“Édifice(s)”. Labyrinthes imaginaires et bibliothèques oniriques chez Umberto Eco et Alberto Manguel
- Où trouverait-on plus de solitude, plus de silence, monsieur le professeur ? répondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du Muséum vous offre-t-il un repos aussi complet ?
- Non, monsieur, et je dois ajouter qu’il est bien pauvre auprès du vôtre. Vous possédez là six ou sept mille volumes…
- Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens qui me rattachent à la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus s’est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j’ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis lors, je veux croire que l’humanité n’a plus ni pensé, ni écrit.
Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers ([1869], 2004, p. 128)
1Répondant au béotien goguenard qui s’étonne que l’on puisse entreposer tant de livres dans un même lieu – et doute dans sa barbe de l’authenticité de leur lecture –, Umberto Eco s’agace, dans Comment voyager avec un saumon. Nouveaux pastiches et postiches, qu’une pareille sidération s’empare aussi de « personnes au-dessus de tout soupçon » (Eco, [1997], 2000, p. 190), amateurs éclairés au demeurant. Invariable rituel : « Le visiteur s’avance et dit : “Que de livres ! Et vous les avez tous lus ?” ». Comment répondre si ce n’est en parodiant Montesquieu : Comment être lecteur quand on est pris pour un bibliomane dans son antre gargantuesque ? Umberto Eco a mis de l’eau dans son vin : « Avant, j’optais pour le mépris : “Non, je n’en ai lu aucun, sinon pourquoi les garderais-je ici ?” » (Eco, [1997], 2000, p. 191). La galéjade a de quoi laisser interdit l’importun : « “Non, là c’est ceux que je dois lire d’ici le mois prochain, le reste je l’entrepose à l’université”, réponse qui d’un côté suggère une sublime stratégie ergonomique, et de l’autre amène le visiteur à anticiper le moment de prendre congé ». Façon polie de signifier a posteriori que le visiteur est bien resté sur le seuil de la bibliothèque. Comment l’y faire entrer sans l’angoisser ni le culpabiliser ? L’édifice est donc là, qui en intimide plus d’un par ses proportions pour le moins monumentales. Autant l’avouer sans ambages, une bibliothèque est un espace mesuré de démesure, donc un locus amoenus qui passe pour terribilis au premier venu, un objet de fantasme et d’initiation plus que de simple stockage, pour tout dire un lieu imaginaire, une architecture poétique. Qu’en est-il d’Alberto Manguel ? Vit-il dans sa bibliothèque ou vit-il sa bibliothèque ? Où est-elle ? Où est-il ? Ce qui revient au même. Bien vite le dehors et le dedans se résorbent en une catégorie ontologique fort peu fréquente, celle de l’homme-bibliothèque, c’est-à-dire d’un Sujet qui s’identifie de manière métonymique avec tous ces/ses objets-livres. Des livres par milliers à perte de vue… Alberto Manguel partage avec Umberto Eco notamment le privilège de posséder – à moins que ce ne soit l’inverse – une bibliothèque gigantesque dont les gazettes suivent complaisamment la croissance et l’itinérance. Bibliothèque en devenir infini, labyrinthique dans son essor même, comme un miroir promené le long des chemins de la vie. Alberto Manguel place en épigraphe du chapitre 7 de La Bibliothèque, la nuit cet aphorisme gourmand d’Umberto Eco, suivi de sa source, « What is the Name of the Rose » : « La fonction d’une bibliothèque est un peu celle de l’étal d’un bouquiniste : un lieu où on peut faire des trouvailles » (Manguel, [2006], 2009, p. 169). Autant dire que la bibliothèque dessine une géographie de l’aventure et de la découverte : « Pour Umberto Eco, une bibliothèque doit avoir le côté imprévisible d’un marché aux puces » (Manguel, [2006], 2009, p. 169). Portrait du lecteur en brocanteur. Féeries des nuits de chine. Si la bibliothèque revêt ainsi la dimension matricielle et fabuleuse d’un « royaume du hasard » chez Alberto Manguel, qu’en est-il lorsqu’elle se donne comme figuration en abyme et topos langagier ? Thématisée au centre de la fiction romanesque, notamment du Nom de la rose (1982) qui la désigne comme « l’Édifice », elle témoigne d’une absorption du lieu par l’imaginaire narratif. Le roman s’en empare, fait d’elle un espace élu, le lieu le plus approprié à sa parole. Toutes les bibliothèques fantasmatiques, à l’instar de celle, aux confins du fantastique, « monastique et meurtrière » (Manguel, [2006], 2009, p. 291) qu’Alberto Manguel voit se déployer dans le roman d’Umberto Eco, obéissent à une logique à laquelle le réel n’entend pas docilement se plier : « toutes celles-là sont de l’ordre du désir ». La conscience désirante donne lieu à la mythification poétique de la bibliothèque, espace totalisant par excellence dont le tracé s’exonère des limites du monde physique. Rêvée, utopique, cette bibliothèque manguélienne apparaît dans les « Notes pour une définition de la bibliothèque idéale » du Nouvel éloge de la folie : elle relève de l’idéal, car elle « existe en dehors du temps et en dehors de l’espace » (Manguel, 2001, p. 354), c’est-à-dire dans le papier qui est censé l’échafauder. La bibliothèque-monde, par son illimitation fondamentale, construit d’abord un signe, une représentation verbale qui entend rivaliser avec l’intégralité de ce que le réel recèle, et réussir ainsi la prodigieuse équivalence du dehors et du dedans, du contenant et du contenu. Ce symbole, lui-même en expansion, exprime leur coextensivité, leur croissance gémellaire. Étonnant pouvoir intégratif, sémantique et cognitif de la bibliothèque : elle donne lieu à une rêverie labyrinthique dans un périmètre dont la littérature scelle la sacralité. Elle prend corps dans le dédale architectural qu’agence le narratif, à l’exemple du Nom de la rose d’Umberto Eco revisité par Alberto Manguel. Ainsi la bibliothèque comme représentation spéculaire du monde se fait-elle mappemonde. Elle induit en son sein une itinérance, une quête et une métaphysique, tant il est vrai que c’est là vraiment que la vie s’apprend… .
2« Si Dieu existait, il serait une bibliothèque », se plaisait à répéter Umberto Eco. L’exemple vient d’en haut. Faisons de la démiurgie bibliothécaire un signe du divin ou du moins du rêve de totalité, – en tout cas le signe de la transcendance de l’Édifice, comme métaphore babélienne. Dans La Bibliothèque, la nuit, Alberto Manguel voit en la tour de Babel et la bibliothèque d’Alexandrie deux « monuments qui, pourrait-on dire, représentent tout ce que nous sommes » (Manguel, [2006], 2009, p. 30). Ces amplifications mythifiées de la bibliothèque personnelle fabriquent un microcosme qui rejoint le cosmos, arche d’alliance onirique de la terre et du ciel. Comment ces deux espaces de savoir peuvent-ils se conjoindre ? Par la représentation allégorique :
Le premier, édifié dans le but d’atteindre les cieux inaccessibles, était né de notre désir de conquérir l’espace, désir puni par la pluralité des langues qui aujourd’hui encore oppose des obstacles quotidiens à nos tentatives de nous faire connaître les unes des autres. Le second, construit afin de réunir, en provenance du monde entier, ce que ces langues s’étaient efforcées de consigner, répondait à notre espoir de vaincre le temps et finit en un incendie légendaire qui consuma jusqu’au présent. La tour de Babel dans l’espace et la bibliothèque d’Alexandrie dans le temps sont les symboles jumeaux de ces ambitions. Dans leur ombre, ma petite bibliothèque est un rappel de ces deux aspirations irréalisables – le désir de contenir toutes les langues de Babel et celui de posséder tous les volumes d’Alexandrie (Manguel, [2006], 2009, p. 30-31).
3Mise en abyme de la bibliothèque absolue, ma petite bibliothèque en constitue la propédeutique, l’avatar inachevé et en devenir constant, image finie de l’infini, dont la configuration doit également beaucoup à la « biblioteca total », ultérieurement titrée « biblioteca de Babel » dans Fictions de Jorge Luis Borges, écrivain si cher à Alberto Manguel. Vertigineuse bibliothèque susceptible de contenir tous les textes possibles, à la fois imaginée et inimaginable. En une notice concise, le Dictionnaire des lieux imaginaires réussit le prodige d’en cristalliser l’image, voire la cauchemardesque finalité. Dans la mesure où la bibliothèque « est infinie, tout ce qui peut être écrit dans n’importe quelle langue est conservé ici » (Manguel, [1998], 2017, p. 63). Encyclopédie de l’humain, elle en fait le tour, au sens propre, enferme la connaissance dans l’« enkuklios », son cercle. Elle rassemble ainsi « l’histoire minutieuse et détaillée du futur, les autobiographies des archanges, l’inventaire complet de la bibliothèque » (Manguel, [1998], 2017, p. 63), sans omettre « des milliers de faux catalogues, le récit authentique de la mort de chaque homme, la traduction de tous les livres dans toutes les langues » (Manguel, [1998], 2017, p. 63). Elle est le monde entier, dans son entier, mais elle prend plus de place que lui par son inclusivité même puisqu’elle se fait le conservatoire de ce que fut, est et sera le monde. La nouvelle borgésienne a tout autant inspiré Umberto Eco. Lors d’une conférence, donnée en mars 1981 à Milan pour célébrer le vingt‑cinquième anniversaire de l’installation de la bibliothèque communale dans le palais Sormani, et publiée sous le titre De Bibliotheca, il commence par reproduire un large extrait du texte de son illustre devancier argentin, précédé d’un exorde malicieux : « Je crois que dans un lieu aussi vénérable il convient de commencer, comme pour une cérémonie religieuse, par la lecture du Livre » (Eco, 1986, p. 11) afin de « mettre notre esprit dans de bonnes dispositions comme feraient les litanies ». Liturgie plaisante pour une action de grâce impertinente. Déclarations parfaitement symétriques au demeurant : tandis qu’Alberto Manguel considère, dans La Bibliothèque, la nuit, la « biblioteca de Babel » comme la « bibliothèque illimitée comprenant tous les livres possibles » (Manguel, [2006], 2009, p. 97), Umberto Eco rappelle dans son De Bibliotheca combien cette dernière « veut être l’image et le modèle de l’Univers » (Eco, 1986, p. 13). Si le cosmos est un espace ordonné, l’architecture ne peut qu’en mimer l’organisation harmonieuse. Miroirs topographiques de texte en texte. L’invention fictionnelle étire et accentue la géométrisation propre à toute bibliothèque. Celle de Jorge Luis Borges, dans Fictions, frappe par ses « galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d’aération bordés par des balustrades très basses » (Borges, 2019, p. 79). Ainsi se crée une perspective faite de volumes pour les volumes, étagée à l’infini : « La distribution des galeries est invariable. Vingt longues étagères, à raison de cinq par côté, couvrent tous les murs moins deux » (Borges, 2019, p. 79). Dans Le Nom de la rose, la bibliothèque apparaît à Guillaume de Baskerville et à son secrétaire comme un étrange rêve de pierre, pièce maîtresse de l’abbaye médiévale. Après le portail nord de l’église, le regard se porte sur « la tour sud de l’Édifice, qui offrait de front aux yeux du visiteur sa tour occidentale, puis à gauche se liait à la muraille » (Eco, [1982], 1987, p. 39). L’ensemble donne sur « l’abîme, juste au‑dessus duquel s’avançait la tour septentrionale, qu’on voyait de biais ». La pénétration dans la bibliothèque ajoute au mystère des lieux le franchissement dramatisé du seuil, voire son immémoriale obturation, comme si l’Édifice baignait dans un onirisme crépusculaire et spectral, d’ailleurs efficacement entretenu par les propos assez énigmatiques du vieux Alinardo de Grottaferrata :
- La bibliothèque ? Pourquoi ? Il y a des années que je ne vais plus dans le scriptorium et je n’ai jamais vu la bibliothèque. Personne ne va dans la bibliothèque. […].
- La bibliothèque est un labyrinthe ?
- Hunc mundum tipice laberinthus denotat ille, récita le vieillard d’un air absorbé. Intranti largus, redeunti sed nimis artus. La bibliothèque est un grand labyrinthe, signe du labyrinthe du monde. Tu entres et tu ne sais pas si tu en sortiras (Eco, [1982], 1987, p. 200).
4Inhospitalier et dysphorique, « l’Édifice » suscite l’effroi. Le récit accentue à l’envi son apparence inaccessible mais en même temps sa littérarité, de l’intertexte au métatexte. En effet, la représentation de la bibliothèque du Nom de la rose reprend, déforme et démarque la « biblioteca de Babel » de Jorge Luis Borges. Le bibliothécaire en est un vieil aveugle, « silhouette assise, qui paraissait nous attendre immobile dans le noir, si toutefois elle était encore vivante » (Eco, [1982], 1987, p. 579). Umberto Eco a donné les clés, sinon de « l’Édifice », du moins de la genèse de son personnage dans De la littérature, avec l’essai « Borges et mon angoisse de l’influence » : « l’idée de la bibliothèque me vient naturellement et, avec elle, celle d’un bibliothécaire aveugle que je décide d’appeler Jorge de Burgos » (Eco, 2003, p. 112). Dans la dynamique herméneutique propre à l’œuvre, Jorge de Burgos et Guillaume de Baskerville redoublent de manière spéculaire le couple mythique de Thésée et du Minotaure. Leur affrontement se solde par l’inversion de la victoire finale : ce n’est plus, comme à l’origine, Thésée qui la remporte, mais Jorge-Minotaure. Certes, Guillaume de Baskerville parvient au centre de la bibliothèque mais il ne peut s’emparer de l’ouvrage ardemment désiré, le fameux exemplaire unique du second livre de la Poétique d’Aristote. Tout l’univers du Nom de la rose s’effondre dans les flammes. Cette architecture qui « paraissait si solide et en tout point inébranlable, révélait en cette désastreuse circonstance sa faiblesse, ses lézardes, ses murs rongés jusqu’à l’intérieur » (Eco, [1982], 1987, p. 609).
5« L’Édifice » disparaît : la bibliothèque dédalique est infinie mais pas éternelle. Elle emporte dans sa combustion le Livre, celui jugé si dangereux par Jorge de Burgos qu’il en avait empoisonné les pages et donc ses futurs lecteurs. C’est le labyrinthe de la bibliothèque qui est également disloqué par la fiction romanesque. Que penser alors de la quête qui s’y est déployée ? Guillaume de Baskerville échoue. Sa libido sciendi n’a pas été satisfaite, sa soif de connaissance et de vérité pas étanchée. Comment alors triompher du Minotaure ? S’il ne convient pas pour autant d’abandonner la quête, c’est-à-dire de sortir de la bibliothèque, la réponse réside sans doute dans l’architecture même du labyrinthe. Umberto Eco en définit trois types dans son ouvrage De l’arbre au labyrinthe. Études historiques sur le signe et l’interprétation. Souvenons-nous de nos bibliothèques et nous comprendrons peut-être mieux leur usage et leur arpentage. La première catégorie correspond au labyrinthe « unicursal ». Volontiers spiralé, il ne présente qu’un sens de la marche et met à l’épreuve quiconque veut en atteindre le centre. Il constitue souvent une métaphore du cheminement eschatologique. Le deuxième labyrinthe est dit « maniériste » : il repose sur l’enchevêtrement de voies plurielles, comme dans le jardin baroque où l’on se perd volontiers dans le va-et-vient, l’inconstance, le décentrement et le leurre. Espace démultiplié par ses propres impasses. Enfin le troisième type ressemble au « rhizome » de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Il s’agit en biologie de la tige souterraine, généralement horizontale, de certaines plantes vivaces. Il diffère d’une racine par sa structure interne, et en ce qu’il porte des feuilles réduites à des écailles, des nœuds et des bourgeons, qui produisent des tiges aériennes et des racines adventives. Le rhizome peut dans certains cas se ramifier considérablement et permettre ainsi la multiplication de la plante. La métaphore végétale exprime le concept moderne de structure en réseau. À l’arbre, qui sous-tend le labyrinthe « maniériste » s’oppose la dynamique associative du « rhizome » selon Gilles Deleuze et Félix Guattari : « Principes de connexion et d’hétérogénéité : n’importe quel point d’un rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre, et doit l’être » (Deleuze et Guatarri, 1976, p. 18). Rien à voir avec l’arbre ou la racine « qui fixent un point, un ordre ». L’ambivalence fondamentale de la bibliothèque réside dans l’hésitation entre la verticalité pyramidale, la taxinomie, la classification, le rangement, et la prolifération des mises en contact horizontales. Autrement dit, le dé-rangement est un tropisme puissant de la bibliothèque rhizomatique. Alberto Manguel sait qu’en permanence il va être dérouté par sa trouvaille. Sa poétique est en effet celle de la digression, de l’excursus, du détour mais aussi du retour, qu’il savoure dans Je remballe ma bibliothèque : « L’image d’une bibliothèque bien ordonnée fait naître dans mon esprit désordonné des connexions inattendues et hasardeuses » (Manguel, 2018, p. 16). Abandon délicieux à l’aléatoire dans l’anarchie de l’instant. Et le lecteur passionnément compulsif d’évoquer avec un malicieux attendrissement, dans La Bibliothèque, la nuit, le principe subversif de la collation spontanée au sein de la bibliothèque :
Quand j’étais adolescent, je me rappelle avoir observé avec une sorte de fascination horrifiée la façon dont, nuit après nuit, les étagères au mur de ma chambre se remplissaient apparemment d’elles-mêmes, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un recoin disponible. Les nouveaux livres, posés à plat tels les codex des premières bibliothèques, commençaient à s’empiler les uns sur les autres. Les vieux livres, satisfaits durant le jour de la place qui leur était mesurée, doublaient et quadruplaient de volume et tenaient les nouveaux à distance. Tout autour de moi – sur le plancher, dans les coins, sous le lit, sur ma table –, des colonnes de livres s’élevaient lentement, transformant l’espace en forêt saprophyte dont le surgissement des troncs menaçait de m’expulser (Manguel, [2006], 2009, p. 76).
6Objets inanimés avez-vous donc une âme ? Le livre anthropomorphisé est une occupation de choix dans l’espace de la bibliothèque poétiquement humanisée. Compter ses livres, qui ne coïncide pas nécessairement avec compter sur eux, conter la bibliothèque : raconter c’est dénombrer, mais aussi faire des livres les héros d’un conte scandé de métamorphoses. L’étymologie est éclairante : computare en latin, calculer, énumérer, inventorier, mais aussi relater, raconter. La Bibliothèque, la nuit favorise assurément l’imaginaire, mais sans jamais la priver d’un climat de fraternité hospitalière et bon enfant, microcosme de ces bons compagnons qui font la joie simple de vivre et de partager : « De vieux livres que nous avons connus sans les posséder croisent notre route et s’invitent chez nous. De nouveaux livres s’efforcent jour après jour de nous séduire par leurs titres tentants et leurs couvertures alléchantes » (Manguel, [2006], 2009, p. 76). Si le labyrinthe du Nom de la rose verse dans l’apocalypse, Alberto Manguel préfère la douceur ouatée d’un dédalisme onirique. Mise en abyme de l’invention dans l’espace bibliothécocentré. Le labyrinthe devient un songe dans Je remballe ma bibliothèque :
Depuis des années maintenant, je fais un rêve récurrent. Je suis dans une bibliothèque – faiblement éclairée, comme l’était la mienne en France, par des lampes à abat-jours verts, avec un haut plafond à poutres apparentes presque invisible – et je marche sans relâche le long des corridors tapissés de livres en imaginant ce que sont les volumes dont je distingue à peine les dos. Je me rends compte que ces livres imaginés sont un rêve dans le rêve, et je commence à reconstruire mentalement les textes que je crois avoir lus, que je voudrais lire un jour, où que j’ai lus et oubliés (Manguel, 2018, p. 92).
7Galerie des glaces de la bibliothèque. Galerie des Offices du moi lecteur en son autofiction lectrice, dont les saisons et les stations composent chez Alberto Manguel une suprabibliothèque. Jusqu’à présent le labyrinthe était dans la bibliothèque. Il en existe un autre, à son pourtour, qui construit le grand rhizome des bibliothèques successives aux quatre coins du monde. Bibliothèque des bibliothèques. Un déménagement ne constitue jamais la téléportation mathématiquement identique de la bibliothèque. Il décale, amorce une autre configuration, rend possible un réaménagement. Jubilation de l’embranchement inédit. Dans la forêt du miroir évoque la volupté du fantasme ubiquiste qui s’emparait d’Alberto Manguel enfant, au cours de sa lecture, lorsqu’une mention anodine du livre présentait un nouveau rhizome : « Pendant ce temps, dans une autre partie de la forêt… » (Manguel, 2003, p. 41). Le livre rend concomitant dans l’histoire ce que le récit présente comme une succession de possibles réalisés : « cette phrase promettait quelque chose de quasi infini : la possibilité de savoir ce qui s’était passé sur l’autre branche du chemin, celle qu’on n’avait pas prise au carrefour, celle qui était moins visible, le sentier mystérieux et tout aussi important qui menait à une autre partie de la forêt d’aventures ». C’est sans doute cela la bibliothèque manguélienne : un sentier mystérieux vers d’autres chemins, une cartographie magique et prometteuse, un labyrinthe joyeux d’omniscience érudite, une série illimitée de petits paradis augmentés.