Colloques en ligne

Alberto Manguel

Annexe. Écrire et lire sont des actions magiques

Discours d’Alberto Manguel lors de la remise du doctorat honoris causa de l’université de Poitiers

1Il est paradoxal qu’en dépit de notre insistance constante sur la cause et la causalité, et notre conviction que tout possède une raison d’être et un objectif, nous restions aveugles au fil rouge déroulé par la deuxième des Parques, celle qui mesure nos vies avec ce fil tendu de notre naissance à notre mort. Si nous avions la vue plus perçante, nous pourrions voir comment un mot que nous avons prononcé, une porte que nous avons ouverte, une personne que nous avons rencontrée étaient autant de nœuds dans ce fil qui nous a mené inéluctablement de là-bas à ici. Dans mon cas, à l’automne 2000, au tout début du nouveau millénaire, et après que nous nous étions résignés, mon partenaire et moi, à ne pas trouver une maison en France, je reçus de Christine Drugmant, de La Belle aventure, une invitation à venir à Poitiers pour une « séance de dédicace ». L’invitation de Christine nous poussa à remettre à plus tard notre retour au Canada et à prendre la route vers une région dont je ne savais rien sinon que la princesse de Faucigny-Lucinge avait un jour trouvé dans une caisse contenant son argenterie, envoyée de Poitiers à Buenos Aires, une boussole originaire de Tlön. Je me disais que si Tlön avait imposé à cette région sa géographie imaginaire, elle méritait qu’on l’explore.

2Nous habitons tous des paysages imaginaires. Où que nous ayons vécu enfants, quelque partie du monde qui nous ait accordé une mini-épiphanie, quelque décor naturel qui nous ait fait croire que la nature partage nos émotions, tout cela se combine pour confectionner une cartographie fragmentaire dans laquelle nous nous perdons régulièrement. Passeports et liens familiaux tentent de renforcer les frontières et les appartenances mais, heureusement, échouent la plupart du temps. Moscou n’a pas besoin d’exister pour que les trois sœurs en rêvent, et les autorités qui bannirent Dante de Florence n’ont jamais vraiment réussi à le priver du souvenir de sa ville bien aimée. J’ai découvert cette belle région appelée Poitou-Charentes voici une vingtaine d’années ; j’ai été forcé de la quitter quinze ans plus tard, alors même qu’elle changeait de nom. Mais quel que soit son nom aujourd’hui, une partie de moi y reste enracinée et aucune mesure bureaucratique ne peut réellement m’en arracher. Pour paraphraser Kennedy, « Je suis un Poitevin ».

3Dès notre arrivée à Poitiers, nous avons cherché une maison pouvant héberger notre bibliothèque. Voyant que l’agent immobilier avait à offrir un bon nombre de propriétés très différentes – un château, un abattoir, un moulin – je me décidai, ayant à l’esprit la vision d’un jardin cloîtré, à lui demander s’il n’avait pas, par hasard, un monastère à vendre. « Un monastère, pas en ce moment, répondit-il. Mais je peux vous montrer un presbytère. » Et c’est ainsi que nous avons acheté notre maison à Mondion, ce village qui porte le nom d’une colline où se dressait autrefois un temple à Dionysos. Grâce à la proximité de Poitiers, nous avons fait la connaissance de Jean-Luc Terradillos, qui est devenu un personnage imaginaire récurrent dans ma fiction, « aussi grand que nature et deux fois plus naturel », comme dit le Messager à la Licorne dans Alice à travers le Miroir. Grâce à Jean-Luc, j’ai rencontré Sylviane Sambor, à l’Office du Livre, qui m’a envoyé en tournée d’exploration des trésors des bibliothèques et archives municipales de la région, y compris les utopies cataloguées d’un anarchiste conservateur, le professeur Auguste Dubois, ici à l’Université de Poitiers.

4Et ainsi, l’un après l’autre, fidèlement, telles des rides dans une eau où j’aurais nonchalamment jeté un caillou, ont apparu tous ces amis qui sont devenus une partie de ce que je suis aujourd’hui. Si je me trouve ici maintenant, c’est grâce à eux.

5De toutes nos nombreuses illusions, celle de notre individualité est la plus persistante. Ignorant Copernic, chacun de nous s’imagine au cœur du monde qui l’entoure et croit pouvoir agir et réfléchir par lui-même, rejetant toutes autres présences. Nous oublions que, si nous sommes conscients de l’univers, l’univers, lui, ne se soucie nullement de notre existence, et que nos chères notions de temps, d’espace, d’état de rêve et d’état d’éveil, en termes universels, ne sont rien. Esse est percipi, disait le bon évêque Berkeley, et il aurait pu ajouter : non seulement être perçu, mais être touché, entendu, senti, interpellé. En un sens très réel, chacun de nous se trouve entre les mains d’autrui. Ce que nous appelons notre individualité est composé des réflexions, échos, questionnements et jugements que font pleuvoir sur nous des fantômes présents et passés. Rimbaud se trompait : Je n’est pas un Autre ; je est des autres.

6Des autres, tant morts que vivants. Selon notre conception étroite du déroulement temporel, seuls les habitants de notre présent sont présents, et les morts ne sont que nuages de poussière sur la route derrière nous. Et pourtant quelque chose de plus profond et plus fort que la pensée rationnelle affirme le contraire. Nos villes sont bâties sur les ombres de cités écroulées depuis longtemps, nos contemporains portent les traits précis de masques funéraires. Notre parole est faite de mots qui ne nous appartiennent pas exclusivement mais ont été prononcés par des langues aujourd’hui redevenues poussière. C’est pour cela que, dans l’au-delà de Dante, les âmes des morts parlent, car Dante savait que tout dialogue humain requiert les voix de ceux qui sont venus avant nous et ne sont jamais vraiment partis. Nous nous trouvons toujours en présence de fantômes.

7J’ai eu une chance considérable dans ma part de fantômes. Au fur et à mesure que je vieillis, leur nombre augmente de façon exponentielle – et il y en a maintenant tellement ! Plusieurs d’entre eux ont non seulement été mes guides et mes amis, mais m’ont aidé à apprendre mon métier. Je n’en nommerai que trois qui ont été mes fidèles éditeurs en français. Suivant le conseil de Marie-Catherine Vacher, Hubert Nyssen m’a adopté comme l’un de ses auteurs et, tel un Caton spirituel, m’a permis de bénéficier du talent de son épouse, Christine Le Bœuf, qui est devenue ma traductrice fidèle. Grâce à Hubert (un nœud de plus à mon fil) j’ai fait connaissance de la remarquable Lise Bergevin, de Leméac, qui a publié mes livres au Québec, une amie très chère et salvatrice en temps de crise. Et ici à Poitiers, une fois encore grâce à Sylviane, j’ai rencontré son mari, l’ineffable Claude Rouquet.

8Je crois que seule la France pouvait produire un être tel que Claude. Il était un mélange de quelques-uns de mes personnages favoris de la littérature française. Il avait l’esprit anarchique d’un Nemo, le sens intime de la justice d’un Vautrin, l’amour du langage d’un Pantagruel, l’humour impertinent de Zazie. Boris Vian aurait facilement pu le rêver : un marchand de chaussures philosophe qui (comme Cyrano) séduit la jeune fille d’un de ses clients à l’aide de la poésie qu’il a découverte dans les livres de poche exposés dans la papeterie de son village et, plus tard, fonde avec elle une maison d’édition consacrée à la publication de l’impubliable. L’Escampette (même le nom de l’entreprise ne signifie rien de plus que l’expression définie dans le Littré) a publié, avec une exception notable, de brillants poètes, romanciers et essayistes, et permis aux lecteurs français (une poignée, à tout le moins) de découvrir, guidés par Sylviane, les trésors de la poésie portugaise. À sa mort, les journaux portugais ont pleuré la disparition d’un homme-lecteur dont le catalogue éditorial était le miroir de ses goûts littéraires. « Il était tellement extraordinaire que nous avons cru parfois qu’il était imaginaire », m’a dit le poète Nuno Júdice.

9Claude n’était certes pas imaginaire. Il avait un sens très clair de ce qu’était la bonne littérature (expression aujourd’hui généralement interdite dans les cercles académiques) et, par conséquent, de ce qu’étaient les devoirs et responsabilités d’un bon éditeur. Tout titre inscrit dans le catalogue de l’Escampette avait subi de la part de Claude un examen détaillé et attentif et, une fois approuvé, faisait partie du cercle de ses élus. Bien sûr, Claude avait des goûts affirmés et des préjugés plus affirmés encore, mais ceux-ci fortifiaient sa ligne éditoriale et lui conféraient une vibrante identité. Il ne pouvait comprendre pourquoi si peu d’exemplaires se vendaient des titres qu’il aimait le plus. Il avait une foi secrète, presque enfantine, en l’intelligence du public des lecteurs, bien que tout en ce monde eût dû lui démontrer que « consommateur intelligent » est un oxymore. Mais Claude n’était qu’une tête de mule.

10Tout autour de lui, des éditeurs élargissaient leur registre commercial afin d’arrondir leur bourse au moyen d’incursions dans le domaine « fast-food » de l’édition. S’inclinant devant des bestsellers fabriqués selon des formules et devant d’abêtissants manuels de vie pratique, de vénérables maisons d’édition françaises commencèrent à inclure dans leurs catalogues des choses qui jusque-là étaient clairement et non sans compassion qualifiées de « littérature de gare ». Si des livres ne se vendaient pas, décrétaient ces grands professionnels, c’était la faute de petits éditeurs naïfs qui rêvaient de chimères et faisaient obstacle à l’avancée du progrès commercial. Dans le Monde du 23 mars 2007, Francis Esmenard, président d’Albin Michel, déclarait au Salon du livre de Paris : « Il y a trop de petits éditeurs [qui] encombrent les rayonnages des bibliothèques ». À quoi Antoine Gallimard ajoutait que les petits éditeurs « sont responsables de l’augmentation de la production ». Je crois que, sans les mains apaisantes de Sylviane, deux éminents éditeurs français auraient été retrouvés le lendemain dans leur lit la gorge tranchée. Parce que, comme Blaise Cendrars, qu’il admirait, Claude considérait que la responsabilité d’un animal doué de la parole doit s’exercer envers le monde dans lequel nous vivons. « Que font tous ces artistes, mes contemporains ? »  demande Cendrars dans L’homme foudroyé, un livre que Claude m’a offert à l’occasion d’un de mes anniversaires. « Ma parole, on dirait qu’ils n’ont jamais vécu ! Et pourtant, il n’y a qu’une seule chose de sublime au monde pour un créateur : l’homme et son habitat. »

11Claude avait conscience de notre responsabilité envers « l’homme et son habitat ». Il s’amusait d’une anecdote rapportée par Suétone à propos de l’empereur Caligula qui, en signe de son mépris pour le Sénat, nomma son cheval sénateur et le fit asseoir dans les rangs de ces nobles personnages. D’après ce que nous savons des officiels au pouvoir, Claude estimait que l’insulte devait être plus vivement ressentie par le cheval. Car il comprenait que, quelle qu’en soit l’intention explicite, l’insulte par association est une noble méthode ancienne de vitupération.

12Les associations révèlent aussi les critères qui sous-tendent les choix. Inclure, ainsi que l’a fait l’Académie Historique Espagnole, le Général Franco au nombre des héros exemplaires de l’Espagne, c’est placer Franco dans la même classe que des personnages estimés justes et nobles comme Isidore de Séville ou le Cid. Inviter à l’Élysée le Colonel Kadhafi, comme l’a fait Nicolas Sarkozy en mars 2007, c’est juger le colonel digne de s’asseoir sur le même siège que de précédents invités tels que Mère Teresa et Nelson Mandela. Intentionnelle ou non, l’identification par inclusion est une affaire dangereuse. Claude le savait bien : nul choix n’est innocent. C’est pourquoi le catalogue de l’Escampette proclame clairement et fortement ses allégeances.

13En cette époque qui est la nôtre, toute action intellectuelle est activement découragée par nos sociétés de consommateurs. Nous sommes implacablement amenés à accepter des assertions commerciales dogmatiques, à rejeter ce qui paraît difficile et demande du temps, à ne pas poser de questions et à nous satisfaire de notre sort. Les écoles sont transformées en terrains d’entraînement, les bibliothèques en centres récréatifs, les librairies en supermarchés, tandis que poètes et artistes doivent avoir recours pour survivre à des tactiques de guérilla. Un jour, entendant décrire le traitement réservé aux réfugiés arrivés en Europe, Hubert Nyssen m’a dit, tout à fait sérieusement : « Il faut sortir les vieux fusils ». Cela aurait convenu à Claude, pour qui le mot écrit était sacré. (Bien entendu, Claude, qui haïssait les fastes de la religion conventionnelle, n’aurait jamais utilisé ce terme.)

14Une stratégie possible de résistance existe dans la littérature. La création a toujours été notre but interdit. La promesse du Serpent, « vous serez comme des dieux », n’agite pas la séduction de la renommée et de la fortune, mais nous offre, à nous autres humains, de partager la capacité divine de donner la vie. L’Auteur avec un A majuscule (nous dit le Talmud) entend être l’unique auteur et son Œuvre, l’œuvre unique. Mais la parole, diversifiée à Babel en une multiplicité de langues à fin de châtiment, devint dans l’Épiphanie le don des langues et, grâce à lui, l’instrument subversif avec lequel nous tentons de reconstruire cette Babel qui est le monde, et de nous connaître les uns, les autres. Si faiblement, si peu adéquatement que ce soit, c’est par les mots que nous prêtons un sens à l’univers, Claude le savait bien, et c’est par les mots que nous lui inventons une signification.

15Écrire et lire sont des actions magiques. Tel un illusionniste qui nous montre une fleur dans une boîte, la fait disparaître et puis, sous nos yeux étonnés, la fait réapparaître, l’inventeur du premier écrit rendit possible pour nous l’impossible haut fait d’éliminer les obstacles du temps et de l’espace. Dans ce domaine, Claude était l’un des magiciens les plus talentueux que j’aie jamais connus parce que, non content d’accomplir de l’œil le plus pénétrant qui fut l’action de lire, il avait entrepris aussi le rôle ingrat du passeur.

16En littérature, ce rôle assure le passage de la singularité d’un lecteur assis avec son livre dans son petit coin égoïste, à l’identité multiple du lecteur qui partage son privilège avec les autres car il sait qu’ainsi s’accroissent toutes les vraies richesses. Traducteurs et éditeurs sont les principaux passeurs, mais alors que le traducteur, ce lecteur exigeant entre tous, porte l’essence du texte d’une singularité à une autre, l’éditeur porte le texte de sa singularité à la plus vaste constellation possible de lecteurs. Un éditeur tel que Claude est un Charon qui fait traverser d’une rive à l’autre les âmes en quête de ce que Quevedo appelait un dialogue avec les morts. Avec les vivants aussi, bien sûr, mais en littérature peu importe que l’auteur soit mort ou vivant. Ce qui compte, c’est le souffle du lecteur qui transforme le vieil adage latin, scripta manent, verba volant, en l’exaltation du mot sur la page, en lui donnant des ailes sur ses lèvres. Claude comprenait que pour que les verba s’envolent, il nous faut les scripta.

17Et pourtant, nous le savons, les mots ne nous sauvent pas de ce que les Allemands appellent si justement Weltschmerz, « la douleur que nous ressentons pour et à cause du monde ». Nous persévérons dans nos vies, d’instants de grande joie en instants de désespoir absolu, comme sur de folles montagnes russes, reprenant notre souffle ici et le perdant là, ignorant si nous allons atteindre un sommet ou un abîme. Claude n’est jamais tombé dans le désespoir existentiel que décrit Cioran : il était trop équilibré pour cela, et trop attaché aux plaisirs de la vie, matériels et intellectuels. Même alors qu’il devait se savoir proche de sa fin, ses saillies libertines provoquaient les éclats de rire des infirmières. Il aurait approuvé cette réponse que reçut Oscar Wilde lorsque, réfugié à Paris après son infâme emprisonnement, il s’était arrêté sur le Pont Neuf, pensant à mettre fin à ses jours. Il remarqua soudain un homme qui contemplait le fleuve d’un air découragé. Songeant que cet homme paraissait aussi malheureux que lui, Wilde lui demanda : « Êtes-vous, vous aussi, candidat au suicide ? » « Non, répondit l’homme. Je suis coiffeur. »

18Claude aurait répondu : « Je suis éditeur ». Parce que Claude embrassait la vie et savait que la vie est façonnée par les mots, lesquels sont façonnés par notre expérience et par l’imagination de l’expérience. Sur l’un des murs de la crypte de l’église Santa Maria della Concezione dei Cappuccini à Rome, on peut lire : « Ce que vous êtes à présent, nous l’étions autrefois ; ce que nous sommes à présent, vous le serez ». Les mots nous permettent de dire : « Vous êtes ici » et, donc : « Je suis ici, comme vous et avec vous. » Les mots nous tissent dans l’existence des autres. Mais les mots ne peuvent pas tout. Ils évoquent les fantômes, mais ils sont dépourvus de présence matérielle. Le contact, la chaleur, la fusion des corps peuvent, au mieux, être suggérés par les mots – et encore ? – mais ne peuvent jamais être l’acte lui-même. Les mots, malheureusement, sont aussi des fantômes.

19Les derniers mots que m’a confiés Claude, le 17 mars 2014, témoignaient simplement du conflit entre son esprit et sa chair. « La fatigue, hélas, ne m’abandonne pas, et m’empêche de travailler, ce qui me perturbe beaucoup. » Il continuait toutefois à lire et m’a parlé de son enthousiasme pour le court essai de Doris Lessing sur le livre comme un emblème de persévérance, que L’Escampette a publié à l’automne de cette année-là. Dix mois plus tard, le 13 janvier 2015, Claude a pour la dernière fois fermé ses livres.

20Alberto Manguel
Lisbonne, 4 octobre 2021