Colloques en ligne

Alain Trouvé

Parole d’Alberto Manguel. La lecture-écriture et ses dédoublements

Speech of Alberto Manguel. Duplications of reading-writing

1Le propos qui suit dérive de deux années de séminaire organisées récemment à l’Université de Reims sur le thème « Paroles de lecteurs1 ». L’enjeu en est de rendre ou de donner à toute lecture son statut de parole, avec sa part de performance singulière, contre l’idée d’un lecteur subjugué par l’énoncé d’autrui et censé dégager de ce dernier une vérité transcendante. Pas de parole sans contre-parole, pas de texte sans « contre-texte », quelles que soient la notoriété et la valeur de l’œuvre considérée. En ce sens, prétendre traiter de la « parole d’Alberto Manguel » implique l’extension du propos à la parole du commentateur.

2La parole est un terme polysémique et ambivalent, oscillant entre l’oral et l’écrit ; entre la profération du texte d’autrui par la lecture à voix haute et l’émission orale d’un énoncé personnel ; entre la reproduction d’énoncés entendus (les clichés) ou la production d’un énoncé original. À l’écrit, l’équivalent de la parole correspond aux marques d’énonciation décrites par les linguistes, à un agencement verbal particulier ou encore au style.

3La « parole singulière » est plus spontanément attribuée à l’écrivain [Laurent Jenny, 1990] qu’au lecteur supposé se chercher dans le texte de l’autre. Le principe de singularité partagée ne signifie pas une égalisation ni une uniformisation, selon laquelle toutes les performances se vaudraient. Il paraît néanmoins correspondre à l’élévation générale du niveau de culture qui élargit potentiellement à tous la production d’énoncés. Même dans sa forme silencieuse, la lecture tend à son tour vers la parole singulière : le décodage mental s’accompagne de formes variées de verbalisation d’autant plus actives que l’on se rapprocherait d’une « lecture littéraire2 ».

4Bien que l’essai Une histoire de la lecture [Manguel, 1996] souligne à juste titre les « pouvoirs du lecteur », il semble impliquer une vue plus large. L’époque n’est déjà plus à « la mort de l’Auteur », annoncée par l’article éponyme de Barthes en 1968. Divers critiques et théoriciens voulurent alors penser l’acte de lecture comme un face-à-face entre le texte et celui qui lit, excluant ou marginalisant le tiers à l’origine de ce texte. Ainsi Derrida (La Pharmacie de Platon), à travers sa controverse avec Socrate-Platon, postule une sorte de coupure ontologique entre l’oral et l’écrit, rendant impensable l’appréhension d’un texte comme trace de la parole d’autrui. Ce qui l’amène à décréter : « La spécificité de l’écriture se rapporterait donc à l’absence du père » [Derrida (1968), 1972, p. 95]. Nous proposons d’envisager, dans le sillage d’Yves Bonnefoy [L’Écharpe rouge, 2016], la littérature comme échange, en référence à ce que Marcel Mauss et à sa suite Lévi-Strauss nommèrent potlatch ou encore « don » et « contre-don ». Il s’agit toutefois d’un échange d’un genre spécial, que nous appellerons échange verbal différé3, se traduisant par un écho de texte à texte, chacun impliquant un sujet dédoublé, un auteur-lecteur et un lecteur-auteur.

5Les écrits consacrés par Manguel à la lecture relèvent eux aussi d’une parole singulière offerte à tous. Faute de connaissance exhaustive, on s’intéressera principalement à Une Histoire de la lecture (1996) et, accessoirement, à cet autre essai de deux ans postérieur, traduit en français sous le titre Dans la forêt du miroir.

6Envisager la lecture et la théorie de la lecture comme performance singulière, ce n’est pas renoncer au savoir dans sa visée universelle mais articuler le particulier au général. La réflexion sur cette articulation nous conduira à un dialogue théorico-littéraire puis à l’examen de quelques points problématiques.

Le général et le singulier dans Une histoire de la lecture

7L’histoire et la culture, domaines éminemment collectifs, tiennent une place importante dans le discours de Manguel sur la lecture.

8Le chapitre « La forme du livre » [I, 14] articule l’histoire à une sociologie de l’acte de lecture embrassant la diversité des époques et des sphères culturelles. Grecs, Romains, Arabes apparaissent tour à tour comme des « Ordonnateurs de l’univers » [II, 2, p. 223]. L’universalité de l’acte de lire assure l’unité de ce que Manguel nomme la « tribu » : « lire, presque autant que respirer, est notre fonction essentielle » (p. 20). Le fondement de cette opération permettant à tous les hommes de partager leur rapport aux choses est une conception du logos héritée des Grecs : le logos comme 1/ langage, 2/ rationalité, 3/ langage susceptible de rendre intelligible le monde de l’expérience par l’adéquation de la chose dite et de la chose vue ou vécue.

9Le pôle individuel n’est pas ignoré, mais il est abordé avec pudeur et discrétion dans ses ramifications avec le collectif. On relève des biographèmes disséminés dans Une histoire de la lecture, en lien avec la vie itinérante d’une famille de diplomates, passant notamment par Israël, l’Argentine et la France, localisations larges auxquelles s’ajoutent quelques souvenirs de lieux précis ou des allusions intimes au compagnon de l’essayiste. Ces notations personnelles sont fondues dans une réflexion dépassant le cadre individuel. Le discours part très souvent de la première personne pour mieux accéder ensuite au point de vue général. À propos de la lecture à voix haute, on observe ce type de transition au sein du même paragraphe :

Ce n’est que beaucoup plus tard encore, quand nous décidâmes un été, mon ami et moi, de nous faire mutuellement la lecture de la Légende dorée, que j’ai retrouvé ce plaisir presque oublié. J’ignorais alors que l’art de lire à voix haute avait une histoire longue et itinérante, ni que plus d’un siècle auparavant, quand Cuba était espagnole, cet art s’était établi comme une institution dans le cadre sévère et pragmatique de l’économie cubaine. [Manguel, 1996, p. 138]

10Cette « institution » amène en effet à reconstituer toute une histoire : dans le cadre d’un capitalisme paternaliste, les autorités locales expérimentaient alors des lectures à voix haute destinées aux travailleurs des manufactures de cigares, pratique censée participer de l’éducation de « la population ouvrière » de l’île.

11De même, le chapitre « Lire en lieu clos » [II, 5] part d’un fragment autobiographique évoquant « la papèterie du coin, près de chez moi, à Buenos Aires » (p. 265) et les livres découverts en cet endroit, puis il passe à la question de la destination « genrée » de certains livres proposés à la clientèle, avant d’aborder, par le détour de la grande littérature japonaise du XIe siècle (Dame Murasaki, Sei Shônagon), une question générale : le passage de la lecture à l’écriture. Au Japon, à cette époque, la femme brimée ne trouve pas dans les livres qui lui sont destinés des histoires conformes à ses aspirations. D’où le besoin d’écrire ses propres histoires.

12Du matériau autobiographique se dégage l’image d’une singularité remarquable : celle d’un polyglotte familier d’au moins trois cultures et trois langues : l’espagnol, l’anglais et le français ; d’un citoyen du monde ayant résidé dans plusieurs pays. L’Argentine et la langue espagnole font ici rêver le commentateur pour des raisons non moins personnelles. Un point assure le passage à l’exceptionnel : l’évocation de la lecture à voix haute effectuée par le jeune Manguel, alors âgé de seize ans, à la demande de Borges atteint de cécité (p. 31-33). Ce qui donne du prix à cette expérience réside selon nous dans les interactions entre l’adolescent (futur grand lecteur) et un écrivain à la mémoire hors du commun, deux sujets lisant et écoutant la parole de tiers consignée dans des livres. Un petit essai écrit en anglais – Chez Borges (2003) – donna plus tard à cette expérience marquante un prolongement hissant une nouvelle fois l’accidentel à la hauteur du fait humain inspirant.

13Non moins suggestives sont les notations relatives à l’apprentissage de la lecture. Comme la plupart des enfants, le jeune Manguel a été initié par des livres d’images assortis de légendes écrites et a d’abord entendu les adultes lui expliquer la correspondance dénotative entre la chose à voir et les mots inscrits en bas de la page. À cette expérience relativement commune, l’essayiste accole le souvenir original d’une appropriation de cette correspondance dans l’espace public :

Un jour, par la fenêtre d’une voiture […], j’ai aperçu un panneau publicitaire au bord de la route. La vision n’a guère pu durer ; […] juste assez longtemps pour que je voie surgir de grandes formes, des formes assez semblables à celles de mon livre, mais des formes que je n’avais jamais vues. Et pourtant, tout à coup, j’ai su ce qu’elles étaient ; j’entendais dans ma tête ces traits noirs et ces espaces blancs métamorphosés en une réalité solide, sonore, pleine de sens. [Manguel, 1996, p. 18]

14« Rite de passage » (p. 20), précédant l’accès à l’écriture, l’apprentissage de la lecture signifie pour le jeune Manguel la découverte de la coïncidence magique entre les mots et les choses : « l’expérience m’est venue d’abord des livres » (p. 21). L’essayiste rapproche son attitude de celle qu’analyse Sartre dans son autobiographie Les Mots (1964) :

Platonicien par état, j’allais du savoir à son objet. Je trouvais à l’idée plus de réalité qu’à la chose. C’est dans les livres que j’ai rencontré l’univers : assimilé, classé, étiqueté, pensé, redoutable encore (cité, p. 24)

15Le ton humoristique du propos marque déjà un pas vers la distance qui va s’accentuant lorsque l’écrit propose des histoires : « Plus tard, je suis devenu capable de me dissocier de leur fiction » (p. 25). Sans doute la transcription écrite de la lecture participe-t-elle spécialement de cette distance.

16Le chapitre consacré à « L’apprentissage de la lecture » [I, 4] rapproche de façon intéressante les « cahiers de lecture de la bibliothèque de Sélestat », datant de la fin du Moyen-Âge, et ceux des « classes primaires de Buenos Aires » dont l’écolier Manguel fit directement l’expérience (p. 89). Dans les deux cas, on a affaire à une mise en mots de la lecture. Ce va-et-vient entre le vécu et l’histoire culturelle apporte également un éclairage nouveau au débat sur la technique d’apprentissage. Ainsi la décomposition alphabétique effectuée par l’enfant avec sa nurse (p. 94) se comprend mieux si l’on remonte aux racines séculaires de l’hésitation entre méthode globale et méthode syllabique (analytique) déjà observable dans les « Cahiers de Rhenanus et de Gisenheim à Sélestat » (p. 102). L’évocation de Nicolas Adam, précurseur de la méthode dite globale et auteur d’une Vraie manière d’apprendre une langue quelconque (1790), relativise la modernité de cette méthode.

17Le singulier, dans cet essai, est enfin perceptible grâce à un style, à une manière d’écrire dont deux traits nous semblent avoir pu franchir le seuil de la traduction de l’anglais vers le français.

18Le premier est l’oscillation entre la restriction et l’expansion. Le titre Une histoire de la lecture affiche par son article indéfini « une » un parti pris de non exhaustivité, explicité dans le chapitre liminaire et dans le dernier chapitre (p. 38, p. 383).

19En revanche l’ivresse de l’érudition constamment sensible relève d’une vision expansionniste reculant les limites du savoir possible. Cette érudition n’est pas gratuite. En témoigne le passage évoquant Aristote, engagé par Philippe de Macédoine comme précepteur d’Alexandre. Aristote est un des premiers à concevoir la collection de livres comme aide-mémoire (p. 226). Ptolémée, successeur d’Alexandre, crée la Bibliothèque d’Alexandrie. Callimaque (3ème siècle av. J.-C.) pose les bases du geste classificatoire dont les avatars les plus élaborés se retrouveront chez Dewey, à l’époque moderne. L’érudition donne à réfléchir sur la manière dont la lecture utilise et déborde ces catégories : « Les catégories sont exclusives – la lecture ne l’est pas » (p. 237). La théorie de la lecture fera écho à cette idée [Dufays, 1994].

20Un autre point d’érudition nous donne à penser : il s’agit des représentations du Christ dans l’iconographie du XVe siècle :

Il existe de nombreuses effigies de Marie tenant un livre ouvert devant l’Enfant Jésus […], mais ni le Christ ni sa mère ne sont montrés en train d’apprendre à écrire ou simplement d’écrire ; c’était l’idée du Christ lisant l’Ancien Testament qui était considérée comme essentielle pour rendre explicite la continuité des Écritures. [Manguel, 1996, p. 94]

21On peut en déduire l’affinité plus grande de l’écriture avec la métamorphose voire la rupture dissociant le moi écrit du moi initial. En revanche, la lecture relie et semble faire une moindre place à l’hétérogénéité.

22Un second trait stylistique réside dans la souplesse du plan alliée au goût de la symétrie parfaite. La consultation de la table des matières montre une structure en miroir légèrement biaisée, dans laquelle le chapitre liminaire au titre paradoxal, « la dernière page », fait écho aux « Pages de fin » du chapitre conclusif. Les dix rubriques qui constituent chacune des deux grandes parties – « Faits de lecture » et « Pouvoirs du lecteur » – sont suffisamment nombreuses pour que l’on sorte du raisonnement dialectique hérité d’une certaine tradition rhétorique ou du plan chronologique (à la manière de Hegel dans son Esthétique). Les renvois, d’un chapitre à l’autre, complexifient la pensée mais le nombre égal (10 - 10) crée un effet de symétrie. On est déjà Dans la forêt du miroir, titre donné à un autre essai où se poursuit la méditation sur la lecture et le rapport aux livres ; selon une idée fréquemment reprise, les mots réfèrent principalement à l’acte de lire, restitué dans sa complexité (la forêt), et non au monde physique et aux choses.

23La symétrie presque trop parfaite de la composition est corrigée par la souplesse du raisonnement qui amène, après le développement d’une idée, à envisager son correctif. Ainsi, alors que le chapitre liminaire s’ouvre sur l’idée de la lecture comme préalable à la connaissance du monde (p. 21), la page suivante concède que l’effet magique de la lecture est en quelque sorte excédé par notre lien direct avec l’expérience sensible : « ce fut bien des années plus tard […] que je me rendis compte que la littérature pouvait parfois être inférieure à l’événement véritable » (p. 22). De même, lorsque l’évocation diachronique des phénomènes culturels amène l’essayiste à risquer une hypothèse, il ne tarde pas à se reprendre. Ainsi, dans « Le fou de livres [II, 10], l’analyse des représentations iconographiques conduit d’abord à opposer l’intellectuel pourvu de lunettes qui signalent son intérêt compulsif pour les livres et la masse ignorante ; puis l’essayiste reconnaît que ces « deux stéréotypes […] relèvent de la fiction » (p. 356).

24Prêter attention à la complexité de l’acte de lire, c’est donc se mettre à l’écoute de « paroles singulières », celles des artistes, en visant, à travers la singularité d’un parcours explicatif, une forme de vérité générale.

Dialogue théorico-littéraire

25Tentons à présent d’ouvrir notre propos à l’interlocution. Il nous faut pour cela dire quelques mots de la théorie littéraire qui sous-tend notre réflexion. Il s’agit, comme on va le voir, d’une théorie inspirée par la lecture. Elle s’articule autour des notions d’arrière-texte et de parole. L’arrière-texte est une intuition d’auteurs formulée en 1969 dans les essais de deux écrivains français, Elsa Triolet et Louis Aragon5. La notion est issue du croisement des cultures française et russe, s’agissant de Triolet, née Elsa Kagan, traductrice en français du théâtre de Tchékhov et familière du poète et mathématicien futuriste Khlebnikov. L’arrière-texte suscita un intérêt chez quelques critiques d’époque comme Serge Gavronsky (1977) ou du côté de Claude Duchet (1979) et de la sociocritique. Mais la notion fut rapidement éclipsée par une concurrente venue de la même sphère culturelle. En 1969 une autre transfuge de l’Est, Julia Kristeva, introduisit en France les travaux de Bakhtine et de son cercle ; elle proposa, à partir de sa lecture d’un corpus jusqu’alors inconnu, la notion d’intertexte qui allait dominer sans partage le paysage théorique durant cinquante ans. Redécouvert en France à partir des années 2010 et travaillé collectivement, l’arrière-texte peut néanmoins être considéré comme un corollaire utile de l’intertexte6. Il rend à la littérature la prescience poétique de son horizon dédoublé et de l’entour non verbal de la relation esthétique. La parole en est la manifestation tangible en ce qu’elle est à la fois intertextuelle, tissu d’énoncés lus ou entendus, et arrière-textuelle, projection physique d’un corps à l’œuvre, d’un sujet enraciné dans un vécu circonstanciel, traversé de pensées conscientes et inconscientes. La dynamique conscient-inconscient de l’écriture-lecture et le dédoublement de la sphère auctoriale vers la sphère lectorale amènent à repenser les places respectives de l’auteur et du lecteur. Sans rétablir la critique biographique sous sa forme ancienne, l’arrière-texte et la parole prennent en compte l’idée d’un sujet dédoublé, à l’œuvre dans la relation littéraire.

26Relisant Manguel dans cette optique, on est frappé par un certain nombre de convergences. Parmi elles, l’attention portée à la dimension historique et à l’ancrage circonstanciel du propos. Le chapitre « La première page manquante » [I, 5] rapporte un souvenir scolaire coïncidant pour l’auteur avec la « dernière année d’études secondaires, au Colegio Nacional de Buenos Aires » (p. 109). Il y est question d’un texte obscur de Kafka sur l’allégorie daté de 1922 lu par le professeur argentin à ses élèves des années 1960. Quelle que soit la difficulté du texte envisagé, Manguel ne manque pas de procéder à une mise en perspective des énoncés par la datation.

27L’idée d’un en-deçà des mots et d’un sujet comme « être-au-monde » affleure ici et là. Le recueil Dans la forêt du miroir porte en sous-titre : « Essais sur les mots et sur le monde ». Une histoire de la lecture cite aussi le propos de Kafka rapporté par Gustav Janouch selon lequel l’expérience (la vie) dépasse toujours les livres :

Un livre ne peut remplacer le monde. C’est impossible. Dans la vie, tout a son sens et ses buts propres, pour lesquels il ne peut exister de substitut permanent. On ne peut pas, par exemple, maîtriser sa propre expérience par le truchement d’une autre personnalité7.

28On remarque également l’attention portée au corps lisant, physiquement présent au monde et à un lieu donné. Le fameux « cabinet aux iris » de Proust, souvent commenté par les théoriciens de la lecture, est mentionné dans le chapitre « Lecture privée » (I, 9) aux côtés d’Henri Miller qui écrivit à son tour :

Toutes mes bonnes lectures ont lieu aux toilettes. Il y a des passages d’Ulysse qu’on ne peut lire qu’aux toilettes – si l’on veut en extraire toute la saveur du contenu8.

29Si le corps est l’une des quatre dimensions de la théorie de l’arrière-texte9, un corps figuré par le style, à en croire Roland Barthes (1953), il fut aussi pris en compte par un théoricien comme Michel Picard dans son essai La Lecture comme jeu (1986). Il correspond alors à l’instance du liseur interagissant avec les deux autres instances – lu et lectant – dans la dialectique d’une lecture littéraire assimilée à un jeu. Entre le lu se projetant jusqu’au fantasme dans le texte et le lectant qui décode, le liseur est l’instance permettant, grâce au contact physique avec le monde, de distinguer la fiction de la réalité. Le chapitre « L’auteur en lecteur » (II, 7) donne au corps toute sa puissance active en traitant de la parole sous sa forme oralisée. Il y est en effet question de la lecture publique donnée par les auteurs de leurs propres textes : « une action entreprise à l’aide du corps entier afin de toucher autrui » (p. 295).

30La relation à autrui, tangible dans le cas limite de la lecture publique, est mentalement convoquée lorsqu’il s’agit de lire des textes éloignés dans le temps. Il s’en suit une espèce de dialogue à distance entre les époques et les sujets, spécialement aiguisé par la traduction. Le chapitre « Le traducteur en lecteur » (II, 8) s’attarde sur les traductions de la poétesse Louise Labé par le moderne Rainer Maria Rilke. Une lecture perdrait une part de sa saveur sans la conscience de l’écart temporel entre le contexte de production et le moment où on lit : « Pour Louise Labé, la faculté du lecteur consiste à recréer le passé » (p. 310), autrement dit, à faire surgir au moins partiellement un arrière-texte auctorial conjecturé. Mais les limites de cette entreprise sont vite atteintes et la lecture-traduction, par le biais de l’analogie, consiste également pour le poète-traducteur à projeter dans sa version du texte d’origine son propre arrière-plan mental. Les sonnets traduits par Rilke peuvent ainsi opérer une véritable recréation que Manguel, analysant l’original et la traduction, n’est pas loin de trouver par endroits supérieure : « Qu’a donc découvert Rilke dans le poème de Labé, qui lui a permis de convertir le banal heureuse en ce mémorable seliglicher ? » (p. 307). Il est ici question du choix des mots et du pouvoir évocateur de leurs sonorités pour rendre l’émoi amoureux.

31L’autonomie du lecteur recréant le texte atteint dans la traduction de Rilke un degré élevé. Selon les cas de figure, une gradation est envisageable. La Bible, en dépit de l’autorité dont elle est censée émaner, est déjà ouverte à la dualité d’un « texte écrit » et d’une « glose orale » :

Cette notion de texte double – le mot écrit et la glose du lecteur – impliquait que la Bible permet une révélation continue, fondée sur mais non limitée par les Écritures proprement dites. [I, 5, p. 114]

32Une autre forme d’autonomie biaisée réside dans l’instrumentalisation du texte à lire. Attribuer au texte une valeur prophétique interdit a priori toute actualisation personnelle du sens et dissimule une manipulation politique. Le chapitre « Lire l’avenir » [II, 3] analyse en ce sens le geste de l’Empereur Constantin qui se proclama au IVe siècle défenseur du christianisme en se réappropriant au passage les textes antiques déclarés anticipations prophétiques. Mais la réduction de l’énoncé à lire à un message à déchiffrer mène pourtant à son contraire, l’actualisation dans le sens du lecteur :

Ce que Constantin a découvert, en ce lointain Vendredi saint et à jamais, c’est que la signification d’un texte est amplifiée par les capacités et les désirs du lecteur. Face à un texte, le lecteur peut transformer les mots en message qui résout pour lui une question sans rapport historique avec le texte ni avec son auteur. Cette transformation du sens peut enrichir ou appauvrir le texte ; invariablement, la situation du lecteur déteint sur le texte. Par ignorance, par conviction, par intelligence, par ruse et tricherie, par illumination, le lecteur récrit le texte avec les mots de l’original mais sous un autre en-tête, il le recrée, en quelque sorte, du simple fait de lui donner une existence. [Manguel, 1996, p. 250]

33On pense ici aux analyses d’Yves Citton sur la nécessaire actualisation du sens dans la lecture (2007).

34L’autonomie plus ou moins prononcée du lecteur vis-à-vis du texte lu n’est pas qu’une affaire d’autorité prêtée à ce texte. Elle est aussi liée au statut de la parole de lecteur convertie en contre-texte ou texte de lecture10. Ce statut, selon le cadre éditorial ou institutionnel dans lequel la parole se déploie, couvre le champ allant du commentaire au texte inventif. Si la lecture à voix haute, la monographie, le commentaire, voire la traduction sous des formes différentes, restent des paroles laissant au texte de l’autre son statut d’objet central11, le texte de lecture peut aussi s’affranchir plus ou moins de cette contrainte jusqu’à se rapprocher du texte d’invention qui use librement, par l’intertextualité, d’emprunts au répertoire. Une forme intermédiaire intéressante est décrite dans le chapitre « Le livre de la mémoire » [I, 3] qui évoque Pétrarque lisant d’une manière nouvelle suggérée selon lui par Augustin. La lecture associée à l’écriture devient un prélèvement effectué dans différents textes. Il s’agit alors de « prendre une expression, une image, » et de « l’associer à une autre cueillie dans un texte ancien » (p. 84).

35Quel que soit le cas de figure retenu, la parole dédoublée, de la sphère auctoriale à la sphère lectorale, suppose une pluralité de sujets. La lecture à voix haute en constitue l’exemplification la plus frappante. Dans la lecture à voix haute, généralement astreinte au déroulement linéaire intégral du texte à lire, la voix de l’autre acquiert par cette exécution une consistance et une précision supérieures à celle d’une lecture silencieuse, plus libre et plus ouverte à la divagation personnelle par ses coupures, pauses et retours en arrière. Dans le même temps, l’intonation du sujet lisant et le rythme de sa parole donnent une résonance particulière au texte lu, en lien avec la personnalité de l’orateur et son interprétation du texte. La lecture à voix haute réalise ainsi une sorte de stéréophonie de la parole, respectueuse d’autrui. La présence d’un public d’auditeurs ajoute une dimension supplémentaire à cette opération. On peut savoir gré à Une histoire de la lecture de mettre sous nos yeux deux images figurant, avec cet élargissement des sujets impliqués dans la lecture, la dimension sociale de cette activité. Une gravure du XVIIIe siècle représente page 136 une lecture publique dispensée à un groupe de personnes de tous âges écoutant attentivement. Au moment fixé par l’image n’existe pas encore le principe d’un enseignement pour tous, dispensant l’apprentissage de la lecture. Socialité et émancipation vont de pair. De même, la photographie rare « d’une esclave en train de lire prise vers 1856 à Aiken, en Caroline du Sud » (p. 328) montre un petit groupe d’enfants assis ou debout qui écoutent une jeune fille noire en train de lire. Elle souligne l’enjeu de libération lié à cette pratique encore théoriquement interdite aux esclaves, en plein XIXe siècle dans les États du Sud des USA.

36Un cas de lecture à voix haute fait toutefois exception : la lecture effectuée par un auteur lisant son propre texte devant un public. Cette pratique a traversé toutes les époques. Le chapitre « L’auteur en lecteur » [II, 7] en déroule quelques figures de Pline à Dámaso Alonso, notant au passage ses effets variés : partage, auto-correction, contrôle de l’interprétation. Ce dernier point interroge sur les limites d’un tel exercice tendant parfois à imposer l’ascendant d’un sujet sur d’autres réduits au rang d’auditoire captif ou pour le moins naïf : on venait écouter Dickens « pour comparer la voix de l’écrivain avec son écriture » (p. 303). Dámaso Alonso critique en ce sens les lectures publiques, y voyant « une expression du snobisme hypocrite et de l’incurable superficialité de notre époque » (p. 304).

37Entre l’hégémonie sans partage de l’auteur sur le sens de son texte, réaffirmée dans ce type de lecture publique, et la négation anarchique d’un sens projeté par l’auteur dans son écrit, l’essai de Manguel nous paraît esquisser une voie médiane très proche de ce que vise la théorie de la parole dédoublée. Le chapitre « La première page manquante » [I, 5] formule à ce propos une critique de Paul de Man et de son livre Allégories de la lecture (1979) qui, sous prétexte « qu’aucune lecture ne peut jamais être définitive », garantie par un sens supérieur à déchiffrer, en vient à démontrer que chaque lecteur peut imposer la loi de sa fantaisie au texte, ce qui revient à « un échec anarchique de la lecture » (p. 110). À défaut d’absolu, la lecture, acte relatif, est le fruit d’une négociation entre la donne textuelle et la performance du lecteur : « Avec le temps, nous nous sommes rendu compte que certaines lectures étaient meilleures que d’autres – mieux informées, plus lucides, plus stimulantes, plus agréables, plus troublantes » (p. 116). Ce chapitre met en regard les deux pôles de l’allégorie : l’un, conformément à la tradition religieuse, est orienté vers la recherche d’un sens transcendant introuvable, l’autre renvoie pour les modernes à l’interprétation inépuisable de certaines images stimulant l’activité productive du lecteur ; on pense ici aux travaux de Walter Benjamin (1925).

Convergences aléatoires et interrogations

38Prolongeons pour finir cette réflexion comparative en évoquant à présent quelques points intrigants.

39Revenons d’abord à Derrida cité dans le chapitre « Commencements » [II, 1] : « l’auteur (l’écrivain, le scribe) qui souhaite sauvegarder un sens doit aussi être le lecteur » (p. 221). Les rôles sont évidemment cumulables sur le moment, mais le problème se pose lorsque le temps écoulé induit la lecture de l’écrit par autrui en l’absence du scripteur. Tel est, nous semble-t-il, le problème posé par le même Derrida dans La Pharmacie de Platon12 (1968), livre qui s’attaque à l’autorité de l’Auteur sur le sens du texte d’une façon que nous avons jugée excessive puisqu’il affirme que l’écriture – une certaine modalité de l’écriture – présupposerait « l’absence de Père ». Le Phèdre de Platon qu’utilise Derrida comme point de départ de sa réflexion n’est pas mentionné non plus dans ce chapitre mais se trouve assez longuement évoqué dans un chapitre antérieur, « Le livre de la mémoire » (1, 3). Il y est question sur près de deux pages du moment où Socrate rejette l’écriture (et le dieu Thot, censé en avoir fait le don au roi d’Égypte) parce qu’elle nuit à la mémoire et qu’elle substituerait à la réflexion personnelle l’illusion d’un savoir par l’écrit. Pas de référence non plus à La Pharmacie dans ce chapitre. En revanche Manguel prolonge sa méditation sur le Phèdre par l’évocation d’un auteur du Moyen-Âge, Richard de Fournival, que nous avons découvert grâce à lui. Fournival écrit vers 1250 ceci, que l’on pourrait lire comme une correction par anticipation de Derrida : « c’est le livre et non le lecteur qui préserve et transmet le souvenir » (p. 80). Il est question ici du livre dans sa matérialité objective et non du Texte transcendant les distinctions entre les sujets auteur et lecteur dont rêve Derrida avec Barthes13, au tournant des années 1970. Le livre selon la leçon de Fournival est la trace d’une parole déposée ou voix d’auteur. Dans ce jeu de mentions explicites et implicites, nous nous plaisons à percevoir quelque chose comme le fantôme de Derrida convoqué pour une rêverie sur l’écriture-lecture.

40Ce problème du dédoublement du sujet et des énoncés revient à propos du poète Whitman, dans le chapitre « Métaphores de la lecture » [I, 10]. On perçoit chez ce poète et chez son commentateur la tentation d’une perspective fusionnelle effaçant tout clivage :

Pour Whitman, le texte, l’auteur et le monde se renvoient l’image les uns des autres dans l’action de lire, action dont il amplifiait la signification jusqu’à lui faire expliquer toute activité humaine, de même que l’univers dans lequel tout cela se produit. […] Dire qu’un auteur est un lecteur, ou un lecteur un auteur, considérer un livre comme un être humain ou un être humain comme un livre, décrire le monde comme un texte ou un texte comme le monde sont autant de façons de nommer l’art du lecteur. [Manguel, 1996, p. 204‑205]

41Oui, peut-être, dirions-nous, à condition de ne pas escamoter le dédoublement des sujets, porteur de différenciation. Prévoyant en quelque sorte notre objection au caractère unificateur de l’analogie, Manguel cite le critique allemand Blumenberg et son propos sur la métaphore considérée non pas « comme le vestibule donnant accès à la formation des concepts », mais « comme un moyen authentique de compréhension des contextes » (p. 205).

42L’indifférenciation des sujets est solidaire d’une acception large de l’acte de lire qu’on retrouve dans les expressions « lire le monde » et surtout « lire les images ». « Lire les images » est le titre d’un chapitre (I, 6). La tirade sur le verbe « lire » (p. 19-20), portée par l’enthousiasme, étend le logos à une collection d’actes non entièrement superposables : 1/ déchiffrer (pour les langues occidentales) le codage alphabétique de la langue en identifiant ses unités intermédiaires (les mots) et leur sens dans des unités plus larges (phrases ou textes) et être capable de dire l’énoncé à voix haute, 2/ interpréter un message quel qu’en soit le support, 3/ reconnaître la présence de signes (quelle qu’en soit la nature, certains étant décomposables et d’autres non). Cette troisième acception nous paraît problématique dans le sens où elle suppose une convertibilité parfaite de l’image en langage verbal. Bien sûr la conversion partielle est possible et même nécessaire. Les Mythologies de Barthes en ont donné de brillantes démonstrations sémiologiques. Mais la dimension iconique de l’image est aussi l’affaire de la sémiotique qui prend en compte une hétérogénéité partielle. Nous renvoyons pour vérification de cette double dimension au livre de Michel Butor, Les Mots dans la peinture (1969). Le nouveau romancier réfléchissant dans cet essai sur « les sentiers de la création », part de l’idée que les images ont besoin du langage verbal pour être comprises et il analyse les dispositifs d’accompagnement textuels entourant dans les musées les tableaux des peintres. Le tableau de Brueghel, La chute d’Icare (1508), constitue un point de départ très démonstratif de cette idée. Cette toile exemplifie l’une des anciennes fonctions de l’art pictural consistant à représenter des scènes mythologiques par ailleurs objets de récits dont on peut retrouver certains détails sur le tableau. Progressivement, toutefois, cet essai sur la peinture occidentale rencontre avec la peinture moderne une série de contre-exemples. Ainsi la toile Jubilé de Jaspers Johns (1954), qui offre au regard un enchevêtrement de formes et de lettres de l’alphabet, semble manifester la mise en échec des mots dans la tentative d’interprétation.

43Enfin nous croyons discerner dans le chapitre « Pages de fin » les germes d’une théorie, ou mieux, d’une pensée, de la lecture comme fiction. Ce chapitre oppose au titre du livre qui s’achève, introduit par son article indéfini « Une », celui du livre impossible à écrire mais qui peut être rêvé : L’Histoire de la lecture. D’où l’épigraphe empruntée à Mallarmé qui évoque dans une Lettre à Paul Verlaine le « Grand Œuvre » seulement entrevu par lui. Mais Mallarmé est aussi un des précurseurs de la théorisation du rapport entre écriture et fiction, un mot qui revient avec insistance dans ce chapitre, on va le voir. Glosant Descartes dans ses Notes sur le langage (1869-1870), Mallarmé définit la fiction comme « le procédé même de l’esprit humain ». En ce sens, toute œuvre de langage est fictive puisqu’elle use du langage pour donner forme ou figure à son propos selon l’étymologie latine du mot (figura > fiction). À cette acception large de la fiction s’oppose une acception restreinte et en même temps plus courante opposant fiction et non-fiction selon un cadre pragmatique ne conférant pas à tous les énoncés le même degré de réalité. La distinction est d’importance pour une réflexion sur la littérature soucieuse de ne pas englober sous un même terme des acceptions différenciées14.

44Nous croyons pouvoir discerner dans ces « Pages de fin » un jeu sur ce double sens du mot fiction. Ayant pris soin de préciser que L’Histoire de la lecture, introduite par son article défini n’existe pas, puisqu’elle relève du Livre impossible, Manguel rêve à ce qu’elle pourrait être et joue à en esquisser quelques aspects : « Le fait qu’un livre n’existe pas […] n’est pas une raison de l’ignorer. […] Il y a des volumes consacrés à la licorne, à l’Atlantide… » (p. 364). L’existence d’un livre nommé L’Histoire de la lecture est donc une fiction au sens restreint du terme. En abîme, l’auteur s’amuse à feindre que certains chapitres de cette Histoire concernent « la lecture de fiction » (p. 372) ; un peu plus loin il évoque le romancier Stevenson nourrissant ses romans d’un matériau culturel hétéroclite : « tout cela finit par trouver une place dans sa fiction » (p. 372).

45À cette acception restreinte sur fond de différenciation entre fiction et réalité s’ajoute une acception élargie du mot fiction, appliquée à tout discours, suivant la leçon mallarméenne. Toute pensée, y compris théorique, relève alors de la fiction à un degré plus ténu, en tant qu’œuvre de langage portant la marque de l’imaginaire. Suivant également la leçon de Cervantès, le lecteur peut à son tour être compris comme un « personnage de fiction » (p. 369). Cette acception ne vaut pas seulement, en abîme, pour le lecteur du Quichotte, Elle s’étend à tout lecteur mettant des mots sur sa lecture du texte d’autrui et la configurant par cet acte.

46Une dernière preuve, enfin, d’une approche différenciée de la notion de fiction dans l’œuvre d’Alberto Manguel, réside selon nous dans sa pratique éditoriale ouvrant d’une part sur les œuvres réflexives partiellement examinées ici et d’autre part sur des fictions au sens courant de roman, parmi lesquelles Stevenson sous les palmiers (2001) ou Un retour (2005).

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47Au terme de ce dialogue avec l’œuvre d’Alberto Manguel, nous voudrions d’abord souligner ce que nous y avons appris et exprimer notre gratitude pour l’accueil attentif réservé par l’intéressé à nos remarques et questions. Rien d’étonnant, à vrai dire, de la part d’un auteur qui a placé au centre de son écriture la lecture, autrement dit l’attention à l’autre. Par exception, l’échange verbal différé, formule, selon nous, de la relation littéraire, a pu se doubler d’un échange « en direct ».

48Il n’est pas surprenant non plus que sa pensée présente certaines affinités avec la théorie de la parole dédoublée en contexte littéraire. Un premier point commun réside peut-être dans le fait de partir de l’écoute des écrivains plutôt que de l’abstraction. La dimension réflexive de nombreux écrits littéraires invite à les considérer comme un réservoir d’intuitions fécondes.

49L’idée de la parole dédoublée est adossée à la pensée d’un sujet à l’œuvre, lui-même multiple. L’arrière-texte et la parole dont nous avons esquissé le contenu théorique relèvent de la pensée complexe théorisée par Edgar Morin15. La structure à la fois régulière et labyrinthique de l’essai Une histoire de la lecture en donne une image sans doute plus riche. Cette manière de penser la littérature répond au besoin d’assouplir les catégories de la théorie.

50Enfin, qui dit « sujet dédoublé à l’œuvre » suppose que chacun – le sujet auteur amont et le sujet aval produisant chaque nouvelle lecture – reste pour une part étranger à soi-même, ce qui peut nourrir le débat et le fortifier.