Le colonialisme d’occupation et la poésie innue au Québec
« Mon peuple est rare, mon peuple est précieux comme un poème sans écriture »
Bâtons à message Tshissinuatshitakana (Bacon, 2010, p. 7)
1Joséphine Bacon et Natasha Kanapé Fontaine, nées à 44 ans d’écart sur la réserve autochtone de Pessamit au Québec, sont deux voix qui se sont élevées depuis un peu plus d’une décennie pour mettre en mots la poétique d’une expérience innue au Canada. Le Pessamit a été créé d’après un décret de la couronne britannique appelé l’Acte de 1851, sans traité et sans signataires innus. Après une première rencontre entre Samuel de Champlain et les Innus, dont le village a été cartographié par l’explorateur français dès 1632, et la création de comptoirs commerciaux pour la traite des fourrures à l’embouchure de la rivière Betsiamite, documentée à partir de 1733 par les Canadiens français, la conquête a mis sous la tutelle du gouvernement canadien les peuples innus, algonquins, abénakis, cris, malécites, micmacs, naskapis, atikamekw, hurons, mohawks et inuit. En 1887, apparaît le premier plan figuratif où se délimite « la réserve indienne de Betsiamites ou la réserve sauvage de Papinachois » sur la côte nord du fleuve Saint-Laurent. Le peuple innu étant de tradition nomade, il vivait principalement de la chasse forestière. Ainsi, leur déplacement forcé sur le territoire désigné pour eux dans le Québec actuel n’a été ressenti dans son ampleur coloniale qu’au moment du confinement politique et social de la population dans la réserve. On enlevait alors les enfants pour prendre en charge leur éducation dans les pensionnats, tout en ôtant au peuple innu tout pouvoir décisionnel à l’extérieur de la réserve.
2Joséphine Bacon est l’une des premières poétesses innues publiées au Québec. Elle a grandi à Pessamit en parlant sa langue natale, l’innu-aimun, jusqu’à son entrée, à l’âge de cinq ans, au pensionnat de Sept-Îles, où elle a appris le français par l’entremise des prêtres et des religieuses catholiques qui assuraient alors l’éducation des jeunes autochtones au nom de l’Agence canadienne des Affaires indiennes1. Pendant quatorze ans, au cours desquels elle fréquentait le pensionnat de Sept-Îles, Joséphine Bacon vivait dans la plus petite réserve innue de Maliotenam, où le gouvernement canadien cherchait à réinstaller une plus grande communauté innue à plus de six heures de route de Pessamit2. Ayant passé son enfance et son adolescence au sein de sa communauté ethnolinguistique, Joséphine Bacon a toujours maîtrisé l’innu-aimun, une langue orale qui a été normalisée par une orthographe constituée d’un alphabet de onze lettres, dont quatre voyelles et sept consonnes grâce aux efforts de linguistes et d’anthropologues de l’Institut Tshakapesh dans la réserve de l’Uashat à partir de 19893.
3Son chemin vers la poésie écrite est un retour, vers sa langue d’origine et ses traditions orales, qui prend forme à l’aube de ses soixante ans : « J’appartiens à la race des aînés. Je veux être poète de tradition orale, parler comme les Anciens, les vrais nomades. Je n’ai pas marché Nutshimit, la terre. Ils me l’ont racontée » (Bacon, 2019, p. 5). Ses mots poétiques naissent par accident, grâce à un échange imprévu de lettres-poèmes avec le poète québécois José Acquelin (voir Bacon, 2021). La création poétique s’inscrit dans l’urgence de préserver « les mots de toundra, le courant des rivières et le calme des lacs… Je me sens héritière de leurs paroles, de leurs récits, de leurs nomadismes » écrit-elle (Bacon, 2019, p. 5). La poésie de Natasha Kanapé Fontaine, jeune poétesse, slameuse, chanteuse innue qui tire son inspiration de Joséphine Bacon, sa mère spirituelle, s’inscrit dans la même veine d’un engagement vers les Anciennes et la terre de Pessamit. Leur poésie est marquée par le devoir de faire vivre les aieuxeules, inséparables de leur lien à Nutshimit, mot innu-aimun qui désigne l’intérieur des terres, les bois, les forêts. Nutshimit est à la fois un lieu et une orientation, car le mot désigne le sens à emprunter pour accéder aux bois, aux forêts et à l’intérieur des terres. Si Bacon a dû revenir à la langue natale, la métisse Kanapé Fontaine a, quant à elle, dû arriver à la langue des ancêtres par un acte d’apprentissage délibéré. Or, pour chacune d’entre elles, c’est la réintégration de l’humain avec le non-humain qui prend la forme d’un renouveau dans la sensibilité cognitive. Celle-ci passe par l’interférence de la langue innue dans la langue française pour parvenir à la réconciliation de l’innu-aimun, langue d’origine, avec le français, langue d’hôte.
4Il s’agit d’une prise de conscience qui arrive jusqu’à nos oreilles par le mot poétique innu-français, devenu poésie migrante, car, si la poétesse innue devient migrante sur sa terre natale par le colonialisme d’occupation, nous le devenons aussi à l’espace poétique qui nous est étranger et familier, hospitalier et aliénant, accessible et inaccessible tout à la fois. Le colonialisme d’occupation érige des barrières de parole et de pensée, qui sont certes linguistiques, mais avant tout cognitives. Dans un entretien récent, Joséphine Bacon raconte que les jeunes Innus de Pessamit ne parlent plus l’innu-aimun, car les technologies occupent maintenant les ondes sonores, dominées quant à elles par l’anglais et le français (voir Bacon, 2021). La langue, nous le savons toustes, structure la pensée, ouvrant à certaines possibilités d’interprétation de la réalité tout en entravant d’autres possibilités. Là où les langues européennes convergent, les langues autochtones divergent, notamment dans leurs conceptions du temps, de l’espace, de la vie, de la mort, de la terre, de la diversité. La poésie innue de Joséphine Bacon et Natasha Kanapé Fontaine, où cohabitent les langues innu-aimun et française — c’est-à-dire les langues des colonisés et des colonisateurs, des peuples autochtones et des peuples européens, de peuples à tour de rôle hôte et hôte, et ainsi migrants tous deux —, crée un espace d’accueil à l’instar de Nutshimit, vers l’intérieur des terres où nous sommes tous de passage, un temps durant.
1. Poèmes-cimetières
5Joséphine Bacon ne se réclame pas poétesse : elle dit que son cœur nomade lui communique des mots poétiques, échos des échos des Anciens qui l’ont marquée de leur présence et qui l’habitent encore de leur langue (voir Bacon, 2021). Bacon semble ainsi suggérer que l’innu-aimun — traduit littéralement : « le parler de l’être humain » —, legs des ancêtres, prend tout naturellement la forme poétique. Les Anciens parlent, dirait-on, en poèmes et non en prose. La poésie devient articulation de l’écho des voix ancestrales qui cohabitent dans le texte, à l’image du français qui cohabite dans les recueils de Bacon avec l’innu-aimun. Le parler-poème est double, voire multiple, comme des voix émettant des sons ponctués de silences, tous aussi intelligibles que les mots qui les traversent. Une poésie collective et hospitalière qui invite au voyage dans la simultanéité des temps passés et présents, des êtres invisibles et visibles, de l’espace parcouru par les unes et les autres. Dans son recueil Un thé dans la toundra Nipishapui nete mushuat, publié en 2013, le mot poétique suit la poétesse dans une marche lente et respectueuse dans la mushuat assi, la toundra. La lecture ou l’écoute — car il existe aujourd’hui de nombreux enregistrements de Joséphine Bacon lisant sa poésie dans ses deux langues d’expression — est une entrée dans l’espace de la toundra au pas de celle qui nous sert de guide. Julie Vaudrin-Charette souligne, par ailleurs, l’importance du thé, qui figure dans le titre du recueil et que les Anciennes nous invite à goûter, déguster, savourer, apprécier, ressentir en leur compagnie lors de notre passage dans la toundra (Vaudrin-Charette, 2015, p. 165) :
Toundra
Tu as vu naître ma famille
J’écoute ton cœur
Le tambour rythme ma vie
Je vis au présent le passé des ancêtres
Je sens les Maîtres des animaux
De mes grands-pères chasseurs
Les berceuses anciennes de mes grand-mères
Je lévite
Mes pas se laissent porter
Sur le lichen qui nourrit Papakassikᵘ
Les fleurs se transforment en de petites baies
Aux couleurs rouges, jaunes
Le noir est le sommeil
qui donne forme à mes visions
La tradition orale rassure mes peurs
de blanc-mémoire
À la tombée du jour j‘atteins le cercle de la vie
Je ne suis pas l‘errante de la ville
Je suis la nomade de la Toundra (Bacon, 2013, p. 56)
Mushuau-assi
Tshin ka uapamatau nikanishat ka inniuht
Ninatuten tshitei
Teueikan nikamututamᵘ nitinniunu
Anutshish nuapatamuan tshiashinnuat
Utinniunuau
Nimatenimauat utshimau-aueshishat
Ka aiamituatau
Nipetamuan umemekataushunauaua nukumat
Nipimipan
Nishkata nipeshukun nuash
Uapitsheushkamikut ka ashamat Papakassikᵘ
Tipishkau niminikᵘ nikan-tshissenitamunnu
Nitinnu-aimun nuitshikun shietshishiani
Tshetshi uni-tshissian
Piatshishimuti nitakushin anite
Ka ui pashikutishinaman nitinniun
Kashikat apu natamikᵘ papamuteian utenat
Nin au ka matshit Mushuat (Bacon, 2013, p. 57)
6Tandis que le mot mushuat désigne la toundra, la préposition de lieu et de temps assi ou « dans » signale une orientation vers l’intérieur de la toundra, dans un espace et un temps qui lui sont propres et qui réunissent passé et présent. Assi est mot polysémique innu qui veut dire « de la mousse ou de la terre, ou du bois décomposé à consistance poudreuse ; le couvert végétal ou le sol ; un terrain ou une terre ou un territoire ; un patelin ou une communauté ou une région ou un pays » et même « la planète Terre. » (voir Aimun-Mashinaikan) Assi est aussi le mot qu’emploient les Innus pour parler de la « réserve », un mot qui n’a donc pas de confins spatiaux, le territoire étant indivisible, imprenable. « Le territoire ne t’appartient pas, tu appartiens au territoire », confirme Joséphine Bacon dans un entretien (Bacon, 2021). La toundra est un giron familial et terrestre, un refuge mémoriel où la poétesse-guide traverse le temps par les sens — l’ouïe, l’odorat — jusqu’à « léviter », planer par-dessus de la terre (lichen, fleurs, baies, caribou) pour enfin l’observer — la vue — dans toutes ses couleurs et jusque dans ses rêves. Et l’oralité revient, garant de la mémoire, pour réinscrire la mort dans la circularité de la vie. Le poème qui s’ouvre sur l’invocation de la toundra à la deuxième personne du singulier « tu / tshin » passe rapidement au « je / nin » de la poétesse-guide, qui finit par s’intégrer au biome terrestre. En opposant l’errance — sans objectif — au nomadisme qui refuse la sédentarité de l’être humain sur la terre, elle se fait partie de la toundra, cette région arctique inhabitable, mais traversable, dans laquelle l’être humain survit en mouvance.
7À l’heure des découvertes de fosses communes d’enfants de la nation Tk’emlups te Secwepemc et de tombes anonymes sur les sites des anciens pensionnats de l’Ouest canadien, les révélations d’enlèvements et d’abus d’enfants innues ravies de la forêt boréale pour être confiées à des missionnaires au bord du Saint Laurent (voir Cloutier et al., 2021), les chiffres qui confirment que les taux de suicide adolescent les plus élevés au Canada se trouvent parmi les Premières Nations, Inuits et Métis canadiennes (voir Kumar et Tjepkema), sans même évoquer les milliers de disparitions et de meurtres de femmes autochtones au Canada, le mot poétique est, chez Joséphine Bacon, figure mémorielle, figure du deuil, figure qui interrompt le silence génocidaire. « Je me suis faite belle pour qu’on remarque la moelle de mes os, survivante d’un récit qu’on ne raconte pas / Niminunakuitishun nuash nishkana tshetshu uapatakaniti tshetshu pishkapatakaniti nin eka nita Tshe tipatshimikuian », écrit-elle dans son recueil Bâtons à message Tshissinuatshitakana (Bacon, 2010, p. 82-3). À l’instar des bâtons à message qui servaient de points de repère aux Innus nomades dans Nutshimut, l’intérieur des terres, Bacon compose des poèmes-cimetières pour marquer les lieux de la violence dans son propre corps, dans « la moelle de [s]es os », dans ses propres langues. Par ce retour dans le respect des terres et dans leur temporalité, les Anciennes renaissent dans le corps de la descendante :
ton pas léger
soulève l’espoir
un chant se fige
dans ta mémoire
tu deviens l’ancêtre
de tes ancêtres (Bacon, 2010, p. 126).
pemuteni tshinatshitishin
miam pakushuenitamun
nikamun petakuan
tshimiyunitshikanit
anutshish tshin
nimushuminan (Bacon, 2010, p. 127).
8Le poème-cimetière célèbre la survivance dans le présent « anutshish » de l’aïeul « nimushuminan » par l’intermédiaire de « tshin » (tu/toi). L’adresse lyrique ou l’apostrophe invite le lecteurtrice à devenir cette incarnation migrante du présent dans le texte innu.
9Entre le français et l’innu-aimun, aucune équivalence directe : les mots ne se réfléchissent pas comme dans un miroir. L’innu-aimun est une langue polysynthétique, c’est-à-dire que les mots sont composés de morphèmes lexicaux qui sont soudés les uns aux autres pour composer toute une phrase dans un seul mot. Dans l’innu-aimun, les verbes sont prédominants. En langue innue, 75% des mots sont des verbes : ainsi les idées s’expriment-elles autour de verbes d’action, d’état, de changement. Le fait que le verbe soit au centre d’une langue implique souvent une absence de fixité au profit du mouvement. L’innu-aimun est ainsi une langue qui valorise moins la stabilité, l’immobilité, l’immutabilité, la permanence, actualisés par les noms, au profit de l’évolution, de l’adaptation, du nomadisme et de la diversité, actualisés par les verbes. C’est la langue même qui invite à la translation, au déplacement, à la migrance.
10Lorsque les paroles de Natasha Kanapé Fontaine s’ajoutent, se superposent à, s’interposent avec celles de Joséphine Bacon, l’intertexte du mot poétique se fait entendre et se lit entre les lignes de leur poésie. Dans son premier recueil, N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures, la slammeuse — célèbre depuis ses 21 ans avec son poème de révolte « Lames à tannage », devenu ensuite « L’âme en tannage » (voir Kanapé Fontaine, 2012b) — rythme l’écriture de Joséphine Bacon pour dénoncer le colonialisme d’occupation canadien en faisant rimer territorialité et oralité par l’entremise d’ancestralité. L’un des poèmes de son premier recueil est dédié à Kukum, ce qui veut dire « vieille femme », sa grand-mère peut-être ou une Ancienne dont les mots sont repris en italiques « récits qui ne se racontent pas » (Kanapé Fontaine, 2012a, p. 52) :
Kukum
La cigarette persistait entre ton index et ton majeur comme tant d’autres auparavant
tes poumons s’évaporent
quand tu brodais tes mocassins c’étaient
des souvenirs sur ma peau,
où sont mes cartes postales ? je les ai éparpillées
j’aimerais parfois que tu reviennes et me révèles
ces récits qui ne racontent pas
histoires oubliées, ou simplement mises de côté —
ce qu’on ne dit pas
les enfants ne sont pas encore nés mais je leur dirai
tu as vécu
ils sauront que l’on a existé avant eux
et que d’autres existeront après
tout est un cercle
11La typographie du poème bouge, traçant le contour du cercle à refermer un jour, ou, mots nomades qui refusent d’occuper le même espace de peur de vouloir se l’approprier par convoitise, de vouloir se fixer sur un territoire qui ne nous appartiendrait jamais. « Où sont mes cartes postales ? », demande-t-elle : « je les ai éparpillées », est dit dans la réponse, comme si la jeune poétesse refusait de se souvenir de la terre à travers autre chose que le corps de l’ancêtre à la cigarette entre les doigts qui brodent les mocassins. Image-souvenir qui se dessine sur la peau de la poétesse et dans son vœu de transmettre « ce qu’on ne dit pas. » Cartes postales éparpillées dans la mise-en-mots poétiques du silence par Natasha Kanapé Fontaine.
2. Eco-poéthique
12« Grâce à Joséphine Bacon — raconte Natasha Kanapé Fontaine — j’ai appris que je pouvais écrire, que j’avais une voix. Moi, je crie. Je hurle. Si les gens ne comprennent pas ma langue innue, au moins, ils retiendront l’intensité du cri ». Retournant elle aussi à la langue natale, inapprise, dans son cas, pendant l’enfance, mais apprise à l’âge adulte, Natasha Kanapé Fontaine fait interférer l’innu-aimun comme un texte migrant, pour déstabiliser l’acte littéraire dans la langue coloniale. Les mots innus réverbèrent dans le texte poétique de Kanapé Fontaine, inévitables puisque non traduits et non glosés, mais isolés de leur structure linguistique innue. Elle choisit le plus souvent les quelques substantifs qui existent dans la langue innue-aimun (20% selon l’Institut Tshakapesh) puisqu’elle est encore limitée dans son usage de la langue. Elle n’arrive pas encore à penser en innu et privilégie le substantif qui, comme l’indique sa dénomination grammaticale en français, confirme l’existence de l’idée dans la langue maternelle. Elle met l’innu-aimun au service du français. Non plus un parallélisme, comme chez Joséphine Bacon, mais une insurgence de mots innus qui font presque toujours appel à la terre, à la toundra arctique, au nord, aux saisons :
Des soleils
se relèvent
sur le pays de ma naissance
nipimutenan
il y a l’été comme il y a des réserves
entre nous (Kanapé Fontaine, 2012, p. 24)
TSHIUETIN
perpétré
mon sort
est-il déjà
signé ? (Kanapé Fontaine, 2012, p. 26)
13Le nord, « Tshiuetin », en majuscules, est crié dans le poème pour nous rappeler son histoire offusquée : Natasha Kanapé Fontaine déplore la criminalisation de Tshiuetin, son isolation scélérate, imposée sans signataires, sans accord ni traité ni convenances quelconques. De même, nipimutenan, la courte période estivale qui interrompt les hivers longs et constants, est ici comparé à la réserve qui coupe, sépare et divise le temps, l’espace et les gens. Ce renversement de l’été, saison si souvent attendue à la chaleur bénéfique, en présage de violence, et les soleils multiples transformés en colons, soldats, exploiteurs du pays.
14Joséphine Bacon évoquait le besoin de douceur et de légèreté par rapport à Nutshimut, ce que le titre du premier recueil de Kanapé Fontaine semble emprunter aussi. On trouve chez la seconde les pieds nus, les mocassins et les raquettes sur la neige, alors que chez Bacon il s’agit du pas léger jusqu’à la lévitation, pieds nus chez elle aussi. Le titre du recueil de Kanapé Fontaine est avertissement et cri à la fois : « N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures » suggère des chaussures qui piétinent, écrasent, détruisent. Les deux poétesses placent l’écologie au centre de leurs poésie, la terre étant métaphore de l’âme : la survie de leurs peuples est dès lors intimement liée au souci de mettre l’environnement à l’abri des griffes violatrices de l’anthropogénie. Il s’agit donc d’éco-poèmes qui cherchent à reconfigurer le rapport de l’espèce humaine à l’espèce animale, végétale et minérale. Le Maître Caribou Papakassiku, le maître des animaux aquatiques Massinak et l’esprit féminin qui veille sur la terre Tshishikushkueu parcourent ces textes poétiques, invoquant les croyances innues qui conjuguent une écologie du sacré. Bacon et Kanapé Fontaine imaginent une exploration de soi, une traversée nomade au fond de l’être/la terre, guidées par le langage, le songe et l’ancêtre.
15La poésie de ces femmes innues fait voyager leurs lecteurs.trices aussi, nous invitant à les accompagner dans les sentiers de la toundra et « les rues chiennes » de la réserve, à habiter un langage poéthique de l’intraduisible translation des êtres à qui on a défendu l’accès à leur terre de naissance, à leur langue, à leurs ancêtres, à leurs rêves. Or même le déterminant possessif leur (que j’emploie dans la phrase précédente) est inapproprié pour parler d’une culture qui va à l’encontre des normes même de la possession. Ainsi, les vers de Natasha Kanapé Fontaine comportent une adresse lyrique à la terre, ici transformée à son tour en amant, pour exprimer une possession amoureuse et non propriétaire, et semblent ridiculiser l’emploi du possessif mon :
Je REVOIS encore
ta figure et tes yeux
réserves indiennes
le territoire où j’aimais
me taire
enfouir mes doigts transis
parcourir
la souche de tes cheveux longs
mon indompté
mon farouche animal
le territoire où j’aimais
je me terre
tes détours de rivière
mêlés au miens
mon chantier
mon barrage de ciment fer
conjurer les soupirs
pieds nus (Kanapé Fontaine, 2012, p. 21).
Je REVIENDRAI alors là je serai en exil là bas
même avec les branches de sapin et les rues chiennes
même avec les rires mille ans et les alcooliques toujours
même avec les ciels piqués de dents en bois d’ébène
même avec les amies qu’on reconnaît une saison juste
et repartent celles d’après
et le royaume avec les songes que font les Esprits le soir (Kanapé Fontaine, 2012, p. 73).
16La poésie de Kanapé Fontaine est le lieu du retour et de la redécouverte de ce qui a été délaissé, abandonné par crainte, par peur, par honte, de force, par une violence tue depuis des siècles, à laquelle elle commence à donner voix. Il s’agit donc d’une poéthique, parce que cette poésie navigue dans le français innu-aimun pour se construire autour de verbes d’action, d’état et de changement : revoir, aimer, parcourir, se terrer plutôt que de se taire, conjurer, revenir.
17Julie Vaudrin-Charette appelle à des lectures poéthiques de la poésie autochtone pour « dé-monoculturaliser » nos pédagogies, pour nous réconcilier avec des épistèmes qui préexistent à l’arrivée de l’anglais et du français au Canada (Vaudrin-Charrette, 2015, p. 152). Toutefois, comme nous l’avons vu avec Joséphine Bacon, cette division du temps en pré- et post-, n’appartient pas au lexique de la poésie innue. Kanapé Fontaine décrit le retour à la terre comme un exil, puisqu’elle est doublement migrante depuis sa naissance sur une terre à laquelle elle nie toute appartenance et qu’elle choisit d’ailleurs de quitter pour rentrer dans la réserve « où l’on ne reste pas ». C’est-à-dire que la réserve demeure un endroit où les gens sont souvent de passage eux-mêmes, car il est difficile de se fixer dans un terroir qui n’a jamais été conçu dans la culture innue pour y vivre indéfiniment, sans bouger. Revenir, c’est accepter le mouvement, le transitoire comme éthique de vie et de mort. Revenir se conjugue au futur et prédestine la poétesse au « royaume » où le droit de propriété n’appartient qu’au « territoire », à « l’animal farouche », aux « détours de la rivière ». Le territoire est aussi marqué par le « chantier » et le « barrage de ciment de fer » : est-ce celui d’Hydro-Québec qui risque d’ensevelir le Pessamit4 ? La poétesse ne les exclue pas d’ailleurs : elle se les approprie en tant qu’innue-québecoise pour retourner « pieds nus » vers les siens, « avec les rires mille ans et les alcooliques toujours », migrants qui parcourent un pays de « songes que font les Esprits le soir ». Dans la dernière strophe du poème, le je de la poétesse se faufile au sein d’une liste de « même avec » pour aboutir à un couple de « et ». Le « même avec » tient lieu de « en dépit de » et pourtant signale une acceptation inclusive qui refuse de nier les effets d’un colonialisme d’occupation toujours en cours. La colère de la slameuse est ici mutée pour se transformer en conjonction de coordination, qui relie le passé au présent et au futur, la réalité au songe, les vivants aux Esprits.
18Nous ajoutons ainsi le préfixe éco- à la proposition de Vaudrin-Charette dans l’esprit de réflexion littéraire et personnel qu’elle exige d’elle-même et auquel elle nous invite. Comme Vaudrin-Charrette, je ne suis pas non plus autochtone et je risque, moi aussi, de déformer des textes qui sont soudains devenus « inéluctables » pour la culture occidentale. Il n’y a pas encore trente ans de cela, on continuait, selon les mots de Rachel Leclerc, de « séquestrer, déculturer, affamer, infecter, violer et disséminer [le] peuple [de Joséphine Bacon] » (Leclerc, 2014, p. 24) tout comme celui des ancêtres de Natasha Kanapé Fontaine. L’éco-poéthique est une invitation à suivre le pas de nos poétesses-guides dans un devenir-migrant qui nous détache de l’appartenance territoriale pour nous livrer à une âme-terre sur laquelle nous lévitons par souci de piétiner le lichen qui nourrit Papakassiku, Maître des Caribous et de tous les animaux.
Conclusion
Dans Je m’appelle humain (2020) de Kim O’Bamsawin, un film documentaire portant sur la vie de Joséphine Bacon, la poétesse explique que le mot poésie n’existe pas en innu-aimun parce que la parole innue est foncièrement poétique : « Je pense qu’on n’avait pas besoin d’avoir le mot poème ou poésie dans notre langue, parce qu’on était poète. Juste à vivre en harmonie avec l’eau, avec la terre… Tu sais, dans leurs silences, c’étaient des grands poètes » (O’Bamsawin, 2020). Dans les œuvres de Joséphine Bacon et de Natasha Kanapé Fontaine, le mot poétique s’inscrit dans le silence. Celui de l’eau et de la terre, celui qui se love autour des sons émis par les voix de la tradition orale, celui des Anciennes devant l’immensité et la splendeur de Papkassiku, Massinak, Tshishikushkueu. Mais aussi les silences laissés par la trace d’une langue vouée à la disparition. Le silence du vide qui survient après les violences des écoles résidentielles, ces « forteresses éducationnelles » qui renforcent « une logique des frontières coloniales » (Smith et al., 2011, p. 54).
Si Innu veut dire humain et innu-aimun langue de l’humain, alors la poésie innue remonte à l’expression la plus sincère d’un peuple qui vit et meurt en communion avec la terre, l’eau, et les animaux, la parole et le silence, le mot et son absence, où toute frontière est une violence et toute occupation un colonialisme. À leur place, Bacon et Kanapé Fontaine nous proposent un texte migrant sur la page blanche, des mots en mouvement, en déplacement continu, qui refusent de prendre l’espace pour s’y fixer indéfiniment. Des mots qui transitent, un temps durant, pour nous inviter à méditer et à léviter dans le silence qui les ont précédés et qui les suivront.