Colloques en ligne

René-Pierre Colin

La « bande de jeunes »

The youth gang

1« Je suis une bande de jeunes » (Renaud). « On est une bande de jeunes. On s’fend la gueule » (Coluche). L’expression paraît outrageusement contemporaine. Et pourtant ! Elle vient tout naturellement sous la plume de Joris-Karl Huysmans, lorsqu’il évoque « la bande de jeunes » dont il fait partie. Le groupe de Médan en gestation. Il en parle à Théo Hannon, le 14 février 1877, avec un enthousiasme qui vient chahuter la syntaxe :

Nous sommes aujourd’hui toute la bande de jeunes qui voulons faire vivant et vrai à n’importe quel prix et qui voulons aussi d’une langue éclatante et colorée, discutés et insultés même comme moi par certaines feuilles très folâtres. Mais on nous reconnaît, on nous accorde droit d’existence et c’est beaucoup à Paris1 !

2Henry Céard parle, pour sa part, de la « petite bande 2 ». Quelques jeunes gens ont décidé de se grouper autour d’un écrivain dont le succès est désormais assuré. Pour Edmond de Goncourt, « Zola a une “gens” de jeunes fidèles, dont le malin écrivain entretient et nourrit du reste l’admiration, l’enthousiasme, la flamme, par l’octroi de correspondances à l’étranger, le faufilement bien payé dans les journaux où il règne en maître, enfin par des services tout matériels3 ». Pour ces jeunes écrivains, il s’agit de résister aux agressions extérieures d’une presse bourgeoise et d’affirmer un point de vue sur l’art que ne partage manifestement pas la majorité de leurs contemporains. Cet antagonisme conduit aisément vers un esprit de provocation qui se manifeste de différentes façons.

Les enfants de la défaite

3Les futurs Médaniens ont à peu près le même âge, de vingt-six à trente ans en 1877. Le plus vieux est Paul Alexis, né en 1847, le plus jeune Henry Céard, qui est de 1851. Ils ont en commun une certaine connaissance de la guerre. Certes, la première génération naturaliste ne connut pas le service militaire, dont l’institution par la Troisième République suscita de nombreuses réactions : mais les Médaniens ne furent cependant pas tous dépourvus d’expérience en ce domaine. Certains furent, en effet, soumis à la réforme imposée par le maréchal Niel qui, après Sadowa, s’était inquiété des faibles effectifs de l’armée française devant la puissante armée prussienne. L’armée du Second Empire restait essentiellement une armée de métier : les conscrits qui avaient tiré un mauvais numéro et que la visite médicale n’avait pas écartés ne représentaient guère qu’un quart des effectifs. L’idée de la conscription universelle faisait pourtant son chemin. Napoléon III avait senti, lui aussi, après la victoire de la Prusse sur l’empire autrichien en 1866, la nécessité d’accroître le nombre des hommes incorporés, mais la résistance à son projet fut telle que la seule conséquence de son vœu de réorganisation fut la création de la garde nationale mobile4. Celle-ci, constituée sur la proposition du maréchal Niel le 1er février 1868, était destinée à renforcer l’armée par l’apport de la « deuxième portion du contingent », formée des jeunes gens qui avaient tiré un bon numéro et de ceux qui s’étaient fait remplacer par des hommes rétribués pour prendre leur place à la caserne (Jules Vallès appelle ces derniers les « cochons vendus »). Théoriquement, les « moblots » devaient participer, quatre fois par an au plus, à de très brèves périodes d’exercice qui, à l’ouverture des hostilités, n’étaient guère qu’en voie d’organisation. Le gouvernement, qui se méfiait de ces recrues d’un nouveau genre, dépourvues de l’esprit militaire, se garda d’ailleurs de les mêler aux troupes de ligne, craignant qu’elles ne les corrompent par leur esprit frondeur. Les Parisiens des quartiers populaires inquiétaient, comme si le pavé de la capitale avait pu insinuer en eux le goût du désordre, l’esprit des grandes journées révolutionnaires : on les baptisa les « Bellevillois ».

4Émile Zola avait tiré un bon numéro le 3 mars 1863. Myope et soutien de famille (fils de veuve), il fut totalement exempté. Paul Alexis, plus myope encore, ne connut que la garde nationale sédentaire, dans un bataillon d’« escargots de remparts », et resta à Paris pendant la Commune. Détail important. En effet, le 23 avril 1875, il fut arrêté par deux policiers qui lui signifièrent qu’il avait été condamné par contumace à la déportation à vie dans une enceinte fortifiée pour sa participation à la Commune. Conduit au dépôt de la Préfecture de police, puis à la prison du Cherche-Midi, il passa enfin en jugement, le 5 mai, devant le troisième Conseil de guerre de Paris qui l’acquitta « à la minorité de faveur ». On s’aperçut à cette occasion que son dossier avait été confondu avec celui d’un autre Alexis, journalier, lieutenant dans un bataillon de « vengeurs de la Mort5 ». Zola se soucia constamment de son ami. Alexis avait curieusement obtenu des deux roussins venus l’arrêter l’autorisation de lui rendre une visite avant son incarcération : il lui offrit cent francs pour améliorer l’ordinaire de la prison et partit aussitôt alerter la presse. À l’époque de l’affaire Dreyfus, Alexis raconta sa mésaventure dans un long article intitulé « Je Pardonne… ! » publié dans L’Aurore des 5, 6 et 7 février 1898. Un des deux policiers qui l’arrêtèrent en 1875 est alors devenu célèbre. Il s’agit de Paul Jaume, que l’affaire de la malle à Gouffé mit particulièrement en lumière. Ce flic a, après l’arrestation d’Alexis, gravi bien des échelons avant d’être mis à la retraite en 1895 sous l’influence d’Armand Cochefert, le nouveau chef de la Sûreté qui, on s’en souvient, régla avec du Paty de Clam les détails de l’arrestation de Dreyfus. Le soir du 5 mai, Alexis, libéré, rentre mélancoliquement chez lui, aux Batignolles. La concierge de l’immeuble lui remet son congé par huissier : « La maison est trop honnête ; on ne veut pas d’un acquitté 6. »

5Henry Céard vit le feu au cours de la sortie du 19 janvier 1871, à Joinville, au cours de la seconde bataille de Buzenval, qui entraîna la mort de plus de 4 000 hommes, dont 1 457 gardes nationaux. Il y prit part en tant que caporal d’un bataillon de la garde nationale habituellement sédentaire (deuxième compagnie du 126e bataillon7). Dans la préface qu’il donne à Un communard de Léon Deffoux8, il rapporte que son escouade quitta à temps la gare de Joinville où elle s’était réfugiée. Un obus prussien tiré des hauteurs de Chennevières fit effondrer la toiture, alors que la troupe venait juste de la quitter. C’est évidemment cette sortie qui lui a inspiré « La Saignée ». Il fut libéré le 9 mars 1871, à la veille du transfert du pouvoir à Versailles.

6Huysmans fut, pour sa part, enrôlé dans la garde nationale mobile. Il n’avait aucune expérience lorsqu’il rejoignit, le 30 juillet 1870, le 6e bataillon des mobiles de la Seine (deuxième régiment), que l’on dirigea immédiatement sur le camp de Châlons. Il s’agissait d’éloigner promptement des bataillons parisiens qui inquiétaient9. À Châlons et Mourmelon régnait un extraordinaire désordre : dépourvus de toute instruction militaire, les mobiles manifestèrent une indiscipline qui entraîna même un début de mutinerie contre le maréchal Canrobert, qui les passait en revue. Il leur lança : « Vous me le payerez cher, messieurs les Parisiens ! » Zola évoque ces événements au début de La Débâcle lorsque Maurice Levasseur, dans un café de Reims, prête l’oreille à une rumeur concernant précisément le bataillon de Huysmans : « Il entendit un sergent parler du mauvais esprit des dix-huit bataillons de la garde mobile de la Seine, qu’on venait de renvoyer à Paris10 : le 6e bataillon surtout avait failli tuer ses chefs11. » Cette attitude des « moblots » parisiens, fréquemment dénoncée par la presse, traduit, certes, une réaction d’indignation devant le désordre de la mobilisation : « Rien n’était prêt : ni cantine, ni paille, ni manteaux, ni armes, rien, absolument rien. Des tentes seulement, pleines de fumier et de poux, quittées à l’instant par des troupes parties à la frontière. » Il y a aussi de la haine pour le régime qui a plongé le pays dans cette tragédie :

Nous étions bien une pelletée de cinquante hommes dans la boîte qui nous roulait. Quelques-uns pleuraient à grosses gouttes, hués par d’autres qui, soûls perdus, plantaient des chandelles allumées dans leur pain de munition et gueulaient à tue-tête : « À bas Badinguet et vive Rochefort »12 !

7Huysmans, atteint bientôt de dysenterie, fut évacué et connut, au moins en partie, le périple à travers les hôpitaux qu’il a rapporté dans « Sac au dos ». Ses biographes se fient, en effet, absolument au récit qu’il donne, mais force est de reconnaître que nous manquons de documents pour considérer cette nouvelle comme tout à fait autobiographique. Le témoignage de Paul Reveilhac, Étapes d’un mobile parisien 13, et plusieurs articles du Gaulois corroborent le début du récit, de la caserne de Lourcine jusqu’à Mourmelon14. Huysmans, en tout cas, finit par être affecté, le 10 novembre, au ministère de la Guerre, comme commis aux écritures, avant de redevenir fonctionnaire civil au ministère de l’Intérieur.

8Léon Hennique, incorporé dans la garde mobile de l’Aisne15, fut l’un des 600 « moblots » versés dans l’artillerie qui se retrouvèrent bloqués à La Fère. La garnison formée de 2 800 hommes ne comportait d’ailleurs aucun soldat d’active. Lorsqu’elle fut assiégée, le capitaine de frégate Ferdinand Planche, qui la commandait, refusa d’abord la reddition. Mais la pression des civils et de la municipalité, la dureté de la situation, le contraignirent à cette décision (Bazaine avait capitulé à Metz un mois plus tôt). Il donna l’ordre à ses hommes de détruire leurs armes, d’enclouer les pièces d’artillerie et de noyer la poudre. Des mobiles et des francs-tireurs parvinrent alors à s’enfuir. Ce ne fut pas le cas de Hennique : « Sans doute y aurait-il réussi si son cousin Henri Blot, notaire à La Fère, ne lui eût pas refusé le troc de son uniforme contre les vêtements civils, nécessaires, qu’il lui demandait16. » Le 27 novembre 1870, Hennique est donc fait prisonnier et conduit à Ulm où il va connaître une douloureuse, mais brève, captivité. Il souffre en fait surtout du froid, « un froid nu, glacial, […] un froid acéré, si dense qu’on le matérialise, qu’il combat et annihile l’ennui ». Le camp, gardé par des Bavarois « sans méchanceté », ne ressemble pas à un stalag. Selon Nicolette Hennique-Valentin, on y est même « confiné sur parole17 », et les Bavarois offrent de temps en temps du pain, du tabac, une saucisse… Hennique évoque pourtant, devant Edmond de Goncourt, « quinze jours dans un cachot, un vrai trou dans la terre, où il couchait avec une couverture sur le sol battu18 ». La défaite, la captivité, double traumatisme pour ce fils d’officier qui est libéré grâce aux tractations qui ont lieu entre Bismarck et Thiers. Ceux-ci, à vrai dire, ne s’intéressent guère aux « moblots », mais aux « lignards », aux troupes de ligne, qui seront employés contre les prolétaires insurgés. Hennique a, en tout cas, la chance de bénéficier de ce mouvement : il est rendu à la vie civile et s’installe provisoirement à Versailles, où il assiste à plusieurs reprises à l’arrivée de communards prisonniers. Voici ce qu’il rapporte à Léon Deffoux, qui vient de lui envoyer son livre Pipe-en-Bois, témoin de la Commune 19, le 26 mars 1932 :

Mon cher ami,
Je vous remercie de m’avoir envoyé « Pipe-en-Bois », bel exemplaire. Je l’ai lu avec un vif intérêt. Non que ces mémoires m’aient appris des choses que j’ignorais, mais parce que le dit Pipe-en-Bois [illisible], se passionne, de fois à autre et raconte des faits qu’il a vus ou qu’on qu’on [sic] vient de lui narrer. Bien entendu, parmi ces derniers, il en est de faux. Ex : — j’étais à Versailles durant l’agonie de la Commune — et quatre ou cinq fois, j’ai assisté à des arrivées de prisonniers, blancs de poussière, pitoyables. Un seul jour, vous m’entendez, un seul, quelques individus les ont engueulés, des imbéciles à qui nombre d’officiers présents imposèrent le silence, durement. Quant aux coups d’ombrelles, de cannes, pas remarqué un seul. Très peu de gens, d’ailleurs, se trouvaient aux arrivées, nul n’étant prévenu de leur imminence. Pour les massacres dans Paris, aucun doute. Les troupes de Versailles étaient très montées contre les Fédérés, surtout depuis qu’un capitaine de chasseurs fait prisonnier par ces derniers avait été enduit de pétrole et brûlé vif. Une particule précédait son nom que je ne me rappelle plus. Votre préface est excellente.
Merci encore, mon cher ami, et veuillez me croire votre affectueusement dévoué,
Léon Hennique

Une fois où j’étais spectateur d’une arrivée, j’eus comme voisin Th. Gautier impassible, et dont les doigts ne cessaient de tripoter des clés au fond de ses poches.

9Guy de Maupassant, victime d’un mauvais numéro au tirage au sort (le 56), fut mobilisé le 10 août 1870 dans l’Intendance du Havre. Notons d’ailleurs qu’il était absent lors de cette cérémonie : ce fut le maire qui tira à sa place20. Autrement dit, il est le seul Médanien qui fut, à proprement parler, un soldat (matricule 1591). Le jeune riz-pain-sel sera finalement affecté au 21e régiment d’artillerie à compter du 21 septembre 187121. Il avait auparavant connu un épisode douloureux : le 5 décembre 1870, le général Briand donna l’ordre de quitter Rouen, que les Prussiens allaient investir. Déroute ou repli ? À sa mère, Maupassant écrit : « Je me suis sauvé avec notre armée en déroute ; j’ai failli être pris. » À son père : « Je n’ai pas failli être pris par les Prussiens — nous nous sommes repliés devant eux à Rouen. » Moment douloureux, en tout cas : « 15 lieues à pied » par un temps glacial. Après la signature de l’armistice le 26 janvier 1871, il craignit quelque temps qu’une réforme l’empêchât de se faire remplacer. Observons, en effet, que la nouvelle loi militaire instituant le service militaire obligatoire et supprimant le remplacement sera votée le 27 juillet 1872. Sa famille lui trouva in extremis un remplaçant, un Breton, Guego Mathurin Marie. Maupassant fut remplacé au corps où il avait été nommé deuxième canonnier et démobilisé en novembre 1871.

« L’extrême gauche de l’encrier »

10Ces jeunes gens qui ont donc tous, de façon diverse, été exposés à des expériences traumatisantes pendant la guerre, ces « enfants de la défaite22 », pour reprendre une expression de Céard, vont confier leurs premières œuvres à des éditeurs souvent peu conventionnels. Certes, Georges Charpentier les accueille à l’instigation de Zola ou de Flaubert, mais plusieurs d’entre eux le sentent prudent, voire timoré23. Le jeune éditeur tarda, en effet, à prendre le sens des responsabilités :

Le début de Georges Charpentier dans l’édition et le commerce du livre aurait pu fournir à Balzac un chapitre de son Birotteau. Rien de plus psychologique que la transformation de ce grand enfant en notable. C’est à y assister que je compris le jeu de carambolage de la vie et le peu de gravité des choses dites si drôlement « sérieuses ». Assurément, l’auteur de La Folie persécutrice était propre à l’industrie dont son père avait voulu l’écarter. II l’a prouvé en ralliant à sa maison tous, ou à peu près tous les bons écrivains de sa période, et le bon chien chasse de race. Mais pour l’y préparer, la nature ne s’était pas, comme on dit, foulé la rate, et ce fut bien, selon Taine et Darwin, le milieu ici qui détermina le type24.

11En 1880, Maupassant confirme ce point de vue, en traçant ce portrait :

II est mince et joli garçon, avec un menton légèrement pointu, nuancé de bleu par une barbe drue et soigneusement rasée. Très élégant, créé pour le mot sympathique, à moins que le mot n’ait été inventé pour lui. […] Il sourit sans cesse, en joyeux sceptique, fait semblant d’écouter, promet tout ce qu’on veut, accepte un volume qu’il n’éditera pas, suit ce qu’on dit… à l’autre bout du salon ; puis s’assied, fumant un cigare qui l’absorbe bientôt tout entier25.

12Si tous les Médaniens se retrouvent un temps chez Charpentier, ils ne témoignent pas à son égard de l’indéfectible fidélité de Zola. Leur itinéraire éditorial révèle d’ailleurs de curieux aspects. On a trop peu signalé, par exemple, que Jean Gay, le premier éditeur de Marthe. Histoire d’une fille de Huysmans, appartenait à une famille fortement influencée par le saint-simonisme et le fouriérisme qui inspirèrent son éducation26. Sa mère, Désirée Véret, entretenait des relations plus que chaleureuses avec le Père Enfantin et avec Victor Considerant27. Jules Gay et son épouse Désirée, qui furent membres de la Première Internationale, donnèrent même à un de leur fils le prénom d’Owen en hommage à Robert Owen ! Jules Gay, qui avait créé en mars 1849 une très éphémère feuille de quatre pages intitulée Le Communiste, publia en 1868 Le Socialisme rationnel et le socialisme autoritaire.

13Au seuil de leurs carrières, tous les jeunes Médaniens28 ont affaire avec Henry Kistemaeckers, qui débute dans l’édition en publiant l’Histoire de la Commune de 1871 de Prosper-Olivier Lissagaray à la fin de 1876. Plusieurs œuvres de communards vont suivre, signées par Arthur Arnould, Adolphe Clémence, Hector France, François Jourde, Charles Beslay… Pendant les années 1877 et surtout 1878, Kistemaeckers utilise la marque « Librairie socialiste » pour parapher les volumes qu’il édite. Beaucoup portent, en outre, une vignette où les initiales de l’éditeur encadrent le triangle maçonnique surmonté d’un bonnet phrygien. À l’angle supérieur est fixé un fil à plomb. Républicain, socialiste, franc-maçon, Kistemaeckers claironne ses convictions. En 1878, le papier à lettre de la « Librairie contemporaine » précise les ambitions de sa firme : « Maison de Commission pour toute la Librairie française, à l’exception toutefois des ouvrages religieux ou de piété, des traités, des brochures purement militaires, des écrits apologétiques des rois et des empereurs, des pontifes religieux ou civils et, en général, de tous ces corsaires de l’humanité. » Kistemaeckers a publié une trentaine de naturalistes avec la certitude qu’ils dérangeaient « les habitudes de leurs contemporains, les [scandalisaient] par leurs révoltes ou leurs railleries en tirant à boulets rouges sur leurs hypocrisies ou leurs préjugés29 ». Huysmans constate avec une sorte de satisfaction que la presse parisienne appellerait « volontiers » les jeunes naturalistes « les communards de la littérature » (à Théo Hannon, 20 avril 187730). En 1882, Kistemaeckers publie À Vau-l’eau dans une collection qu’il intitule « édition de bibliophile », où se retrouvent aussi Alexis (Le Collage), Hennique (Deux nouvelles), Maupassant (Mlle Fifi), Camille Lemonnier, Léon Cladel et quelques jeunes ralliés au mouvement (Édouard Rod, Harry Alis, etc.). Le premier volume de cette série destinée à donner une prestigieuse vitrine au naturalisme est l’œuvre d’un compagnon de route de la Commune, vieux copain de Jules Vallès, Francis Enne, qui jouit d’un privilège : ce n’est pas un, mais deux volumes de celui-ci, intitulés de façon programmatique D’après nature, qui paraissent dans cette remarquable collection dont tous les volumes sont imprimés sur vergé et illustrés d’un portrait de l’auteur (1879 et 1883). On n’est donc pas étonné que Francis Enne soit aussi l’auteur de la première interview notoire de Huysmans (« À propos d’À Rebours »), publiée dans Le Réveil du 22 mai 1884. La bande des Médaniens se retrouve en outre dans un volume à tirage très restreint, Le Nouveau Parnasse satyrique du dix-neuvième siècle, que Kistemaeckers publie anonymement en 1881 à 175 exemplaires. Il les annonce par cette note de bas de page : « Voici les pièces des Naturalistes. — Après tout ce qu’on a écrit sur les auteurs des Soirées de Médan, nous ne devons plus craindre de lancer dans le monde ces spécimens de leurs péchés mignons. » De la page 121 à la page 138 sont rassemblés des poèmes érotiques (Les Lits d’Alexis), carrément pornographiques (Maupassant, Huysmans, Céard) ou scatologiques (Hennique). Il y a dans ces fanfaronnades de vice où triomphe particulièrement Maupassant, un esprit de corps de garde qui affirme encore la cohésion du groupe.

14Celle-ci va se trouver confortée par un projet de journal qui suscite quelque temps des espoirs. Huysmans est à cette époque marqué par les deux formes d’esprit qu’il évoque dans une lettre à Théo Hannon du 27 septembre 1880 : « Scepticisme et nihilisme. » Il est alors en train de « potasser » les ouvrages d’« Herzen le Russe, père du nihilisme » à qui il se propose de tresser « des couronnes » dans le journal qu’il veut fonder avec le fort soutien de Léon Hennique, La Comédie humaine. On sait comment ce projet avorta alors qu’il aurait pu donner au naturalisme naissant une solide assise, en abordant tout à la fois la littérature et la politique. Mais on n’a guère signalé quelques détails curieux à propos de l’éditeur qui se proposait d’épauler l’entreprise. Léon-Victor Derveaux, né en 1849, prit la succession de son père en 1877 et se montra fort intéressé par le mouvement littéraire qui commençait à agiter la presse. En 1879, il réédita Marthe de Huysmans (sur la couverture figurent les mots « Bibliothèque naturaliste », qui semblent promettre des publications à venir). Mais la littérature n’était pas sa seule ambition. Il était très proche de l’ancien communard Benoît Malon et publia la Revue socialiste créée par celui-ci en 1880 (treize numéros de janvier à septembre). Parmi les collaborateurs de cette revue : Jules Guesde, Gabriel Deville, Paul Lafargue, etc. De mars à mai 1880, la revue publie Socialisme utopique et socialisme scientifique de Engels dans une traduction de Paul Lafargue, aussitôt reprise en brochure par Derveaux. Dans le tome III de son Histoire du socialisme (1884), Malon reproduit une bonne partie du Manifeste des communistes [sic]. L’éditeur de Marthe, mais aussi des Hauts Faits de M. de Ponthau de Léon Hennique (1880), « vise à être l’éditeur du socialisme scientifique » selon Malon et il va donc devenir un des premiers éditeurs français de Karl Marx ! On connaît la fameuse formule de Jean Richepin lors de la parution des Soirées de Médan : « L’extrême gauche de l’encrier vient de se constituer31. » Cette remarque concernait, certes, le contenu du volume, mais témoignait aussi d’une bonne connaissance du contexte éditorial. En effet, Derveaux, qui avait financé en 1879 la Revue réaliste de Vast et Ricouard (douze livraisons), eut quelque temps la prétention de soutenir le projet de créer le périodique dont rêvait Huysmans réservé à l’exposition et à la défense des principes de la littérature naturaliste. Huysmans, qui s’était engagé dans cette idée avec un bel enthousiasme et qui avait battu le rappel du groupe, perdit rapidement ses illusions : Derveaux, qui tergiversait, écrasé par l’excès de ses appétits, devint vite à ses yeux le « sire du bec-de-lièvre » (il était affligé de cette difformité), un « terrible youtre » (à Zola, 4 novembre 1880), et l’affaire s’acheva devant le tribunal de commerce de la Seine le 13 avril 1881. Derveaux fut condamné à verser 1 500 francs à Huysmans et 500 francs à Hennique pour résiliation de convention. La maison Derveaux survécut jusqu’en 1887. L’avortement de La Comédie humaine a vraiment suscité une émotion chez les jeunes naturalistes. Au point que Paul Alexis, s’égarant tout à fait dans les dates, déclare que c’est cet échec qui conduisit à l’élaboration des Soirées de Médan : « Ayant fini par ne pas faire La Comédie humaine, et comme il fallait faire tout de même quelque chose ensemble, nous fîmes un volume de nouvelles collectif32. » L’échec de ce projet de journal suivit en fait la publication du recueil de nouvelles. Zola avait proposé la création d’une feuille de quatre pages que les Médaniens auraient pu nourrir. Huysmans recula, craignant « le ridicule d’un journal de Quartier latin33 ». Alexis tenta quelques années plus tard une aventure de cette nature : en décembre 1884, il créa un hebdomadaire qui eut quatre numéros, Le Trublot. « Rédacteur en chef : le peuple. Directeur : Dédèle. Garçon de bureau : Trublot. » Il tenta en vain d’attirer ses camarades. Seuls Paul Adam et Francis Enne participèrent à cette entreprise à la fois calamiteuse et compromettante : ce « torchon hebdomadaire à Dédèle » prétendait être, en effet, l’« officiel du Naturalisme34 ». Peut-on dire que cette impuissance à créer un véritable organe de presse mit à mal la cohésion du groupe de Médan ?

15Il y eut en fait très tôt des dissensions. On pourrait évidemment rappeler les gaffes d’Alexis et la fameuse affaire du Henri IV qui succédait à une autre incartade, celle des Cloches de Paris. Moins connu, l’épisode suivant. En 1881, Huysmans intervient pour éviter à Hennique un pas de clerc :

Ce matin, Monteil, membre du Conseil Municipal, est venu chez Charpentier. Il a demandé, au nom du Conseil, à Hennique35 d’établir une baraque du naturalisme aux Tuileries, le 31 juillet, jour où le Conseil donne une grande fête populaire. Les félibres, la pomme, la société de la soupe aux choux, celle des gens de lettres, les Parnassiens, etc. doivent ériger, chacune, une baraque. La Pommeraye en élève une, au nom des conférenciers. On dansera autour la bourrée, la farandole et la carmagnole. Séduit par l’idée de réunir là-dedans Gervex, Valtesse, Blanchon36, etc., Hennique, très poussé par Colet37, du reste, allait accepter. Je suis arrivé et ai opposé un refus formel. Cette exhibition, niaise par tous les temps, m’a paru plus qu’inopportune pour le moment, avec l’affaire d’Alexis38. […] Quelque dégoût que m’inspire l’idée d’appartenir à un groupe où les gaffes pleuvent, ce n’est pas le moment de l’ébranler ou de le dissoudre. […] Nous sommes entourés d’enfants ou d’idiots ; il s’agit de nous serrer et de tâcher de bien tenir le parapluie pour éviter cette ondée de conisme. (Lettre à Céard, s.d., fin juillet 1881, bibliothèque de l’Arsenal, fonds Lambert)

16Les Médaniens demeurent pourtant pour la presse le noyau originel du naturalisme. En voici une preuve savoureuse où la bande de jeunes se mue en société secrète. Le 30 mars 1884 parut le premier numéro d’un périodique intitulé Journal des Assassins. Organe officiel des chourineurs réunis. « Rédacteur en chef : Feu Troppmann » (Walder, auteur d’un double assassinat place Beauvau en 1879, remplace Troppmann, du n° 3 au n° 10, dernier paru). Cet hebdomadaire, bête et méchant avant la lettre, était assurément issu de l’esprit des Hydropathes et des Incohérents. Paul Alexis ne manqua pas de lui faire de la publicité dans Le Cri du Peuple. On découvre avec une certaine surprise plusieurs naturalistes devenus héros d’un feuilleton intitulé La Revanche du guillotiné. Retenons cette scène qui se déroule dans un souterrain situé sous le caveau de la famille Émile Zola au cimetière du Père-Lachaise. Un sinistre personnage (Zola lui-même) fait l’appel des conjurés :

— Paul Alexis !
— Présent !
— Huysmans !
— Présent !
— Céard !
— Présent !
— Guy de Maupassant !
Un silence, formidable comme celui du trépas, répond à cet appel.
— Guy de Maupassant ! répète le chef d’une voix terrible.
Toujours le même silence.
Alors, le chef, d’une voix effrayante, dit :
— Je vote la mort !
— La mort ! La mort ! hurlent les conjurés.
Froidement, comme si rien ne s’était passé, le chef continue :
— Francis Enne !
— Présent !
— Dubut de Laforest !
— Approchez ! commande le chef.
Un homme de taille moyenne, mais robuste s’est avancé.
— Vous êtes un traître !
— Mais…
— Pas un mot de plus ! Qu’on le mette à la question !

17Un « nègre herculéen » (qui n’est autre que Paul Alexis !) se met en besogne et s’apprête à torturer Dubut de Laforest, que le chef interroge : « — Allons, réfléchis, dis-nous ce qui s’est passé dans la nuit du 22 octobre, entre toi, Kistemaeckers et la duchesse Diane. […] Pour toute réponse Dubut de Laforest eut un ricanement sinistre » (Journal des Assassins, 13 avril 1884).

18Ce feuilleton de haute fantaisie témoigne, on le voit, d’une bonne connaissance du monde des lettres, évoquant à sa manière l’éloignement de Maupassant à l’égard du groupe de Médan et le statut de Francis Enne et Dubut de Laforest, supplétifs parmi les naturalistes de la première génération. En fait, désormais, la presse ne rappelle que rarement le médanisme de ces écrivains. En 1886, le Petit Bottin des lettres et des arts 39 note pourtant qu’Alexis est « le seul des Soirées de Médan qui garde encore du talent, et ne sacrifie pas à la pièce de cent sous ». Hennique, quant à lui, « s’exprime couramment dans le pur dialecte médanien ». Maupassant est épinglé par les deux lettres infamantes N.C., « notable commerçant ». Huysmans est joliment peint par Fénéon qui ne rappelle pas son lien avec Médan. Enfin Céard n’est plus qu’un « distingué numismate ».

« Voir une légende mourir »

19Quelques années encore et l’acte de décès sera vraiment prononcé. Le 21 juin 1893, les éditeurs Charpentier et Fasquelle donnèrent au Chalet des Îles du bois de Boulogne un grand banquet pour célébrer la fin du cycle des Rougon-Macquart. Il y avait là le ministre de l’Instruction publique, Raymond Poincaré, et le directeur des Beaux-Arts, Henry Roujon, qui, jadis, avait donné refuge à L’Assommoir dans le journal La République des Lettres. Deux cents personnes participèrent à ces agapes, mais on y remarqua l’absence de Daudet et de Goncourt. Plus curieux encore, le seul Médanien présent est le fidèle Paul Alexis. Maupassant, dont la raison a sombré, va mourir dans quelques jours ; Hennique n’a pas fait le voyage depuis Ribemont dans l’Aisne ; Huysmans songe alors à une nouvelle retraite à la Trappe ; Céard, pris entre deux feux dans le conflit qui oppose Zola à son épouse Alexandrine, s’est abstenu d’assister à ces festivités. Le triomphe de l’écrivain est donc mêlé de beaucoup d’amertume. À la fin de l’année, la représentation de la version lyrique de L’Attaque du moulin va permettre de préciser les choses. Le journaliste Jules Huret décide alors de poser aux survivants du groupe de Médan quelques questions homicides40 : ne sont-ils pas « un peu peinés, un peu humiliés peut-être, de voir la nouvelle qui a servi de drapeau, de manifeste à l’École réaliste, réduite jusqu’à entrer dans le moule de l’Opéra-Comique, qui dans la convention semble une formule inférieure de l’adaptation littéraire » ? Huret, en outre, les interroge sur « leur désillusion devant la séparation dans la vie et la variation esthétique et philosophique de certains d’entre eux ». Les réponses sont cruelles, surtout celle de Huysmans, qui feint d’avoir oublié jusqu’au sujet de l’œuvre : « Comme c’est loin, mon Dieu, comme c’est donc loin ! Si loin !… L’Attaque du moulin… Voyons donc que je me rappelle […]. Et mais […] c’était déjà pas mal Opéra-Comique, en effet. » Hennique n’est pas plus chaleureux : « Je vous dirai d’abord […] que cette adaptation médiocre […] me laisse absolument froid. » Quant à Zola, « il marche devant lui, tout droit dans la vie, très fier et très orgueilleux, et n’écoute jamais que lui-même ». Céard compare Zola au pape Sixte-Quint, cauteleux Italien « qui fit l’ignorant et l’infirme tant qu’il le fallut, et tout à coup jeta bien loin ses béquilles… » Autrement dit, grâce à sa faculté à changer « facilement d’idée fixe », il pourra, s’il le veut, conquérir l’Opéra-Comique « quand il le voudra, quand il l’aura décidé », comme il s’est assuré une place prééminente dans la littérature. Alexis tente bien de se faire de la publicité en citant trois de ses propres œuvres dans la lettre pourtant très brève qu’il adresse à Huret, mais lui seul se montre, comme d’habitude, sincèrement dévoué à Zola. Jean Ajalbert le constate : « Ils en font une musique autour de celle de Bruneau ! Tous les féaux de Médan sont en révolte contre M. Zola. » Zola ne s’y trompe pas, qui adresse à Jules Huret cette lettre douce-amère, le 24 novembre : « Répondre, grand Dieu ! Fouiller dans le tiroir aux vieilles lettres d’amour, remuer la poussière sacrée des tombes ! Ah ! Non ! Mon cœur saignerait trop ! Mes vieux amis des Soirées de Médan ont tous un très grand talent que j’admire. Je les ai beaucoup aimés et je les aime beaucoup41. » Les clivages qui deviendront éclatants à l’époque de l’affaire Dreyfus sont déjà établis. D’un côté, les futurs anti-dreyfusards : Céard, Hennique et Huysmans ; de l’autre, Zola et le dernier fidèle, Alexis. Zola lui écrit, le 4 décembre : « J’ai eu quelque chagrin des interviews des quatre survivants de Médan [quatre est un lapsus probable], non pas que ces confessions m’aient surpris, car je connaissais le fond des cœurs ; mais cela m’a fait de la peine au point de vue esthétique, car il y a toujours de la mélancolie à voir une légende mourir42. »

20Le 3 mai 1930, dans un restaurant de la Villette, Édon 43, fréquenté d’habitude par des « loucherbems », des chevillards et des maquignons, juste en face du marché aux bestiaux, on célébra le cinquantenaire des Soirées de Médan. De la « bande de jeunes », seul Hennique survivait. Autour de lui, Denise Le Blond-Zola et Paule Grandri, une des filles d’Alexis. C’était désormais un grand vieillard à lorgnon, sec comme un cotret. La presse ne retint qu’une formule de la brève allocution qu’il prononça alors en hommage à ses camarades disparus : « Ils ont fait de leur mieux44. » C’est la version que donne René Dumesnil. Léon Deffoux transcrit une version beaucoup plus zolienne : « Ils ont travaillé de leur mieux45. »