ces écrits-images sont d’ailleurs pris dans des rapports de filiations littéraires, de même qu’ils se réinscrivent dans l’écosystème éditorial littéraire traditionnel, en doublant leur présence sur Instagram d’une publication papier. À ce titre, une forme récurrente largement diffusée sur Instagram, celle du détournement politique d’images, est particulièrement intéressante pour penser ces nouvelles productions littéraires publiées sur la plateforme mêlant prose et image numérique.

img-1-small450.jpg

Figure 1. © penseuretoile (compte Instagram), publié le 24 novembre 2023

img-2-small450.jpg

Figure 2. © unfauxgraphiste (compte Instagram), publié le 4 décembre 2023

3Comment comprendre l’existence de cet ensemble spécifique d’écrits-images sur une telle plateforme ? De quelles traditions littéraires et artistiques héritent-ils, et que nous disent-ils des pratiques de publication de la littérature à l’ère du numérique ? Si ces images détournées circulent d’abord sur internet, interrogeant le rapport aux images des utilisateurs d’Instagram, la manière dont ils les consomment, mais aussi la façon dont ces images contribuent à modifier la vie de l’esprit contemporaine, il est en effet remarquable qu’une partie de ces détournements soient ensuite amenés à être publiés sous forme de livres imprimés. Une approche transmédiale de ces ensembles publiés deux fois, sur les réseaux sociaux et, dans un second temps, sous la forme d’une publication papier issue d’un contenu nativement numérique, permet aussi de reconsidérer la littérature papier à l’ère digitale : si elle ne peut jouer directement avec les possibilités du numérique (hyperliens, insertion de contenus multimédia, etc.), elle invente des remédiations qui rendent possibles des livres se confrontant à un contexte et à des contenus numériques.

Détournement d’images et ambition critique. Situation et filiation d’une culture contemporaine littéraire et visuelle

Images appropriables et copier-coller littéraire. Le détournement à l’ère numérique

4La pratique du détournement d’images pré-existantes qui opère par modification du texte déjà présent sur l’image ou ajout d’une légende n’est pas propre à Instagram ; mais elle est très répandue sur internet, et fréquente sur la plateforme, où elle apparaît pourtant décalée au milieu des images liées à la mode, à la cuisine ou au tourisme – trois des thèmes qui y sont les plus représentés. Parmi ces détournements d’images, un petit nombre se distingue par la portée politique de leur propos et par la construction d’« une iconographie particulière, et […] un style », comme le souligne Fanny Taillandier (Mouvement, 2022). Pour les comptes Instagram francophones, on peut citer gab.manzoni.comics, penseur étoile, unfauxgraphiste, wikihowmuseum, et une partie des comptes de Clémentine Mélois ou de celui des éditions Bandes Détournées.

img-3-small450.jpg

Figure 3. © editions_bandes_detournees (compte Instagram), publié le 9 octobre 2023

5Pour évoquer l’actualité politique, le chômage ou la crise climatique, ceux-ci s’emparent souvent d’images tirées de vieilles bandes dessinées, d’albums illustrés ou de comics américains : ils forment ainsi un ensemble cohérent d’écrits-images.

6Il faut tout d’abord réinscrire ces détournements contemporains dans un contexte numérique où ceux-ci sont légion, et sont loin d’avoir tous une valeur politique : ils appartiennent à la culture du mème, terme qui désigne un élément visuel repris par différents utilisateurs et décliné en masse sur internet à des fins humoristiques, prenant souvent la forme d'une photo légendée – l’un des plus connus est le (sexiste) distracted boyfriend meme, créé à partir d’une photographie issue de la banque d’images Shutterstock, qui a connu un très grand nombre de reprises. Cette pratique du réemploi d’images ou de phrases de la culture de masse est souvent pensé comme un geste central des pratiques numériques, lié à l’émergence d’un nouveau type de langage vernaculaire (Wagener, 2020). Une partie de l’art numérique utilise d’ailleurs ces images produites en circulation sur internet, notamment dans la culture audiovisuelle (Bras & Saget, 2022), travaillant à partir de ce nouveau régime médiatique dans lequel les images ne sont plus tant caractérisées par leur reproductibilité technique que par leur appropriabilité numérique (Gunthert, 2011). Du côté des pratiques littéraires, le geste du détournement par décontextualisation-recontextualisation de fragments textuels s’est développé dans la poésie contemporaine : l’uncreative writing de Kenneth Goldsmith (Goldsmith, 2011), de Franck Leibovici (Leibovici, 2019) et d’autres revivifie le geste du cut-up à l’ère numérique, en exploitant l’instrument numérique du copier-coller (Deneuville, 2023). Une littérature et un art contemporains fondés sur le réemploi digital se sont ainsi développés, travaillant la culture du mème ou nos gestes numériques quotidiens.

Une resignification politique de l’image par le texte : l’héritage situationniste

7La pratique du détournement est également à réinscrire dans une histoire artistique plus longue. Le réemploi et la réappropriation d’images ou de textes sont des méthodes artistiques qui ont particulièrement marqué le XXe siècle, des poèmes-conversations de Guillaume Apollinaire aux ready-made de Marcel Duchamp, en passant par les photo-montages et autres réemplois dadaïstes. Parmi les différents usages du détournement au siècle dernier, l’un fait nettement écho à la visée politique des détournements issus des comptes cités auparavant. Le détournement de bandes dessinées par l’Internationale Situationniste, théorisé dans les années 1950 (Debord & Wolman 1956), est pensé pour combattre la société capitaliste en subvertissant les productions de l’industrie culturelle.

img-4-small450.jpg

Figure 4. Photographie personnelle d’un tract des situationnistes avec comics détournés, « Tout le pouvoir aux conseils ouvriers ! », mai-juin 1968

8Dans les décennies 1950 et 1960, Guy Debord et ses camarades ont produit des œuvres non signées, qui avaient pour but de circuler au maximum – sous formes de tracts ronéotypés –, et qui, « dans une démarche de déstabilisation de la fonction icon(ograph)ique » (Devaux, 2000, p. 10), se pensaient avant tout comme un outil au service de la révolution. Ce sont notamment des comics américains, symboles du capitalisme et de l’art comme marchandise, qui ont été repris et re-signifiés. La transformation d’une phrase ou d’un dialogue venait contredire l’image. Cette dernière est ainsi reprise de manière dialectique et subversive : le détournement situationniste n’a d’autre but que de « reprendre au spectacle ce qu’il a dérobé. » (Guy, 2012). Les situationnistes superposent, dans un contexte de lutte des classes exacerbé et d’embourgeoisement des élites intellectuelles et politiques, pratique artistique et action politique : l’art doit être stratégique et révolutionnaire.

9Penser les détournements politiques d’images en circulation sur Instagram en mettant en lumière l’héritage situationniste permet de donner leur pleine signification à certaines de leurs caractéristiques formelles, mais aussi d’éclairer le sens de la publication de ces écrits-images sur le réseau social numérique. Pour Guy Debord, notre rapport à une vie véritablement vécue est brouillé par la somme d’images et les rôles sociaux produits par le spectacle (Guy, 2013). Il est bien sûr impossible d’avoir un rapport non-médié à la vie, de faire sans les images ; mais on peut amener à une prise de distance face au spectacle, face aux images qu’il produit, en réintroduisant un mouvement d’interprétation de celles-ci par la démarche du détournement, qui porte la contradiction au sein même du spectacle, sur le lieu du crime, en quelque sorte. Le principe situationniste d’intervenir directement dans le spectacle, si étroitement mêlé à nos vies, est une manière de se rapprocher de la vie véritablement vécue. C’est ainsi qu’on peut comprendre la volonté de publier aujourd’hui, au sein d’un fil d’actualité empli de publicités, de placements de produits, d’images de mode ou de loisirs, ces détournements numériques : ils sont faits d’un matériau similaire au reste du contenu produit sur Instagram, mais veulent mettre en lumière les conséquences socio-politiques du capitalisme tardif ou les crises liées à l’anthropocène.

img-5-small450.jpg

Figure 5. wikihowmuseum (compte Instagram), publié le 23 avril 2020

10À défaut d’en finir avec la dictature de la marchandise, cette démarche de subversion des publications communes que l’on trouve sur Instagram interroge directement le rapport des utilisateurs aux images, et à leurs implicites politiques.

11Aussi, à l’inverse de ce qu’Yves Citton nomme « vacuoles » c’est-à-dire d’œuvres qui veulent résister aux nouvelles formes de la communication en cherchant à préserver et à rediriger nos capacités attentionnelles par une différenciation formelle et médiatique radicale d’avec les productions de masse des industries créatives, ces détournements jouent sur le même terrain que les images numériques qu’elles empruntent, occupant le flux digital mercantile qu’elles critiquent. Ils « s’implant[ent] dans les flux de communication, pour tenter d’en opérer le court-circuitage de l’intérieur […] : on a affaire à des “dispositifs” qui sortent du laboratoire pour tenter d’occuper le terrain ultime de nos conflits sociaux : la médiasphère » (Citton, 2014, p. 172). En intervenant dans ce haut lieu du nouveau capitalisme numérique qu’est Instagram, au sein même du fil des utilisateurs mêlant tous types de contenus, amicaux, publicitaires ou marketing, les détournements critiques d’images altèrent la logique des autres dispositifs iconographiques. Ainsi, à la manière de celles produites par les situationnistes, ces images détournées contemporaines subvertissent non seulement le sens de l’image modifiée, mais aussi celui des images qui les précèdent et les suivent dans le fil de l’utilisateur.

Les images détournées de Clémentine Mélois et Maxime Morin : rapports au voir, rapports à la littérature

12Il faut néanmoins rappeler que la présence, sur Instagram, de formes littéraires à l’ambition critique reste un phénomène mineur : les publications de « célébrités » – qu’il s’agisse de vedettes de l’industrie culturelle ou de sportifs – tiennent la dragée haute sur la plateforme, tout comme les millions d’images et de vidéos postées tous les jours par des utilisateurs et des utilisatrices anonymes pour documenter leur quotidien. Dans le domaine littéraire, certains écrivains ont une présence importante sur le réseau social, postant des contenus entre le public et l’intime, entre le récit de vie journalier et la communication autour d’événements auxquels ils peuvent participer – c’est le cas d’Édouard Louis par exemple (@elouis7580), qui a plus de 65 000 abonnés en 2023. Rupi Kaur (@rupikaur_), figure de proue de l’instapoetry, a 4,6 millions d’abonnés – l’usage de la langue anglaise élargissant aussi le public possible. Pour examiner plus avant les comptes proposant des détournements politiques d’images, il est intéressant de se focaliser sur deux d’entre eux, @clemelois et @wikihowmuseum, très différents dans leur esthétique comme dans leur positionnement malgré des méthodes communes. Fin 2023, le compte @clemelois a un peu plus de 26 000 abonnés ; celui de @wikihowmuseum 206 000 : des comptes tenus par des personnes inconnues avant leur arrivée sur Instagram, comme Maxime Morin, derrière le compte @wikihowmuseum, ont aujourd’hui un nombre d’abonnés dix fois plus important sur la plateforme que Clémentine Mélois (autrice du compte @clemelois), et ce alors même que cette dernière a commencé à publier sur Instagram alors qu’elle était déjà une artiste reconnue.

Parcours comparés

13En effet, Clémentine Mélois est une artiste-plasticienne née en 1980, une bibliophile qui travaille, dès ses études aux Beaux-Arts de Paris, autour du livre imprimé. Elle a d’abord surtout détourné des images issues de l’histoire de l’art, puis s’est fait connaître d’un public plus littéraire en détournant des couvertures de livres, qu’elle postait alors sur Facebook – ses détournements existent ainsi sur plusieurs plateformes, puisqu’elle est aussi présente sur X (anciennement Twitter) : pour calculer le nombre réel de celles et ceux qui suivent son travail, il faudrait d’ailleurs additionner une partie des abonnés sur ces deux réseaux sociaux numériques au nombre déjà mentionné de ses abonnés Instagram. Elle est représentée par la galerie Lara Vincy et a déjà exposé au Mucem, à Marseille ; son travail prend la forme de livres fabriqués par ses soins mais aussi de tableaux, sculptures, objets et vidéos. Elle est membre de l’Oulipo depuis plusieurs années : la contrainte et la fantaisie font partie intégrante de son œuvre.

14Les multiples supports sur lesquels elle travaille sollicitent une conception de la littérature qui ne saurait se restreindre au livre imprimé, corrélat d’une esthétique qui use de formes populaires (le roman-photo en tête : Mélois & Baetens, 2018 ; Mélois, 2021) et des réseaux sociaux numériques pour évoquer l’histoire des arts. Une telle œuvre suggère de penser une « littérature pluridisciplinaire et multisupport », qui renonce à être « exclusivement linguistique pour ne l’être plus qu’en partie » (Mougin, p. 29-30). Les publications de Clémentine Mélois sur Instagram comme l’ensemble de son travail obligent à sortir d’un rapport étriqué au littéraire qui exclut l’image, et invitent à saisir la présence d’une littérature sur Instagram qui ne se réduirait pas à une publication d’un texte bref accompagné d’une représentation iconique à visée illustrative. Parmi les nombreux projets qu’elle a menés – dont plusieurs sont d’abord des publications numériques avant de trouver une seconde existence sous forme de livre imprimé – l’un a notamment été publié sur son compte Instagram, une série de détournements publiés sur la plateforme du 16 mars au 1er juin 2020, à la faveur du premier confinement qui a eu lieu en France lors de la pandémie de Covid-19. L’artiste et écrivaine, incapable, selon ses propres dires, de mettre ce temps de latence à profit pour lire ou de regarder des films majeurs, face à une « situation catastrophique », s’est « mise à faire des images » (Mélois, 2020, p. 3) commentant la gestion de la pandémie comme les effets du confinement.

img-6-small450.jpg

Figure 6. © clemelois (compte Instagram), publié le 2 novembre 2020

15Ce projet, qui n’est qu’une petite partie de son compte Instagram, consiste en une série de détournements de photographies d’objets du quotidien qui tiennent un discours critique sur l’actualité immédiate et la parole politique.

16Le compte @wikihowmuseum a été créé en 2018, comme celui de Clémentine Mélois ; mais il n’est pas tenu par un artiste déjà connu hors du réseau social numérique, mais par un jeune chercheur en littérature française, Maxime Morin, dont l’identité n’a été liée au compte Instagram qu’au bout de plusieurs années d’existence, face à la difficulté de préserver un anonymat total sur le Web5. On distingue aujourd’hui plusieurs manières dans ce compte, correspondant à quatre projets de publication papier (Morin & Hennebelle, 2021 ; Morin & Hennebelle, 2023 ; Morin & Oiseau, 2023 ; Morin & tiens tiens, 2023). Il s’agit ici d’aborder principalement le premier d’entre eux, lié au nom et au projet initial du compte, consistant en des détournements d’images du site WikiHow. WikiHow est une plateforme au contenu collaboratif visant à proposer de brefs guides pratiques et illustrés sur tous les sujets, expliquant de manière détaillée comment réaliser toutes sortes de tâches.

17Bien que le nombre de publications par mois varie beaucoup, Maxime Morin met généralement en ligne bien plus de contenu que Clémentine Mélois – en moyenne, presque une publication tous les deux jours, de manière continue sur de longues périodes, notamment au moment de la publication du premier projet éponyme, entre 2018 et fin 2021. La méthode tient de la pratique de l’écriture comme exercice, évoquant celle d’un Éric Chevillard sur son blog L’Autofictif. De manière générale, les différents projets rassemblés sur ce compte sont tous marqués par des références classiques à la littérature, du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert pour les publications numériques réutilisées dans le livre papier du Dictionnaire de la vie postmoderne (Morin & Hennebelle, 2023) aux fictions qui fabulent la fin du monde (Engélibert, 2019) avec Anthropocène Muséum. Visite raisonnée des ruines d'une civilisation autodétruite (Morin & Oiseau) qui, par le point de vue adopté (celui de voyageurs du futur essayant de comprendre ce qu’a été notre civilisation à partir des ruines qui resteront de notre monde), rappelle beaucoup Les États et empires du Lotissement Grand Siècle (Taillandier, 2016). Si les publications de Maxime Morin comme celles de Clémentine Mélois sont avant tout des objets numériques issus d’Instagram, leur ancrage dans le monde de la littérature canonique est certain, et accrédite l’idée qu’il est important d’étudier ces productions digitales comme des objets littéraires.

L’intertexte situationniste : société du spectacle et capitalisme numérique

18Sur les deux comptes, on retrouve des références explicites à la pensée de l’Internationale Situationniste :

img-7-small450.jpg

Figure 7. © clemelois (compte Facebook), publié le 6 juillet 2021

img-8-small450.jpg

Figure 8. © wikihowmuseum (compte Instagram), publié le 13 avril 2020

19Les positions politiques et le geste artistique des situationnistes font partie du paysage intellectuel de Clémentine Mélois comme de Maxime Morin – avec une différence entre les deux créateurs, puisque la citation situationniste est plus fréquente chez le second – précisons notamment que le dernier livre imprimé de Maxime Morin s’appelle Situations. Au-delà de cette différence, la référence aux écrits situationnistes apparaît, pour les deux comptes, pleinement pertinente lorsqu’il s’agit de faire la satire de la société contemporaine, et notamment des derniers avatars du capitalisme numérique. Debord a décrit le spectacle comme tout ce qui nous éloigne d’une vie réellement vécue, une forme d’aliénation diffuse et illusionniste, qui nous conduit à évoluer dans un monde régi par la logique de la marchandise (Debord, 1967). Si le spectacle, c’est la culture au sens large, dans laquelle nous baignons quotidiennement par les produits qui nous entourent, alors l’ère numérique, avec les sollicitations sans fin que représentent les réseaux sociaux, les plateformes de streaming ou d’e-commerce, peuvent aussi être lues comme une accélération des mécanismes de la société du spectacle.

20Il faut également remarquer que le discours de Clémentine Mélois au sujet de ses publications sur les réseaux sociaux numériques fait écho à un procédé situationniste, et ce au-delà de la forme du détournement. En effet, elle arrive sur Instagram en tant qu’artiste reconnue, qui a déjà exposé en galerie, et publié quelques livres ; pourtant, contrairement à la plupart des écrivains, l’artiste ne se sert pas d’Instagram pour faire la promotion de ses œuvres ou livres  : elle défend l’importance d’un accès à la fois facile et gratuit à ses œuvres grâce à ses publications sur la plateforme. Déclarant « ne pas aimer l’idée d’exposer uniquement en galerie » (L’Obs, 2018), elle conçoit, depuis ses débuts sur Facebook, son travail en trois axes : outre les œuvres qui s’exposent ou les objets fabriqués qui s’achètent, il y a les publications sur les plateformes, où, selon les mots de l’autrice, « tout est gratuit et libre d’être repris » (L’Obs, 2018), publications qui sont ensuite transformées en livres, dans lesquels il s’agit pour elle de trouver un jeu supplémentaire sur le texte. Les réseaux sociaux numériques sont pour elle un moyen de toucher des publics différents, et de revendiquer le refus de l’art comme marchandise, pour appuyer la nécessité de sa duplication et de sa circulation : la publication Instagram se partage gratuitement et aussi facilement que le tract situationniste ronéotypé.

Statut de l’image détournée, statut du rire

21La facilité à se réapproprier les images et la possibilité du partage très large de celles-ci à l’époque des réseaux sociaux signalent aussi un rapport à la création artistique qui s’épanouit dans la pratique amateur, tout en s’éloignant du modèle de l’œuvre d’art singulière et originale. Les détournements d’images contemporains repensent le statut de l’œuvre, comme l’a remarqué Clément Chéroux, l’un des commissaires de « From here on », la première exposition française consacrée à l’appropriationnisme digital en photographie, en 2011 (Collectif & Jeannerey, 2011). Contrairement au travail d’un Marcel Duchamp, qui veut créer une nouvelle œuvre à partir d’un élément que sa démarche de détournement valoriserait, l’appropriation d’images circulant sur internet fonctionne en concevant un rapport plus horizontal entre l’image d’origine et l’image détournée, qui n’accède pas au statut d’œuvre singulière sous prétexte qu’elle est seconde, et se sait appropriable à l’infini. Les auteurs des détournements actuels ont une autre relation aux images détournées, pensées comme révélatrices de l’époque contemporaine : le détournement doit mettre en valeur quelque chose de l’image première, et permettre aux spectateurs de développer un nouveau rapport à cette image.

22Si Clémentine Mélois a pratiqué le détournement de tableaux ou figures aussi célèbres que la Joconde, jouant sur le principe de reconnaissance et le décalage ludique pour commenter l’histoire de l’art et la littérature, son travail pendant le confinement s’inscrit bien dans ce rapport horizontal entre image détournée et image seconde. Dans ses publications de l’année 2020, on trouve des détournements d’images mais aussi de mots ou d’expressions devenues l’espace de quelques mois des termes officiels et légaux, qui saturaient l’espace discursif et les esprits.

img-9-small450.jpg

Figure 9. © clemelois (compte Instagram), publié le 24 mars 2020

23Le détournement de l’autrice révèle un décalage entre un langage technocratique censé gérer la population confinée et des problèmes socio-politiques jamais pris en charge. Sont tournés en ridicule l’enflure de la parole officielle lors du confinement, ainsi que l’étrange mélange entre moment solennel et discours extrêmement fréquents du président ou du premier ministre. La filiation avec l’Oulipo est nette dans l’humour mis en œuvre par Clémentine Mélois, mais il a aussi une noirceur. L’exercice auquel elle se livre, le commentaire de l’actualité, est certes fantaisiste mais aussi acerbe. Le « voir » que permet le détournement d’images est un « voir autrement » ce qui a lieu, y compris les événements présents. L’image seconde comme l’humour sollicité ne sont pas une simple mise à distance, mais une révélation douloureuse : l’image de la liste de courses des produits de première nécessité nous fait « voir » jusqu’à la douleur ce que dissimulent nos propres listes de courses.

24En détournant les images de WikiHow, Maxime Morin évoque tour à tour le monde du travail, la crise climatique, les usages du numérique et l’actualité politique (à défaut d’être philosophique) :

img-10-small450.jpg

Figure 10. © wikihowmuseum (compte Instagram), publié le 28 février 2023

25Là encore, les ressorts comiques du détournement sont très efficaces, mais il s’agit d’humour noir, bien plus encore que dans le travail de Clémentine Mélois, usant de l’ironie et empreint de cynisme. Interrogé par Fanny Taillandier sur le contenu politique de ses publications, et sur sa position, Maxime Morin répondait que pour lui, « le véritable engagement [d’un artiste] serait, en essayant modestement de faire apparaître les choses telles qu’elles sont, de provoquer un rire qui soit l’expression d’une crise d’angoisse. » (Mouvement, 2022). Ce programme artistique est intéressant, parce qu’il s’inscrit en porte-à-faux par rapport à ce qu’on appelle parfois « la culture du LOL » sur internet, ensemble trop vaste et peu cohérent, mais qui évoque tout de même la prédominance de la parodie et la recherche effrénée du rire, quel qu’il soit. Or, comme le rappellent les situationnistes, « [d]e tels procédés parodiques ont été souvent employés pour obtenir des effets comiques. Mais le comique met en scène une contradiction à un état donné, posé comme existant. En la circonstance, l'état des choses littéraires nous paraissant presque aussi étranger que l'âge du renne, la contradiction ne nous fait pas rire. Il faut donc concevoir un stade parodique-sérieux […] » (Debord & Wolman, 1956, p. 3). Le rire provoqué par les publications de Wikihowmuseum prolonge le rire combatif des détournements situationnistes, en s’extrayant à la fois d’un pur jeu sur la référence et de la parodie facile. La différence avec les situationnistes apparaît dans le rapport à l’image détournée. En effet, si les situationnistes réécrivent les dialogues des comics et des romans-photos grâce au principe de contradiction entre l’image et le texte, Maxime Morin déclare pour sa part : « Il me semblait que ces images ne devaient pas être détournées, mais qu’il fallait leur donner la parole, les écouter. Et en les écoutant, elles apparaissent bien plutôt comme des instantanés de la vie quotidienne, un photoreportage ayant pour sujet l’humanité-actuellement-en-vigueur. Je me contente de légender ces planches pour leur faire dire ce qu’elles disent : le réel » (Mouvement, 2022). C’est le paradigme de la révélation qui joue ici : la réécriture n’est plus une perversion esthétique de l’image originelle, mais une manière de l’éclairer, incitant à la regarder au-delà de ce que l’on y voit habituellement.

Double publication. Persistance du livre imprimé

26Avant même toute intervention d’une maison d’édition, publier sur Instagram fait immédiatement de l’artiste un éditeur6. Lionel Ruffel a bien montré combien l’imaginaire de la publication s’était transformé ses dernières années :

« Le bouleversement de l’économie de la culture à l’ère numérique […] perturbe un circuit autrefois déterminé allant de l’auteur au lecteur, grâce à l’éditeur. Un circuit qui s’incarnait dans un objet, le livre, et produisait une certaine idée de la littérature. Les techniques de production textuelle (traitements de texte, logiciel de composition et de publication) ont elles-mêmes changé en unifiant les outils de production, de publication, de diffusion et de réception, et en rendant poreuses les frontières entre ces différents pôles (Ruffel, 2016, p. 10).

27Ces transformations vont de pair avec la bascule d’une littérature centrée sur l’objet-livre et le lecteur traditionnel vers une littérature hors du livre (Rosenthal & Ruffel, 2010), ce qui ramène le mot publier « à son sens originel : rendre public, passer de l’expression privée destinée à des correspondants précis à l’expression pour des publics de plus en plus divers » (Ruffel, 2016, p. 10). Cependant, il est remarquable qu’une part des contenus publiés sur internet connait une nouvelle existence grâce à une seconde publication sous forme de livre imprimé : c’est le cas des publications des comptes Instagram de Maxime Morin et de celles de Clémentine Mélois. Si la littérature numérique – comme les études littéraires qui s’y sont consacrées – s’est beaucoup intéressée au passage de la page à l’écran, le mouvement s’inverse ici, et il s’agit d’étudier comment s’effectue la transmédiation de l’écran à la page, et les formes possibles que prend cette littérature sur écran une fois passée dans le livre traditionnel. Aussi, s’il ne faut pas restreindre la littérature au livre imprimé, particulièrement en contexte numérique, la persistance du livre imprimé est notable, peut-être parce que même si le livre n’est qu’une possibilité pour la littérature, sa valeur symbolique et le prestige qui lui est associé sont toujours historiquement et institutionnellement très forts. Valorisante pour les créateurs qui officient sur les réseaux sociaux numériques, à qui elle permet aussi de générer des revenus, la publication papier de contenus nativement numériques semble également être devenue centrale pour les éditeurs traditionnels.

Éditer Instagram

28En effet, ceux-ci repèrent de nouveaux écrivains par le biais des réseaux sociaux numériques, capitalisant sur un écosystème médiatique rival pour introduire la littérature numérique dans l’imprimé plutôt que de l’ignorer. Charles Dantzig, éditeur chez Grasset, a ainsi découvert Clémentine Mélois grâce à ses publications sur Facebook, avant de publier son livre Cent Titres en 2014. Maxime Morin, à la faveur d’un nombre d’abonnés très important pour le compte d’un anonyme, s’est vu proposer plusieurs contrats d’édition. Devant la fréquentation massive de certains comptes Instagram, et face à des esthétiques cohérentes et développées, les éditeurs utilisent les réseaux sociaux pour faire signer de nouveaux auteurs qui ont, en sus, déjà un lectorat potentiel bien défini, grâce aux abonnés de leurs comptes.

29Outre cette incursion des éditeurs traditionnels sur les réseaux sociaux, de nouvelles maisons d’édition se créent et s’adossent uniquement ou presque uniquement à des publications Instagram, qu’elles sortent ensuite sous forme de livres papier : c’est notamment le cas des éditions Exemplaire !, fondées par l’autrice de bande dessinée Lisa Mandel, qui publie notamment des instacomics, c’est-à-dire des bandes dessinées qui sont nativement publiées sur Instagram (Kovaliv, 2022). Par ailleurs, plusieurs créateurs de détournements politiques d’images publient désormais dans la maison d’édition bien nommée Bandes détournées, fondée par Yann Girard et Emile Bertier, d’abord connus pour avoir écrit et auto-publié le Petit guide pratique, ludique et illustré de l’Effondrement, (Girard & Bertier, 2019) fondé sur le détournement de comics de science-fiction pour raconter l’histoire de Paul Lamploix et les Hubert, cinq compagnons intergalactiques qui cherchent encore un emploi dans un monde futuriste où 99 % de la population est au chômage. Face au succès de leur entreprise d’auto-édition, ils ont développé cette part de leur activité en publiant d’autres auteurs. Dans le cas de ces deux maisons d’édition, le modèle économique repose sur la rencontre d’un lectorat pour chaque œuvre qui a lieu avant la publication papier, grâce aux publications sur Instagram. Un système de pré-commande avant impression du livre permet de limiter les stocks et la gestion de la distribution en librairie, et la communication autour de la sortie du livre est largement assurée par les auteurs eux-mêmes, par le biais de leur compte Instagram. Un nouveau micro-écosystème littéraire s’adosse ainsi à la plateforme. Enfin, créé en 2011, Jean Boîte Éditions publie en version papier de nombreuses publications d’art numérique ou issues des réseaux sociaux, dans l’optique de fabriquer des livres d’artistes qui pensent le caractère digital de ces productions.

Transposer un compte en livre. Approches d’un phénomène transmédiatique

30Les différentes formes que peut adopter cette littérature numérique papier éclairent à la fois le sens des détournements d’images et celui de la publication sous forme de livre. Au-delà du cas de Clémentine Mélois et de Maxime Morin, la publication du contenu d’Instagram en livre papier, manière de faire prospérer ce contenu dans la sphère littéraire consacrée, et de la monétiser, est un phénomène massif dès que le nombre d’abonnés est important. Les enjeux économiques de telles publications papier à partir du contenu produit sur et pour les réseaux sociaux se mêlent aux possibilités et contraintes esthétiques nées de cette transmédialité.

31Déjà publiée chez Grasset, Clémentine Mélois a fait paraître son « journal de confinement », si l’on peut dire, chez le même éditeur, choisissant un de ses détournements, Bon pour un jour de légèreté, en guise de titre. Sa transposition est minimale, puisque le livre imprimé reproduit simplement les photos publiées sur Instagram, assortie d’une très courte préface et d’un un nouvel élément textuel ajouté en face de chaque détournement. Face à l’image détournée, toujours présentée sur la page de droite du livre, la page de gauche reprend un titre d’article issu d’un journal ou d’un magazine, publié pendant le confinement, et qui fait écho au thème du détournement. Ainsi, face à l’image de la liste de courses constituée d’antidépresseurs variés, un titre du Figaro est reproduit : « Farine, cordes à sauter, tondeuses à cheveux… ce que les Français achètent le plus en confinement ». La transmédiation ne donne pas lieu à un nouveau dispositif, mais les citations supplémentaires présentes dans le livre tournent en dérision le traitement que la presse a fait de cette période de crise, montrant que les éléments de langage comme le trivial se sont souvent substitués à l’analyse critique de l’actualité. Il reste surprenant que cette version imprimée du compte, contrairement à d’autres publications papier de Clémentine Mélois, mais aussi aux livres qu’elle fabrique elle-même, ne soit pas pensée davantage en tant qu’objet-livre, afin de s’emparer du changement de support de manière plus frontale ou de proposer une littérature numérique papier aux choix (de format, de typographie, etc.) plus concertés. La rapidité de la publication après le premier confinement, qui suit le succès de ses publications sur les réseaux sociaux, suggère peut-être un éditeur pressant une sortie papier rapide, espérant de cette manière tout à la fois augmenter les ventes en bénéficiant d’un bouche-à-oreille important, et contrer les aléas d’une écriture de l’actualité qui date l’œuvre.

32La transposition proposée par Maxime Morin est plus radicale : celui-ci a volontairement renoncé à la publication des images qui étaient pourtant à l’origine de ses publications, renversant par là le principe du détournement. Ce n’était pourtant pas pour des raisons de droit à utiliser les images, comme cela peut être le cas avec la pratique du détournement lorsqu’il s’agit de publier en toute légalité7. Il s’agissait plutôt d’éviter la publication d’un livre qui serait la redite du compte Instagram. Pour ce faire, Maxime Morin a collaboré avec l’illustratrice Marguerite Hennebelle qui a redessiné, à l’identique et à la main, mais au feutre noir sur fond blanc, les images issues de WikiHow :

img-11.jpg

Figure 11. Affiche tirée du livre Scènes de la vie postmoderne. Une étude de mœurs, reprenant les pages 38-39. © Maxime Morin & Marguerite Hennebelle, 2021.

33L’illustratrice, qui est aussi historienne de l’art et spécialiste de la période médiévale, a expliqué (lors d’une rencontre organisée à l’université d’Angers le 13 avril 2022) avoir voulu travailler une iconographie d’une grande simplicité, où le dessin évoquerait une forme d’artisanat plutôt qu’un art – à la manière des manuscrits enluminés ou des manuscrits à miniature du Moyen âge, et avec une même centralité du rapport texte-image – qui rendrait, par là, quelque chose du contexte dans lequel les images originelles de WikiHow – celles présentes dans les publications du compte wikihowmuseum – sont produites. Les images fabriquées pour WikiHow sont en effet des commandes à des illustrateurs qui doivent les produire à la chaîne, pour quelques centimes l’image, et relèvent d’une forme extrême de production mondialisée. Comme souvent à l’ère du capitalisme numérique, des rapports de domination structurent l’entreprise de WikiHow afin d’offrir gratuitement à toutes et à tous des tutoriels contributifs faits collectivement par une communauté bénévole. Si la publication sous forme de livre imprimé ne s’inscrit plus dans le détournement d’images tel que le diffusaient les situationnistes, il reste que l’esthétique développée par cette transmédiation permet de donner à voir l’aspect lisse, anonyme et uniforme des images premières détournées et publiées sur Instagram.

34La préface du livre assume volontiers un décalage entre ces images et le matériau originel de l’enquête de Maxime Morin, puisqu’elle parle d’un « photoreportage effectué sur internet ». Le titre du livre, Scènes de la vie postmoderne. Une étude de mœurs, s’éloigne également du nom du compte, pourtant souvent considéré comme central dans une logique commerciale. La préface joue aussi avec l’écrit scientifique développé par la publication papier : « Afin que tout malentendu soit dissipé, précisons-le de prime abord : cet ouvrage est le résultat d’un rigoureux travail scientifique » (Morin & Hennebelle, 2021, p. 5). On y retrouve également, dans la tradition situationniste, le brouillage entre le monde et sa représentation, le spectaculaire et le réel puisque désormais ce dernier ne se trouve plus que sur internet : « La terre ayant été désertée pour de bon, c’est sur Internet qu’il nous a fallu nous rendre pour mener à bien notre photoreportage. C’est sur Internet que, désormais, l’humain transhume. C’est là qu’il faut le dénicher, c’est-à-dire l’apercevoir. Est-ce un hasard si Apple a nommé son navigateur web Safari ? Le réel n’advient plus dans « le monde extérieur » : il advient directement sur Instagram, sur Google, sur Shutterstock. » (Morin & Hennebelle, 2021, p. 6). Ces nombreux ajouts et remédiations pour les livres imprimés mettent en lumière la démarche adoptée par wikihowmuseum sur Instagram ; mais ils constituent aussi un véritable développement de l’œuvre que constituent les publications numériques.

Conclusion

35En faisant tout à la fois le tour d’horizon des enjeux de ces détournements politiques d’images sur Instagram et l’étude de deux comptes précis, il s’agit d’abord de revenir sur l’hypothèse d’un « devenir-image » de la littérature (Nachtergael, 2017) à l’aune de la communication numérique et de la manière dont fonctionne la plateforme. L’existence de telles productions, mais plus largement celle des expériences poétiques et théâtrales nativement présentes sur Instagram, appuie un peu plus la nécessité de ne pas superposer le fait littéraire au livre, et accrédite la place centrale que prend l’image dans la pratique littéraire. La littérature n’est ni une rivale malheureuse de l’image, ni un simple fait textuel qui instrumentalise l’image pour survivre sur ce réseau social. Cependant, la double publication de plusieurs de ces écrits-images, sur Instagram et sous forme de livre imprimé, indique la résistance de la valeur symbolique du livre et l’adaptation d’une partie des éditeurs à ces nouveaux terrains du littéraire. Les écrivains et artistes produisant sur la plateforme sont très attachés au réseau de diffusion que constitue Instagram, gratuit et offrant les nouvelles possibilités d’une création numérique ; mais ils en font aussi une critique, et semblent loin d’abandonner l’imaginaire du livre papier.

36L’ambition critique des détournements d’images étudiés est également éclairante pour penser la piste d’une repolitisation de la littérature contemporaine. La résurgence d’une inspiration situationniste propose une relation singulière de la littérature au politique. Cette mobilisation du situationnisme, si elle n’est pas le mode de politisation de la littérature actuelle le plus répandu, n’est pas unique ou isolée : l’héritage des situationnistes est aussi présent chez des auteurs des éditions Verticales comme Lydie Salvayre (Bikialo, 2022) ou du côté d’Emmanuelle Pireyre ou de Jean-Charles Masséra et de leurs pratiques poétiques du cut-up ou du montage de discours issus de la novlangue néolibérale (Huppe, 2023). Sans croire que geste artistique et action politique se superposent ou que l’art mène une révolution politique, les images-écrits qui s’appuient sur la pensée de Guy Debord et de ses compagnons soulignent la nécessité d’un langage critique qui advienne dans les espaces mêmes du capitalisme tardif, et se réapproprie les moyens des industries créatives comme l’ont fait autrefois les situationnistes avec le spectacle.