Colloques en ligne

Aurélie FRIGHETTO

Métamorphoses du « mot poétique » au xixe siècle

Metamorphoses of the “poetic word” in the 19th century

1Le xixe siècle constitue, dans l’histoire de la poésie, un moment charnière qui fait définitivement basculer le lexique poétique dans l’ère de la modernité. Au cours de cette période, les poètes délaissent progressivement le lexique poétique conventionnel pour explorer de nouveaux territoires, modifiant sensiblement les contours de ce que l’on nomme « le mot poétique ». En quelques décennies, ce qui était une catégorie lexicale a priori déterminée devient une notion linguistique abstraite, envisagée comme un devenir potentiel de chaque mot. Dès lors, le lexique poétique traditionnel (celui des coursiers, de l’onde, de l’azur ou du glaive) perd en légitimité comme en pertinence, et il est moins question de « mot poétique » que de « poétisation »1. Pour mieux comprendre les mouvements de fonds qui ont permis cette évolution, nous tâcherons de retracer le trajet des métamorphoses du mot poétique en parcourant l’ensemble du xixe siècle : de l’héritage du lexique poétique néo-classique à son reniement, jusqu’à l’exploration de nouveaux procédés de poétisation du mot : entre création et emprunts lexicaux, quête d’images inédites et goût du mot pris dans sa matérialité la plus concrète.

1. Le mot poétique ou l’appartenance à un lexique défini

2Penser la notion de « mot poétique » dans la littérature d’Ancien Régime et jusqu’au tournant romantique impose de l’envisager comme une catégorie lexicale aux contours plus ou moins définis. Si, comme l’indique Michaël Riffaterre, il est « bien rare qu’un mot soit constamment poétique » (Riffaterre, 1967, p. 178), puisqu’en contexte un mot pourra toujours perdre sa « poéticité », il existe cependant un répertoire de mots définis et sentis comme particulièrement poétiques, signalés comme tels dans les dictionnaires au moyen de la marque lexicographique « poétique ».

1.1. Délimitations linguistiques du mot poétique

3En nous appuyant sur l’article pionnier de Jacques Dürrenmatt sur les « dérives du lexique poétique » (Dürrenmatt, 2006) et sur l’étude précise des contextes d’apparition de la marque « poétique » dans un large ensemble de dictionnaires parus à la fin du xviiie siècle et au cours du xixe siècle, nous avons déterminé dans notre thèse de doctorat les caractéristiques spécifiques de cette étiquette lexicographique. Principalement stylistique, la marque « poétique » est généralement l’indice d’un emploi « très figuré » d’un mot dont l’usage est a priori réservé à des textes relevant de l’hypergenre poésie (voir Frighetto, 2023, p. 62-69). Si l’on prend le cas du Dictionnaire critique de la langue française de Jean-François Féraud, dont la première édition paraît en 1787-1788, la marque « poétique » est bien l’indice, outre de l’appartenance du terme aux genres poétiques, d’un sens figuré appuyé ou augmenté : lorsque le lexicographe indique qu’un mot est poétique, l’acception relève le plus souvent d’un glissement métonymique ou métaphorique (par exemple fer employé métonymiquement pour épée en poésie) et celle-ci s’impose comme le doublet synonymique d’une acception plus communément répandue. Dès lors, le lexique poétique apparaît comme constitutif d’une langue poétique qui serait une langue seconde : au mot d’usage courant et usité en prose correspondra un équivalent propre à la poésie, obtenu par déplacement tropique (métonymie, synecdoque ou métaphore).

4Du dictionnaire de Jean-François Féraud à ceux d’Émile Littré (Dictionnaire de la langue française, 1863-1872) ou de Pierre Larousse (Grand Dictionnaire universel du dix-neuvième siècle, 1864-1876), publiés presque un siècle plus tard, ce que recouvre la marque lexicographique « poétique » a peu évolué. En dépit de la disparition de quelques vocables et de l’apparition de quelques rares occurrences, l’ensemble des mots formant le lexique poétique demeure relativement stable depuis l’âge classique. Les dictionnaires monolingues et les dictionnaires plus spécialisés, comme ceux destinés à l’usage des poètes, sont ainsi les passeurs d’une langue poétique régie par la tradition et les conventions. En 1825, la seconde édition du célèbre Gradus français ou Dictionnaire de la langue poétique de L.-J.-M. Carpentier propose dans ses colonnes une liste abrégée des mots poétiques, dont la lecture illustre bien le poids de l’héritage néo-classique :

Quelques termes […] semblent particulièrement appartenir à la poésie ; ou du moins à la prose, même élevée qui se rapproche assez souvent de la poésie, n’ose-t-elle en faire usage qu’avec la plus grande circonspection ; tels sont les suivants :

Acier …. pour fer, poignard, épée, couteau, etc.

Airain … canon, cloche, cuve, etc.

Antique… ancien.

Aquilon… vent violent.

L’autel, l’encensoir… l’église ou le sacerdoce.

Borée… vent froid, vent de bise.

Char… carrosse.

Coursier… cheval.

Courroux… pour colère.

Diadême… couronne.

Espoir… espérance.

Éther… air.

Exploits… actions.

Fastes… histoire, registres, mémoires.

Fatidique… devin, prophétique.

Fer… épée, poignard, armes, etc.

Flamme… amour.

Flanc… sein, ventre, côté.

Forfait… crime.

Glaive… épée.

Halcine… souffle des vents.

Jadis… autrefois.

Lustre… espace de cinq ans.

Onde… l’eau, la mer.

Penser… pensée.

Pontife… prêtre, ministre d’une religion.

Prospère… favorable, heureux.

Solennité… fête religieuse, cérémonie.

Soudain, aine… prompt, inattendu.

Soudain, adv. … aussitôt, inopinément.

La tiare… la papauté, le pape.

Vesper, Hesper… le soir.

Zéphyr… vent léger, vent frais.

Pour le ciel les poètes disent, l’olympe, le séjour des Dieux, la voûte azurée, la voûte éthérée, l’empyrée.

Pour dieu ils disent le créateur, l’éternel, le très-haut, le tout-puissant, l’être suprême ;

Pour enfer, l’Achéron, le Cocyte, les sombres bords, le Tartare, le Ténare ;

Pour hommes, les humains, les mortels, la race de Japet.

Pour mariage, hymen, Hyménée ;

Pour pays, climat, séjour ;

Pour la royauté, l’empire, le trône, le sceptre, le diadême.

La poésie a conservé quelques anciennes expressions entièrement bannies de la prose. Labeur s’y dit pour travail ; loyer pour récompense, salaire ; nef pour vaisseau ; naguère pour depuis peu. (Carpentier, 1825, t. 1, p. 61-62)

5Au sein de ce corpus, les synonymes nobles (coursier), abstraits (loyer) ou vieux (glaive), les périphrases (la voûte azurée) et les mythologismes construits sur des personnifications (Vesper, Ether, Halcine…) sont légion. On trouvera également nombre de tropes, surtout des synecdoques et des métonymies (acier, airain, autel, fer, onde, tiare, trône…) et une unique métaphore : l’inévitable flamme amoureuse. À chacun de ces termes ou expressions poétiques correspond un équivalent usité en prose ou dans le langage courant ; le lexique poétique apparaît comme un répertoire de substitution dont la légitimité poétique semble faible, tandis que s’affiche son artificialité. Quelques décennies plus tard, dans un ouvrage intitulé Prosodie de l’école moderne (1844), Wilhelm Ténint balaiera d’un revers de la main la supposée pertinence de ces mots dont l’emploi n’est justifié qu’en raison de l’impossibilité de faire figurer, en poésie, des mots prosaïques ou simplement banals :

Sous ce titre [« Du choix des mots »] se trouve dans toutes les vieilles prosodies un chapitre fort ridicule. On y enseigne aux néophytes qu’il est des termes vulgaires et bas dont il est absolument défendu de se servir en poésie, et auxquels on doit substituer des périphrases d’un goût délicat.

Ainsi on ne saurait dire une épée ; une épée, fi donc ! un glaive, à la bonne heure. Le cheval est rigoureusement prohibé, et devient un coursier. (Ténint, 1844, p. 149)

6Et le propos de se poursuivre sur un même ton vindicatif. Ténint ajoute quelques autres exemples de synonymes poétiques ou de périphrases éculées, mais point n’est besoin d’épiloguer : « Est-il besoin de s’arrêter plus longtemps sur ces niaiseries ? » (Ténint, 1844, p. 149) s’exclame l’auteur pour conclure son propos. Une vingtaine d’années sépare Carpentier de Ténint et, pourtant, cela a suffi à remettre en question la doctrine des mots admis et des mots bannis qui ordonnait la langue poétique depuis de longs siècles. Un bouleversement sans précédent, impulsé avec force par la génération des romantiques.

1.2. Déclin et déshérence de ce lexique traditionnel

7Le discrédit jeté sur le lexique poétique traditionnel ne peut être pensé comme un phénomène isolé. À dire vrai, c’est tout le mouvement de remise en question de la hiérarchie des genres et des registres qui précipite la disparition de nombre de vocables hérités de la tradition. Au moment où l’écriture poétique prend ses distances avec le style noble et ose parler autrement que dans un haut langage, les mots du lexique poétique néo-classique ne sont plus que des signaux faibles de poésie. Dès lors, l’ancien « poétique » se confond avec l’emphase rhétorique.

8Dans « Réponse à un acte d’accusation », célèbre poème des Contemplations, Victor Hugo livre la satire jubilatoire d’un monde désormais voué à disparaître : celui de la langue poétique classique, dont le lexique est régi par de trop nombreuses restrictions. Chez Hugo, la défense du mot poétique se fait par un programme politique promouvant l’égalité des vocables : « Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier ! » déclare ardemment le poète, avant d’enfoncer le clou, quelques vers plus loin : « Je nommai le cochon par son nom ; pourquoi pas ? » (Hugo, [1856] 1985, p. 265). Sous ses airs de boutade, ce dernier vers affiche une véritable volonté esthétique. Dire cochon, c’est revendiquer le mot propre, tout en se positionnant contre l’emploi systématique des périphrases destinées à contourner le mot exact lorsque celui-ci est jugé bas (qu’il déplaise en raison de sa sonorité ou qu’il désigne, comme cochon, un référent peu noble). Par ce geste, Victor Hugo s’oppose à Jacques Delille (chez qui les cochons sont de « vils animaux dans la fange engraissés ») et, à travers lui, à l’usage abusif de périphrases faussement poétiques, mais véritablement précieuses. Dans « Réponse à un acte… », Hugo parodie ce trait de style dans des tournures burlesques qui mettent au jour l’artificialité du procédé rhétorique : le vulgaire pot de chambre devient une emphatique « urne des nuits ». Au-delà de l’attaque lancée contre l’abus des périphrases, le chef de file des romantiques cherche aussi à se défaire de certaines métaphores devenues clichés à force d’usage et qui, là encore, ne sont poétiques que par convention :

Je massacrais l’albâtre, et la neige, et l’ivoire,

Je retirai le jais de la prunelle noire,

Et j’osai dire au bras : Sois blanc, tout simplement […]. (Hugo, [1856] 1985, p. 265)

9Aux métonymies nobles (albâtre, neige ou ivoire), le poète préfère la simplicité du blanc, tâchant de renouer avec la puissance poétique et suggestive d’une image naïve que les figures imposées de la tradition ont fini par masquer.

10Usés, vidés de leur « poéticité », les vieux vocables poétiques connotent faiblement la poésie sans véritablement parvenir à la susciter. S’ils ne disparaissent pas, leur emploi se voit de plus en plus limité à un domaine réservé : ainsi de coursier, doublet poétique de cheval, qui paraîtra inévitablement ridicule (à moins que son usage ne soit volontairement burlesque) lorsqu’un auteur s’aventurera à l’utiliser hors du pré carré de la poésie ou de la haute éloquence, comme le souligne Émile Littré dans son Dictionnaire de la langue française :

Coursier, Cheval. Cheval est le nom simple de l’espèce sans aucune idée accessoire. Coursier renferme l’idée d’un cheval courageux et brillant. Coursier est tellement propre à la poésie ou à la haute éloquence, que l’emploi de ce mot dans le style ordinaire suffit à rendre ridicule celui qui s’en sert, à moins qu’il ne le fasse par moquerie. (Littré, 1873-1874, t. 1, p. 863)

11Parce que la « poéticité » du coursier est principalement d’ordre générique et stylistique (il est le mot de la haute poésie et du style noble) elle est par conséquent plus fragile. Alors, ce que l’Ancien Régime tenait pour un mot poétique sera l’indice, chez les Romantiques, d’une langue factice et boursouflée :

J’ai vu les enfants, dans les familles riches de Paris, employer toujours la tournure la plus ambitieuse pour arriver au style noble, et les parents applaudir à cet essai d’emphase. Les jeunes Parisiens diraient volontiers coursier au lieu de cheval, de là leur admiration pour MM. De Salvandy, Chateaubriand, etc. (Stendhal, [1890] 1982, p. 798)

12Sous la plume acérée de Stendhal, le coursier n’a plus rien de poétique. Il est le signe d’un pédantisme linguistique qui connote plus la maîtrise de la rhétorique, dans tout ce qu’elle a de plus artificiel. Loin de signifier la modalité sensible de l’expression, ce lexique convenu sonne désespérément faux. La désignation poétique n’est plus sentie par le lecteur, elle est seulement vue ou plutôt reconnue comme telle — sa seule vertu étant désormais, pour reprendre les mots de Gérard Genette, « de signifier la Poésie » (Genette, 1966, p. 220).

13Le déclin du répertoire poétique traditionnel, Baudelaire le met en scène avec verve dans « Perte d’auréole ». Alors que l’on constate dans le Spleen de Paris l’absence quasi totale du lexique poétique traditionnel, quelques rares occurrences figurent toutefois dans ce texte, bien que leur emploi ironique ne fasse qu’en souligner plus amèrement la dévaluation :

Eh ! quoi ! vous ici, mon cher ? Vous, dans un mauvais lieu ! vous, le buveur de quintessences ! vous, le mangeur d’ambroisie ! En vérité, il y a là de quoi me surprendre. (Baudelaire, [1869] 1975, p. 352)

14Le poète, interpellé dans ces lignes par un locuteur inconnu et quelque peu moqueur, est ironiquement appelé « buveur de quintessences » et « mangeur d’ambroisie ». Ces dénominations périphrastiques, en associant des éléments hétéroclites, génèrent un décalage burlesque. Les deux substantifs formés au moyen du suffixe -eur accolé à une base verbale et désignant l’agent d’une action concrète et primaire (buveur, mangeur) sont associés à des mots emblématiques du style noble : quintessences et ambroisie. Le sémantisme concret du buveur et du mangeur se heurte au raffinement et à l’abstraction dénotée par les termes figurés quintessences et ambroisie. De cette rencontre fortuite, les vocables nobles sortent défaits, symboles d’une « vieillerie poétique » dépassée. Dans la suite du poème, c’est par l’association du mot poétique fange au terme moderne macadam que se produira un nouvel effet de décalage burlesque :

Tout à l’heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. (Baudelaire, [1869] 1975, p. 352)

15Dans la première esquisse du texte, présente dans Fusées, l’on pouvait lire cette autre version : « mon auréole s’est détachée et est tombée dans la boue du macadam » (Baudelaire, 1976, p. 659). En préférant fange à boue, le poète évite certes la répétition, mais il dote surtout le mot adoubé par la tradition et par les dictionnaires poétiques d’une violente charge ironique — renforcée par l’assonance en [a], [ɑ̃] et [m] qui marie phoniquement le vocable noble au terme moderne, afin de mieux singer la disparition de l’antique Inspiration poétique. Fleur fanée de rhétorique, à l’approche de la fin du siècle le lexique poétique n’est plus tant habité du souffle lyrique que gonflé par l’emphase.

2. Faire image

16Dès lors que les vieux vocables poétiques ne parviennent plus qu’à connoter faiblement et artificiellement la poésie ou, au mieux, ne parviennent plus qu’à donner à voir des images stéréotypées, les poètes (Romantiques en tête) vont s’atteler à faire image autrement. Il ne s’agit pas de renoncer à la figure de rhétorique ou au mot pris figurément, mais de faire en sorte que la figure mobilisée n’apparaisse plus comme un code rhétorique, qu’elle soit rendue absolument nécessaire pour que l’image advienne, qu’elle éclate aux yeux du lecteur et se déploie dans toute sa latitude.

2. 1. De la figure à l’image

17L’article que Pierre Leroux fait paraître dans Le Globe le 8 avril 1829 (« Du style symbolique ») acte l’avènement d’une nouvelle ère poétique, placée sous le règne de l’image. Pour le penseur et critique, la publication des Orientales de Victor Hugo marque un tournant en ce que le poète romantique use d’une figure nouvelle, qu’il nomme « comparaison symbolique » :

L’artifice de cette forme de langage consiste à ne pas développer l’idée que l’on veut comparer à une autre, mais à développer uniquement cette seconde idée, c’est-à-dire l’image. C’est donc une forme intermédiaire entre la comparaison et l’allégorie proprement dites, plus rapide que la comparaison et moins obscure que l’allégorie. C’est un véritable emblème. De même qu’on remplace le mot propre par une métaphore, ici l’idée est remplacée par son emblème : on a pour ainsi dire la métaphore d’une idée. (Leroux, 1829)

18Sise « entre la comparaison et l’allégorie », la « comparaison symbolique » se caractérise par une plus grande abstraction (il y a métaphorisation d’une idée, non d’un référent concret) et une plus grande capacité à générer des images, qui acquièrent le statut d’emblème. C’est en faisant disparaître les mécanismes de la comparaison que l’écriture devient symbolique — le dépouillement de la figure de rhétorique participant de l’obtention de l’image. Au cœur de ce nouveau procédé, le rôle du mot poétique gagne, lui aussi, en abstraction. Celui-ci n’est plus seulement métaphorique, il devient emblématique et renoue avec l’expression sensible. En effet, l’emblème, contrairement au symbole, a à voir avec la subjectivité, comme le rappelle Émile Littré dans son dictionnaire :

Selon Lafaye, le symbole et l’emblème diffèrent d’abord en ce que l’un est constant, primitif, traditionnel, d’une origine divine ou inconnue, et l’autre du choix ou de l’invention de quelqu’un qui l’imagine ou s’en sert à dessein en se fondant sur une liaison d’idées plus ou moins sensible. La religion a des symboles, les artistes ont des emblèmes. Le symbole est quelque chose de convenu, de généralement admis, l’emblème est le résultat d’une certaine œuvre et d’une création particulière. Le gouvernail, dit Marmontel, est le symbole de la navigation ; les poëtes et les peintres en ont fait l’emblème de l’administration d’un État. (Littré, 1873-1874, t. 2, p. 1337)

19Dès lors, l’emploi massif de métaphores in abstentia dans la poésie romantique, et particulièrement chez Hugo2, redonne au mot poétique les pleins pouvoir de la figuration.

20Au crépuscule du xixe siècle, Remy de Gourmont creusera le sillon ouvert par les intuitions de Pierre Leroux en affirmant la nature essentiellement métaphorique des mots et, par conséquent, leur capacité intrinsèque à faire image lorsque des appariements nouveaux seront forgés par les poètes. Il écrit en 1899 :

Presque tous les mots, même isolés, sont des métaphores : tout groupe de mots détermine nécessairement une image : elle est neuve et concrète, si les mots n’ont pas encore été groupés selon ces rapports ; elle est abstraite ou parvenue à l’état de cliché, si ce groupement des mots a lieu selon des rapports usuels ou connus. (Gourmont, [1899], 2016, p. 241)

21Chez Gourmont, la métaphore s’extrait donc du domaine rhétorique pour renouer avec le mot. En replaçant le trope à l’échelle lexicale, Gourmont fait du mot lui-même un potentiel générateur d’images, que le poète aura pour tâche de mettre au jour.

2. 2. La polysémie ou l’effet d’optique

22À la fin du siècle, la mise en œuvre d’images poétiques passera notamment par des jeux fondés sur la polysémie des vocables. Dans son Dictionnaire de rhétorique, Georges Molinié définit la syllepse comme la figure de style la plus puissante pour créer des images (Molinié, 1992, p. 312). En mobilisant simultanément les sens propre et figuré du mot, elle opère un double mouvement de concentration et de diffraction du sens qui fait du mot le support d’images multiples. Avec la syllepse, la polysémie donne à voir et à penser.

23Tristan Corbière saura largement tirer profit des potentialités poétiques de ce trope. Dans « Duel aux camélias », poème des Amours jaunes, c’est le terme boutonnière qui fait l’objet d’une savoureuse syllepse :

Amour mort, tombé de ma boutonnière.

– À moi, plaie ouverte et fleur printanière !

Camélia vivant, de sang panaché ! (Corbière, [1873], 2018, p. 114)

24Apparaissant dans la dernière strophe, boutonnière condense la double thématique du texte annoncée par le titre : les fleurs et l’affrontement. Au sens propre, le terme désigne la fente du tissu dans laquelle passe un bouton ; au sens figuré, il renvoie à une incision, à une plaie faite à l’arme blanche — en l’occurrence ici, au fleuret. Dès lors, le lien avec la thématique florale semble tout trouvé pour le poète : traditionnellement c’est bien à la boutonnière que l’on porte la fleur qui viendra orner le veston, soit au plus près du cœur, lieu de l’amour et de la blessure faite par la pointe du fleuret. En cherchant dans le Dictionnaire érotique moderne d’Alfred Delvau (1864), on trouvera un autre sens à donner à la boutonnière :

Boutonnière. La nature de la femme, en opposition à l’anus, que MM. les pédérastes appellent l’œillet. (Delvau, 1864, p. 70)

25Le sens argotique de boutonnière vient encore enrichir et brouiller le réseau d’images tissé par le poème et condensé dans la syllepse. Le mot juxtapose les niveaux de sens (propre, figuré, argotique), empêchant toute lecture univoque et ’image ainsi produite concentre et diffracte le sens : elle « met les mots en mouvement, elle les rend à leur fonction d’imagination » (Bachelard, [1943] 1992, p. 326).

3. De l’invention à l’enrichissement : une explosion de mots

26La mise à l’écart de tout un pan du lexique poétique hérité des Classiques ouvre la voie à un grand mouvement d’enrichissement lexical, indice de la transformation irréversible de la notion de mot poétique qui n’est plus une simple catégorie linguistique, mais un devenir potentiel de chaque mot. Entre créations verbales et emprunts, les poètes affichent une « lexicomanie » (Baudelaire, [1859] 1976, p. 108) joyeuse et contagieuse.

3.1 Mots créés 

27Parmi les multiples procédés d’invention de mots, le néologisme tient une place singulière dans l’histoire du lexique poétique au XIXe siècle, pris entre rejet et acceptation. Charles Nodier prône à ce sujet la modération dans son Examen critique des dictionnaires (1828). Revenant sur un verbe dont il est lui-même à l’origine (rebercer), il soutient que le mot n’a de raison d’être que dans le cadre de la traduction :

Rebercer. Bercer de nouveau, remettre au berceau. — Le Dictionnaire qui daigne me citer à l’occasion de ce néologisme très-hasardé, mais qui m’a paru assez poétique, me fait beaucoup trop d’honneur. La phrase d’exemple qu’on m’y attribue est exactement calquée sur ce beau passage des Voleurs de Schiller. « Les harmonies guerrières nous rebercent dans les songes de notre gloire… » Et c’est à cette citation qu’il auroit fallu s’en tenir, si Schiller avoit écrit en françois. Dans l’état des choses, c’est un de ces mots sans autorité, qu’on ne peut ni conseiller ni proscrire. (Nodier, 1828, p. 345-346)

28Dans l’esprit de Nodier, comme dans celui des néo-classiques, le néologisme apparaît comme une faiblesse d’esprit, car il confine à la facilité. Créer un mot de toutes pièces, c’est faire aveu d’échec : c’est parce que le poète a failli dans sa quête du mot juste ou de la figure exacte qu’il se voit contraint d’inventer un vocable. Dans la préface des Odes et ballades, Victor Hugo voit également dans le néologisme « une triste ressource pour l’impuissance » (Hugo, [1826] 1985, p. 65) ; de même dans Littérature et Philosophie mêlées, où il déclare : « Ce sont les mots nouveaux, les mots inventés, les mots faits artificiellement, qui détruisent le tissu d’une langue » (Hugo, [1834] 1985, p. 54). Bien qu’il plaide pour un lexique poétique libéré des contraintes dans « Réponse à un acte… », le Romantique préfèrera aux créations ex nihilo l’importation de termes issus de langues anciennes, étrangères ou de lexiques particuliers — qu’ils soient populaires ou techniques.

29Le néologisme mis à part, l’invention de mots poétiques emprunte plus souvent les chemins balisés de la création par dérivation ou composition, faisant émerger de nouvelles lexies sur la base de termes existants. Chez Tristan Corbière, l’utilisation massive de ces procédés concourt à l’élaboration d’un idiolecte singulier. Au gré des poèmes des Amours jaunes, on pourra ainsi trouver des mots formés sur des bases savantes (comme plangorer, créé à partir du latin plangor [se lamenter]) ; des mots formés sur des bases françaises (comme dégoûteux, où le suffixe péjoratif -eux s’adjoint à dégoût pour former un substantif désignant les poètes gangrenés par le spleen et le refus du monde) ou encore le célèbre déchanter, formé par ajout du préfixe privatif dé- à la base verbale chanter, terme métapoétique devenu symbolique de l’esthétique corbiérienne.

30Dans l’œuvre poétique de Jules Laforgue, on trouvera là aussi bien des mots inventés pour tordre le cou à la norme langagière et faire de l’ironie un trait caractéristique du lexique poétique. À ce titre, Laforgue affectionne tout particulièrement les mots-valises. Ainsi d’éternullité, qui surgit au détour d’un vers des « Préludes autobiographiques » des Complaintes. En mariant éternité à nullité, Laforgue fait du néant la seule éternité possible. Loin d’être gratuit, le jeu de mot participe d’une entreprise de réitération et de discréditation du discours autre (philosophique en l’occurrence) qui permet au mot poétique de se faire polyphonique. Dans cette perspective, le néologisme est une force, non une faiblesse : il est pleinement poétique en ce qu’il crée — comme la poésie est, étymologiquement, création. Toutefois, la fulgurance de ces mots nouveaux va généralement de pair avec leur évanescence : le plus souvent, ces occurrences restent des hapax. Parce qu’ils sont fortement attachés à un cotexte, à un contexte et surtout à un auteur, ils ne survivent qu’exceptionnellement à leur créateur (et l’on pensera ici au destin singulier de l’abracadabrantesque de Rimbaud).

3. 2 Mots empruntés

31Bien plus que dans la création de mots, c’est dans l’emprunt de termes à des langues étrangères ou à des lexiques spécifiques que le lexique poétique se développe au fil du siècle. La fréquentation d’ouvrages lexicographiques de toutes sortes a ravi plus d’un auteur et l’on garde en mémoire l’anecdote savoureuse de la rencontre entre Charles Baudelaire et Théophile Gautier, dont l’amitié semble s’être scellée sur une même adoration des dictionnaires :

Il [Gautier] me demanda ensuite, avec un œil curieusement méfiant, et comme pour m’éprouver, si j’aimais à lire des dictionnaires. Il me dit cela d’ailleurs comme il dit toute chose, fort tranquillement, et du ton qu’un autre aurait pris pour s’informer si je préférais la lecture des voyages à celle des romans. Par bonheur, j’avais été pris très jeune de lexicomanie, et je vis que ma réponse me gagnait de l’estime. (Baudelaire, [1859] 1975, p. 108)

32Les études consacrées au lexique spécifique des poètes n’ont eu de cesse de montrer que la poésie est le réceptacle de langues multiples : on trouve des termes grecs et latins chez les Parnassiens, de l’anglais chez Verlaine, de l’espagnol chez Corbière, de l’hindou chez Leconte de Lisle, des ardennismes chez Rimbaud, des termes venus de lexiques techniques ou spécialisés chez Laforgue, etc3. Pour le jeune poète de Charleville-Mézières, l’année 1871 fait ainsi figure de tournant lexical. Rimbaud est à ce moment-là, nous dit Michel Murat, « en proie à une sorte de prurit lexical […], [il] multiplie les termes techniques, les régionalismes, les pseudo-archaïsmes et les dérivations néologiques » (Murat, 2013, p. 128). Sa langue poétique en est singulièrement bouleversée : les mots de la prose, de la science, de la philosophie ou de la poésie côtoient les termes populaires, régionaux ou argotiques.

33À l’orée du xxe siècle, Émile Verhaeren parviendra, grâce à la poésie, à faire passer dans l’usage commun des mots auparavant réservés à des domaines précis. En 1893, le poète belge fait paraître Les Campagnes hallucinées. À l’époque, l’adjectif halluciné n’est employé que dans un sens strictement médical pour désigner une personne souffrant d’hallucinations4. En appliquant halluciné à un référent inanimé (la campagne), Verhaeren donne au terme technique une poéticité inédite. Ce faisant, le titre du recueil de Verhaeren signe l’union de la tradition poétique (par la veine bucolique) et de la modernité (par la psychologisation d’un élément naturel, au moyen d’un adjectif d’origine médicale). Deux ans plus tard, le poète publiera Les Villes tentaculaires. Là encore, le titre témoigne d’un habile déplacement lexical : l’adjectif tentaculaire sort du domaine réservé de la zoologie pour entrer en poésie. La fortune de l’emploi figuré est telle qu’il est encore, de nos jours, d’usage courant.

4. Poétique de la matière

34Par-delà une lexicomanie largement répandue, le goût des mots se manifeste aussi chez les poètes dans une attention accrue donnée au signifiant, au mot en tant qu’il est fait de lettres et de sons. C’est toute une pensée cratylienne du langage qui se donne à lire derrière cet intérêt porté sur la matérialité du mot : chaque élément composant le mot poétique serait fondamentalement motivé, puisqu’un lien secret mais puissant unirait la lettre et le son au sens5. Cette croyance a d’autant plus cours en poésie où la langue est un matériau signifiant qui a pour dessein de révéler le réel. Pour Hugo comme pour Mallarmé, les mots ne sont pas qu’un simple moyen de nomination, ils entretiennent avec l’objet qu’ils désignent un lien de l’ordre de la Vérité.

4.1. Lettres et sons : la chair du mot

35Dans Faits et croyances, Victor Hugo écrit ainsi : « il est remarquable que presque tous les mots qui expriment l’idée de lumière contiennent des a ou des i » (cité dans Boulard et Georgel, 2022, p. 80). Fort de ce constat, le poète voit dans les voyelles a et i des lettres lumineuses par nature. Sous sa plume, le i, par sa rectitude, se fait haute tour de lumière. Sa présence dans un mot projette, sur les lettres qui l’entourent, un éclairage salutaire, tandis que son absence marque l’obscurité : c’est toute la différence chez Hugo entre aimer et amer (voir Boulard et Georgel, 2022, p. 51). Suivant cette logique, on pourra voir sous un nouveau jour le vieux mot poétique d’astre, qui n’apparaît plus comme un terme de convention, mais bien comme un mot au signifiant pleinement motivé. Puisqu’il y a dans astre un a, voyelle lumineuse, il est le terme le plus juste, poétiquement et philosophiquement, pour dire les étoiles, la lune ou le soleil. Les épithètes traditionnellement attribuées à astre par le Gradus français6 se parent alors d’une acuité nouvelle : dire que l’astre est brillant, éclatant, lumineux ou radieux, ce n’est pas parler une langue clichée, mais bien renouer avec le sens profond du mot, retrouver sa vérité.

36Quelques années plus tard, dans Les Mots anglais (1877), Mallarmé prolongera les réflexions de Hugo sur la potentialité lumineuse de certaines sonorités en écrivant à son tour sur la clarté du :

À côté d’ombre, opaque, ténèbres se fonce un peu ; quelle déception, devant la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscurs ici, là clair. (Mallarmé, [1877] 1998, p. 968)

37Un même cratylisme habite donc le chef de file des Romantiques et le chef de file des Symbolistes. Chez Mallarmé, cette croyance va jusqu’à doter la consonne placée en tête du mot d’une valeur à nulle autre pareille : en elle, nous dit le poète, « gît la vertu radicale, quelque chose comme le sens fondamental du mot » (Mallarmé, [1877] 1998, p. 1016). Son importance en vient même à égaler celle de la rime. Dans une lettre du 12 mai 1890 adressée à Félicien Champsaur, Mallarmé éclatait en ces termes : « Je ne vous hais qu’en raison de la majuscule ôtée au vers, la lettre d’attaque y a, selon moi, la même importance que la rime » (Mallarmé, [1890], 2019, p. 877). La consonne initiale donne, musicalement, le ton et imprime au mot sa marque, puisque, selon toute perspective cratylienne, le son et le sens sont indissociables. C’est ainsi que les mots anglais (puisque l’essai de Mallarmé porte sur cet idiome), ayant à l’initiale le « sinistre digramme » sn, auront en partage un imaginaire négatif : « sneer est un mauvais sourire et snake un animal pervers, le serpent » (Mallarmé, [1877], 1998, p. 984). Pour Mallarmé, il ne s’agit pas là d’une coïncidence, mais bien d’une motivation : le signe d’une analogie profonde qui relie souterrainement les mots d’une langue, et que le poète doit révéler. Ce réseau de correspondances phoniques et sémantiques n’est pas sans rappeler le principe de l’analogie universelle : chez Mallarmé, le discours pédagogique est aussi une poétique.

4.2. De l’isolement à l’autonomie

38Avec la poétisation du signifiant, résultant d’un lent processus de déplacement du regard qui redonne à la matière audible et visible des vocables une portée métaphysique, le mot poétique s’autonomise et devient une entité à part entière, ce qui en garantit aussi, par ricochet, la poéticité. La mise en valeur du mot par son isolement sur la page ou dans le vers participe alors de l’affirmation de sa puissance et constitue un ultime procédé de poétisation, à la frontière du lisible et du visible.

39Lorsqu’en 1897, Stéphane Mallarmé publie dans la revue Cosmopolis « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », c’est une véritable révolution du regard qui s’opère et le statut du mot poétique en est durablement modifié. Dans le texte, la typographie se charge d’établir visuellement une hiérarchie entre les termes : l’importance d’un mot se voit (puis se lit) au moyen de la casse, du gras ou de l’italique qui en change la forme, mais surtout de l’espace de la page, appelé à jouer un rôle déterminant : le blanc devient le lieu de la résonance et de la suggestion (Benoît, 2022, p. 29). En faisant de l’acte d’écriture un acte de composition, au sens visuel du terme, Mallarmé redonne au mot ses pleins pouvoirs : isolé, il gagne en autonomie, en puissance suggestive et en charge poétique.

Conclusion

40Au xixe siècle, l’aura du mot poétique est telle que Victor Hugo n’hésitera pas à en faire une entité à part entière : « Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant » (Hugo, [1856] 1985, p. 268). Désormais, il ne s’agit plus d’encenser la force poétique de tel ou tel vocable, mais d’encenser le mot lui-même dont la puissance égale celle de Dieu :« Oui, tout-puissant. Tel est le mot. Fou qui s’en joue ! » (Hugo, [1856] 1985, p. 270). Dès lors, la distinction entre mots poétiques et mot apoétiques perd en lisibilité mais acquiert une dimension métaphysique inédite : les mots sont poétiques en ce qu’ils sont outils de création et de Création7.

41De catégorie lexicale aux contours clairement identifiés, le mot poétique est bel et bien devenu, au cours du siècle, une notion abstraite. On est passé « des » mots poétiques au concept de « mot poétique », envisagé comme une potentialité présente dans n’importe quel vocable. Il ne s’agit plus tant de signifier la poésie, par l’emploi de mots consacrés par la tradition, que de susciter un effet poétique, par les images, par la polysémie, par l’invention ou l’importation de mots, par l’importance donnée au signifiant. Gagnant en autonomie, le mot poétique se fait force puissante et agissante. Ce déplacement complexe, qui ouvre la voie à la modernité, ne signe en rien la fin du mot poétique : désormais « [t]out mot peut être poétique » (Meschonnic, 1970, p. 60).