« Entre le livre et la lampe » Alberto Manguel et l’imaginaire fantastique
1Chronique des jours à venir, du romancier canadien Ronald Wright est une variation fantastique sur La Machine à remonter le temps de Wells (1895) qui s’ouvre en un récit post-apocalyptique dans l’écho du After London, Or Wild England de Richard Jefferies1 paru dix ans plus tôt. Dans le roman de Jefferies, l’Angleterre, à la suite d’une catastrophe qui en termine avec sa puissance industrielle, est renvoyée aux formes de vie de l’époque médiévale. Dans Chroniques des jours à venir, le monde moderne a disparu à la suite du réchauffement climatique. Tropicalisée, Londres est à moitié inondée et transformée en jungle. En Écosse, le voyageur temporel rencontrera une communauté de fanatiques religieux retournés au Moyen Âge. Le narrateur laisse à un ami le manuscrit de la découverte de la machine à voyager dans le temps rendue possible par une lettre apocryphe de Wells lui-même. Le personnage de Wright y décrit son voyage et les détails d’une histoire d’amour passée pour laquelle il devait la vérité à son ami. Cela parce que, déjà disparu quand son ami découvrira les textes que nous allons lire avec lui, il s’agit, pour le narrateur, « d’essayer de faire un fantôme honnête ».
2Les hommes de la bibliothèque aiment les fantômes. Un fantôme n’est pas seulement la figure qui hante les lieux et les temps pour faire revenir ce qui doit être su, exiger la vengeance et manifester la dette des vivants à son égard. Un fantôme, c’est aussi une fiche cartonnée que l’on place dans les livres et sur laquelle sont inscrits la liste de ses lecteurs, la date de leur emprunt et de leur retour. Comme le colossos de pierre remplace le disparu dont le corps est absent, le fantôme siège sur l’étagère, remplaçant le volume, le temps de son prêt. Le fantôme des bibliothèques troue la série de sa forme blanche mais sa présence signifie qu’ailleurs, pour un lecteur, le livre connaît sa vie propre dans l’événement de la lecture.
3En vis-à-vis du fantôme, comme son double, le catalogue. La liste impeccablement tenue réunit les livres selon une logique d’appartenance, qui peut être celle d’une institution, d’un classement, d’une collection publique ou privée. L’un établit la liste des lecteurs, l’autre celles des livres, l’un réunit des anonymes en une communauté de lecture, l’autre singularise le lecteur par la somme des livres qu’il possède dans sa bibliothèque ou dans sa collection personnelle.
4Il y a une quinzaine d’années, j’avais écrit à Alberto Manguel pour l’inviter à participer à un numéro de la revue Otrante. Cela ne lui était pas possible alors et il m’avait répondu d’un mot aimable accompagné de l’envoi du livre de Ronald Wright, Chroniques des jours à venir qu’il venait de publier dans une collection qu’il dirigeait aux éditions Actes Sud. La collection active entre 2001 et 2007 a réuni une quinzaine de volumes. L’envoi était idéalement adressé tant le roman de Wright s’inscrivait parfaitement dans les préoccupations de la revue. Par le voyage dans le temps ainsi que par sa description de l’Angleterre comme un de ces lieux imaginaires auxquels Alberto Manguel avait consacré un dictionnaire en 19802. Le périple de son narrateur dans une Angleterre violente, arriérée, chaotique relevait pleinement d’une aventure fantastique qui poussait son lecteur dans une exploration aux confins des mondes dédoublés : celui d’une Londres dont la forme est en grande partie héritée d’une longue bibliothèque que Manguel et Wright partagent et ne cessent d’évoquer au fil de leurs écrits ; celui d’une Londres puissamment défamiliarisée sous l’effet de la prospective post-apocalyptique, crocodiles et piranhas dans la Tamise, palétuviers dans la forêt d’Epping. La collection s’appelait Le cabinet de lecture d’Alberto Manguel.
5À la différence de l’unique collection que dirigea Borges pour l’éditeur italien Franco Mario Ricci et qui fut co-éditée en France avec les éditions Retz, la ligne adoptée par Alberto Manguel était moins ouvertement fantastique. On trouvait dans les titres retenus par Borges, entre autres, Meyrink, Cazotte, Machen, Papini, James, Poe, et les projets annonçaient Wells, Dunsany ou Hawthorne. Mais le cabinet de lecture d’Alberto Manguel rend la saisie de la ligne éditoriale plus incertaine, tant elle louvoie entre des objets dont l’engagement politique et la forme réaliste s’affirment3 (Luciano Bianciardi, La Vie aigre ou Clifford Henry Benn Kitchin, Toutes voiles dehors à l’origine publié chez Hogarth Press en 1925 par Virginia Wolf) aux côtés de récits fantastiques comme Tous les Funes de Eduardo Berti ou les formidables nouvelles qui composent le bref recueil du portugais Luiz Schwarcz, Éloge de la coïncidence. Des noms plus anciens comme Chesterton – mais sous la forme d’un recueil d’aphorismes – voisinent avec des auteurs peu connus en Europe (comme celui du romancier et cinéaste Edgardo Cozarinsky dont Manguel accueille deux romans, La Fiancée d’Odessa et Le Ruffian moldave). La poésie (Alejandra Pizarnik, Œuvres poétiques) côtoie les projets aux contours génériques plus incertains comme les chroniques biographiques de Ernst Pawel, Le Poète mourant, Les dernières années de Heinrich Heine à Paris ou le très impressionnant recueil de portraits de Barry Lopez, Résistance.
6Si, comme l’a souvent souligné Alberto Manguel, une bibliothèque est une forme d’autobiographie, la collection, dans la sélection à laquelle elle contraint, peut en concentrer le processus davantage encore. Des traits s’affirment dans le portrait que dessine ce cabinet de lecture, comme le choix du roman de Ronald Wright. Par exemple, la bibliothèque d’un voyageur est polyglotte et elle repose non sur l’autorité de la philologie ou de la préséance de l’original, mais sur un éloge continu de la traduction comme art de la lecture sur lequel Alberto Manguel revient sans cesse dans ses essais et entretiens. Un ouvrage comme Monstres fabuleux4 reprend dans la succession des grands personnages de fiction qui accompagnent depuis l’enfance le lecteur Manguel, le principe ouvert du cabinet de lecture. Lieu idéal et privé, cellule au cœur de la vaste bibliothèque, sous l’espèce de sa mise en abyme, le cabinet de lecture rend ouvertement visible l’hétérogénéité et l’association. Il plébiscite contre les ordres et les enchaînements des savoirs et des chronologies un rapport à la fiction qui transcende, tout en les reliant, les genres, les imaginaires et les formes (poésie, théâtre, récit, essai, fiction). Quand la collection n’affiche pas ouvertement son principe comme c’est le cas pour le complétiste Tintinophile qui collectionne tout sur Tintin ou pour le nanomane, les nains de jardin, chaque item d’une collection éditoriale conçue sous la métaphore du cabinet de lecture invite à envisager la série de livres retenus comme ce lieu retiré et privé dans lequel le lecteur est convié. Un antre privilégié et propice à la découverte d’un lien d’élection ouvrant à l’intimité et à la personnalité de qui meuble ainsi cette pièce au cœur de la bibliothèque.
7À l’examen des ouvrages qu’Alberto Manguel a choisi d’éditer dans sa collection, ce cabinet est politique, engagé non dans l’affirmation didactique d’une position mais dans une manière de porter le regard sur le monde à partir d’une attention critique où l’inventivité, la liberté et la singularité des voix qui s’expriment sont les garantes d’un refus de la norme, de la convention ou du conformisme. Nulle part mieux que dans son essai Dans la forêt du miroir, Alberto Manguel n’exprime cette dimension : sa lecture du sermon de Jonas et la Baleine s’y révèle une authentique défense de la voix de l’artiste dans le monde marchand des Ninivites5. Quand on lit de manière successive et rapprochée les auteurs qu’Alberto Manguel a élus pour son cabinet, on peut être frappé par un air de famille qui tient au décalage de leur voix, à leur originalité dans le concert du tout‑venant. Ces auteurs semblent se situer sur des marges, quels que soient les formes, les genres ou les courants qui les identifient si imparfaitement. Autrement que politique ce lieu est aussi fantastique, pas au sens d’une identification théorique stricte aux contours que peut avoir cette notion depuis Walter Scott et la réception française de Hoffmann. On trouve peu, voire pas chez Alberto Manguel, essayiste et postfacier, de moments où s’exprime ouvertement ce souci définitoire, classificateur, théorique. Pas de passages de ses écrits donc où il conviendrait de départir trop strictement anticipation et fantastique, science‑fiction et merveilleux, aventures extraordinaires et fables gothiques. Prenant en compte la façon dont les textes et les livres s’hybrident et dialoguent entre eux, la critique et l’érudition d’Alberto Manguel mettent plus souvent à l’épreuve les limites formelles et génériques qu’elles ne les confirment. Ainsi dans sa postface au roman de Ronald Wright, dont le titre original est A Scientific Romance, Manguel rattache Chroniques des jours à venir à une fiction prospective inventant dans un geste inquiet les futurs promis par la modernité positiviste, son rationalisme et sa certitude du progrès, la donnant à lire dans l’écho de la grande fiction scientifique de Wells et Verne, mais aussi du Nuage pourpre de Shiel (1901) qu’évoque Ronald Wright lui-même. Au cœur du cabinet de lecture d’Alberto Manguel, des récits de ses lectures et de ses essais, réside un puissant et constant imaginaire fantastique. Mais qu’entendre exactement par ce terme chez Alberto Manguel, au‑delà de mentions récurrentes de certains de ses auteurs les plus représentatifs comme Stevenson ou Stoker, Borges ou Cortázar, Tolkien ou Lewis Carroll ?
8Pour saisir cette question dans le monde essentiellement littéraire d’Alberto Manguel, il est possible de distinguer « imaginaire fantastique » et « imaginaire du fantastique ». Ni l’un ni l‘autre ne supposent une théorie consistante du fantastique comme genre, comme poétique, pas plus qu’ils n’induisent une lecture qui serait particulièrement motivée sur le plan diachronique ou synchronique. L’imaginaire fantastique est fait d’intuition, d’associations, de libre circulation, il reconnaît des thèmes, des motifs et des figures, retrouve des personnages, des atmosphères, des lieux qui lui sont propices (une lande, une ruelle torve disait Jean Ray, une demeure hantée, une bibliothèque, par exemple). L’imaginaire fantastique est porteur d’une science oblique ou diagonale comme la nommait Roger Caillois6. Cette science oblique dépend du texte qui fournit le support de ces associations et de tous les autres textes auxquels elles invitent. Il lui faut un absent, l’auteur, qui les y a disposées, et un agent bien actif, le lecteur, qui les configure à son gré et selon les formes libres que son érudition en la matière fantastique lui permet. On ne compte plus les passages où Alberto Manguel plaide en faveur de la liberté du lecteur ainsi que des usages heureux de ce que Borges appelait de ses vœux à la fin de « Pierre Ménard, auteur de Don Quichotte » : une manière créative d’enrichir « l’art figé et rudimentaire de la lecture par une technique nouvelle : la technique de l’anachronisme délibéré volontaire et des attributions erronées7 ». Une lecture qui, en d’autres termes, relève de l’actualisation des textes antérieurs aux conditions du présent et de la rétrolecture. Une sorte de mouvement miroir de ce dont Manguel fait précisément l’éloge à propos du roman d’anticipation scientifique de Ronald Wright : « L’avenir est une invention du présent […] [les auteurs de fiction] semblent capables de décrire ce qui, pour la plupart d’entre nous, ne se trouve encore qu’au‑delà de l’horizon, et de nous en parler comme si cela était en train de se passer ». Donner forme fictionnelle à cet inactuel est un des enjeux propres au fantastique alors que sa focale porte sur le passé, ses doubles et ses spectres, ou introduit les formes indéterminées et effrayantes des temps qui viennent.
9À relier les points qui dessinent l’imaginaire fantastique dans les livres d’Alberto Manguel, on voit qu’il sous‑tend une conception de la bibliothèque – à laquelle s’ajoute la riche galerie des images, des films et des bandes dessinées – qui fait du cabinet de lecture privé, moins une collection de volumes choisis dans laquelle le plaisir le dispute à l’étude, qu’une énigme ou un jeu sur le motif secret de leur association. Parce qu’il apparie chez Alberto Manguel, Kafka et Lovecraft, Montague Rhodes James et Cortázar, les films de la Hammer et les légendes sur les mythologies premières, les Aleph, Tessaract, grimoires maudits et patte de singe (W.W., Jacobs, « The Monkey’s Paw », 1902), oreiller en plume (Horacio Quiroga), pépin de grenade (Edith Wharton) et cafetière (Théophile Gautier), les reliques ou les momies que rapportent à Londres les égyptologues victoriens, l’imaginaire fantastique est une forme de collection ou de collecte qui a profondément à voir avec les cabinets de curiosités. Ce terme de « science oblique » venu de Caillois, je le reprends d’un carton lu au musée Kampa à Prague. Il se trouvait dans l’exposition d’un Kuntzkammer, celui présenté par le grand artiste tchèque, Jan Švankmajer. Ce carton citait les propos de l’artiste :
Les musées sont objectifs ; les cabinets de curiosités sont subjectifs. Les musées sont agencés de façon rationnelle ; les cabinets de curiosités de façon émotionnelle. Dans un musée, les objets sont classés selon un principe d’identité ; dans les cabinets de curiosités, ils sont agencés à partir d’un principe d’analogie ; ici domine ce que Roger Caillois a appelé « les sciences obliques ».
10Lecteur de Manguel, je rêve sa bibliothèque. J’en imagine une version ordonnée, cohérente, fluide et érudite, efficace pour retrouver dans la logique d’un classement, les ouvrages et les références sans s’y perdre. Et j’en imagine une autre, flâneuse, aléatoire, ordonnée selon des signes intimes, des déterminations secrètes, des associations guidées par les occasions de la lecture, en raison de la découverte qui associe un livre à l’autre, de l’ami qui l’a offert ou fait découvrir, de la ville où l’on a trouvé le volume et tous les souvenirs qui y sont attachés. Une bibliothèque dont certains recoins sont gouvernés par la subjectivité et l’analogie qu’évoque Švankmajer et dont les jeux de l’érudition ne sont pas ceux de l’ordonnancement du temps ni des hiérarchies. Une bibliothèque où tous les textes et toutes les relations entre eux sont possibles, une bibliothèque ensuite où l’imagination naît de l’érudition et réciproquement, ou encore, une bibliothèque où l’hybridation du savoir et de la fiction est constante, et où enfin, selon le mot fameux de Borges, « la métaphysique est souvent une branche de la littérature fantastique8 » – là aussi, et réciproquement.
11On aura reconnu dans ces quatre caractéristiques que j’imagine à cette seconde bibliothèque d’Alberto Manguel en cabinet de curiosités, des préceptes littéralement pris chez l’auteur de Fictions. Il est certainement difficile, pour qui a une bibliothèque fantastique à l’esprit, de ne pas se promener dans les écrits d’Alberto Manguel sans des échos et des reflets borgésiens et d’y retrouver, bien moins des citations et des références constantes – même s’il y en a de fréquentes sous sa plume – que ces analogies, ces inscriptions émotionnelles et subjectives dont parle Švankmajer. Elles vont bien au‑delà du retour du récit biographique du jeune assistant libraire faisant la lecture à l’écrivain aveugle. On peut trouver le lien fantastique qui unit Borges et Manguel dans la continuité d’élection et de lecture d’auteurs et de livres dont il s’agit de montrer la condition séminale ou l’importance pour l’imaginaire de la littérature et le recours à la fiction : par exemple Stevenson, Kipling ou Lewis Carroll.
12De l’adjectif au substantif, de l’imaginaire fantastique à celui du fantastique, c’est des contenus mêmes diffus que l’on passe à une idée qui est moins celle d’une catégorie précisément déterminée, qu’un mode disait Walter Scott, peut-être un éon au sens ancien d’Eugenio d’Ors9. Ce n’est plus du contenu des textes qu’il s’agit mais des textes eux‑mêmes, assemblés en une culture ou un réseau qui se projettent alors largement sur des horizons qu’on ne leur prêtait pas a priori. L’imaginaire du fantastique ne procède pas de ce registre analogique qui fait miroiter des ressemblances et des airs de famille entre les langues, les époques, les pays. Il s’étend au‑delà-même des objets, textes et images, mais à partir de leur lien, et porte alors les questions, les possibles ou les enjeux du fantastique comme forme et manière de faire de la fiction vers des domaines ou des champs qui l’ignorent.
13L’imaginaire du fantastique, c’est celui qui surgit quand, par exemple la question de la spectralité travaille des domaines où les fantômes du gothique ne résident d’ordinaire pas. Quand la science-fiction invente des configurations temporelles où font retour des angoisses et des incertitudes sur les identités, les corps, l’autonomie du sujet qui recourent à des formes que l’on ne parvient pas à dire autrement que sous l’espèce de ce vieux terme de fantastique tant celui‑là plonge loin dans les fictions premières, et cela très au‑delà des conventions de ses inscriptions.
14Cet imaginaire, et c’est particulièrement vrai dans les écrits d’Alberto Manguel – je pense par exemple à Dans la forêt du miroir – est le plus souvent inséparable d’une défense et illustration des pouvoirs et des enjeux de la fiction comme catégorie intellectuelle et champ illimité de l’imagination. Une affirmation qui, chez Alberto Manguel, fonde souvent le lien fort entre liberté de l’imagination, refus des assignations identitaires et affirmation de la dimension politique de l’imaginaire. Je n’engagerai pas ici une discussion sur l’opposition caricaturale d’une vocation politique des réalismes contre l’escapisme compensatoire des littératures de l’imaginaire car ce n’est certainement pas dans l’œuvre d’Alberto Manguel et son constant éloge des puissances subversives et émancipatrices de l’imaginaire que l’on trouvera de pareilles querelles. La notion d’imaginaire recouvre cependant bien des nuances, de l’anthropologie à la psychanalyse jungienne des archétypes, et aujourd’hui jusqu’à un emploi très ouvert qui porte à l’extension des figures s’articulant entre elles pour donner forme à des ensembles de représentations : l’imaginaire de la nuit, l’imaginaire des espaces, l’imaginaire du transhumanisme, etc. La notion d’imaginaire est aussi utilisée pour désigner sous le terme de « littératures de l’imaginaire », aujourd’hui de « fictions de l’imaginaire » afin d’intégrer les expressions visuelles et les narrations non-littéraires, ce que l’on a aussi appelé « littératures de genres ». Un ensemble auquel l’entreprise magistrale de Pierre Versins10 a donné corps en 1972 avec la parution de son Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction. Les monstres fabuleux auxquels Manguel consacre un volume apparient personnages réalistes et fantastiques : livre dans lequel Queequeg et Lord Jim côtoient Superman et l’hippogriphe, où Wakefield est le Janus américain du Wendigo. Ces personnages ne sont pas fabuleux d’être plus ou moins exceptionnels. Et il ne faut pas plus ou moins d’imagination ou d’inscriptions dans les genres canoniques de l’imaginaire, pour leur donner forme. S’ils sont fabuleux, c’est d’être fictionnels, d’être des monstres de la fable (fabula), des monstres de fiction donc, ni vrais, ni faux, mais des monstres façonnés, fabriqués, fabulés donc fabuleux.
15Cependant, il est certain qu’à lire ce livre consacré aux personnages qui peuplent les fictions ou encore Le Dictionnaire de lieux imaginaires écrit avec Gianni Guadalupi, à suivre le fil rouge des citations et illustrations d’Alice aux pays des Merveilles qui guide le lecteur dans les Essais sur les mots et sur le monde, le corpus de ce que Versins accueillait sous ce terme de littératures de l’imaginaire est remarquablement présent dans les choix et les lectures d’Alberto Manguel. Il y trouve comme une forme d’explicite et de visibilité, une forme d’hyperbole ou d’affirmation du régime de la fiction. Les paradoxes logiques que déclinent les têtes de chapitre de l’essai de Manguel, pris chez Lewis Carroll, sont tous des éloges de la fictionnalité comme possibilité de donner des figures à la liberté intellectuelle qui est en jeu dans l’exercice de l’imaginaire. Comme un disque à une face11, ces paradoxes logiques qui constellent les écrits de Carroll et, sous formes d’épigraphes et de citations ceux de Manguel, sont des figures de l’imagination se réalisant dans la lecture.
16Charles Grivel envisageait, dans les années 90, le fantastique comme une intensité de la fiction, pas dans le sens d’un mieux de fiction mais d’un plus de fiction : d’une décharge plus forte, d’un indéniable effet de choc, de rupture, d’ambivalence et d’effroi que l’on attache aux objets fantastiques. Et Grivel ne voulait pas dire dans son essai, Fantastique-fiction (1992) que l’intensité de la fiction tenait à la dépense des effets ou à la retenue de leur moyen. La bibliothèque fantastique de Manguel, au gré des auteurs qu’il cite, réunit toutes les tendances et les styles fantastiques, du plus discret au plus marqué.
17Il est cependant un volume d’Alberto Manguel dans lequel son rapport au fantastique se précise plus nettement par le choix qu’il opère des auteurs qui s’y trouvent convoqués et qui débordent très largement les grands noms et personnages évoqués jusque-là. Le spectre de leurs nuances et de leurs tonalités est large, et leur réunion conduit Manguel à tracer dans une préface sa conception du fantastique. Publié pour la première fois en 1983 en Angleterre par Pan Book, Black Water. The Anthology of Fantastic Literature12 est une somme de près de 1000 pages, réunissant 72 auteurs, une brève notice précédant chaque nouvelle, une autre à la fin du volume pour chaque auteur. Impossible d’énumérer ici les 72 auteurs qui composent le choix de l’anthologiste, si ce n’est pour dire que les anglo‑saxons et les hispanophones se taillent la part du lion, pour dire également qu’à côté des valeurs sûres de la culture fantastique (Kipling, Poe, Pouchkine, Kafka), Manguel élit des voix plus rares (David Garnett, J.B. Priestley, Bruno Schulz ou le cubain Virgilio Piñera) ou que l’on attend moins dans ces eaux noires comme Saki, Graham Green, Marguerite Yourcenar ou D.H. Lawrence. Dire aussi que les écrivains francophones présents témoignent de la volonté de l’anthologiste de s’émanciper du poids du fantastique classique du XIXe siècle : absents Gautier, Balzac, Barbey, Villiers ou Maupassant à la place de qui Manguel préfère retenir Bloy, Cocteau, Mandiargues ou Marcel Aymé.
18Deux remarques cependant sur le titre de cette anthologie. La même année paraît le livre de Jaime Alazraki consacré à l’œuvre de Cortázar intitulé En busca del Unicornio : los cuentos de Julio Cortázar qui popularise le terme de néofantastico13. C’est dire que dans le champ hispanique le terme de fantastique s’est imposé depuis longtemps pour que ce renouvellement soit ainsi postulé contre des formes anciennes. Il en va de même dans le domaine français où la catégorie littéraire du fantastique remonte aux traductions de Hoffmann à partir des années 1830. Mais quand Manguel fait paraître Black Water, il n’en va pas de même dans le champ anglo‑saxon où la catégorie esthétique substantivée n’est pas encore constituée. Il apparaît à partir des discussions anglo‑saxonnes de la célèbre Introduction à la littérature fantastique de Todorov en 197014. Probablement le texte théorique le plus débattu dans les études sur le fantastique.
19Si, en 1981, le substantif générique de « fantastic » apparaît bien au titre d’un essai important de Christine Brooke-Rose15, la même année un autre essai tout aussi riche de Rosemary Jackson16, lui, préfère encore le terme de fantasy. L’un et l’autre offrent des approches innovantes et documentées dans leurs perspectives critiques et l’emploi d’un terme ou de l’autre, dans leur cas, ne trahit donc pas une perspective contemporaine contre une autre plus traditionnelle. L’ouvrage de Todorov est traduit en anglais en 1973. La première discussion critique de ses positions a lieu dans la thèse soutenue l’année précédente en 1972, From Gothic to Fantastic : Readings in supernatural Fiction de Sydney L. Lea17. Le terme circule durant les années 70 dans les milieux académiques et les occurrences éditoriales et grand public dans le champ anglo‑saxon n’attestent pas encore nettement de la constitution d’une catégorie générique, esthétique et critique du fantastique. Rosemary Jackson peut écrire pour son lecteur anglo‑saxon à propos de récits du type du Horla de Maupassant ou du Tour d’écrou de Henry James, et en manière de boutade, qu’ils correspondent à « ce que Todorov appelle le fantastique ». Le terme reste en concurrence avec d’autres plus largement usités dans les choix d’anthologies comme ceux de supernatural, horror, uncanny (qui en anglais est utilisé pour traduire la notion d’inquiétante étrangeté), gothic, fantasy, etc. Sur les dizaines d’anthologies que publie Peter Haining, par exemple, aucune n’emploie le terme, à l’exception d’une, en 1975, intitulée the Fantastic Pulps18. Avec Black Water, Alberto Manguel contribue grandement, en 1983, à diffuser dans un public anglo‑saxon élargi l’idée d’une littérature fantastique ou d’une catégorie littéraire, le fantastique, qui se distingue du surnaturel et du gothique, pas tant dans les textes évoqués que dans le type de questions qui s’y logent et dans le regard que l’on porte sur ces histoires.
20D’où une seconde remarque sur la métaphore portée par le titre. Manguel choisit son titre, Black Water, dans une formule du poète américain, Wallace Stevens, évoquant la façon dont l’impossible s’insinue dans le possible, « Black water breaking into reality19 ». Cette entrée par effraction (« break into ») renvoie bien à l’intrusion, à la rupture des limites, à la fracture du quotidien, que l’on retrouve dans la façon dont Roger Caillois a décrit les formes du fantastique. D’ailleurs, comme Caillois, Manguel présente ce qu’il tient pour les thèmes principaux, cinq dans sa typologie, quand Caillois, lui, en proposait de plus nombreux. La conception qu’expose en quatre pages Alberto Manguel s’appuie particulièrement sur deux idées : l’une qu’il développe à partir d’un exemple pris de Chesterton et de son personnage de Lucian Gregory, le poète anarchiste de The Man Who Was Thursday : A Nightmare (1908)20 : l’ennui né du prévisible et de la régularité attachés à la vie moderne nourrit des appels de l’imaginaire dans lesquels s’engouffrent les récits fantastiques. Alors que le personnage de Chesterton se plaint de l’inaltérable suite des stations qui fait suivre Victoria à Sloane Square, Manguel résume l’échappée imaginaire nécessaire par la formule : « la littérature fantastique n’a que mépris pour les horaires ». Le dérèglement fantastique joue bien là son rôle d’envers critique et perturbateur de la machine positiviste et de la rationalité instrumentale, des caractéristiques négatives de la modernité, que déclinent à l’envi les paradoxes du récit fantastique, son personnel d’apparitions et de monstres. Manguel met aussi en avant dans son introduction l’idée d’un fantastique comme moyen d’explorer « notre monde quotidien qui constitue la façade sous laquelle se distingue l’indéfinissable, faisant deviner les rêves à demi‑oubliés de notre imagination ». Pour Manguel, l’incertitude de ce qui a été rencontré est plus importante que son identification précise. Et d’ailleurs, si c’est bien un spectre qui m’a effrayé dans le train fantôme qu’il évoque, reste encore à savoir de quoi il est le retour ? Pour Manguel, le fantastique sait user « bien plus efficacement de notre attente de l’horreur que de l’horreur elle-même ». « La littérature fantastique, précise‑t‑il, prospère sur la surprise, sur la logique inattendue née de ses propres règles ». Si l’on peut entendre dans ce propos des idées qui sont aujourd’hui largement acquises dans la caractérisation du fantastique, elles sont bien moins nettement affirmées au début des années 1980, encore très largement occupées à débattre du critère exclusif d’hésitation défini par Todorov et de voir ce qu’il exclut ou inclut dans ce périmètre jugé trop restrictif. L’anthologie de Manguel tout comme la rapide et nette préface qu’il lui donne, semblent articuler entre elles les approches liées à la rupture de l’ordre normé et celles attachées à l’incertitude, un terme que l’on retrouvera dans bien des titres d’essais à cette période (de Irène Bessière21 à Christine Brooke-Rose, par exemple). La dernière remarque de Manguel surtout s’entend comme l’affirmation constante dans ses écrits du pouvoir que revêt l’expérience de la fiction, ici décrite à travers la performance particulière du fantastique : le fantastique n’est alors pas ce qui vient, dans un jeu simplement binaire, subvertir le commun et la représentation réaliste de la norme en une sorte de contre‑scène livrée aux formes libérées de l’imagination. Sa prospérité ou son éclosion (to thrive at) dépendent bien de la capacité du fantastique à donner corps en fiction à son propre jeu de règles à partir desquelles l’eau noire (black water) de l’imaginaire s’infiltre ou rompt plus brutalement les digues. Il ne s’agit pas de plaider ici pour un fantastique dérivatif, escapiste, coupé de façon par trop autonome ou autotélique du monde commun dans le divertissement de ses frissons noirs mais plutôt d’y voir une manière de déployer à partir du jeu des irréalités un regard critique susceptible de porter une forme de savoir et de vérité. Parmi les dix épigraphes que Manguel choisit au seuil de son anthologie, deux laissent tout particulièrement apparaître ce qui peut être sa conception de la littérature fantastique. La première, célèbre, provient d’Alice au pays des merveilles et souligne l’importance essentielle des espaces qu’ouvrent les paradoxes de la fiction :
On ne peut pas croire des choses qui sont impossibles.
« Permettez-moi de vous dire que vous n’avez guère de pratique en la matière », dit la Reine. « Quand j’avais votre âge, je m’y exerçais au moins une demi‑heure tous les jours. Eh bien, il m’est arrivé parfois de croire jusqu’à six choses impossibles avant le petit déjeuner ».
21La seconde est tirée de Tennessee Williams :
Je ne veux pas de réalisme, je veux de la magie … Je ne dis pas la vérité, je dis ce qui devrait être vrai.
22Porté ainsi, de la virtualité des « mondes impossibles » à inventer à la nécessité de les inventer (ought to), le jeu de la fiction n’est peut-être jamais plus apparent que dans la somme d’érudition que constitue le Dictionnaire des lieux imaginaires22. Comme son titre l’indique, il n’est question dans ses entrées que des seuls lieux et une rapide ligne à la fin de la notice précise la référence exacte du récit où ils apparaissent. La somme lexicographique est tout autant celle des lieux que celle de l’activité de l’imaginaire dans sa capacité fictionnelle, précisément parce que ce dictionnaire mime l’autorité des ouvrages par l’effacement de la production des objets qu’il réunit. Les notices développent des descriptions et des analyses des us et coutumes de ces lieux, vont même jusqu’à laisser apparaître les allégories qu’elles sous‑tendent mais jamais les lexicographes ne révèlent dans leur notice le travail d’écriture, la biographie de l’auteur, les conditions du voyage. L’imaginaire que postule la couverture est gommé dans un leurre d’autorité encyclopédique. L’imaginaire est la référence de cet univers où les livres s’assemblent tout comme les Atlas des mondes qui n’existent pas, qui n’existent plus, Atlas des lieux improbables ou des îles oubliées, des cités perdues ou des contrées rêvées, tous titres d’authentiques ouvrages parus23, autant d’ouvrages qui donnent forme par la cartographie à l’imaginaire des lieux utopiques ou peut-être pour le dire avec les mots de Foucault, hétérotopiques.
23Quoi de plus hétérotopique qu’une bibliothèque ou un dictionnaire de lieux qui n’existent que dans les livres, les récits, la fiction ? Quoi de plus propice à activer les inventions de mondes qu’un usage fantastique des propositions faites au moyen de l’imagination, situant dans les espaces clos de l’île ou de la bibliothèque l’infinité de leurs connexions faites de textes et d’images. Black Water ou Le Dictionnaire des lieux imaginaires d’Alberto Manguel sont à l’image des livres de Barbara Hogdson comme Hippolyte’s Island (2001), roman illustré qui reprend au plus près les formes du carnet de voyage, du cabinet de curiosités photographié, dans lequel cartes, croquis, récits constituent l’espace imaginaire du voyage et de la découverte. Ces hétérotopies textuelles sont à l’image des lieux ou des assemblages de Manguel (bibliothèque, collection ou anthologies) dans lesquels les livres ouvrent à l’imaginaire par le travail conjoint de cette science oblique venue de Caillois et Švankmajer, et de l’érudition. L’érudition exigée est aussi grande pour aboutir à un ouvrage comme le Dictionnaire fait de références imaginaires que pour suivre depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours les lectures successives de L’Iliade et de L’Odyssée comme le propose un essai de Manguel paru en 200824. Et là encore, l’imaginaire des possibles fictionnels n’est jamais bien loin, lorsque, comme d’une terre inexplorée d’être virtuelle, Manguel analyse les devenirs fictionnels d’Homère chez Findley, Calvino, Walcott ou Cavafy et plus, lorsqu’il montre que la proposition de Samuel Butler de faire d’Homère une auteure dans un essai paru en 1897, pour peu convaincante qu’elle soit sur le plan historique, déploie de formidables mandats de fictions pour tous les écrivains à venir. C’est là le cœur fantastique de la bibliothèque de Manguel qui retrouve et applique les prescriptions des érudits de Tlön ou celle du nécrologiste de Pierre Ménard.
24Tout comme les choix de Manguel dans Black Water privilégiaient un fantastique moderne, auquel sont attachés les noms de Kafka, Borges, Cortázar, un fantastique se différenciant des effrois gothiques ou des marqueurs surnaturels, son usage de la reprise, de la réécriture, de la relation des œuvres entre elles, montre toute la fantasticité d’une fiction logée au cœur même de l’érudition, ce que l’on pourrait appeler tout aussi bien une érudition fiction qu’un fantastique de bibliothèque.
25Je n’ai cessé en lisant Alberto Manguel, avec la question du fantastique en tête, de songer à un passage précis d’un texte de Michel Foucault, consacré à La Tentation de Saint-Antoine de Flaubert. À le lire dans son détail, ce passage me semble constituer comme une manière de portrait d’Alberto Manguel, tel qu’il se dessine pour son lecteur à travers les grands thèmes de son œuvre, la bibliothèque, l’érudition, la lecture comme forme de vie. Je laisse donc la conclusion à ce passage de Michel Foucault :
C’est que le XIXe siècle a découvert un espace d’imagination dont les âges précédents n’avaient sans doute pas soupçonné la puissance. Ce lieu nouveau des fantasmes, ce n’est plus la nuit, le sommeil de la raison, le vide incertain ouvert devant le désir : c’est au contraire la veille, l’attention inlassable, le zèle érudit, l’attention aux aguets. Le chimérique désormais naît de la surface noir et blanc des signes imprimés du volume fermé et poussiéreux qui s’ouvre sur un envol de mots oubliés ; il se déploie soigneusement dans la bibliothèque assourdie, avec ses colonnes de livres, ses titres alignés et ses rayons qui la ferment de toutes parts, mais bâillent de l’autre côté sur des mondes impossibles. L’imaginaire se loge entre le livre et la lampe. On ne porte plus le fantastique dans son cœur ; on ne l’attend pas non plus des incongruités de la nature ; on le puise à l’exactitude du savoir ; sa richesse est en attente dans le document. Pour rêver, il ne faut pas fermer les yeux, il faut lire […] Il n’y a plus que la rumeur assidue de la répétition qui puisse nous transmettre ce qui n’a lieu qu’une fois. L’imaginaire ne se constitue pas contre le réel pour le nier ou le compenser ; il s’étend entre les signes, de livre à livre, dans l’interstice des redites et des commentaires ; il naît et se forme dans l’entre‑deux des textes. C’est un phénomène de bibliothèque 25.