Colloques en ligne

Catherine Botterel

« Boule de suif », un récit de guerre

“Boule de suif”, a war narrative?

1« Je travaille ferme à ma nouvelle sur les Rouennais et la guerre. Je serai désormais obligé d’avoir des pistolets dans mes poches pour traverser Rouen », écrit Guy de Maupassant à Gustave Flaubert à propos de « Boule de suif ». Analysant ses motivations, il assure chercher à donner « une note juste sur la guerre » tout en veillant à « dépouiller » son œuvre « du chauvinisme à la Déroulède […] » : telles sont les visées qu’il se donne au moment de l’écriture1. Maupassant a donc un projet en accord avec le programme établi par et pour les auteurs des Soirées de Médan : selon Léon Hennique, Émile Zola aurait proposé aux jeunes écrivains de son entourage d’écrire des nouvelles sur la guerre de 18702, « la fameuse guerre de 70 », connue de l’intérieur par les jeunes écrivains ayant « été volontaires ou moblots » — mais, nous le savons bien, cette composition programmatique est reconstituée après coup, datée de 1930. En tout cas, leur feuille de route est explicite : extraire de cet épisode une matière romanesque tout en gardant la valeur réaliste, rendue évidente par les souvenirs personnels. « Boule de suif », comme les autres récits des Soirées de Médan, se définit, dans un premier temps, comme un récit de guerre, ou plutôt comme un récit sur la guerre : il s’agit pour Maupassant d’évoquer de façon rétrospective des événements de la guerre de 1870 et de mettre en récit certaines scènes afin d’évoquer le front ou l’arrière. Mais, alors que le genre du récit de guerre se veut le plus souvent apologétique, la nouvelle de Maupassant, comme l’ensemble du recueil, est teintée d’ironie3. « Boule de suif » semble même un récit de guerre perverti, à rebours des attendus du genre : Maupassant semble garder en lui, bien plus que la honte de la défaite et une envie de vengeance, souvent reprises dans les œuvres d’après-guerre, le traumatisme des mois passés sous les drapeaux, motif récurrent dans ses textes. L’Angélus, son dernier roman inachevé, évoque d’ailleurs, une fois de plus, l’invasion de la Normandie. Le point de vue interne adopté dans l’incipit du roman, celui d’une femme tenant tête à l’occupant prussien, insiste aussi sur la description symbolique de la guerre, assimilée à l’Apocalypse :

Oh ! l’affreux hiver, hiver de fin du monde qui détruisait un pays entier, tuant les grands fils des pauvres mères, espoir de leurs cœurs et leur dernier soutien, et les pères des enfants sans ressources, et les maris des jeunes femmes. Elle les voyait agonisants et mutilés par le fusil, le sabre, le canon, le pied ferré des chevaux qui avaient passé dessus, et ensevelis en des nuits pareilles, sous ce suaire de neige taché de sang4.

2Leitmotiv littéraire, la guerre de 1870 est un motif qui occupe son premier récit comme son dernier roman, avec les mêmes représentations : le décor hivernal, la cruauté de l’occupant, qui s’approprie terres et vertus françaises, mais surtout l’individualisme de l’être humain, bien éloigné du patriotisme attendu dans un récit de guerre. De même, les personnages sont des types sociaux, caricaturés, qui mettent en évidence l’inversion des valeurs. Le bourgeois, « défini par l’avoir5 », est prêt à tout pour asseoir sa réputation et ses biens, alors que la prostituée, dans le premier récit, et l’épouse, dans le deuxième texte, se muent en pourfendeurs de l’invasion prussienne et deviennent profondément altruistes. Sa première nouvelle utilise dès lors la guerre de 1870 comme un arrière-plan qui donne une tonalité réaliste au récit. Cependant : « Boule de suif » évoque bien plutôt la fin de la guerre, la défaite de la France ; il s’agit non de parler des combats, mais de l’arrière, des comportements des Français, des individus en temps de guerre, vue alors comme un concept. Maupassant transforme son récit sur la guerre de 1870 en récit sur la guerre. En effet, la fictionnalisation d’un événement historique, surtout s’il s’agit d’un récit court, entraîne des choix narratologiques qui vont de la simplification à la caricature. Enfin, l’écrivain utilise la guerre de 1870 pour mettre en évidence certains comportements humains, à savoir la violence des relations interindividuelles. Boule de suif, présentée dès l’incipit comme une prostituée, est le bouc émissaire naturel de ce microcosme : elle est mise à l’écart en raison de ce qu’elle est, et la cruauté de ses acolytes illustre à l’évidence la violence inhérente à toute tragédie.

Un récit de guerre perverti

3Un récit de guerre propose en principe des scènes de bataille qui peuvent, à la rigueur, dépendre de la focalisation adoptée. Comme le montre David Baguley dans son étude sur le genre étudié, « on pourrait donc, en théorie, opposer deux formules générales du récit de guerre, l’une adoptant la vision de l’historien et de l’état-major, l’autre ramenée, avec un moindre degré de recul, aux expressions individualisées et immédiates6. »

4L’originalité dans notre récit réside justement dans l’absence de combats entre belligérants. L’intrigue commence alors que Napoléon III est renversé, que les Prussiens assiègent la France et plus particulièrement Paris et la Normandie. Dans l’incipit de la nouvelle, Maupassant décrit successivement la déroute de l’armée française, puis l’arrivée des Prussiens et enfin la fuite d’individus vers des lieux que les Prussiens n’ont pas encore occupés. Cette rapidité narrative, bien que réaliste, permet de corréler l’invasion prussienne et le déplacement précipité des personnages : les Rouennais, devant l’arrivée des Prussiens, n’auraient donc eu que deux possibilités, accepter cet état de fait, ou fuir. La volonté de révolte est, en effet, peu illustrée dans ce début de nouvelle, et limitée à ces caractéristiques, à savoir des « vengeances obscures, sauvages et légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire7 ». L’inexistence de ces actions vengeresses et ces « héroïsmes inconnus » annoncent évidemment le patriotisme de notre protagoniste, inattendu et malvenu, la mettant du côté de ces « Intrépides prêts à mourir pour une Idée » et dérangeant l’ordre établi. Loin de présenter des batailles, le récit de Maupassant est une narration d’« après la bataille », titre donné d’ailleurs par Paul Alexis à son propre texte dans Les Soirées de Médan.

5« Boule de suif », de même, se lit comme un récit de fuite généralisée devant l’ennemi. Les occupants de la diligence veulent échapper à l’envahisseur, même si leurs mobiles s’avèrent différents ; le récit s’ouvre également sur la débandade de l’armée, fuyant, elle aussi, devant les Prussiens : l’incipit insiste sur une caractérisation dévalorisante de l’armée, déterminée essentiellement par le manque et la perte de ses attributs honorables. Le déplacement des soldats est en fait un repli, rendu explicite par le vocabulaire connoté de façon péjorative :

Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d’armée en déroute avaient traversé la ville. Ce n’était point de la troupe, mais des hordes débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes en guenilles, et ils avançaient d’une allure molle, sans drapeau, sans régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d’une pensée ou d’une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue sitôt qu’ils s’arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil ; des petits moblots alertes, faciles à l’épouvante et prompts à l’enthousiasme, prêts à l’attaque comme à la fuite ; puis, au milieu d’eux, quelques culottes rouges, débris d’une division moulue dans une grande bataille ; des artilleurs sombres alignés avec des fantassins divers ; et, parfois, le casque brillant d’un dragon au pied pesant qui suivait avec peine la marche plus légère des lignards8.

6Maupassant adopte, de plus, un choix original en rapportant ce qui se passe à l’arrière, parmi les civils. « Boule de suif » s’éloigne par conséquent de ce qui caractérise traditionnellement le récit de guerre et se rapproche d’une forme plus moderne de ce genre, puisque ce dernier revendique maintenant de s’intéresser de façon plus structurelle à ce qui entoure l’événement, dans une perspective plus culturaliste, « étendue aux “temps de guerre” en général et en particulier aux non-combattants, acteurs et victimes9 », ce qui était pour le moins inattendu auparavant. En fait, le récit sur la guerre de 1870 permet surtout à Maupassant d’y adjoindre une visée didactique (en plus des fonctions fictive et narrative) : en effet, les données mimétiques sont connues, comme la représentation hivernale de la retraite de l’armée. L’explication de la défaite, qui court dans cet incipit, nous semble dès lors plus argumentative que narrative : le narrateur souligne l’impréparation de l’armée, composée d’individus non spécialisés, comme l’atteste l’énumération des corps qui la constituent (des mobilisés, des petits moblots, quelques culottes rouges), ces hommes noyés dans un pluriel ou des termes génériques. Maupassant porte un regard critique sur la guerre perdue, parce qu’il a à la fois un certain recul temporel vis-à-vis des événements et un recul politique. Il expose des éléments qui entraînent, dès 1871, une refondation de l’armée par des lois successives, et ajoute donc a posteriori un ordre causal aux faits historiques, corrélation reprise par les analyses des historiens. « La réforme militaire est aussi liée à la républicanisation de la France, notamment par le biais de la conscription : conçue au temps de l’Ordre moral, elle est mise en œuvre par les républicains qui gagnent progressivement tous les pouvoirs entre 1876-1877 et 187910. »

7L’originalité du récit de guerre de Maupassant réside dans sa matière historique, la défaite de la guerre de 1870, et surtout dans l’expression des sentiments individuels représentés : loin de vouloir se rebeller ou de se venger, les personnages cherchent plutôt la compromission par intérêt personnel, ce qui en fait des individus peu vertueux.

La fictionnalisation de la guerre

8Maupassant met en récit la guerre de façon rétrospective, l’utilise comme une matière à transformer, s’éloignant ainsi d’une portée purement historique en vue d’exprimer sa propre vision du monde. La fictionnalisation révèle toujours, en effet, une création personnelle et subjective à partir d’une expérience réellement vécue. Elle consiste à représenter le réel et non à le rapporter tel quel, ce qui instaure dès lors une « coupure qui ouvre l’espace de fiction11 ». Maupassant joue sur une énonciation particulière afin de dévaloriser le fait historique, dénaturant la représentation de la guerre : dans le choix des mots comme des images, l’écrivain nous donne également son point de vue. L’armée se révèle privée de ses traits caractéristiques, tels la renommée et l’honneur militaires. Pour qualifier les soldats, Maupassant utilise des expressions mortifères : « les Partageurs de la mort » ; les « citoyens de la tombe » ; ce sont de plus des hommes enrôlés dans un conflit dont l’issue est inévitable. L’arrivée de l’occupant est peinte à l’image d’une catastrophe naturelle, comparée à un cataclysme puis à « un tremblement de terre12 », une forme de tragédie dont le dénouement ne peut qu’être sacrificiel. L’auteur présente la déroute de l’armée comme un critère de décadence, comme la fin d’une ère politique, la représentation symbolique de la fin d’un monde.

9De même, la focalisation utilisée par Maupassant est essentielle : dans l’incipit, le narrateur se présente comme omniscient et le récit multiplie les pronoms indéfinis et les propos globalisants, qui permettent de passer de la narration mimétique à une visée plus didactique. Cette fonction argumentative du récit de 1880 est reprise dans une chronique rédigée par l’écrivain-journaliste, intitulée simplement « La Guerre », et publiée en 1883 dans Gil Blas, signée Maufrigneuse13. Cet article présente de façon plus explicite encore le point de vue antimilitariste de l’auteur en employant, cette fois, le pronom de la première personne du pluriel : ce texte fait alors se succéder des scènes dramatiques, violentes, gravées dans la mémoire de l’écrivain depuis 1870, et utilise des procédés rhétoriques d’amplification, propres à l’art journalistique, non employés dans la fiction de 1880.

Nous l’avons vue, la guerre. Nous avons vu les hommes redevenus des brutes, affolés, tuer par plaisir, par terreur, par bravade, par ostentation. […] nous avons vu fusiller des innocents trouvés sur une route et devenus suspects parce qu’ils avaient peur. Nous avons vu tuer des chiens enchaînés à la porte de leurs maîtres pour essayer des revolvers neufs, nous avons vu mitrailler par plaisir des vaches couchées dans un champ, sans aucune raison, pour tirer des coups de fusil, histoire de rire14.

10La pensée de Maupassant dans les années 1880 (dans sa nouvelle comme dans sa chronique) est proche de celle de la majorité des citoyens, à savoir un sentiment complexe et mitigé15 : le désir de ne pas oublier la guerre, ses conséquences, et une certaine méfiance à l’égard de l’ennemi, mais aussi, dans le même temps, la volonté de ne pas revivre la guerre, d’où les propos pacifistes, antimilitaristes, et xénophobes. Pour illustrer cette vision ambivalente, l’écrivain propose ainsi un portrait caricatural du Prussien, proche du racisme ethnique16. Madame Follenvie affirme, par exemple, que « ces gens-là, ça ne fait que manger des pommes de terre et du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas croire qu’ils sont propres. Oh non ! Ils ordurent partout17 […] ». La barbarie du Prussien est également annoncée dans l’incipit de la nouvelle par la métaphore de l’odeur, qui approfondit cette critique raciale :

Il y avait […] quelque chose dans l’air, quelque chose de subtil et d’inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur répandue, l’odeur de l’invasion. Elle emplissait les demeures et les places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l’impression d’être en voyage, très loin, chez les tribus barbares et dangereuses18.

11Dans son récit, Maupassant présente les idées de son époque, qui sous-tendent une idée fantasmée de la Revanche. L’écrivain propose de l’occupant une description qui allie les caractéristiques de l’Autre, toutes à rejeter, déclinées en habitudes culinaires différentes comme en une odeur particulière, assimilant l’étranger à l’étrange, voire à l’animal19. De même, pour décrédibiliser la puissance de l’envahisseur, il brosse le portrait d’un individu efféminé, « un grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme comme une fille en son corset20 », type récurrent dans son œuvre à venir. Ainsi la virilité, traditionnellement associée au courage, est-elle mise à mal dans son premier récit, ce qui laisse le champ à l’inversion des sexes, motif développé à la fin du siècle, et également à l’inversion des valeurs21. Dans notre nouvelle, les hommes sont peu courageux ; le seul individu à se rebeller devant l’occupant est, paradoxalement, une femme, voire une fille. Même Cornudet, qui semble au départ un résistant « ayant organisé la défense », est jugé indigne par le narrateur, puisqu’il déserte sa ville.

12L’inversion des sexes et des valeurs est significative : aucun des personnages n’est véritablement en accord avec son statut, ses principes, et même ses dires. Bien qu’ils louent tous les faits d’armes, individuels ou collectifs, contre l’occupant, ces individus sont en situation de fuite et la distorsion entre leurs dires et leurs actions est mise en lumière par le narrateur dans et par une phrase ironique : « et tous ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres22 ». Par conséquent, l’action revendiquée par Boule de suif et les raisons de son repli attirent, dans un premier temps, l’estime de ses compagnons d’aventure23 avant d’être vus comme le mobile de son rejet.

13Maupassant mêle souvenirs personnels et clichés propres à l’époque de l’écriture. Sa mise en récit de la guerre de 1870 est un témoignage orienté, qui propose en fait une vision sociopolitique des années d’après-guerre : le jeune romancier recompose la matière historique afin d’attirer l’attention sur les relations entre les individus, qui sont teintées d’une violence propre à interroger le lecteur sur la « véritable » guerre qui se joue dans la nouvelle.

Quels sont les sauvages, les vrais sauvages24 ?

Quelles belles binettes que celles de vos bourgeois ! Pas un n’est raté. Cornudet est immense et vrai ! La religieuse couturée de petite vérole, parfaite, et le comte « ma chère enfant », et la fin ! La pauvre fille qui pleure pendant que l’autre chante La Marseillaise, sublime25.

14Flaubert, en lisant la nouvelle de son disciple, propose une analyse sociologique de ce récit réaliste et ne fait aucune référence à la visée programmatique envisagée. « Boule de suif », dès le départ de la diligence, met en scène des personnages qui s’affrontent pour défendre des « Principes », qui ne sont pas les mêmes pour tous. Maupassant ne présente pas, dans son récit sur la guerre, des Français qui se révoltent contre l’occupant prussien, mais bien plutôt une société de citoyens et « d’arrière » fracturée : d’un côté « la société rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la Religion et des Principes26 » ; de l’autre, la prostituée et Cornudet, vus comme « non autorisés » à avoir de la Religion et des Principes. Maupassant reproduit la société française des années 1870-1880 en insistant sur des personnages types, que Flaubert énumère et généralise par le terme de « binettes », les catégorisant d’un point de vue politique et social et les assimilant à son acception globalisante de « bourgeois ». Maupassant compose un microcosme mimétique du réel en créant un huis clos théâtralisé.

15Pour continuer sa description d’une société bourgeoise, le romancier insiste sur la valeur de l’argent, essentiel, voire existentiel, pour la plupart des individus présents, qui revendiquent une fuite généralisée devant l’Étranger à cause de leur volonté de préserver leur avoir et leurs biens personnels. En effet, « plus un négociant normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute parcelle de sa fortune qu’il voit passer aux mains d’un autre27 » : le narrateur met à part Boule de suif et Cornudet qui « attiraient les regards de tous28 » par leurs différences, qu’elles soient politiques, économiques ou statutaires. La place des religieuses dans le « camp » des premiers est même légitimée par le narrateur : elles appartiennent aux représentants du pouvoir et des « Principes », bien éloignées des deux déclassés suscités.

16Maupassant, à l’instar de son maître, propose, de plus, une critique de l’individualisme ambiant : la représentation littéraire ne se veut pas proprement sociopolitique, mais bien plutôt culturelle, puisque les personnages se révèlent, malgré leurs principes revendiqués, immoraux et cyniques. L’écrivain reprend à son compte la pensée de Flaubert et sa haine du bourgeois ; ce dernier est un type surtout moral, dont l’incarnation littéraire se multiplie dans les premiers textes de Maupassant : rempli de préjugés, le bourgeois distille des lieux communs :

La guerre […] entretient chez les hommes tous les grands, les nobles sentiments : l’honneur, le désintéressement, la vertu, le courage, et les empêche en un mot de tomber dans le plus hideux matérialisme29.

17Le courage manque à nos personnages, comme on l’a vu précédemment, et le « hideux matérialisme » est leur signe distinctif, à l’exception de Boule de suif, qui incarne le don de soi et le sacrifice, en offrant d’abord son repas puis son corps à l’officier prussien pour sauver ses congénères de la faim et de l’emprisonnement. Et pourtant elle est rejetée : elle est méprisée d’abord pour ce qu’elle est, une prostituée, et pour les valeurs qu’elle défend, parce que celles-ci manquent aux autres personnages. Les sentiments qu’elle suscite sont dès le début de la nouvelle exacerbés, proches de la fureur tragique : « Le mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de la tuer, ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et ses provisions30. »

18Le récit historique de la guerre de 1870 voulu par Maupassant se meut, dès lors, en un récit sur la guerre, vue de façon anthropologique : le danger ne vient plus de l’ennemi, qui empêche de vivre comme on le souhaite, mais de cet autre qui n’est pas comme nous, qui nous met devant notre indignité. La guerre dans « Boule de suif » est celle qui est menée par les nantis contre la protagoniste, comme en atteste le motif de la stratégie militaire lors de l’épisode de l’auberge, qui se teinte également d’une connotation sexuelle :

On prépara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie. Chacun convint du rôle qu’il jouerait, des arguments dont il s’appuierait, des manœuvres qu’il devrait exécuter. On régla le plan des attaques, les ruses à employer, et les surprises de l’assaut, pour forcer cette citadelle vivante à recevoir l’ennemi dans la place31.

19Il s’agit bien d’une guerre, non contre l’ennemi politique, mais contre l’ennemi des valeurs imposées comme telles. Boule de suif est celle contre laquelle il faut faire corps pour ne pas se sentir acculés à la défaite morale. Ces combats, qu’ils sont dans l’impossibilité de livrer, du fait de leur statut et surtout à cause de leur caractère, ils décident de les mettre à exécution de manière symbolique. René Girard, dans son essai La Violence et le Sacré, développe ainsi son analyse du bouc émissaire : selon lui, quand nous ne pouvons faire obstacle à la violence en l’affrontant directement, il importe de déplacer cette violence sur une victime, qui sera sacrifiée. Et cet être est mis à mort, rejeté de la communauté. Les Rouennais, dans l’impossibilité de résister à l’invasion prussienne, dans l’impossibilité également de se révolter contre la cruauté de l’officier, utilisent, dès lors, Boule de suif comme un individu sacrificiel : elle est différente, déclassée, mais, surtout, elle dérange l’ordre établi, car elle est courageuse, alors que les autres sont tous des couards. Le désir de violence « ne peut pas s’assouvir sur eux [les proches] sans entraîner toutes sortes de conflits, il faut donc le détourner vers la victime sacrificielle, la seule qu’on puisse frapper sans danger, car il n’y aura personne pour épouser sa cause32. » Boule de suif est choisie comme bouc émissaire parce qu’elle est à part et qu’elle a des réactions enviées des autres. Elle incarne « tous les beaux, les nobles sentiments », malgré son statut social de prostituée, qui la marque d’indignité morale. Le vocabulaire de l’exemplarité est d’ailleurs fécond dans le texte :

[Boule de suif et Cornudet] voulaient garder de la dignité, comprenant qu’en ces rencontres-là chacun représente un peu son pays ; et pareillement révoltés par la souplesse de leurs compagnons, elle tâchait de se montrer plus fière que ses voisines les femmes honnêtes, tandis que lui, sentant bien qu’il devait l’exemple, continuait en toute son attitude sa mission de résistance commencée au défoncement des routes33.

20Le récit de Maupassant a déplacé le motif de la guerre comme il a perverti la cible à abattre : l’ennemi politique, d’abord caractérisé par son assimilation à un animal — le Prussien est un porc —, s’est mué en un ennemi apolitique, intérieur, qui est à l’origine de la décadence morale de la France, mais les images restent les mêmes : « Boule de suif » se lit avec la métaphore filée de la nourriture, avec la répartition des individus entre mangeurs et mangés ; le récit est construit sur la répétition de repas échangés entre les personnages, qui se donnent ou ne se donnent pas des mets. L’attitude des personnages devant la nourriture est significative de leur caractère, car Maupassant « donne de l’appétit une image triviale révélatrice de la bestialité ou de la bassesse humaine34 ». Les acolytes de Boule de suif mangent ainsi goulûment au début comme à la fin de la nouvelle ; la prostituée, de façon antithétique, prend son repas « délicatement » dans l’incipit35 et oublie de se préparer un repas dans le dénouement.

21Un dernier point nous semble essentiel pour démontrer ce « détournement » dans la guerre menée par les bourgeois : Élisabeth Rousset est comparée physiquement à de la charcuterie dans le début de la nouvelle, assimilée dans son portrait liminaire à un porc, et jugée bien appétissante par Loiseau. Le comparant ne renvoie plus au Prussien, mais à la prostituée.

Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses ; avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir36.

22« La haine de l’Étranger37 » s’est muée en haine de l’autre, celui qui n’est pas comme soi ou qui flétrit l’image qu’on a de soi. La guerre dans « Boule de suif » est associée, une fois de plus, à l’anthropophagie, comme dans la chronique de 1883 :

Quand on parle d’anthropophages, nous sourions avec orgueil en proclamant notre supériorité sur ces sauvages. Quels sont les sauvages, les vrais sauvages ? Ceux qui se battent pour manger les vaincus ou ceux qui se battent pour tuer, rien que pour tuer38 ?

23Maupassant a réussi avec brio. Sa nouvelle est qualifiée de « chef-d’œuvre » par Flaubert. Elle comporte certaines caractéristiques du genre du récit de guerre, mais s’en éloigne également par l’originalité du traitement de la matière historique : elle illustre la France des années 1880 dans sa répartition sociale, dans ses clichés, dans ses peurs. À la suite de Flaubert, Maupassant déclare en fait la guerre au bourgeois, à ses bassesses, mais livre surtout son premier combat contre la bêtise de l’individu, sa petitesse, son individualisme39. Plus qu’un récit de guerre que le lecteur peut prendre comme un témoignage réaliste, « Boule de suif » est une nouvelle qui met en évidence les réactions des individus en temps de guerre, « […] ce dégoût profond pour tout ce que les préjugés sociaux honorent, cette volonté de dénoncer les mensonges bourgeois40 ».