Eléments pour une approche de l’Archipel lyrique contemporain
Ce qui est important, c’est que personne ne sait ce qu’est la contemporanéité.
En d’autres termes, on ne sait pas où on va, mais on y va.
Gertrude Stein, Lectures en Amérique
1En ce début de XXIe siècle, il n’est pas rare que les théoriciens en esthétique, les critiques d’art ou les artistes eux-mêmes aient souvent recours aux références spatiales (paysage, carte, parcours, découpage, partage, territoire, bornage ou encore frontière), « afin de qualifier leurs pratiques respectives autant que leurs domaines d’investigation ».1 Mais en quoi et pourquoi cette référence au spatial a-t-elle pris une importance aussi singulière aujourd’hui pour aborder nombre de productions artistiques ? Les propos de Gilles Deleuze, réfléchissant au désir de philosophie qui animait les auditeurs de l’Université de Vincennes, au milieu des années soixante-dix, peuvent apporter un élément de réponse :
Les auditeurs […] attendent de la philosophie, par exemple, quelque chose qui leur servira personnellement ou viendra recouper leurs autres activités. La philosophie les concernera, non pas en fonction d’un degré qu’ils posséderaient dans ce type de savoir, même si c’est un degré zéro d’initiation, mais en fonction directe de leur souci, c’est-à-dire des autres matières ou matériaux dont ils ont déjà une certaine possession. C’est donc pour eux-mêmes que les auditeurs viennent chercher quelque chose dans un enseignement. L’enseignement de la philosophie, ainsi, s’oriente directement sur la question de savoir en quoi la philosophie peut servir à des mathématiciens, ou à des musiciens, etc. – même et surtout quand elle ne parle pas de musique ou de mathématiques.2
2Ainsi, l’outil philosophique pourrait donc nous servir à approcher la création lyrique contemporaine, même et surtout quand il ne parle pas spécifiquement de celle-ci. Autrement dit, l’idée serait de faire un pas en dehors de notre territoire afin de le percevoir différemment, peut-être de mieux l’appréhender.
3On sait que Deleuze aimait à philosopher en inventant des concepts basés sur des images fortes et signifiantes : « le rhizome », « la meute », « le pli », « la déterritorialisation » ou encore la « géophilosophie », concepts qui vont se diffuser et se décliner avec une étonnante vitalité dans les milieux intellectuels et artistiques. A la même époque où Deleuze et Guattari écrivent leur Qu’est-ce que la philosophie ?3, Kenneth White fonde, en 1989, son Institut international de géopoétique.4 Sa réflexion sur le géopoétique était en travail depuis la fin des années 70, au moment où Deleuze et Guattari écrivaient Mille Plateaux. Même si les deux démarches se distinguent progressivement, l’approche territoriale semble alors un moyen possible de penser les variations continues du contemporain.
4La destinée du « géo » se retrouve aussi dans la géocritique de Bertrand Westphal ou encore la géophilosophie de Massimo Cacciari. Ce dernier, avant de devenir maire de Venise, a publié un ouvrage, en 1992, intitulé Geo-filosofia dell’Europa5, dont le titre français Déclinaisons de l'Europe occulte la référence directe à la géophilosophie deleuzienne. En 1997, Cacciari poursuit son investigation avec un essai au titre évocateur : L’Arcipelago. L'espace européen y est perçu comme un archipel, un ensemble « de kósmoi, structures dotées d’un ordre et dialoguant entre elles »6 - en somme, ce que Hans Robert Jauss appelle des « enclaves de sens ».7 Espace du Divers et de la Relation, l’archipel fait alors sens poétiquement et politiquement.
5Mais avant d’aller plus loin dans le développement de notre raisonnement sur l’archipélique, il semble nécessaire de définir ce qu’est un archipel. Le mot vient du grec « Archi-pelagos », signifiant « ancienne mer » ou « mer par excellence ». L’archipel, c’est donc d’abord une mer, une mer parsemée d’îles où la continuité est mise au premier plan. Le sens s’est ensuite retourné, puisqu’un archipel est maintenant devenu un groupe d’îles. L’insistance porte cette fois sur la discontinuité. Par extension, la notion d’archipel est devenue un vocable employé par les artistes et les écrivains de façon courante. On se rappelle René Char et son recueil La Parole en archipel. Interrogé sur la structure de sa pièce Imprécation II, l’homme de théâtre Michel Deutsch parle de son « besoin de travailler sur les fragments et de les laisser plus ou moins libres. Ils étaient forcément liés, puisque c’était une même soirée ; mais c’était un peu comme des archipels qui se promenaient dans la soirée ».8 On retrouve aussi cette référence archipélique dans les propos de Ricard Ripoll concernant les écritures fragmentaires :
Dans ces écritures qui échappent à la totalité pointe une utopie. Chaque fragment est une île et constitue l’archipel d’un désir : celui de la révélation d’une identité qui se construit au fil des textes est marquée d’une liberté absolue de la part de l’écrivain qui peut varier à l’infini les paysages, qui peut mélanger les climats pour inventer un monde idéal, voire le meilleur des mondes.9
6Dans le domaine de la musique contemporaine, on perçoit quelques traces, ici ou là, de cette thématique insulaire et archipélique. Parmi les plus marquantes, on peut citer, bien entendu, les célèbres Archipels d’André Boucourechliev, pièces musicales à géométrie variable, composées entre 1967 et 1973, ou encore le Prometeo, tragedia dell'ascolto de Luigi Nono, composé entre 1978 et 1984, revu en 1985. Cette œuvre de Nono est basée sur des textes compilés ou rédigés par Massimo Cacciari, le futur auteur de L’Arcipelago. On y trouve des fragments de textes de différentes époques et en différentes langues, ceux-ci formant un nouveau matériau textuel multiple, « dont les éléments divers sont reliés ou (à relier) entre eux par une série de rapports - ouverts ou non ».10 L’œuvre entière se présente alors comme un archipel puisque structurée en plusieurs « îlots » musicaux et textuels :
Cette suite de dix parties (neuf dans la nouvelle version) n’est pas une simple succession de mouvements isolés, mais une continuité, du Prologo jusqu’à la fin de l’oeuvre. Ce chemin n’est pas parcouru d’une manière linéaire au sens d'un récit traditionnel, mais se compose d’une succession d’épisodes, d’îles […], îles à leur tour fragmentées. Il y a un entrecroisement de lignes diversifiées, aux différentes tendances, des carrefours, des interruptions, des superpositions qui peuvent apparaître aux moments les plus inattendus. Cela signifie aussi que, derrière cette partition, il n’y a aucune certitude, mais que le passé (le mythe), le présent, le futur (l’utopie) sont remis en cause. On y trouve la conviction que changements et transformations sont une nécessité inéluctable. La vérité ne peut être qu’incertitude, recherche, fragment.11
7La thématique territoriale de l’éclatement trouve donc un ancrage fort dans le paysage des idées. Du moins, la création contemporaine apparaît de plus en plus pensée à la manière d’une multitude non systématique de particularités et d’individualités. Un livre reflète parfaitement cette tendance, celui de Yan Ciret, Chroniques de la scène monde, publié en 2000 et dans lequel sont rassemblés divers entretiens ou articles parus précédemment dans des revues comme Théâtre/Public, Art Press, Mouvement et quelques autres. L’ouvrage se présente comme une cartographie du temps présent, une « tentative de placer l’art et le théâtre dans une géopolitique précise, une détermination des territoires ».12
8Que ce soient Valère Novarina, Michel Vinaver, Claude Régy, Jean-Luc Godard, Massimo Cacciari, Kenneth White, Bob Wilson, Jean-Christophe Bailly, Michel Deutsch, Roméo Castellucci, Jacques Rancière ou encore Edouard Glissant, pour ne pas tous les citer, chacun des interlocuteurs de Yan Ciret témoigne des tremblements du monde actuel, qu’ils soient politiques ou artistiques, de ces zones-frontières poreuses, ces lieux de passage, de rencontre et de complexité. Tous ces écrivains ou artistes, développant des esthétiques très diverses, se trouvent de fait rassemblés dans un livre-archipel, où chaque espace de parole reflète un état de la création contemporaine et entre en relation avec les autres. Parmi ceux-là, Edouard Glissant évoque notamment son idée d’une pensée archipélique :
Je crois à ce que j’appelle la pensée archipélique. Parce qu’elle n’impose pas, elle est peut-être fragile, menacée, fuyante, mais c’est toujours une pensée de l’errance, une pensée du déplacement et non pas une pensée de l’imposition. Elle dit que le lieu n’est pas contradictoire avec l’ailleurs, que notre nature ne s’oppose pas à la relation, comme le poétique ne s’oppose pas au politique. Et ce n’est surtout pas une pensée de système. Ce qui donne une relation au politique non contraignante, sans dépendance, une interrelation que nous n’avons pas à définir, si on cherche à le faire, on retombe dans les vieux systèmes. Il faut rester dans ce mouvement.13
9Si elle prend bien pour cadre premier la question antillaise14, la pensée archipélique se présente comme un outil pour tenter de saisir les tremblements du monde, les mouvements constants qui l’animent. Elle contient l’idée d’un territoire en éclats dont l’unité passe par la coexistence de toutes ses composantes, sans rapports hiérarchiques. Si grande soit-elle, une île ne domine pas l’autre. En poussant l’analogie géographique et géologique plus loin, on peut dire alors qu’une île désertique n’a pas moins de valeur qu’une île à la végétation luxuriante. Chacune a sa particularité et apporte un élément particulier au vaste territoire qu’elles constituent. Le rivage de chacune de ces îles constitue donc un seuil qui permet la relation. Comme le note Glissant, l’échange permet de changer avec l’autre, sans pourtant se perdre ni se dénaturer.15
10Cette considération territoriale n’est pas sans écho avec les investigations deleuziennes. A vrai dire, hormis leur relation amicale, les liens philosophiques et poétiques entre Deleuze, Guattari et Glissant sont multiples. Glissant lui-même évoque à plusieurs reprises, dans ses textes, la pensée de ses deux amis disparus, notamment pour définir ce qu’il appelle le Tout-Monde :
Il me semble qu’une des réponses possibles est chez Deleuze la suivante : c’est un monde où « on entre dans des zones de voisinage, plutôt qu’on n’acquiert des caractères formels ». Toute simple et profonde intuition de ce qui a changé pour nous, aujourd’hui.
Un monde où les êtres humains, et les animaux et les paysages, et les cultures et les spiritualités, se contaminent mutuellement. Mais la contamination n’est pas la dilution. […]
Cette ouverture, de lieu en lieu, tous également légitimés, et chacun d’eux en vie et connexion avec tous les autres, et aucun d’eux réductible à quoi que ce soit, est ce qui informe le Tout-Monde. Nous questionnons cette notion de lieu (les Mille Plateaux), ses bordures et ses béances, comme le plus sûr des moyens, précisément ou très obscurément, de nommer chacun de nos lieux et de relier tous les lieux entre eux. […]
C’est là un choix poétique de Deleuze et de Guattari, et peut-être qu’en ce qui me concerne je m’arrêterais à penser Mille Jungles ou Mille Cyclones, mais le fondement est le même : là où les géographies des idées, des désirs, des créativités, échappent au Territoire, aux systèmes continentaux, et entrent dans les Archipels. Les barques nues naviguent sur les savanes, la canne à sucre pousse au plein des vagues de la mer.16
11Notons ici ce que Deleuze et Guattari appellent « Plateau ». Il s’agit de « toute multiplicité connectable avec d’autres tiges souterraines superficielles, de manière à former et étendre un rhizome ».17 En faisant résonner cette idée avec celle de Glissant, il semble possible d’imaginer un espace archipélique, lui-même relié à d’autres espaces archipéliques, par tout un jeu de proliférations, de regards vers le lointain. Et si nous étions en présence alors de Mille Archipels ? Et si cette pensée se présentait comme un moyen d’aborder la création contemporaine, son désir de liberté et de nouvelles relations, d’en rendre compte poétiquement et politiquement ? De nombreux indices semblent autoriser une telle réflexion.
12Aussi une grande partie des compositeurs contemporains pensent le texte, la musique et la scène à équivalence, sans que l’un ne domine sur l’autre. Le compositeur et metteur en scène allemand Goebbels nous éclaire, de son point de vue, sur cette pratique :
J’essaie de faire en sorte que tous les éléments mis en œuvre, que ce soit la musique, la langue, la lumière, les costumes, l’espace ou les comédiens, conservent la force de leur identité. La pièce est la résultante de ces forces, elle n’existe qu’une fois perçue par le spectateur ».18
13On est là devant ce que Hans-Thies Lehmann nomme une des constantes du « théâtre postdramatique »19 :
La dé-hiérarchisation des procédés théâtraux représente un principe continu et inhérent au théâtre postdramatique. Cette structure non-hiérarchique s’oppose sans équivoque à la tradition qui – pour éviter toute perturbation et afin de produire harmonie et intelligibilité – préférait un lien hypotaxique agençant la dominance ou la subordination des éléments. Avec la parataxe20 du théâtre postdramatique, les différents éléments ne sont pas reliés les uns aux autres avec une pareille évidence.21
14On n’est pas bien loin de ce que Guy Scarpetta avait décrit quelques années auparavant dans sa réflexion sur le baroque et l’impureté :
Est-il possible, à partir de ces zones de contact ou de translation, de réinventer une forme de spectacle qui ne soit pas une synthèse, une unification, mais une sorte de combinatoire ou d’ensemble polyphonique, au sein de quoi la danse, les paroles, les arts plastiques, les lumières, la musique, le chant, les voix, les gestes, soient réunis, recomposés autrement – mais en préservant l’hétérogénéité des pratiques et des codes convoqués, par montage, agencement ?22
15On pensera aussi à la notion d’opéra pluraliste allant « dans le sens du théâtre total »23 telle qu’elle fut formulée par Bernd Alois Zimmermann dans les années 70. Dans son idée d’un opéra pluraliste, tous les arts et toutes les technologies devaient être mobilisés :
Lorsqu’il est question d’opéra, il faut imaginer un opéra, ou mieux encore, un théâtre où seraient réunis tous les instruments du théâtre destinés à la communication en un endroit spécialement créé pour cet usage. En d’autres termes : architecture, sculpture, peinture, théâtre chanté, théâtre parlé, ballet, cinéma, micros, télévision, techniques d’enregistrement, musique électronique, musique concrète, cirque, comédie musicale et toutes les formes de théâtre du mouvement se rencontrent pour former, ensemble, l’opéra pluraliste.24
16Zimmermann n’a lui-même jamais utilisé les termes de « fusion » ou d’« union » des arts. Il employait le terme « Zusammenwirken (coopération, effet combiné) ».25 On retrouve aussi chez Luigi Nono cette intuition de la nécessité d’un nouveau rapport au sein des arts de la scène :
Une rencontre donc, où musique, peinture, poésie et dynamisme scénique contribuent, dans leurs dimensions actuelles, non à une synthèse des arts qui, caractérisée, par une simple somme, établirait des correspondances simples entre son, couleur et mouvement, mais à une nouvelle liberté de la fantaisie créatrice.
L’interdépendance continuellement redéfinie des divers éléments constitutifs du théâtre même, finit par briser le despotisme univoque d’une composante sur l’autre : la musique sur le texte et la scène.
Il n’y a plus, par conséquent, de dépendance au sein de la collaboration : d’abord le texte – ensuite la musique – ensuite la mise en scène, à savoir, réalisation scénique et musicale (un peu comme on confectionne, au fur et à mesure, un produit dont les éléments seraient préfabriqués), mais une participation directe et simultanée. Celle-ci est rendue possible grâce à un collectif de travail qui permet d’obtenir, moyennant l’interdépendance des différentes individualités technico-humaines, de continuels rapports et options fortement prégnants, précisément par le concours de singularités qui se libèrent et se potentialisent de cette manière.26
17Ces quelques propos trouvent un écho singulier au regard des réalisations des compositeurs les plus aventureux d’aujourd’hui. Le Gesamtkunstwerk wagnerien de la seconde moitié du XIXème siècle, envisageant « la sommation des arts sous la domination de la musique et non leur uni-totalité »27, s’il reste toujours bel et bien présent dans les esprits, ne fait pas figure de système de pensée dominant en ce début de XXIe siècle. On voit que l’idée de co-existence et les tissus relationnels qui peuvent se créer au sein d’une même œuvre-territoire semblent bien plus occuper les esprits des créateurs.
18Malgré son réel impact théorique, la terminologie « théâtre postdramatique » ne nous semble pas avoir l’avantage de produire une image mentale, dans le fond et la forme, aussi riche que celle de l’archipel. Du moins, la référence spatiale de l’archipel ouvre-t-elle plus encore les portes de l’imaginaire. Aussi, nous lui préférerons la terminologie « pensée archipélique » pour réfléchir sur l’actualité de l’opéra, le plus souvent reflet saisissant d’une poétique de la Relation et d’une esthétique du Divers en devenir. Sans perdre de vue toutefois qu’il ne s’agit là que d’un outil intellectuel en devenir, cette référence spatiale nous autorisera donc à concevoir l’espace opératique comme un Archipel lyrique contemporain, incluant toutes les formes des relations texte/musique/scène, dans un grand esprit d’ouverture et de liberté.