Ce que traduire fait au lexique poétique : le cas des traductions de Gabriela Mistral
1Adopter une perspective traductologique pour aborder la question du lexique permet d’envisager la façon dont les traductions de poésie peuvent faire entrer dans la langue française de nouveaux termes, qui véhiculent un imaginaire étrange ou étranger. Je m’appuierai ici sur un cas particulier : mon propre travail de traduction en français de la poétesse chilienne Gabriela Mistral (1889-1957), en particulier celle de son recueil Tala (Mistral, [1938, 1947], 2001), terme que j’ai traduit par Essart (Mistral, Gayraud, 2021), mais aussi, dans une moindre mesure, celle de son recueil Lagar (Mistral, 1954), traduit sous le titre Pressoir (Mistral, Gayraud, 2023).
2Gabriela Mistral est née dans une famille pauvre du nord du Chili (le Norte Chico) ; d’abord institutrice de campagne, elle acquiert une grande renommée à travers toute l’Amérique Latine en publiant en 1922 son recueil Desolación. Elle réforme ensuite le système d’enseignement du Mexique, à la demande du gouvernement révolutionnaire, en luttant notamment pour l’accès à l’instruction des filles et des enfants des peuples autochtones. Nommée ensuite consul du Chili en divers lieux (Madrid, Lisbonne, Nice, Naples, Veracruz, Los Angeles, New York ou encore au Brésil), elle poursuit son œuvre poétique, mais aussi ses écrits journalistiques le plus souvent engagés, et donne une multitude de conférences, avant d’obtenir, en 1945, le prix Nobel de littérature, devenant ainsi le premier écrivain d’Amérique Latine et la toute première poétesse à recevoir cette récompense. Son œuvre est porteuse d’une quête à la fois matérielle et spirituelle, qui s’incarne dans une langue riche, parcourue par la création de néologismes, et jamais oublieuse des termes locaux, ruraux, qui ont nourri l’enfance de la poétesse. L’intimité avec la terre, le rapport sensoriel au monde, sont centraux dans tout son parcours. L’entremêlement de la mythologie grecque à celles des civilisations de Mésoamérique et aux références bibliques crée dans ses textes un univers certes complexe, mais avant tout métissé et accueillant, qui fait tenir ensemble des noms et des termes en général peu amenés à se côtoyer.
3Les recueils de Gabriela Mistral n’avaient jamais été traduits dans leur intégralité : en 1946, dans la précipitation due à l’obtention du prix Nobel, plusieurs anthologies paraissent. Les traducteurs soit évitent de traduire les poèmes présentant des difficultés lexicales (Mistral, Pomès, 1946), soit refusent de faire entrer en français du lexique chilien, des tournures rurales ou des néologismes (Mistral, Caillois, 1946). Il en est de même avec l’anthologie parue plus de quarante ans plus tard (Mistral, Couffon, 1989). Les traducteurs de la toute dernière anthologie, plus récente (Mistral, Boussard et Santini, 2018), font entrer quelques mots du lexique chilien en français, mais sans donner au lecteur la possibilité de s’en saisir au sein même du livre : il n’y a pas de glossaire, et souvent pas de notes pour éclairer ces termes. Ma démarche traductive se démarque de ces divers positionnements, et à travers elle j’aimerais tenter de réfléchir à ce que le lexique traduit, en particulier lorsque le texte source provient d’une culture éloignée géographiquement, fait à la langue poétique aujourd’hui. Cette réflexion part d’un postulat fondamental : une traduction de poésie est bien de la poésie, le texte poétique traduit vers une langue cible fait partie du corpus poétique non pas de cette langue mais en cette langue, nuance qui n’empêche pas — au contraire — la possibilité future de transfert lexical vers d’autres productions poétiques.
1. Les choix lexicaux mistraliens
4Le lexique poétique de Gabriela Mistral, en particulier dans Tala, a pu paraître hétéroclite et étrange même pour les lecteurs chiliens de son temps : ses choix témoignent en réalité d’un positionnement politico-poétique de sa langue. Il s’agit pour Gabriela Mistral de revendiquer, en premier lieu, sa ruralité, à travers des termes et des prononciations d’emploi rural, notamment liés à sa région du Norte Chico, mais aussi à travers des termes archaïques ou archaïsants, qui sont encore d’emploi fréquent dans le monde rural. Le choix de son pseudonyme, Mistral1, dit d’ailleurs toute son admiration pour la poésie occitane de Frédéric Mistral, ainsi que pour ce vent régional qui souffle sur la Provence : l’acte fondateur de se rebaptiser ancre la poétesse dans une posture favorable aux langues « mineures » et régionales.
5À la fin de Tala, Mistral a rédigé des notes assez fournies intitulées « Raison de ce livre [Razón de este libro] », qui commentent certains des poèmes du recueil, ou certains choix de mots. L’insistance sur la ruralité est nette, et dénote le refus de changer sa langue pour correspondre à une norme poétique dominante, rattachée à la ville :
Non seulement dans mon écriture mais aussi dans mon parler, je laisse par plaisir beaucoup d’expressions archaïques, sans poser plus de conditions à l’archaïsme que celle d’être vivant et simple. Beaucoup, dis-je, mais non pas tous les archaïsmes qui me viennent et que je sacrifie par prévenance pour la personne anti-archaïque qui me lira. En Amérique, cette personne se révèle toujours être de la capitale. La campagne américaine — et j’ai grandi à la campagne — continue à parler sa langue nouvelle veinée d’archaïsmes. La ville, lectrice de livres doctes, croit que ce répertoire provient en moi des classiques anciens, et cette très urbaine se trompe2. (Mistral, Gayraud, 2021, p. 180)
6Mistral tisse ici, sur le ton espiègle qui la caractérise dans sa prose, un pont entre le vocabulaire archaïque encore en usage dans sa région rurale et les textes des « classiques » : le mépris des citadins pour les termes ruraux se trouve discrédité par le rappel de l’origine littéraire de ces mêmes termes. Mistral étant par ailleurs une fervente lectrice, dotée d’une culture gigantesque, la mention des « livres doctes » peut se comprendre comme une manière discrète de souligner que les gens des villes n’ont pas appris ces archaïsmes, qu’ils rejettent comme étant datés, grâce à la vie concrète, mais uniquement par la lecture, tandis qu’elle-même les emploie à la fois comme des références aux auteurs anciens et comme des termes quotidiens, simples, partagés avec les habitants de sa vallée. La poétesse, par le recours aux archaïsmes encore vivants à la campagne devient elle-même ce pont entre histoire du lexique littéraire et vocabulaire contemporain minoré par la domination de la langue « de la capitale ».
7Plus loin au cours de ces notes, pour justifier l’apparition dans un poème du prénom d’Ephigenia, et non pas d’Iphigenia, elle en appelle à nouveau à la ruralité :
On ne donne pas le prénom d’Ifigenia mais d’Efigenia, sur mes monts de l’Elqui. Les philologues appellent cela dissimilation, et c’est une opération que fait le peuple, la meilleure créature verbale que Dieu créa, et qui chasse les vocables de prononciation forcée et pédante, pour le bien-être de la langue et l’agrément de l’oreille3. (Mistral, Gayraud, p. 182)
8Ici se joue une forme de lutte entre les philologues et le peuple, avec un positionnement clair de la poétesse : contre l’exactitude mythologique, elle choisit la fidélité au parler rural, avec comme argument principal le plaisir de la langue et de l’oreille. Ce qui importe, dans le choix du lexique et dans sa prononciation, est la sensation, elle-même porteuse de vérité. Pour la poétesse, le peuple parle vrai car il parle de manière vivante, en accord avec son corps et ses sens, de même qu’elle tente de le faire dans ses propres textes.
9Le lexique mistralien est également composé de très nombreux noms d’arbres, d’animaux, de fleurs, de fruits ancrés dans le territoire chilien ou latino-américain. Là aussi, le positionnement politique est clair : il s’agit non seulement de nommer directement le monde dans lequel elle vit, mais aussi, par cette nomination, de revendiquer l’appartenance à un territoire jusque-là peu représenté en poésie. Mistral s’insurge en effet contre l’européisation de l’inspiration, qui frappe ses collègues poètes latino-américains. À propos de motifs majeurs — de par leur taille et leur importance territoriale, et non pas de par leur représentation en poésie — comme la Cordillère des Andes, elle affirme, en faisant référence au poète nicaraguayen Rubén Darío :
Si notre Rubén, après la Marche triomphale (qui est grecque ou romaine) et le Chant à Roosevelt qui est déjà américain, avait bien voulu abandonner ses Paris et ses Madrids pour venir se perdre dans la nature américaine pendant de longues années — il s’agissait de se perdre pour de bon — alors ces thèmes ne seraient plus dans la pépinière4. (Mistral, Gayraud, 2021, p. 181)
10Il faudrait donc nuancer les propos de Pascale Casanova lorsqu’elle présente Gabriela Mistral comme l’autrice d’une « œuvre dont les modèles furent tout entiers européens » et qui « chante même “les villages sur le Rhône, exténués d’eau et de cigales” » (Casanova, 1999, p. 54), peu après avoir, d’ailleurs, mentionné la fascination réelle de Rubén Darío pour Paris. Si Mistral a bien chanté, dans un unique poème, le Rhône et ses cigales (elle a vécu à Avignon, du temps où elle était consul du Chili en France), les roches de Ligurie ou la Catalogne (elle vécut à Rapallo, près de Gênes, et à Barcelone, toujours pour ses fonctions consulaires), ces poèmes d’inspiration européenne demeurent très rares, en comparaison avec la masse de textes clairement situés en Amérique Latine, et plus spécifiquement au Chili et au Mexique.
11Non contente de se servir du lexique désignant la faune et la flore locales comme d’un marqueur territorial donnant au continent latino-américain une existence littéraire face à l’hégémonie européenne, Mistral ajoute encore à son vocabulaire des termes empruntés à des langues des peuples autochtones : nahuatl, mapudungún (langue des Mapuches du Chili) et quechua. Ce choix d’inclure des termes directement importés de ces langues autochtones est la traduction poétique d’un engagement constant de Gabriela Mistral en faveur des peuples natifs, tant par son action pédagogique que par ses écrits journalistiques. Il s’agit aussi de refléter, dans une forme de plurilinguisme, le métissage qui est le sien, comme il est celui de tout un continent.
12Mistral emprunte aussi un terme portugais pour nommer une des sections de Tala, et la note qu’elle livre sur l’emploi de ce terme est révélatrice de son rapport à l’espagnol d’Espagne :
« SAUDADE »
J’ai tendance à croire avec Stefan George en un futur emprunt de langue latine à langue latine. […] Sans embarras j’intitule une section de ce livre, achevé sur le doux sol et dans le doux air portugais, en utilisant le mot Saudade. Je sais bien qu’on donne pour son équivalent le mot espagnol « solitudes ». La substitution vaut pour l’Espagne ; en Amérique le substantif solitude ne s’emploie que dans son sens immédiat, le seul que nous lui connaissions là-bas5. (Mistral, Gayraud, p. 182)
13Mistral ici se montre favorable à la circulation des termes entre les langues et, se trouvant au Portugal, toujours pour ses fonctions consulaires, elle ressent le besoin de justifier le titre de Saudade, alors même qu’elle affirme emprunter ce terme au portugais « sans embarras ». Vis-à-vis de qui ou de quoi se justifie-elle ? Ou plutôt, que revendique-t-elle ? Il s’agit en réalité d’anticiper une critique provenant des tenants d’une langue espagnole castillane, langue qui possède un équivalent au terme « saudade ». En effet, la saudade signifie, comme la Sehnsucht allemande, à la fois une nostalgie du passé et un désir du futur, un mouvement de retour en arrière et un élan vers ce qui vient. Mistral semble s’attacher avant tout à la dimension nostalgique du terme, puisqu’elle lui donne comme équivalent le soledades espagnol, qui renvoie à la fois à la solitude et à la nostalgie mélancolique. En Amérique Latine, au contraire, le terme soledad ne renvoie à rien d’autre qu’à la solitude, sans dimension nostalgique : il ne pouvait donc, dans la langue mistralienne, se substituer à saudade. Ici encore se remarque la dimension politique des choix lexicaux mistraliens : le terme européen de saudade vient mettre au jour une différence lexicale entre deux langues espagnoles, celle de l’Espagne coloniale et dominante d’une part, celle de l’Amérique Latine, qui refuse son assimilation, d’autre part.
14Enfin, le lexique de Mistral se fonde sur l’emploi massif de néologismes : substantifs, adjectifs ou verbes. Rodolfo Oroz, qui les a relevés dans une partie de l’œuvre poétique mistralienne en dénombre soixante-seize, sans compter une quinzaine de mots composés (substantifs et adjectifs) disséminés à travers les textes (Oroz, [1967], 1999, p. 45-62). Ces néologismes recoupent parfois des termes ruraux (lorsque, par exemple, un mot rural utilise un suffixe différent du terme standard, comme pour « pastal » employé à la place de « pastura », « pasturaje » ou « pastoreo » pour désigner les pâturages), mais ils sont le plus souvent des inventions lexicales étonnantes, qui témoignent de la liberté avec laquelle Mistral, très novatrice pour son temps, manie le lexique. Elle cherche, dit-elle, des mots « qui nomment droit (que nombren derecho) » (Mistral, Gayraud, 2023, p. 8 et Mistral, [1953], 2019, p. 282), et si pour obtenir la sensation que le mot frappe comme une flèche par sa justesse, il faut créer ce mot, alors Mistral le crée sans hésiter, le plus souvent par suffixation ou préfixation (ou les deux) d’un radical existant.
15On voit donc que l’usage du lexique chez Mistral s’insère dans un « champ de lutte » (Bourdieu, [1992], 1998, p. 392), qu’il s’agisse d’une lutte à dimension politique ou d’une lutte personnelle avec la langue au cœur même de l’acte d’écriture poétique. Les choix traductifs pour rendre ce lexique foisonnant sont donc fondamentaux pour préserver une voix mistralienne métissée, innovante, et ancrée dans un territoire.
2. Traduire le lexique mistralien : « mistraliser » le français ?
16Les traducteurs et la traductrice des anthologies de 1946 et 1989 ont fait le choix d’éviter les difficultés posées par l’usage mistralien du lexique. Les termes ruraux, les néologismes, et plus encore les termes renvoyant à une faune et une flore locales pouvaient venir profondément bouleverser la langue française : c’est sans doute dans un souci de préservation et de langue française et du lecteur que le choix de gommer ces termes a été fait, au risque de gommer aussi la particularité de la voix de la poétesse. Ce désir de préservation de la langue lors de l’acte de traduction est bien la preuve, s’il en fallait une, que l’acte de traduction affecte la langue, qu’il l’étrangéise, qu’il y laisse des traces perçues parfois comme inquiétantes, car sortant la langue de ses habitudes, lexicales comme syntaxiques. Face à ce travail traductif qui fait bouger la langue, les positions traductives ont été, durant des siècles, résolument ciblistes — et le sont parfois encore : il fallait que la traduction ne « sente » pas la traduction, qu’on puisse s’illusionner et croire à un texte écrit directement en français. Ma position traductive est au contraire celle d’une étrangéisation du français par la langue traduite, de façon à ce que la traduction fasse sentir l’original qui se tient derrière. Il ne s’agit pas pour moi de me positionner simplement en sourcière plutôt qu’en cibiliste, mais de faire en sorte que ma traduction fasse désirer l’original ; que la voix de l’original transparaisse à travers ma voix (Gayraud, 2019). Cela passe notamment par un travail de traduction et parfois de simple transfert du lexique mistralien vers le français, plutôt qu’un évitement et un contournement de ce lexique.
17La traduction des termes ruraux et locaux — le lexique rural de Mistral correspond à la manière de parler des habitants de la vallée de l’Elqui — perçus comme des archaïsmes par les citadins pose plusieurs problèmes majeurs. Tout d’abord, pour un terme rural mistralien, on ne trouve pas nécessairement un terme spécifiquement rural en français. Par ailleurs, si on en trouve un ou plusieurs, ils sont généralement très marqués localement, comme peuvent l’être certains mots dérivés de l’occitan et couramment employés dans le sud de la France, en particulier à la campagne. Les utiliser pose donc problème, car ils donneraient à la poésie de Mistral une couleur locale occitane (ou autre) que sa poésie n’a évidemment pas. J’ai donc opéré par compensation : j’ai traduit certains termes ruraux et locaux par des termes de français standard, mais là où je l’ai pu — et donc, pas nécessairement là où Mistral employait un terme rural — j’ai intégré des termes qui ont pu être marqués localement, mais se sont bien acclimatés à un usage plus général, comme par exemple le mot « petitoune », qui d’une utilisation provençale, est passé à une utilisation admise et comprise même ailleurs qu’en Provence. L’idée fut de créer une sorte de rémanence rurale dans le poème, sans pour autant situer la poésie mistralienne dans un terroir français auquel elle n’appartient pas. J’ai également mis en place ce procédé de compensation par la syntaxe : faute de pouvoir traduire un terme rural par un terme rural, j’ai usé de loin en loin d’une syntaxe rurale souvent issue de l’occitan (et donc très proche de la syntaxe espagnole), telle qu’on la pratique encore dans les campagnes françaises du sud-ouest : redoublement du pronom personnel de première personne (« brûle-moi mes […] peurs ») ; adresse dative effectuée par un pronom personnel plutôt que par une préposition suivie d’un pronom personnel (« Elles t’ont voilé ma face », « vous […] me l’abandonnez ») ; antéposition du pronom complément d’objet direct « pour qu’[…] on le puisse tuer »). Nous sortons ici de la stricte question du lexique, mais ces compensations syntaxiques permettent de voir comme le procédé traductif peut faire basculer une caractéristique de la voix poétique d’un usage lexical vers un usage syntaxique, et ce faisant affecter la langue française.
18Les néologismes sont en général traduisibles, à quelques exceptions près. Si des termes comme « pastal », que nous citions plus haut, rendent difficile la création de néologismes, on peut toujours choisir d’utiliser des termes plus rares que « pâturages », comme le mot « pâtis », d’inspiration rimbaldienne6, qui a l’avantage d’être d’emploi vieilli ou régional. D’autres néologismes supportent très bien le calque à l’identique, comme par exemple les termes « adoncellada », traduit par « demoisellée » (Mistral, Gayraud, 2021, p. 99), « acigüeñadas » traduit par « encigognées » (Mistral, Gayraud, 2021, p. 86), « jesucristianos » traduit par « jésuchrétiens » (Mistral, Gayraud, 2021, p. 82) ; « acainados » traduit par « encaïnés » (Mistral, Gayraud, 2021, p. 90), ou encore « cardenoso », formé sur l’adjectif « cardeno » qui signifie « violet », traduit par « violeté » (Mistral, Gayraud, 2021, p. 17). Ces néologismes ne demandent pas une très grande inventivité traductive : leur évitement systématique dans les rares traductions antérieures relève donc bien d’un choix de la part des traducteurs. Claude Couffon a notamment systématiquement normalisé le vocabulaire, en effaçant toutes ces créations lexicales mistraliennes. Le « en tus faldas acigüeñadas », que j’ai traduit par « dans tes jupes encigognées », était chez lui formulé ainsi : « dans ta jupe ailée de cigogne » (Mistral, Couffon, 1989, p. 95). De même, « tes versants encaïnés » devenait chez lui « tes versants frères de Caïn » (Mistral, Couffon, 1989 p. 103). Il y a là à n’en pas douter la volonté de ne pas bousculer le lecteur français, ni la langue française. Ce désir de préservation, de « clarification », pour reprendre des termes bermaniens (Berman, 1999, p. 54-55), se fait au prix de la destruction de l’inventivité lexicale de Mistral et de la singularité de sa voix. Ce besoin fréquent qu’ont les traductions de rétablir une « normalité » révèle une sorte de présupposé inconscient : la traduction mettait en péril la compréhension du texte, comme si le changement de langue rendait le texte plus « fragile » et incapable de supporter l’inventivité lexicale. Ce qui passe très bien chez Mistral, ce qui est même le signe distinctif de son travail de poète devient intolérable dès qu’il s’agit d’une traduction, comme si la langue cible n’avait pas pour vocation à être modelée et enrichie par la langue de l’original.
19Le choix d’étrangéiser la langue cible, de la bousculer en la forçant à une inventivité non pas identique, mais du moins égale à celle de l’original est aussi une manière d’affirmer le statut poétique et créatif du texte traduit : il n’est pas plus « fragile » que l’original et moins apte à jouer avec le langage ; il est surtout lui-même de la poésie (non pas « française » mais « en français »), et donc autorisé à une immense liberté langagière. Cette conception de la traduction non seulement libère de la crainte — toujours sous-jacente à un travail de traduction — d’être accusé d’avoir traduit dans une langue qui ne « sonne pas français », mais aussi de la conception du texte traduit comme le lieu d’une perte (perte lexicale, perte du rythme, perte des sonorités…). Le texte en français devient ainsi en lui-même un gain (le corpus en français est enrichi) mais est aussi le lieu de gains lexicaux multiples, qui viennent élargir le vocabulaire en français.
20Le refus des traducteurs précédents de faire travailler le français pour traduire Mistral est encore plus patent lorsqu’il s’agit des termes renvoyant à la faune et à la flore latino-américaines. Les exemples de mots désignant des espèces d’arbres, de plantes, d’animaux et même d’instruments de musique sont extrêmement nombreux, en particulier dans Tala. On trouve par exemple, parmi tant d’autres : guayacán, árbol de ceibo, ceiba, maïten, pitahaya, quebracho, quena, puna, mamey… Roger Caillois, dans sa postface de 1946 commente ainsi sa propre traduction :
Chaque cas a reçu sa solution particulière. En traduisant coipu par castor, je commets sciemment une erreur. Glosant, guayacán et espino par « les arbres les plus durs », je sais que je m’éloigne du texte. Mais je ne pouvais laisser tels quels ces mots déroutants : ils auraient pris dans la version française une valeur exotique tirant l’œil, excitant l’attention et la curiosité, qu’ils n’ont pas, qu’ils ne doivent avoir en aucun cas dans un langage tout familier, tout immédiat, qui fuit le pittoresque et la recherche, où il n’est jamais question que des choses parmi lesquelles chacun a grandi. Cette poésie ne dépayse jamais. […] Cette poésie, venant des antipodes, nous introduit dans un décor où tout nous déconcerte […]. (Caillois, 1946, p. 132)
21Ces choix sont problématiques, et révèlent une conception datée de la traduction et d’une vision biaisée de la poésie de Gabriela Mistral.
22Tout d’abord, Caillois accepte de commettre « sciemment une erreur » afin d’éviter un terme local, qui possède au demeurant une traduction, celle de « ragondin ». Le terme chilien (et argentin) pour désigner cet animal est celui de coipo, or Mistral utilise le mot mapuche (peuple autochtone de l’Araucanie, dans le sud du Chili), coipu, qui a donné naissance au terme coipo. Mistral fait donc le choix réfléchi de faire entendre du vocabulaire autochtone dans son poème, rappelant par-là aux lecteurs chiliens l’origine d’une partie de leur vocabulaire. Caillois, en traduisant par « castor », efface non seulement le sens du mot (le ragondin n’est pas un castor, même si ces animaux sont proches), mais aussi la dimension plurilingue du poème, de même que la sonorité du mot qui renvoie à la langue mapudungún. Avec la glose « les arbres les plus durs » pour traduire les espèces guayacán et espino, il crée un ajout de sens (la dureté) et provoque une perte même des noms, de leurs sonorités, ainsi que la disparition de l’énumération. Ce choix est d’autant plus étonnant que ces mots possèdent des équivalents en français. Espino désigne l’aubépine, le terme était donc aisément traduisible et compréhensible pour des lecteurs français. Guayacán renvoie au gaïac, un arbre américain en effet très dur, donc le nom existe bien en français également, même s’il est certain qu’il ne crée pas, comme pour l’aubépine, une image mentale chez le lecteur. L’argument qui motive ces effacements des mots (et même des choses !) locaux repose sur la vision d’une poésie mistralienne qui se lirait facilement, qui se livrerait directement pour un lecteur chilien à qui chaque mot serait familier. Il s’agit en réalité d’un mythe tenace, qui colle à la poésie Mistral depuis qu’elle a publié un recueil à destination des enfants. Rien de plus difficile à lire que la poésie de Mistral, souvent hermétique et bardée de références mythologiques ou bibliques. Le vocabulaire très riche déconcerte les Chiliens eux-mêmes, et peu nombreux sont ceux qui possèdent une image claire des espèces de la faune et de la flore que la poétesse cite. La nomination est fondamentale chez Mistral, elle n’aime rien tant que nommer le monde, et l’expérience du monde est indissociable de sa diction nominative : c’est plutôt par l’absence d’artifice de sa poésie que par sa prétendue familiarité ou limpidité que ses textes créent un univers qui devient familier. L’univers mistralien devient familier car il est, à chaque instant, nommé. Le nom, chez elle, a presque valeur de nom propre, et sa matérialité sonore joue un rôle dans l’équilibre des vers.
23La position de Caillois est donc très problématique car « ethnocentrique » (Berman, 1999, p. 26) : il veut rendre familier au lecteur français un texte qui par définition ne peut l’être, puisqu’il est particulièrement chilien. Il semble d’ailleurs admettre, in fine, que cette poésie « venue des antipodes » nous « déconcerte » : pourquoi, alors, ne nous « dépayse[rait-elle] » pas ? Certes, pour un lecteur chilien, la poésie de Mistral est complexe mais pas « exotique », elle ne « dépayse jamais », mais vouloir qu’elle ne soit pas marquée par une étrangeté, une altérité, pour un français, revient à nier le fait que Mistral est chilienne, et écrit dans une langue doublement étrangère pour nous : les espagnols du Chili et de l’Amérique Latine, et sa propre langue poétique, étrangère car littéraire. Plutôt que de tenter de préserver le lecteur français et la langue française d’un dépaysement, je préfère les « mistraliser », en acceptant l’idée qu’une traduction ne pourra pas produire le même effet sur un lecteur français que l’original sur un lecteur chilien : les poèmes sont ancrés dans un monde qui n’est pas celui du lecteur français, et le lui rendre familier reviendrait à en réduire l’étrangeté au sens où il est autre, ou il est étranger, mais non pas exotique. Le dépaysement s’entend ici non pas au sens touristique du terme, mais au sens d’une capacité à accueillir parmi nos paysages imaginaires et langagiers de l’altérité. Dans ma traduction, je conserve donc tous les noms d’arbres, de fruits, de plantes, d’instruments de musique ou d’éléments géographiques qui n’ont pas d’équivalent en français, de même que tous les termes des langues autochtones. J’introduis à la fin du livre un glossaire pensé, pour le lecteur de langue française, comme un outil non seulement de compréhension (pour que l’étrangeté ne devienne pas illisibilité) mais aussi de possible réinvention de ce lexique étranger.
Conclusion
24La présence en français du lexique latino-américain, de tournures rurales et de néologismes, donne à entendre le projet poétique et politique de nomination d’un territoire par Mistral, et permet, à travers la traduction, de faire sentir l’original, de le faire désirer. Vue sous cet angle, la traduction est une occasion unique de faire bouger le lexique poétique et de l’enrichir, en créant une langue métissée et accueillante, au même titre que celle de Gabriela Mistral. Le statut des termes latino-américains, en particulier, change lors de leur entrée dans un texte en français. Ils ne sont pas, au sein de la traduction, de simples termes « importés » et vécus uniquement comme étrangers, mais s’acclimatent aux termes qui les entourent, et s’installent dans la langue qui les accueille, dans la compréhension et l’oreille des lecteurs — puis, peut-être un jour, des poètes —, un peu comme le feraient, avec un territoire, des espèces migratrices, qui appartiennent au « là-bas », mais aussi, un peu, à l’ « ici ».