De marbre ou de stuc ? L’étrange langue poétique du Parnasse
1« J’ai dit aux mots : Soyez République ! », déclare Hugo dans Les Contemplations (Hugo, [1856] 2002, p. 55). Le romantisme s’est en effet démarqué du classicisme par une volonté d’élargissement du vocabulaire poétique. Dans sa lignée, le Parnasse a renouvelé la langue de la poésie en y introduisant de nouveaux mots. Considérer cette école comme un mouvement néoclassique ne convient donc pas : les Parnassiens ne partagent pas le goût des classiques pour le purisme en matière lexicale. Cependant, ils n’adoptent pas tout à fait la même méthode que les romantiques pour enrichir la langue poétique. Ils sont plus proches des poètes de la Pléiade, dont ils se considèrent comme les héritiers : le nom même de leur mouvement viendrait de Charles Marty-Laveaux (Lepelletier, 1907, p. 188), savant lexicographe auquel Alphonse Lemerre, leur éditeur, a confié la publication d’une monumentale édition de La Pléiade française, qui a commencé à paraître la même année que Le Parnasse contemporain. L’intérêt des Parnassiens pour l’Antiquité gréco-latine a été perçu à tort comme un retour au classicisme : c’est avec l’état d’esprit des poètes de la Pléiade qu’ils puisent aux sources antiques. Comme eux, ils cherchent à défendre et à illustrer la langue française en important de nombreux mots étrangers, notamment grecs et latins, mais aussi — c’est une nouveauté par rapport à la Pléiade — empruntés à d’autres cultures, comme celles de l’Inde et des pays tropicaux.
2Ce cosmopolitisme lexical du Parnasse répond à une conception de l’exotisme qui rompt avec la couleur locale des romantiques. Leconte de Lisle et Léon Dierx sont nés sur l’île Bourbon ; José-Maria de Heredia est originaire de Cuba ; Catulle Mendès a été l’un des promoteurs de l’œuvre wagnérienne en France. Les Parnassiens ont l’expérience du brassage des cultures. Ils se veulent également plus exacts. Ils écrivent leurs poèmes au moment où le positivisme triomphe, où les sciences historiques sont en plein essor, où la sociologie et l’ethnographie font leur apparition. Ferdinand Brunetière parle de « positivisme esthétique » (Brunetière, 1894, p. 135) pour désigner le souci de vérité, d’objectivité et d’impersonnalité que manifestent de nombreux écrivains du Second Empire. Les Parnassiens présentent effectivement une exigence d’exactitude et de précision dans le vocabulaire. Ils introduisent dans leurs vers de nombreux mots techniques, qui témoignent de leur érudition et de leur recherche de la propriété des termes. « Vous trouverez peut-être quelque mot technique à changer » (Ibrovac, 1923, p. 272), écrit Heredia à Edmond Bonnaffé, en lui envoyant son sonnet « Le Huchier de Nazareth », que son ami placera en tête de sa monographie sur Le Meuble en France au XVIe siècle. Lorsqu’il compose son sonnet « Vélin doré », Heredia demande au même correspondant : « Comment se disait relieur autrefois ? En parlant d’un des Ève [les relieurs Nicolas et Clovis Ève], faut-il l’appeler doreur, relieur, peaussier, etc. Je voudrais un joli terme. Vous seul me le pouvez fournir » (Ibrovac, 1923, p. 272).
3Les Parnassiens sont à la recherche de mots esthétiques. Ils ont une prédilection pour les termes rares, anciens ou archaïques, car ils rejettent la société de leur temps, qu’ils jugent vulgaire, dénaturée et en pleine décadence. En 1852, dans la préface des Poèmes antiques, Leconte de Lisle affirme que « la langue poétique n’a plus ici d’analogue que le latin barbare des versificateurs gallo-romains du Ve siècle » (Leconte de Lisle, [1852] 1994b, p. 312). Trois ans plus tard, dans la préface des Poëmes et poésies, il réprouve les « clameurs barbares du Pandémonium industriel », avant d’ajouter : « C’est par suite de la répulsion naturelle que nous éprouvons pour qui nous tue, que je hais mon temps » (Leconte de Lisle, [1855] 1994a, p. 315-316). La langue des Parnassiens reflète leur parti pris d’antimodernité.
1. Le cosmopolitisme lexical
4Pour régénérer le vocabulaire poétique, la nouvelle école importe d’abord de nombreux mots étrangers. Signalons à ce propos les importants travaux de Charles Bruneau sur la langue du Parnasse (Bruneau, 1953, p. 201-374) et ceux de Miodrag Ibrovac sur le lexique de José-Maria de Heredia (Ibrovac, 1923, p. 409-440) : les listes de mots qu’ils ont établies nous ont servi à dégager les grands principes de la poétique du Parnasse en matière lexicale. L’Antiquité gréco-latine a offert un gigantesque réservoir de mots aux Parnassiens. « Je crois que les Ioniens et les Latins possédaient deux idiomes bien supérieurs aux langues modernes en richesse, en clarté et en précision » (Leconte de Lisle, [1855] 1994a, p. 318), estime Leconte de Lisle dans la préface des Poëmes et poésies en 1855. Aussi les Parnassiens ont-ils fait des emprunts massifs à ces deux langues. Leur évocation de l’Antiquité recourt à des termes propres à la civilisation grecque ou latine. Dans ses sonnets grecs, Heredia parle d’« autocrator », d’« électrum », de « plectre » ou de « rhyton » ; dans ses sonnets latins, il parle d’« imperator », de « centurions », de « cohortes » ou de « licteurs ». Chez Leconte de Lisle, la fleur d’« immortelle » reprend son nom grec et s’appelle l’« hélichryse aux fruits d’or » (« Le Vase »).
5Tous ces mots antiques fournissent aux Parnassiens des rimes nouvelles : Heredia fait rimer illustre avec aplustre (« À un triomphateur »), hauteurs avec buccinateurs, menteurs avec licteurs (« La Trebbia »), lectisterne avec consterne, ergastule avec Gétule (« Après Cannes »), cippe avec municipe (« Aux montagnes divines »). Dans les mots d’origine grecque, ces poètes conservent les désinences grecques plutôt que les désinences latines : Leconte de Lisle parle de « Bakkhos » plutôt que de « Bacchus » (« La Mort de Penthée »), de « Phoibos » plutôt que de « Phébus » (« Hélène »), de « péplos » plutôt que de « péplum » (« Le Vase »). En 1866, lors de la parution du premier Parnasse contemporain, Alcide Dusolier s’est moqué à ce sujet des nouveaux poètes : « Le Laurier-rose a fait place au Lotos, — entendez-vous ? lotos. [...] On ne dit plus lotus, il faut dire lotos, ou l’on n’est que le dernier des Impassibles » (Dusolier, 1866, p. 3). Mais les Parnassiens entendent distinguer ainsi la fleur de lotus, d’origine égyptienne, et le fruit du lotos, qui avait ôté aux compagnons d’Ulysse l’envie du retour, lorsqu’ils débarquèrent au pays des Lotophages.
6Un autre apport du Parnasse est l’introduction de l’hindouisme dans la poésie française. En 1852, Leconte de Lisle insère deux poèmes hindous dans les Poèmes antiques : « Sourya » et « Bhagavat » ; il en ajoute cinq dans les éditions ultérieures de son recueil. « La fleur d’açoka dont l’arôme est de miel », le son de « la vîna perçante » (« Çunacépa »), « les nopals aux tiges acérées » (« L’Arc de Civa »), « les kokilas » et « les Kalahamsas » qui « chantent sur les érables », « les chœurs harmonieux / Des Kinnaras sacrés » (« Bhagavat ») créent un effet d’exotisme certain et comme une langue nouvelle, dont l’hermétisme lexical serait le gage de la poéticité, à l’inverse de l’hermétisme mallarméen, fondé avant tout sur la syntaxe. Il ne s’agit pas pour les Parnassiens d’intégrer les xénismes à la langue française, mais au contraire d’« exotiser » la langue poétique pour en faire une langue étrangère n’utilisant plus les « mots de la tribu ». En 1866, dans sa « Prière védique pour les Morts », Leconte de Lisle explique que « le pur Sôma » coule « pour les héros, les poètes, les sages » : ce breuvage, extrait d’une plante indienne, reparaîtra en 1932, chez Aldous Huxley, qui donnera ce nom à la drogue lénifiante que les habitants du Meilleur des mondes absorbent pour oublier leurs inquiétudes existentielles. En 1866 comme en 1932, le terme conserve tout son pouvoir énigmatique. Deux semaines après la parution du poème de Leconte de Lisle dans la deuxième livraison du Parnasse contemporain, Catulle Mendès évoque lui aussi le « çoma » dans son poème « Le Mystère du lotus », qui ouvre la quatrième livraison du Parnasse contemporain. Dans son envoi au recueil collectif, il force la note hindoue jusqu’à la provocation, en mentionnant tour à tour « Kâla », « Marût », « Indra », « le Çwarga lumineux aux escaliers d’ivoire », « les Gandharwîs » et leurs « nûpuras sonores », « les Açwins éclatants comme des météores », « Agni », « Mâyâ », « Pûrûçha », sans oublier le « grand Çécha ». De tels vers font fulminer Barbey d’Aurevilly, qui les déclare absolument incompréhensibles « sans un dictionnaire Pelvi et une grammaire de Burnouf1 » (Barbey d’Aurevilly, [1866] 1972, p. 143).
7L’origine réunionnaise de Leconte de Lisle l’a prédisposé à s’intéresser à la culture et à la philosophie de l’Inde. Elle permet de comprendre également la présence d’un exotisme créole dans plusieurs de ses poèmes. Pour Baudelaire, « Le Manchy » est à ce titre « un chef-d’œuvre hors ligne, une véritable évocation, où brillent, avec toutes leurs grâces mystérieuses, la beauté et la magie tropicales » (Baudelaire, [1861] 1976, p. 179). Cette magie tient, en partie, à l’utilisation de termes nouveaux, éclairés par le contexte : on comprend que le « manchy de rotin » (v. 3) est un « lit aux nattes de Manille » (v. 12), que les « Telingas » (v. 11) sont des « Hindous » (v. 40), que les « bobres Madécasses » (v. 20) sont des instruments de musique dont le « bruit » anime les porteurs du manchy (v. 20), que les « varangues basses » (v. 17) sont des vérandas « où les vieux créoles fumaient » (v. 18), que le « Letchi » (v. 27) est un arbuste dont les fruits sont « moins pourprés que [l]a bouche » (v. 28) de la femme aimée. Dans un poème du premier Parnasse contemporain, « Les Filaos », Dierx évoque le « soupir immense et continu » de ces grands arbres, communément appelés « casuarinas » (« filaos » est leur nom créole). Quant à Heredia, né à Cuba d’un père espagnol et d’une mère française, il a été marqué linguistiquement par sa double culture. Les mots d’origine espagnole ou hispano-américaine abondent dans ses poèmes. Miodrag Ibrovac en a dressé une liste, dans laquelle on relève des mots rares comme adelantade, alferez, caballero, contador, picador ou quebrada (Ibrovac, 1923, p. 415). Dans « Les Conquérants de l’or », Heredia multiplie les termes exotiques pour désigner la flore et la faune de l’Amérique centrale : on y trouve « l’ébénier, le gayac et les durs palissandres », « les majas argentés et les boas superbes », « le tapir noir », « les pécaris », « le puma, l’ocelot et les chats-tigres », « le beau carnassier qui ne va que par couples / [...] le jaguar », « les monbins mûrs et les buissons d’icaques », « les singes de tout poil, ouistitis et macaques, / Sakis noirs, capucins trembleurs et sapajous ». Cette poésie de la nomination fait l’inventaire d’une réalité nouvelle et produit des rimes inouïes, comme aloès-kakatoès ou sapajous-acajous.
8Selon Léon Daudet, Les Trophées de Heredia sont un « filet de pêche miraculeuse jeté sur la langue française » (Daudet, 1893, p. 863). Ils contiennent des mots de toute provenance : on y rencontre « la sonore bîva » japonaise (« Le Samouraï ») comme « l’aigre guzla » serbe (« Le Prisonnier »), l’« Arnaute » albanais comme le « muezzin » arabe (ibid.). Dans le cycle égyptien « La Vision de Khèm », Heredia évoque « la Bari », « l’uraeus d’or », « la schenti » et le « pschent ». Plus surprenant encore est l’usage de termes bretons dans le cycle « La Mer de Bretagne » : « Sell euz ar-mor ! » (« Vois le pays de la mer ! »), s’exclame le guide du poète en le conduisant à la pointe du Raz (« Armor »). Le goût des Parnassiens pour le primitivisme les incite à voir la Bretagne comme une contrée sauvage, à l’écart de la civilisation décadente de la capitale. Heredia exalte « l’âpre terre kymrique où croît le genêt d’or » (« Armor »). Il lui semble y retrouver le vert paradis de son île natale : « Et j’ai, de ce récif battu du flot kymrique, / Respiré dans le vent qu’embauma l’air natal / La fleur jadis éclose au jardin d’Amérique » (« Brise marine »). L’adjectif kymrique est alors tout récent : il est entré dans le Littré en 1867 et dans le Dictionnaire de l’Académie en 1878. Heredia a pu le trouver dans l’article d’Ernest Renan « La Poésie des races celtiques », paru dans la Revue des deux mondes en 1854 et qui présente une vision romantique des Kymris, « antique race continuant jusqu’à nos jours [...] sa vie propre dans quelques îles et presqu’îles perdues de l’Occident ». Renan y explique que les Bretons bretonnants de Basse-Bretagne « sont une émigration des Kymris du pays de Galles » (Renan, 1854, p. 475). « La foule des Kymris vogua vers l’inconnu », écrit Leconte de Lisle dans « Le Massacre de Mona », l’un des Poèmes barbares prépublié dans la Revue contemporaine du 15 septembre 1860. Mais l’adjectif kymrique ne se trouve pas sous sa plume ; il semble que ce soit Heredia qui l’ait introduit en poésie avec son sonnet « Armor », paru pour la première fois dans L’Artiste le 1er février 1868. Le Parnassien brestois Frédéric Plessis, dont Heredia retoucha plusieurs sonnets, reprendra cet adjectif dans son poème « Douarnenez » daté de 1874 : il y rappelle que la Bretagne unit « La kymrique rudesse aux grâces d’Ausonie » (Plessis, [1887] 1904, p. 39). Dans « Mer montante », autre poème de son cycle breton, Heredia décrit une tempête dans la baie d’Audierne : « Du Raz jusqu’à Penmarc’h la côte entière fume ». Lorsqu’il montre « Les lames glauques, sous leur crinière d’écume », qui « Empanachent au loin les récifs ruisselants », la métaphore équestre réactive le sens étymologique de « Penmarc’h », qui veut dire « tête de cheval » en breton : Heredia restitue dans son poème la vision poétique de la réalité enclose dans ce toponyme breton.
9Le renouvellement lexical opéré par les Parnassiens déplaît cependant à la critique. Dans un article sur le premier Parnasse contemporain, Pierre Denis écrit à propos des nouveaux poètes :
Tout à la fois classiques et romantiques, catholiques et païens, un tantinet musulmans et quelque peu bouddhistes, ils représentent à merveille cette époque où l’on bâtit des monuments mi-gothiques, mi-gréco-romains, semés d’arabesques et d’encadrements byzantins. [...] Quant au langage, ils sont cosmopolites : ils mêlent et brouillent les mots comme les idées. On trouve dans leurs petites compositions de l’indien, de l’espagnol, du japonais, de l’anglais, du carthaginois, du sanskrit, que sais-je ? Le français seul y est maltraité. (Denis, 1866, p. 4)
10Les poètes du Parnasse sont vus comme les Viollet-le-Duc de la poésie française : l’authenticité de leurs reconstructions du passé est contestée.
2. Mots techniques, anciens ou rares
11Une autre technique favorite des Parnassiens pour enrichir la langue poétique est l’introduction de mots techniques, empruntés notamment au langage des métiers. La plupart d’entre eux ont été des lecteurs de lexiques spécialisés. Anatole France rappelle que, pour Heredia, « la lecture du dictionnaire de Jean Nicot procure plus d’agrément, de plaisir et d’émotion que celle des Trois Mousquetaires » et que « la table alphabétique des pierres précieuses ou le catalogue du Musée d’artillerie est le plus émouvant des romans d’aventures » (France, 1894, p. 278). Dans « Le Huchier de Nazareth », le poète des Trophées emploie de nombreux termes techniques de menuiserie, qu’il a trouvés dans le livre d’Edmond Bonnaffé sur le meuble au xvie siècle : « huchier », « dressoir », « établi », « rabot », « bédane », « râpe », « polissoir », « gouge », « tablier », « atelier », « varlope ». Ce réalisme lexical souligne par contraste la divinité de Jésus qui, « dans le fond obscur de l’atelier », fait « Voler les copeaux d’or au fil de sa varlope ».
12Les Parnassiens font également de nombreux emprunts au vocabulaire de la science. Ils comptent sur le progrès pour trouver de nouvelles sources d’inspiration : « L’art et la science, longtemps séparés par suite des efforts divergents de l’intelligence, doivent donc tendre à s’unir étroitement, si ce n’est à se confondre » (Leconte de Lisle, [1852] 1994b, p. 313), explique Leconte de Lisle dans la préface des Poèmes antiques. Dans « Le Récif de corail », Heredia explore les ressources poétiques de la vie sous-marine ; il recourt à des termes de zoologie pour décrire ce monde encore inconnu : « Le soleil sous la mer, mystérieuse aurore, / Éclaire la forêt des coraux abyssins », « Et tout ce que le sel ou l’iode colore, / Mousse, algue chevelue, anémones, oursins, / Couvre de pourpre sombre, en somptueux dessins, / Le fond vermiculé du pâle madrépore ». À propos de la langue scientifique, Charles Bruneau observe que « c’est en partie à l’École Parnassienne que notre littérature est redevable de cette précieuse ressource ». (Bruneau, 1953, p. 255)
13Le vocabulaire scientifique permet aux Parnassiens de dénoncer l’évolution du monde moderne. Dans un de ses Croquis italiens de décembre 1866, Sully Prudhomme oppose le « rude pavé » de la place Navone, « houleux comme une mer », à « l’asphalte monotone » qui envahit les capitales modernes : l’asphaltage, inventé par l’ingénieur suisse Andreas Merian en 1849, commence à changer la physionomie des grandes villes en se substituant aux pavés sonores, glissants et cahoteux. Dans « Le Banc », « idylle parisienne » entre un militaire et une servante dans un jardin public, François Coppée cherche à provoquer la compassion du lecteur en présentant le jeune soldat comme « Chair à canon, chair à scalpel, matière infâme / Et que la statistique appelle seule une âme ».
14Tout en exploitant les vocables nouveaux de la science, les poètes du Parnasse cultivent le goût des mots anciens, à commencer par le nom même de leur mouvement. Le recueil collectif qui les a fait connaître s’inscrit dans la tradition des « Parnasses » des xvie et XVIIe siècles. Les Parnassiens ont exhumé des mots anciens pour recréer l’atmosphère des époques lointaines. Dans « Épitaphe », où il fait le portrait d’Hyacinthe de Maugiron, l’un des mignons d’Henri III, Heredia présente ce gentilhomme revêtu de « la fraise à godron ». Dans « Le Lit », il emploie le mot « encourtiné », qu’il emprunte aux Blasons domestiques d’un poète du XVIe siècle, Gilles Corrozet, afin de décrire un lit seigneurial. Miodrag Ibrovac cite plusieurs exemples de ces mots hors d’usage auxquels Heredia redonne vie : ardre, assavoir, courtil, départie, dextre, heur, marri, occire, tenir en souci, tomber sur le terrain (Ibrovac, 1923, p. 416). Il signale des cas de paléosémie, comme l’adjectif gracieux, pris dans le sens de « qui accorde grâce », à l’avant-dernier vers du « Romancero » : « Ainsi parle le Roi gracieux et subtil. » Banville recourt au même procédé dans « Roland », poème des Exilés où le verbe navrer est utilisé au sens de blesser : « L’archevêque Turpin, qui, la mort sur la joue, / Navre encor les païens ».
15Les Parnassiens aiment aussi les mots rares. En 1891, dans « Floridum Mare », Heredia évoque l’insaisissable couleur de la mer bretonne : « Céruléenne ou rose ou violette ou perse / Ou blanche de moutons que le reflux disperse ». L’adjectif céruléen avait été employé en 1866 par Edmond Lepelletier pour qualifier les cieux dans « L’Attelage », poème du premier Parnasse contemporain. Avant lui, Banville l’avait utilisé dans « La Chimère », parue dans la Revue fantaisiste en 1861, pour représenter la couleur des yeux de l’Inspiration. Mais ce mot n’est pas une création de Banville, comme le pense Max Fuchs (Fuchs, 1912, p. 253). On le trouve dès 1852 dans « Caerulei oculi », poème des Émaux et camées de Gautier qui offre un blason des yeux féminins : « Ainsi parle la voix humide / De ce regard céruléen ». La rareté du terme céruléen révèle les filiations lexicales qui s’opèrent entre ces différents poètes2. Quant à Gautier, il a probablement emprunté cet adjectif à une source latine, comme le titre de son poème le laisse supposer, à moins qu’il ne se soit souvenu de la fin de l’Essai sur les révolutions (1797), où cet adjectif semble employé pour la première fois afin de décrire la nuit américaine : « Le jour céruléen et velouté de la lune flottait silencieusement sur la cime des forêts », écrit Chateaubriand (Chateaubriand, 1797, p. 677).
16Chez les Parnassiens, la volonté de renouveler la langue poétique ne va pourtant pas jusqu’à la création de néologismes. Dans la préface des Poèmes antiques, Leconte de Lisle dénonce l’envahissement de la « langue sacrée » par « les néologismes arbitraires » (Leconte de Lisle, [1852] 1994b, p. 310). Après vérification des rares néologismes relevés par Charles Bruneau (Bruneau, 1953, p. 337-343), on peut retenir « les vents boréens » de Dierx dans « Forêt d’hiver » (Les Amants, 1879) et « les revendiqueurs des droits » de Sully Prudhomme dans « Abdication » (Les Vaines Tendresses, 1875), terme signalé comme hapax dans le Trésor de la langue française. L’adjectif aquilonaire, utilisé par Mendès dans Hespérus en 1872 pour qualifier le vol d’un aigle, est certes présenté comme un néologisme dans les dictionnaires du XIXe siècle, mais il apparaît dès 1842. Immesuré, employé par Leconte de Lisle pour qualifier « les bleus océans » dans « Dies irae », à la fin des Poèmes antiques de 1852, ne sera attesté dans le Dictionnaire de l’Académie qu’en 1878 ; quoique le Trésor de la langue française signale sa présence chez Lacordaire dès 1848, cet adjectif est probablement encore senti comme un néologisme au début des années 1850. On pourrait en dire autant de l’açoka3, dont la fleur a empourpré les poèmes parnassiens, après avoir éclos dans le « Bhagavat » de Leconte de Lisle en 1852 : elle reparaît dans « Çunacépa » et « Le Colibri » du même auteur en 1855, dans « L’Açoka » de Louis-Xavier de Ricard en 1865, puis dans « L’Enfant Kriçhna » de Catulle Mendès en 1866.
17À l’instar des poètes de la Pléiade, les Parnassiens ont renoué avec la pratique grecque des noms et des adjectifs composés. Héraklès est qualifié par Leconte de Lisle de « Cœur-de-Lion » et de « Gloire-de-l’Air », avec des traits d’union, dans « Héraklès solaire » (Poèmes antiques). Dans « Dies irae », le poète déplore la disparition du divin en faisant allusion au prophète Isaïe, dont la bouche avait été purifiée par un charbon ardent : « Plus de charbon ardent sur la lèvre-prophète ! » Dans « Les Paraboles de dom Guy » (Poèmes barbares), il mentionne « l’Archange porte-flamme ». Dans l’« Hymne orphique » qu’il consacre à Apollon, il qualifie ce dieu de « Porte-lumière » (« Parfum de Hélios-Apollon », Derniers Poèmes). Dans « Le Festin des Dieux », à la fin des Exilés, Banville parle des « Étoiles-Déesses », des « Astres-Dieux », des « Rois-Soleils » et des « Astres-Amants ».
3. Mots prosaïques
18Tout en pratiquant le culte du mot rare, certains Parnassiens ont tenté une autre voie pour enrichir la langue poétique : ils ont recouru à la langue familière, aux mots « roturiers » (Hugo, [1856] 2002, p. 50), à l’argot parisien et aux sociolectes du Second Empire. En 1857, dans ses Odes funambulesques, Banville fait faire à ses rimes de la haute voltige : elles créent la surprise en associant de façon burlesque des mots littéraires à des mots triviaux, des mots prestigieux à des mots prosaïques, des mots anciens à des mots nouveaux. Le poète fait rimer « lamartines » avec « tartines », « dentiste » avec « L’Artiste » (« Le Mirecourt »), « ballade » avec « pommade » (« Si Limayrac devenait fleur… »), « Odéon » avec « chevalier d’Éon », « Brummel » avec « hydromel » (« La Tristesse d’Oscar »), « romantiques » avec « émétiques » (« Méditation poétique et littéraire »). Les patronymes de ses amis écrivains lui fournissent des rimes tout aussi étonnantes : « Baudelaire » rime avec « colère » (« Le Divan Lepelletier »), « Gautier » avec « bijoutier » (« Le Critique en mal d’enfant »), « les frères Goncourt » avec « la Renommée accourt », « le typographe Malassis » avec « sur une malle assis » (« Marchands de crayons »).
19En avril 1870, dans le deuxième Parnasse contemporain, Coppée publie dix-huit dizains qui cherchent à exprimer la poésie de la vie quotidienne. Son dixième dizain, le seul qui ne sera pas recueilli dans ses Promenades et intérieurs en 1875, présente un mélange provocateur de termes nobles et de termes prosaïques :
Les dieux sont morts. Pourquoi faut-il qu’on les insulte ?
Pourquoi faut-il qu’Hellas et que son noble culte
Ne puissent pas dormir de ce sommeil serein
Que prêta le pinceau classique de Guérin
Au roi des rois vers qui rampe le sombre Égiste ?
Pourquoi faut-il enfin qu’un impur bandagiste
Donne à l’Hercule antique un infâme soutien,
Des bas Leperdriel à Phœbus Pythien,
Et, contre la beauté tournant sa rage impie,
Pose un vésicatoire à Vénus accroupie ? (Coppée, 1871, p. 230)
20Coppée se moque tout autant du caractère sacrilège de la modernité que de la respectabilité surannée de l’art classique, en faisant rimer « Égiste » avec « bandagiste », en associant dans le même vers les « bas Leperdriel » et « Phœbus Pythien », et en imaginant la pose d’« un vésicatoire » à « Vénus accroupie ». Cette défiguration narquoise de la beauté classique annonce la « Vénus anadyomène » de Rimbaud composée la même année. En 1872, dans Les Humbles, Coppée utilise à nouveau les ressources de la langue familière pour évoquer le sort des petites gens, mais cette fois sans ironie. Il s’y émeut du « tout petit épicier de Montrouge », qui « débit[e] le beurre et la chandelle », attend des tonneaux de « harengs-saurs » et « des caisses de pruneaux », désespère de « la pratique » et « casse son sucre avec mélancolie » (« Le Petit Épicier »). Cet intérêt de Coppée pour le prosaïsme de la vie moderne lui vaudra les louanges de Zola, qui lui décernera le titre de « naturaliste », tout en regrettant que « son outil poétique para[isse] trop délicat pour la grosse et lourde besogne qu’il y aurait à faire » (Zola, [1877] 1881, p. 194). Le réalisme lexical de Coppée a effectivement ses limites : malgré l’introduction de mots familiers ou prosaïques, le ton de ses poèmes reste soutenu, leur langue châtiée et leur versification régulière.
4. Le travail du signifiant
21La poéticité des mots vient encore chez les Parnassiens d’un travail du signifiant. L’adoption d’une orthographe étymologique donne un habillage exotique aux mots d’origine étrangère qu’ils utilisent dans leurs poèmes. Dans les termes grecs, Leconte de Lisle remplace le c par un k ou un kh ; il distingue l’oméga de l’omicron par l’emploi d’un accent circonflexe sur le o, et l’êta de l’epsilon par l’emploi d’un accent grave sur le e. Les Poèmes antiques sont remplis de knémides (« Hélène »), de khlamydes (« Le Réveil d’Hèlios »), de kratères et de Kanéphores (« Niobé »). « Korinthe » et « la divine Krète » s’y orthographient avec un k majuscule (« Klytie » et « Hélène »). Le Parnasse devient « l’ombreux Parnèsos » (« Niobé »). Apollon s’appelle désormais « Apollôn » (« Hélène »). Les Olympiens sont rebaptisés de leurs noms grecs : « Kypris » (« Hélène »), « Kythérée » (« Vénus de Milo »), « Hèphaistos » (« Hélène ») ou « Bakkhos » (« La Mort de Penthée »). En redonnant à tous ces noms un signifiant visuel et auditif que leur francisation leur avait fait perdre, les Parnassiens témoignent d’un souci d’authenticité historique qui leur vient de Louis Ménard. C’est lui qui, en 1863, dans son ouvrage Du polythéisme hellénique, avait préconisé l’emploi des noms des dieux grecs et utilisé une orthographe étymologique :
Les Dieux italiens se confondirent avec les Dieux grecs. Par suite de cette confusion, les auteurs latins, et après eux les modernes, prirent l’habitude d’employer les noms latins [...] pour désigner des divinités grecques comme Athènè, Arès, Poseidon, Hèphaistos. Je ne vois aucune raison pour me conformer à cet usage, auquel, même en France, on commence à renoncer. Entre autres inconvénients, il a celui de nous faire voir le polythéisme sous sa forme romaine, qui en représente la dernière décadence. (Ménard, 1863, p. XI)
22Mais la critique contemporaine ne voit dans cette transcription littérale des noms antiques qu’un effet d’exotisme artificiel. Victor Fournel déclare en 1866 :
Au lieu de Mars, on dit aujourd’hui Arès ; au lieu de Saturne, Khronide ; au lieu de Vénus, Kythérée ou Kypris. Les K particulièrement (ce qu’un homme d’esprit a spirituellement appelé des K pendables) jouent un grand rôle dans ce vocabulaire renouvelé. (Fournel, 1867, p. 275)
23Pourtant, Théophile Gautier apprécie le travail de forgerie auquel se livre Leconte de Lisle :
Le centaure Chiron a repris le K, qui lui donne un aspect plus farouche, et les noms de lieux ne se produisent dans les vers du poète qu’avec leur véritable orthographe et leurs épithètes traditionnelles. Ce sont là sans doute des détails purement extérieurs, mais qui ne sont pas indifférents. Ils ajoutent à la beauté métrique par leur harmonie et leur nouveauté ; leurs désinences inusitées amènent en plusieurs endroits des rimes imprévues, et dans notre poésie, privée de brèves et de longues, c’est un bonheur qu’une surprise de ce genre ; l’oreille qui attend un son aime à être trompée par une résonance d’un timbre antique. (Gautier, p. 332)
24La poésie parnassienne peut à cet égard être considérée comme une « paratopie linguistique4 » : la langue que ces poètes utilisent n’est pas la leur. Des échos du latin ou du grec se font souvent entendre dans leurs vers. La sonorité inhabituelle des noms communs, l’exotisme archaïsant des noms propres, l’emploi d’épithètes homériques, le recours à des tours antiques comme l’ablatif absolu poétisent leur langue en laissant transparaître en elle le souvenir des idiomes antiques. Leconte de Lisle a traduit de nombreux auteurs grecs et latins ; Heredia était chartiste ; Frédéric Plessis occupait la chaire de poésie latine à la Sorbonne ; Sully Prudhomme a mis en vers le premier livre du De rerum natura de Lucrèce. Comme les poètes de la Pléiade, les Parnassiens sont imprégnés par leur pratique des langues anciennes. Les latinismes et les hellénismes donnent une couleur antique aux mots français qu’ils utilisent et les dotent d’un pouvoir de suggestion qui leur enlève leur banalité linguistique.
25Les Parnassiens ont été fascinés par les noms propres aux sonorités « barbares ». Dans « Le Vœu », Heredia mentionne « Iscitt », « Ilixon » et « Hunnu, fils d’Ulohox », noms gallo-romains authentiques, découverts dans un ouvrage d’épigraphie locale lors d’un séjour à Luchon. À la lecture du poème de Heredia, Leconte de Lisle lui écrit le 20 septembre 1880 :
Votre sonnet est des plus congrûment troussé[s]. [...] Les Dieux Iscitt, Ilixon et Hunu fils d’Ulohxis [sic] sont d’un goût barbare on ne peut plus délicat. Cependant, je leur préfère encore, s’il est possible, Exprcenn, Aherbelst et Baicorrix qui me semblent notablement hirsutes, hispides, hypersulfureux, tatoués et idiosyncrasiques au suprême degré. (Ibrovac, 1923, p. 299)
26Une intention ludique se manifeste dans cette insertion de noms barbares en poésie.
27Un autre procédé favori des Parnassiens est l’emploi d’adjectifs relationnels dérivés de noms propres. Dans les Poèmes antiques (1852), Leconte de Lisle parle de « l’abeille Hybléenne » (« Klytie »), des « lyres Déliennes » (« Hélène ») ou de « la Vierge Latoïde » (« Khirôn »). Dans Les Exilés (2nde éd. de 1875), Banville fait d’Artémis la « reine Dictynienne » (« La Cithare »). Dans les sonnets antiques des Trophées (1893), Heredia évoque « l’ombre Herculéenne » (« Fuite de centaures »), « la Vierge Céphéenne » (« Andromède au monstre »), le « mont Arcadien » (« Les Bergers »), le « môle Alexandrin » (« Le Naufragé ») et « l’éléphant Gétule » (« Après Cannes »). Ce procédé, destiné à devenir une marque de fabrique du Parnasse, se remarque déjà dans certains poèmes du premier Parnasse contemporain : Mallarmé dépeint les « étangs Léthéens » (« L’Azur »), Arsène Houssaye le « contour euphranorien » d’une « blanche épousée » (« Les Cent Vers dorés de la science »), Edmond Lepelletier les « bras hérakléens » (« L’Attelage ») et les « Champs Élyséens » (« Léthé »). La majuscule ajoutée le plus souvent à ce type d’adjectif rappelle le nom propre dont il est issu.
28L’utilisation de noms propres exotiques fournit aux Parnassiens, comme le remarque Gautier, « des rimes imprévues ». Heredia fait ainsi rimer Stymphale avec triomphale (« Nessus »), Caÿstre avec sinistre (« Le Bain des nymphes »), Thymphreste avec agreste (« Sur l’Othrys »), Soracte avec exacte (« Hortorum Deus V »), Mnasyle avec asile (« Le Chevrier »), Pellion avec stellion (« Fuite de centaures »), ou encore Tokungawa avec il va (« Le Samouraï ») : Les Trophées sont un véritable dictionnaire de rimes rares.
5. Une langue paradoxale
29De tels procédés heurtent la critique. Dans Les Vacances d’un Académicien, roman à clef de 1902, Hugues Rebell raille un certain Pedro Vibona de Rio Seco, poète de la Martinique :
Vibona emploie des mots très difficiles à orthographier, et il ne fait jamais de faute. Il est vrai que je ne les connais pas tous. Mais qu’il y a d’éclat et de couleur dans certains de ses noms :
Le carquois de Hizen ou de Tokungawa.
Tokungawa ! Goûtez-vous la jolie rime ? On n’a pas besoin d’être ému pour écrire de tels vers. Leur sonorité suffit. Le génie de Vibona, c’est d’avoir su remplacer la poésie, tout à fait inutile, par un duo de grosse caisse et de cymbales des plus expressifs. Tokungawa ! Il suffit d’entendre ce mot pour être aussitôt transporté par l’imagination à la Martinique. (Rebell, [1902] 1996, p. 16)
30L’ironie de Rebell démystifie l’exotisme du Parnasse. Paul Bourget, quant à lui, estime que le cosmopolitisme lexical des Parnassiens est contraire à l’identité de la langue française :
Arrivés tard et cherchant « un frisson nouveau », comme le disait Victor Hugo de Baudelaire, ils ont bien arraché à notre vieille langue une musique dont elle n’était pas capable jusque-là, – mais, de cette musique, ils ont dû être seuls à jouir pendant longtemps, car l’oreille du public n’y était pas façonnée. (Bourget, 1884, p. 3)
31Cette critique revient à celle que Boileau formulait au nom du classicisme contre Ronsard et « sa muse, en français parlant grec et latin » (Boileau, [1674], 1985, p. 230).
32Toutefois, on ne peut pas considérer non plus la langue du Parnasse comme anticlassique, car elle comporte des traits distinctifs du classicisme : purisme de la syntaxe, souci de la propriété des termes, maintien d’un registre soutenu, refus du langage vulgaire ou dialectal, bannissement de toute licence poétique. Les Parnassiens conservent dans leurs vers des mots nobles de la langue classique : on trouve chez Leconte de Lisle aussi bien que chez Coppée des ondes, des urnes, des chars, des seins d’albâtre ou des gazons poudreux (Bruneau, 1953, p. 330). Lorsque Louis Havet propose une réforme de l’orthographe en 1889, Heredia s’y oppose farouchement, en déclarant dans une lettre à Jules Lemaître publiée dans Le Temps :
Vous aviez bien raison de croire que je ne me soumettrais jamais à cette barbare réforme de l’orthographe, si pédante sous couleur de simplification et qui gâte la beauté des mots en dénaturant leur physionomie, leur retire leurs lettres de noblesse et veut supprimer la rareté, la bizarrerie, la difficulté, les nuances, tout ce qui fait le charme d’écrire. On commence par les mots, on finirait par la langue, et ce serait le volapük ! (Lemaître, [1889] 1892, p. 286)
33La langue des Parnassiens se révèle par conséquent une langue contradictoire : d’un côté, un cosmopolitisme lexical, qui confine au baroquisme, avec des noms remplis de k et de h, hérissés d’accents circonflexes et de cédilles, affectés de désinences antiques ou de terminaisons indiennes ; d’un autre côté, une langue marmoréenne, conservant une syntaxe pure, employant un vocabulaire classique et respectant la noblesse traditionnelle du genre poétique. D’où cette étrange impression de mélange, de bigarrure, d’artificialité. À propos d’un poème de Banville sur Jeanne d’Arc dans Les Exilés, Max Fuchs observe :
Lorsque dans « La Bonne Lorraine » de très vieux mots, comme los et pastoure, se trouvent en compagnie du néologisme insoucieux, on est un peu choqué de cette disparate. Puis il y a là quelque chose de bien factice, qu’on s’explique mal chez un adversaire si déterminé de la couleur locale. (Fuchs, 1912, p. 254)
34L’orthographe étymologique des noms propres, que les Parnassiens adoptent par un souci d’exactitude historique, n’est pas toujours très rigoureuse. Banville évoque « Aphroditè » dans « L’Exil des Dieux », mais il l’appelle simplement « Aphrodite » dans « Dioné », tandis que Heredia la nomme « Aphrodité » dans un sonnet où il fait rimer son nom avec « nudité » (« La Naissance d’Aphrodité »). Dans « Hélène », Leconte de Lisle fait voisiner des formes grécisées, comme « Priamos » ou « Hellas », avec des formes francisées, comme « Hélène » ou « Démodoce ». Dans « Les Bucoliastes », Perséphone devient même « Perséphona », en dépit des déclinaisons grecques ou latines, mais peut-être pour fournir une rime au « vieil Aitna » [Etna]. Dans « La Grève des forgerons », Coppée met en scène un vieux travailleur qui demande quelques sous « pour la femme et pour les petiots », mais qui apostrophe le garçon qui l’a traité de lâche en lui disant : « et toi, vil insulteur ».
35Selon Jules Lemaître, « certains Parnassiens avaient fini par se faire un jargon comparable à celui des Gongoristes et des Précieuses ». Il repère chez eux « l’emploi du mot abstrait toutes les fois que le mot concret paraît trop simple, la rage des pluriels rares (les candeurs, les torpeurs, les ors, etc.), l’abus de certaines épithètes ou très vagues ou très violentes dont il serait aisé de faire la liste ; enfin la confusion cherchée des langues, les cinq sens échangeant continuellement leurs vocabulaires » (Lemaître, [1879] 1918, p. 39). Une liste des épithètes favorites des Parnassiens avait été dressée par Victor Fournel après sa lecture du premier Parnasse contemporain :
On y retrouve jusqu’aux mêmes épithètes sans cesse reproduites : les blondes étoiles, les feuillages lourds, et surtout, oh ! surtout, les lions roux, les vaches au poil roux, les troncs roux, les yeux roux, le soleil roux, etc., etc. ! Tout est roux pour le moment : c’est la grande couleur à la mode dans le demi-monde poétique, comme dans l’autre. (Fournel, 1867, p. 278)
36L’étrange langue poétique du Parnasse a surpris les lecteurs contemporains et stimulé la verve des parodistes. Dans « Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs », envoyé à Banville le 15 août 1871, Rimbaud parodie les poncifs de la poésie parnassienne en reprenant ses mots favoris : il se moque des « Lotos bleus », de « l’Ode Açoka », des « Grillons roux », des « torpeurs » et des « candeurs » ; il emprunte à Heredia la rime exotique acajous-sapajous et à Banville ses rimes funambulesques photographes-bouchons de carafes et Amour-chat Murr5. Il résout ainsi la contradiction de la langue poétique du Parnasse en abandonnant ses éléments classiques et en accentuant son baroquisme.
37En revanche, des poètes décadents, comme Jean Lorrain, Éphraïm Mikhaël, Pierre Quillard ou Albert Samain, se souviendront des termes rares et de la bigarrure lexicale des Parnassiens, notamment dans leurs évocations de l’Antiquité. Des poètes néoparnassiens, comme André de Guerne, Edmond Haraucourt, André-Ferdinand Herold ou Marc Legrand, certains symbolistes, comme Henri de Régnier et Pierre Louÿs, tous deux gendres de Heredia, ou encore la poétesse Gérard d’Houville, fille du poète des Trophées, ont même prolongé la langue poétique du Parnasse jusqu’au début du XXe siècle.
38Ni classique ni romantique, le Parnasse a constitué une étape originale dans l’évolution de la langue poétique au XIXe siècle. Composée à la fois de marbre et de stuc, son étrange langue composite a servi de modèle ou de contre-modèle aux générations poétiques ultérieures.