Le procès-verbal patriotique : une lecture des Soirées de Médan
1À la Grande-Duchesse de Gerolstein, débordant d’une pétillante énergie et clamant son amour des militaires, le général Boum répond :
À ch’val sur la discipline
Par les vallons, je vais devant moi.
J’extermine les bataillons
Le plus fier ennemi se cache tremblant penaud
Quand il aperçoit le panache que j’ai là-haut.
Et pif paf poum
Et tara papa poum
Je suis le général Boum ! Boum !
2L’opérette d’Offenbach fait grand bruit à Londres, en cet été de 1866. Émile Zola nous en donne le compte rendu effaré, « presque honteux », dit-il, de devoir confesser la fascination qu’éprouve le public anglais devant cette représentation des militaires français, véritable caricature. Il ajoute dans un propos révélateur :
Comment en vouloir à cette France assez heureuse pour accaparer Offenbach, ce maître des maîtres. Nos ennemis se contenteraient peut-être de nous voler la Grande-Duchesse, notre trésor le plus précieux, sans aucun doute. Ils nous laisseraient dès lors nos provinces, dédaigneux d’une si petite proie1.
3Moins de quinze années après ce jugement sans appel, et une guerre entre la France et la Prusse, la vision de l’armée présentée dans Les Soirées de Médan, le recueil des six nouvelles de la « petite bande », ne semble-t-elle pas participer elle aussi de la caricature et du gros comique ?
4La critique de l’époque n’avait pas retenu cette dimension comique. Sous la forme d’une note brève parue dans Le Figaro du 21 avril 1880, Philippe Gille rappelle succinctement le principe méthodologique qui semble soutenir les nouvelles : « Chacun fait à sa manière le procès-verbal d’une chose vue, et le plus souvent avec talent2. »
5L’évocation du procès-verbal situe les nouvelles dans une perspective de constat objectif, relatant des faits ou des situations. L’auteur de l’article complète son propos en faisant allusion à la photographie, finalement assez proche de la technique d’écriture. Bref, il reproche aux nouvelles leur caractère beaucoup trop froid. Le terme de « procès-verbal », justement utilisé par Gille, n’est pas sans faire écho aux emplois que fait Zola de ce mot dans Le Roman expérimental. En effet, le volume reprend le mot utilisé à plusieurs reprises, tant dans la partie « Naturalisme au théâtre » que dans la section « Critique » ou la partie dévolue au « Roman ». Zola a souvent recours à cette expression3 en l’associant le plus souvent à celle de « greffier », fonction qu’il reconnaît comme représentative du travail du romancier. La Cousine Bette, dit-il, devient le « procès-verbal de l’expérience4 », ce qu’il développe avec plus de précision :
L’œuvre devient un procès-verbal, rien de plus ; elle n’a que le mérite de l’observation exacte, de la pénétration plus ou moins profonde de l’analyse, de l’enchaînement logique des faits5.
6« Observation », « analyse », « enchaînement logique », le lexique scientifique s’impose sous la plume de Zola, qui valide de cette façon sa méthode et sa démarche. Le recueil des Soirées de Médan constitue donc un peu plus que la simple addition de six nouvelles liées à la guerre de 18706.
7Nous nous proposons donc de relire ce procès-verbal, évoqué à la fois par Zola et Philippe Gille, en envisageant la manière dont on a pu soulever la question du patriotisme dans le contexte littéraire de l’époque, comment cette question est traitée au cœur des nouvelles et comment la position des six de Médan appelle quelques notes complémentaires à la lecture des Soirées de Médan.
La situation dans le monde littéraire
8Le monde littéraire de l’après-guerre n’est pas resté hébété au moment de la défaite. Souvent estompées par celles de l’autre après-guerre (celle de 1914-1918), les œuvres littéraires n’en demeurent pas moins foisonnantes, diverses et passionnantes. Schématiquement, elles peuvent nous apparaître générées par quatre sentiments principaux.
9Le premier sentiment qui s’impose est celui de la honte. Nul doute que l’art et la littérature ont tenté de réagir à ce qui apparaissait comme une défaite militaire, certes, mais aussi comme une défaite morale. Cette dimension traverse l’ensemble des œuvres de l’époque. Il est cependant certain que domine alors non pas la grande fresque épique ou le tableau grandiose, qui réapparaîtront plus tard avec Zola, dans La Débâcle, ou avec les frères Margueritte, dans la grande fresque intitulée Une époque, mais bien plutôt le sentiment de honte, très tôt attisé dans les textes.
10Si le théâtre n’aborde pas la question, la poésie affiche nettement les opinions. Dans L’Année terrible, Victor Hugo dresse un bilan désastreux, après avoir éprouvé quelque réticence :
J’entreprends de conter l’année épouvantable
Et voilà que j’hésite, accoudé sur ma table.
Faut-il aller plus loin ? dois-je continuer ?
France ! ô deuil ! voir un astre aux cieux diminuer !
Je sens l’ascension lugubre de la honte…
11L’appel à l’émotion constitue également une source importance de la fiction. Dans le domaine des textes d’imagination, la création paraît fort médiocre aux dires de la critique. Seul émerge le recueil de nouvelles Contes du lundi d’Alphonse Daudet. L’ensemble est suivi d’une nouvelle, Robert Helmont, journal d’un solitaire, ainsi que d’un autre recueil : Études et paysages. Cependant, lors du Siège de Paris, Daudet est affecté dans la garde mobile. Cette expérience va nourrir les nouvelles qu’il publiera. Une veine patriotique, ce qu’il appelle son « instinct patriotique », anime les textes. Les nouvelles gardent le pathétique nécessaire à l’ébranlement du lecteur : ici, l’instituteur assure sa « dernière classe », dans les Contes du lundi ; là, trois corbeaux guettent le moment où ils pourront se repaître du jeune soldat blessé, abandonné de ses camarades, dans Études et paysages. Mais Daudet n’oublie pas non plus la force de l’indignation. Avec « Le Turco de la Commune », inséré dans Contes du lundi, il aborde l’épisode de la Commune avec une forme de sarcasme : Kadour, le tirailleur indigène, veut se battre, mais, mal informé, il pense que les Versaillais ne sont pas ses ennemis : « Il est mort sans y avoir rien compris… » Les textes de cette époque restent souvent exemplaires et volontairement édifiants, ce dont les auteurs de Médan sauront se souvenir.
12La place de l’horreur apparaît comme un ressort important des récits à cette époque. Cette rapide revue de littérature doit faire une place à un ouvrage qui a sans doute beaucoup marqué les écrivains de l’époque. Aussitôt après la défaite de Sedan, Camille Lemonnier parcourt le terrain des combats en compagnie de son cousin, Félicien Rops. Il s’attache à livrer, comme il le dit lui-même, des « notes », sans vouloir « ni philosopher, ni conjecturer, ni inventer7 ». Dans ce vaste panorama de la désolation où, dit-il, Sedan s’ajoutant à Waterloo, « la légende napoléonienne semblait s’anéantir dans cette ironie suprême8 », Lemonnier dépeint un ensemble souvent très violent en une série de scènes où les douleurs et les blessures se confondent, comme se confondent les deux camps. Dès le départ, il est frappé par une image forte :
Le convoi montait la côte au pas. Il y avait des caissons et des charrettes. Des têtes sortaient de la paille, blêmes, ballantes, secouées par les cahots, quelques-unes entourées de loques rouges, et les yeux avaient d’infinies langueurs, au milieu des chairs poissées. Une odeur de carnage traînait sur ce hachis humain. On reconnaissait la moustache française et la barbe prussienne. Prussiens et Français fraternisaient dans la douleur et l’agonie. (p. 6)
13Un autre sentiment va peu à peu prendre une place essentielle dans la création des œuvres de 1870 : le sentiment de revanche. Les titres de certains textes soulignent l’idée d’une polarisation sur la question de la revanche : en 1871 paraissent simultanément Poèmes de la guerre d’Émile Bergerat (1845-1923), Les Idylles prussiennes de Théodore de Banville (1823-1891), puis, en 1874, La Colère d’un franc-tireur de Catulle Mendès (1841-1909), puissant directeur de La République des Lettres, et La France de Sully Prudhomme (1839-1907). Vite lue, vite obsolète, vite oubliée, cette production laisse place à un recueil plus important de Paul Déroulède (1846-1914) dont le succès ne se démentira pas, Les Chants du soldat. Dans cette œuvre, le jeune officier revenu à la vie civile après une grave blessure, prône, lui aussi, la revanche :
Oui, Français, c’est un sang vivace que le vôtre !
Les tombes de vos fils sont pleines de héros ;
Mais sur le sol sanglant où le vainqueur se vautre,
Tous vos fils, ô Français ! ne sont pas aux tombeaux.
Et la revanche doit venir, lente peut-être,
Mais en tout cas fatale, et terrible à coup sûr ;
La haine est déjà née, et la force va naître.
C’est au faucheur à voir si le champ n’est pas mûr. (Poème VI)
14Futur fondateur de la Ligue des patriotes (1882) et chantre du nationalisme, Déroulède évoque nombre de petits faits que les prosateurs s’attacheront à reprendre dans leurs œuvres de l’époque.
15Depuis quelques années, Paul Déroulède passe pour le poète patriotique en vogue. Celui qui, aux dires des frères Jean et Jérôme Tharaud (qui burent à toutes les fontaines), considère le mot « patriote » comme son nom de famille9, avait publié Les Chants du soldat en 1872. Le succès fut immédiat pour ce recueil de vingt et un chants à la gloire du drapeau, du sacrifice et de la patrie et dont l’un des textes, « Le Clairon », fut longtemps à l’honneur dans les manuels scolaires de l’école primaire.
Le clairon sonne toujours.
Et cependant le sang coule,
Mais sa main, qui le refoule,
Suspend un instant la mort,
Et de sa note affolée
Précipitant la mêlée,
Le vieux clairon sonne encor.
Il est là, couché sur l’herbe,
Dédaignant, blessé superbe,
Tout espoir et tout secours ;
Et sur sa lèvre sanglante,
Gardant sa trompette ardente,
Il sonne, il sonne toujours.
Puis, dans la forêt pressée,
Voyant la charge lancée
Et les zouaves bondir
Alors le clairon s’arrête :
Sa dernière tâche est faite,
Il achève de mourir10.
16Dans ce recueil dominent deux aspects que vont manifestement mettre en perspective les auteurs des Soirées de Médan. D’une part, l’esprit de revanche constant et délibéré, tourné à la fois vers la conquête des provinces perdues et vers un dénigrement constant de l’attitude germanique. D’autre part, une forme de démagogie héroïque et nationaliste que caractérisaient bien sans le vouloir les deux frères Tharaud : « Cette poésie aux rythmes naïfs, au vocabulaire volontairement simplifié et qui veut avant tout se faire entendre, elle est, avec les chansons de Béranger, la seule qui ait vraiment touché, en ce siècle, l’âme populaire11. »
17Déroulède rassemblait une collection d’objets de culte militaire, le drapeau, la cocarde, le clairon. Le premier chant du recueil, « Vive la France », avait d’ailleurs servi à la confection du nouvel hymne français (musique de Gounod) destiné à engager les troupes dans les futurs combats. On comprend mieux, alors, l’évocation de La Marseillaise, dans les nouvelles de Guy de Maupassant et de Zola, qui, si elle était devenue l’hymne en 1880, n’était qu’un chant toléré, car souvent perçu comme trop révolutionnaire.
La situation dans les nouvelles des Soirées
18Les nouvelles composant Les Soirées de Médan intègrent ces mêmes objets patriotiques en leur conférant un statut particulier, en les transformant et en les détournant.
19Tous les ingrédients du culte patriotique sont bien présents dans les nouvelles du recueil12. On y voit bien évidemment les drapeaux dans « Sac au dos » : signes d’un pouvoir ridicule (p. 139) ou d’une institution opprimante (p. 163), ils peuvent être blancs comme dans « La Saignée » (p. 225) ou même notoirement absents dans « Boule de suif ». Réduction individuelle du drapeau, la cocarde se dégrade en fer-blanc dans « Sac au dos » (p. 136) ; elle s’épingle sur le chapeau d’Huberte ou se niche dans l’échancrure affriolante de son corsage dans « La Saignée » (p. 174-175). La Marseillaise, elle-même, tolérée le plus souvent à cette époque13, assourdit les personnages : ici elle est un chant funèbre qu’accompagnent, entre chaque couplet, les sanglots de Boule de suif (p. 133), là, c’est à une « hurlée de Marseillaise » que l’on assiste dans « Sac au dos » (p. 136) ou qui sonne faux (p. 136). Chez Henry Céard, dans « La Saignée », elle rythme les coups de clairon au moment de la réunion du général (p. 171), elle est reprise par dix mille voix qui hurlent « La sortie ! la sortie ! » (p. 173) ; toujours elle semble proférée « à plein gosier » et vient mourir dans le salon vide. On le voit, ces objets, signes d’un décor dérisoire et dégradé, paraissent bien à la fois dévalorisés et vains.
20Si les objets patriotiques manifestent clairement leur présence, les auteurs les mettent tout aussitôt à distance par un recours à de nombreuses figures propres au comique. C’est cette dimension qui va permettre au recueil d’acquérir une originalité en regard même des multiples créations littéraires de l’époque. Dans la production littéraire de l’époque, les registres pathétique et tragique s’imposent. Le soldat blessé comme la souffrance des civils appellent nécessairement la compassion et la pitié du lecteur. La dimension épique constitue également un recours pour créer l’effet recherché : une action formidable, un tableau étonnant. Les six auteurs des Soirées de Médan prennent le contrepied de cette tendance. C’est par un recours aux différentes figures du comique qu’ils vont chercher à convaincre les lecteurs.
21En suivant les travaux de David Baguley14, il faut rappeler que l’ironie constitue une des références essentielles à prendre en compte pour la lecture des Soirées. Initialement, le recueil devait être intitulé L’Invasion comique. Titre choc, s’il en est, la formule était particulièrement décapante. L’alliance de mots donne immédiatement le ton ironique de l’ensemble des nouvelles. Le programme de lecture qui en était la conséquence aurait été immédiatement évident : l’ensemble des textes devait être lu comme une variation sur cette figure. Rapidement écarté, le titre a fait long feu. Qu’il ait paru trop provocateur, qu’il ait été trop proche du premier titre de la nouvelle de Zola, « Un épisode de l’invasion de 1870 », le premier titre laissait tout de même percer une orientation tout à fait claire. Le déterminant défini rappelle un moment récent de l’histoire de France ; le caractère massif et brutal de l’irruption étrangère est rapidement transformé par l’adjectif. Sans doute aussi, un tel titre donnait-il trop de clés immédiatement.
22Il n’en demeure pas moins vrai que l’intention est présente. De fait, le mot « invasion » apparaît deux fois chez Maupassant, au début de la nouvelle : « C’était l’occupation après l’invasion » (p. 89) et « l’odeur de l’invasion » (p. 90) ; chez Céard, le terme s’impose quatre fois, notamment quand il est question des « vices de l’invasion » (p. 201) ou lorsque Mme Worimann « souhaitait la perpétuité de l’invasion » (p. 202). C’est aussi le cas dans la nouvelle de Léon Hennique. Le mot évoque bien en fait les Prussiens, placés ainsi dans une forme de globalité anonyme. Perçue comme un arrière-plan essentiel, la présence prussienne est également analysée comme une étape douloureuse ou, pour certains personnages, opportune.
23Le recueil des Soirées n’échappe cependant pas à une coloration boulevardière et caricaturale. L’esprit du vaudeville est présent dès le début de la nouvelle de Céard, lors de l’arrivée claironnante d’Huberte de Pahauën au beau milieu de la réunion d’état-major. S’impose alors l’atmosphère de comique troupier présente lors du transport des hommes de la caserne au Grand 7, dans la nouvelle de Hennique. La troupe s’avance d’abord en bon ordre, puis l’emballement a lieu. Le grossissement est alors flagrant et dénote, dans les rangs de l’armée française, une prédisposition à l’erreur de jugement et à la barbarie. Il s’agit d’un véritable spectacle, d’une cruauté sans pareille, qu’anime « un sentiment de gaieté sinistre » (p. 247). Ces caricatures d’hommes de troupe se retrouvent aussi dans la nouvelle de Maupassant. L’officier prussien, dont le français est affublé des défauts de son accent, tout comme les voyageurs — en premier lieu les deux religieuses — subissent la charge de l’auteur. Le retour insistant des différents repas au cours du voyage, véritables rendez-vous de la stratégie de résistance des otages, apparaît d’ailleurs comme l’occasion de peindre toutes les attitudes humaines, de la générosité à la lâcheté, de l’envie à l’ignominie.
24La démesure, proche de l’esprit rabelaisien, apparaît comme une constante des nouvelles. Dans « La Saignée », Céard procède à un jeu d’entrées et de sorties dignes du Grand-Guignol. L’entrée fracassante d’Huberte de Pauhauën est suivie de sa sortie définitive ; la nouvelle opère une boucle puisque le général n’autorise le déclenchement de la « sortie » que lorsqu’Huberte de Pauhauën est rentrée dans Paris. Dans « Sac au dos » de Joris-Karl Huysmans, la recherche effrénée de nourriture n’a de raison d’être que pour renforcer l’évocation de la dysenterie. Le mouvement est tout aussi massif dans « L’Attaque du moulin » : Zola fait alterner les arrivées et les départs en figurant une sorte de manège : arrivée des Français, départ des Français, arrivée des Prussiens, départ des Prussiens, puis retour des Français. Les marionnettes sont en place. Dans le même esprit, Paul Alexis reprend la trame de La Matrone d’Éphèse de Pétrone. Dans « Après la bataille », Édith de Plémoran, cette jeune veuve endossant pleinement le devoir conjugal, cède à Gabriel Marty, un soldat blessé qu’elle a transporté dans son chariot. Alexis force le trait en plaçant le couple dans une double situation scandaleuse : le cercueil contenant le corps du mari défunt est tout proche, les deux têtes des amants le touchent ; Gabriel Marty est prêtre. La relecture du conte par Alexis accentue la portée sarcastique de l’histoire.
25D’autres formes de comique traversent les nouvelles. La satire et la caricature donnent à « La Saignée » une force particulière. Les atermoiements du général apparaissent comme une réponse décalée à la nécessité d’agir vite. L’attitude du jeune officier qui, le calepin à la main, « croque au galop la charge de cette scène » le montre d’ailleurs assez bien. Présente également chez Maupassant, la satire touche la peinture des différents milieux représentés par les voyageurs. À ce titre, la voiture constitue un espace approprié : la concentration des personnages permet d’habiles regroupements15. La vulgarité des soldats encasernés, signe de réalisme de la part de Hennique, dans « L’Affaire du Grand 7 », est volontairement accentuée, tout comme l’attitude du médecin militaire dans « Sac au dos » : un seul remède pour toutes les situations16. Enfin, l’humour, venu principalement des jeux de contraste, traverse également le recueil. La romance de « L’Attaque du moulin » disparaît dans la violence de la mort et le ridicule du capitaine ; les portraits croisés d’Édith de Plémoran et de Gabriel Marty aboutissent tous deux à des attitudes paradoxales : l’abbé n’a qu’une foi branlante — « Prêtre, il n’avait jamais été débarrassé de l’idée fixe de la femme » (p. 279) — ; dans le parc de sa demeure, Édith de Plémoran, plus touchée par la vision des gravures de Gamiani que par la lecture de Sade, laisse son regard rêver « au pied d’un vieux faune en pierre mutilé, lutinant une nymphe sans bras » à la brusque fusion de deux papillons blancs.
26On peut également observer dans l’ensemble des nouvelles une forme constante de déplacement qui constitue d’une certaine manière le point commun de ces nouvelles. Dans de nombreux textes publiés juste après la guerre, l’escarmouche, le combat, l’action violente ou leurs conséquences directes constituent les éléments clés du récit. Autant de situations attendues d’un lectorat encore marqué par les différents épisodes du conflit. Or, les six auteurs prennent grand soin de ne pas activer les ressorts narratifs du tableau d’ensemble, de l’action imposante, précisément documentée. Le conflit se déplace constamment sur d’autres domaines : chez les victimes civiles au lieu du grand combat entre Français et Prussiens, dans « L’Attaque du moulin » ; déplacement dans la confrontation entre les voyageurs et Boule de suif, seule à se sacrifier et seule à manifester un réel patriotisme. Les victimes de « L’Affaire du Grand 7 » sont inattendues, « l’hécatombe », « le massacre » concerne les filles de joie installées dans la maison du Grand 7. Autre glissement que celui du narrateur de « Sac au dos », Eugène Lejantel : aucune image de la vie des camps, mais plutôt celle d’une errance dont se souviendra peut-être Louis-Ferdinand Céline dont le récent Guerre 17 décrit l’hôpital comme véritable théâtre des opérations militaires de conquête. Ajoutons encore un mot pour évoquer « La Saignée » : la « sortie » est bien le résultat d’un défi amoureux ridicule plutôt que la marque d’une stratégie délibérée. Chaque nouvelle du recueil offre une réponse originale, mais peu conventionnelle à la question posée par la guerre de 1870, à la blessure ressentie. Plutôt que de se lancer dans la recherche d’une reconquête illusoire ou d’une vengeance inutile, en contestant finalement les images stéréotypées de la guerre, les auteurs offrent une réponse au patriotisme en des termes différents, en détournant souvent le propos. Ainsi présentée, la guerre n’en a que plus de force et que plus de violence.
27Ajoutons à ces remarques un élément essentiel : la présence inattendue de personnages féminins, peu convoqués dans les récits militaires et dont le rôle acquiert une importance décisive. Chaque nouvelle fait intervenir un ou plusieurs personnages féminins, actrices de premier plan le plus souvent, ou qui détiennent la clé du récit. Si le personnage féminin est souvent une victime comme dans « L’Affaire du Grand 7 » ou « L’Attaque du moulin », elle devient une actrice essentielle, magnifique de grandeur dans « Boule de suif18 ». N’est-ce pas aussi le rôle majeur dévolu à Sœur Angèle dans « Sac au dos », protectrice bienfaisante et pure, couvrant les exactions de son protégé, devenant même la conscience du personnage à la fin du récit ?
28Ces éléments tendent à bousculer l’ordre habituel et le décor des récits militaires. Ils détournent les récits de toute intention édifiante, telles qu’on pouvait les lire dans les récits de guerre de l’époque. La force des Soirées n’en devient que plus grande.
Le discours patriotique des Médaniens
29Dans ce contexte, la question du patriotisme est bien posée par Les Soirées de Médan. Toutes centrées sur un épisode de la guerre, les nouvelles ne s’inscrivent guère dans une apologie de l’exploit, ni dans une mythologie du combattant. Dans « Sac au dos », lorsqu’Eugène Lejantel se tord de douleur à cause de la dysenterie, point d’héroïsme. Lorsque Dominique, dans « L’Attaque du moulin », prend les armes, loin de lui l’idée de défendre la patrie : Zola prend bien la précaution d’indiquer qu’il est Belge. Si Dominique riposte ardemment, c’est parce que Françoise a été blessée. Si le général de « La Saignée » décide la « sortie », sa motivation est de plaire à Huberte de Pahauën. La Marseillaise, entonnée par les voyageurs de la nouvelle de Maupassant, devient un chant de honte, plus que de victoire. Une patrie égratignée, une patrie bousculée, une patrie dévoyée : serait-ce là le but des six de Médan ? Comment alors aborder cette question sans, dans un premier temps, rappeler quelques positions soutenues par les écrivains eux-mêmes en amont de la composition du recueil ?
30Répondant à Flaubert, Maupassant avait esquissé quelques éléments de réponse :
Nous n’avons eu, en faisant ce livre, aucune intention anti-patriotique, ni aucune intention quelconque ; nous avons voulu seulement tâcher de donner à nos récits une note juste sur la guerre, de les dépouiller du chauvinisme à la Déroulède, de l’enthousiasme faux jugé jusqu’ici nécessaire dans toute narration où se trouvent une culotte rouge et un fusil. Les généraux, au lieu d’être tous des puits de mathématiques où bouillonnent les plus nobles sentiments, les grands élans généreux, sont simplement des êtres médiocres comme les autres, mais portant en plus des képis galonnés et faisant tuer des hommes sans aucune mauvaise intention, par simple stupidité. Cette bonne foi de notre part dans l’appréciation des faits militaires donne au volume entier une drôle de gueule, et notre désintéressement voulu dans ces questions où chacun apporte inconsciemment de la passion exaspérera mille fois plus les bourgeois que des attaques à fond de train. Ce ne sera pas anti-patriotique, mais simplement vrai ; ce que je dis des Rouennais est encore beaucoup au-dessous de la vérité19.
31Maupassant en dit long sur le contenu et l’esprit du volume : on peut, en effet, penser qu’il évoque évidemment sa nouvelle, mais aussi le volume lui-même. L’argumentation semble suffisamment développée pour constituer une forme de plaidoyer pro domo. Le propos de Maupassant apparaît comme central, bien que connu de Flaubert seul. Il retient en effet l’attention, car Maupassant met un soin particulier à défendre sa position devant les remarques de son correspondant. Il affirme une sévère critique du personnel militaire : l’évocation de la médiocrité des généraux, de leur stupidité suffit à convaincre. Les soldats ne sont pas la patrie. L’opposition qu’établit Maupassant entre patriotisme et vérité inscrit les Soirées dans une préoccupation esthétique.
32Zola, quant à lui, a déjà donné publiquement sa position. L’écrivain n’est pas avare de remarques concernant le patriotisme. Dès les années 1860, il rend compte des Romans militaires de Godefroy Cavaignac, ensemble de nouvelles bien défraîchies, dont elles semblent « avoir des cheveux blancs, tant elles sont vieillies20 » et de surcroît fort mal écrites. Après avoir cité une scène de carnage dans un cimetière, Zola conclut :
Franchement, cette page a le tort d’avoir été écrite « sur le pommeau de la selle d’un cheval lancé au galop ». On voit que la main de l’écrivain a tremblé et qu’il n’a pas toujours bien su ce qu’il voulait dire. Si le morceau a la fièvre de la course, il en a aussi les sauts désordonnés21.
33Souvent Zola associe patriotisme et chauvinisme (terme que Maupassant emploie également simultanément dans sa lettre à Flaubert). En août 1870, si Zola paraît moins sévère pour Hector Malot ou pour Erckmann-Chatrian, il fustige clairement une certaine forme de patriotisme :
Vraiment, à notre âge, il paraît que c’est un crime que d’appeler les hommes à la paix. Le patriotisme d’estaminet, le chauvinisme intéressé qui bat la caisse, sur la porte d’un journal, tout cet amour du sol poussé dans les cœurs vides, attriste les hommes d’énergie plus qu’il ne les décourage22.
34Face à la guerre qui commence, Zola prend position :
Allons ne « cascadez » plus, ne dites pas que nous sommes des Prussiens parce que nous pleurons le sang de la France ! Et ne criez pas : « Vive l’empereur ! » parce que l’empereur ne peut rien pour nous. Si le malheur veut que nous éprouvions un échec, c’est sur l’Empire que devront tomber les malédictions. Si nous sommes victorieux, c’est la France seule qu’il faudra remercier de la victoire ; car ce n’est pas elle qui a fait la guerre, et c’est elle qui fera le triomphe. À genoux, tous, et crions : « Vive la France23 ! »
35Zola prolongera ses propos quelques années plus tard, tout juste avant la publication des Soirées, dans l’article qu’il consacre au drame de Paul Déroulède, L’Hetman, « drame fort lourd, très mal bâti et complètement vide ». Avant d’entamer une critique en règle de la pièce, Zola ne peut contenir ses propos. Déroulède, nouveau « poète-soldat », aux vers médiocres, profite de la situation d’une armée « chose sacrée ». La charge s’accentue brusquement quand il déclare que « l’honneur, la patrie, le dévouement et Dieu sont des preuves écrasantes du génie poétique de M. Déroulède24 ».
36Dans sa lecture du roman d’Hector Malot, Souvenirs d’un blessé, Zola ne retient finalement qu’une dimension formelle, la « méthode littéraire ». Toutefois, en début de chronique, il a récusé le point de départ qui consistait à gloser les « cancans qui ont couru, les vanteries et [les] mensonges intéressés, le solde de Rocambole vendu pour le prix de M. de Bismarck25 ». Il ajoute d’ailleurs : « Tout cela sera bon à être trié dans dix ans », ce qui peut être une clé pour notre propre lecture des Soirées. Ce qui l’intéresse chez Malot est l’existence d’un « tel esprit égaré dans cette galère de l’invasion allemande ». Et Zola d’affirmer qu’il était certain que l’auteur de ces deux romans, Suzanne et Miss Clifton (qui composent Souvenirs d’un blessé), « n’avait pas battu la grosse caisse sur notre chauvinisme meurtri26 ».
37Il traque également cette attitude dans nombre de ses chroniques artistiques. Au moment du salon de 1875, Zola commente ainsi le tableau Attaque par feu d’une maison barricadée — Villersexel 1871 du peintre Neuville, chez qui il reconnaît un grand art de la composition :
À gauche, la maison sombre, volets clos, entourée d’une poignée de soldats. La fumée se traîne devant la façade à chaque salve. En bas gémissent les mourants. Et voici qu’à ce moment même, les assiégeants sont en train de rouler jusqu’aux portes de la maison une charrette emplie de paille déjà enflammée. Cela produit une impression atroce. C’est un beau tableau, et qui remue en nous notre patriotisme blessé. Mais c’est tout27.
38La formule de « patriotisme blessé », précédée du possessif « notre », contraste avec les mentions précédentes qui avaient tendance à mettre à distance la notion de patriotisme. Ici, l’écrivain prend pleinement en charge la situation, comme il le fera lors de l’affaire Dreyfus en évoquant, par exemple, son « tourment patriotique28 ».
39La position de Huysmans semble, d’un premier abord, beaucoup plus tranchée. Huysmans n’est pas le plus tendre vis-à-vis de la chose militaire. Son expérience sur le terrain, à la fois évoquée dans « Sac au dos », mais aussi rapportée dans l’ouvrage d’Henry Céard et Jean de Caldain, Huysmans intime, le porte à considérer l’armée comme une calamité dont il justifie pourtant l’existence et la légitimité. C’est encore par le biais de la critique d’art que s’expriment les positions des auteurs. Les critiques acides concernant « la peinture soldatesque » d’un Detaille ou d’un Reverchon traduisent bien sa position :
Le patriotisme est selon moi une qualité négative en art. Je sais bien que la foule trépigne et essuie une petite sueur d’enthousiasme lorsqu’elle entend brailler dans un concert quelconque « La Revanche » ou « France mes amours », je sais bien que nombre de gens se pâment devant les romances de M. Déroulède, mais ceux-là sont de braves gobe-mouches, prêts à couper dans tous ces ponts patriotiques qui font dire des poètes-ingénieurs qui les construisent : « Voilà de bien belles âmes ! » Le patriotisme, tel que je le comprends, consisterait à mettre sur pieds de véritables œuvres.
[…] l’armée existe, et elle a par conséquent le droit d’être reproduite comme toutes les autres classes de la société ; mais ce que je voudrais, par exemple, c’est qu’on ne me la représentât pas toujours avec des allures mélodramatiques ou pleurardes ; ce que je voudrais, c’est qu’on la fît, telle qu’elle est, simplement29.
40Huysmans persiste dans sa position à l’occasion du commentaire d’un autre tableau, Le Drapeau et l’Armée, du peintre Protais, présenté comme un objet national :
M. Protais s’est efforcé de peindre des soldats qui, tout en menaçant, ne menacent point. J’ajouterai, du reste, que le procédé pour obtenir ce résultat difficile est des plus simples. M. Protais s’est borné à donner aux vêtements des troupiers une apparence de vessies gonflées par des soufflets. On sent, derrière ces plastrons, le vent ; sous ces culottes de drap, le creux ; sous ces shakos de carton, le vide. Ces gens sont des épouvantails à moineaux, des loques tendues sur des perches. Ils sont donc terribles, sans l’être. En somme, ils satisfont nos instincts de chauvinisme et ils ne sont pas sérieusement hostiles pour les puissances qui nous entourent30.
41La question pour l’écrivain-critique paraît moins être le patriotisme que la qualité même de l’œuvre qu’il a sous les yeux.
42Il ne s’agit donc pas, ni chez Maupassant, ni chez Zola, ni chez Huysmans (à des degrés divers) d’une négation de l’idée patriotique, mais bien d’une préoccupation fondée sur la dimension esthétique et sur la volonté de promouvoir une véritable qualité des œuvres.
43On peut donc dire que Les Soirées comportent une part de critique du patriotisme et de toutes les postures marquées de chauvinisme, de faux héroïsme et, pour tout dire, de bêtise. Est-ce pour autant de l’antipatriotisme ? La critique du patriotisme place-t-elle le critique dans le camp de ceux qui nient l’importance de la nation ?
44Zola, lui-même, donne la réponse dans « La Lettre à la jeunesse », article paru initialement dans Le Messager de l’Europe en mai 1879. Il convient en fait de rattacher la question du patriotisme à celle du naturalisme. L’écrivain explique la défaite de 1870 par l’absence d’esprit scientifique du côté français :
En 1870 […] nous nous sommes brisés contre la méthode d’un peuple plus lourd et moins brave que nous, nous avons été écrasés par des masses manœuvrées avec logique, nous nous sommes débandés devant une application de la formule scientifique à l’art de la guerre […]. Eh bien ! je le répète, en face des désastres dont nous saignons encore, le véritable patriotisme est de voir que des temps nouveaux sont venus et d’accepter la formule scientifique, au lieu de rêver je ne sais quel retour en arrière dans les bocages littéraires de l’idéal31.
45Zola et ses amis, par la voix de Maupassant, ont bien raison d’affirmer que les nouvelles des Soirées de Médan ne sont pas antipatriotiques. Le patriotisme ne peut pas être une attitude artificielle ou abstraite. Zola, républicain résolu, farouche défenseur de la liberté, le clame haut et fort : « C’est nous qui sommes les vrais patriotes, nous qui voulons la France savante, débarrassée des déclamations lyriques, grandie par la culture du vrai, appliquant la formule scientifique en toute chose, en politique comme en littérature, dans l’économie sociale comme dans l’art de la guerre32. »