Le manuscrit de « Boule de suif » et les remarques de Flaubert
1Si le manuscrit de « Boule de suif » a été conservé, c’est sans doute à sa publication dans le recueil des Soirées de Médan qu’il le doit. Dans l’ensemble de la production de Guy de Maupassant, on dénombre en effet peu de manuscrits de contes et nouvelles (20 sur 300) et de chroniques (6 sur 250), alors que tous ceux des romans nous sont parvenus : la bibliothèque municipale de Rouen possède des fragments d’Une vie, d’autres se trouvant en mains privées ; Pierre et Jean et Notre cœur appartiennent aux collections de la BnF, Bel-Ami et Fort comme la mort à la Pierpont Morgan Library de New York ; Mont-Oriol est dans une collection particulière. Une telle disproportion entre les manuscrits d’œuvres, selon les genres, s’explique en partie par leur mode de publication : les chroniques et la plupart des nouvelles sont publiées dans les journaux, et les autographes de ces productions éphémères sont jetés après avoir servi, alors que ceux des œuvres sont rendus à l’éditeur et à l’auteur pour valider le bon à tirer, et le plus souvent conservés comme trace d’un travail de création artistique. Parmi les nouvelles de Maupassant, deux importants manuscrits font exception, et fort heureusement, car il s’agit de ses textes les plus connus, emblématiques d’un début « naturaliste » et d’une presque fin de carrière « fantastique », « Boule de suif » et « Le Horla ». Et si ces manuscrits ont été conservés, c’est précisément parce que les nouvelles ne sont pas passées par un journal avant d’être reprises en volume : on ne connaît pas de prépublication dans la presse du « Horla » de 1887, qui a paru pour la première fois en tête du recueil qui porte ce titre, et « Boule de suif » a été écrit spécialement pour Les Soirées de Médan. Ces deux textes ont donc bénéficié d’un statut d’œuvre à part entière : les manuscrits ont été rendus à l’auteur, au lieu de finir à la corbeille de l’imprimerie avec les autres papiers du jour.
Un manuscrit presque sans ratures
2Le manuscrit de « Boule de suif », conservé à la Pierpont Morgan Library, est constitué de 102 feuillets, écrits au recto, et paginés par Maupassant lui-même1. Comme la quasi-totalité des manuscrits conservés de Maupassant, celui de « Boule de suif » est le manuscrit définitif qui a servi à l’impression, comme en témoignent les indications du nombre de lignes à composer par les protes dans les marges de trois pages : « 227 lignes » (p. 1), « 220 lignes » (p. 55) et « 176 lignes » (p. 92). Cette mise au net comporte quelques ajouts et ratures : des ratures immédiates d’écriture, opérées au fil de la plume, parfois avant même que le mot soit complet (« rentiers tranquilles, affub », barré et remplacé par « gênés d’un sabre », p. 1) ou des ratures de relecture, plus ou moins différées dans le temps (dans l’expression « reconnaissances pacifiques », l’adjectif est barré, remplacé en interligne par « craintives », à nouveau barré, et remplacé en marge par « très prudentes », p. 3).
3Les spécialistes de génétique littéraire ont pris l’habitude de distinguer, à grands traits, deux types d’écrivains, en empruntant la terminologie de Louis Hay : les écrivains à programme, comme Gustave Flaubert et Émile Zola, qui planifient l’œuvre par un travail préparatoire, des notes, des plans, des scénarios, des fiches, des ébauches, et qui passent le plus souvent par plusieurs brouillons successifs ; et les écrivains à processus, dont le modèle serait Stendhal, qui inventent l’œuvre en écrivant. Ces catégories commodes n’existent pas à l’état pur : l’écriture résulte d’une oscillation entre ces deux pôles. Il est difficile de classer Maupassant dans l’une de ces tendances, car on n’a pas retrouvé les traces d’une élaboration écrite de l’œuvre : pas de notes, pas de plans, très peu de brouillons : il n’a laissé que des mises au net prêtes à l’impression, comme le manuscrit de « Boule de suif ». L’une des hypothèses vraisemblables est que Maupassant dresse des plans, agence des scénarios, rature des brouillons, mais dans sa tête ; la genèse chez lui est cosa mentale. Quand il se met devant un papier, il n’a plus qu’à écrire sous la dictée intérieure, parce que tout est déjà là, prêt à sortir : ce premier jet est en fait le dernier d’une longue série d’essayages virtuels qui ont progressivement cristallisé pour donner ce manuscrit à la fois initial et définitif2.
4La situation professionnelle de Maupassant, à l’époque où il rédige « Boule de suif », plaide en faveur de cette hypothèse. Depuis le mois de décembre 1878, il est passé du ministère de la Marine et des Colonies au ministère de l’Instruction publique, des Cultes et des Beaux-Arts, grâce à l’intercession de Flaubert, ami de longue date du ministre Agénor Bardoux. Maupassant rêvait d’un « travail agréable » dans le service des Beaux-Arts3, qui lui aurait permis de travailler pour lui, c’est-à-dire d’écrire autre chose que de la prose administrative pendant ses heures de bureau. Mais il déchante vite :
J’ai ici des rapports très agréables avec Charmes, mon chef, nous sommes presque sur un pied d’égalité, il m’a fait donner un très beau bureau. Mais je lui appartiens, il se décharge sur moi de la moitié de sa besogne, je marche et j’écris du matin au soir ; je suis une chose obéissant à la sonnette électrique et, en résumé, je n’aurai pas plus de liberté qu’à la Marine4.
5Comme son chef précédent, au ministère de la Marine, lui interdisait d’écrire pour lui-même, même quand il n’avait rien à faire, Maupassant a pris l’habitude d’écrire sans papier, comme tous les écrivains prisonniers et censurés qui mémorisent les phrases qu’ils mettront noir sur blanc quand ils auront retrouvé la liberté (Soljenitsyne sortant du goulag avec Une journée d’Ivan Denissovitch et Le Pavillon des cancéreux en tête, écrits mentalement sans pouvoir en jeter un mot sur le papier). Le témoignage de l’un de ses collègues au ministère de l’Instruction publique ne dément pas cette genèse cérébrale. Henry Roujon rapporte dans ses souvenirs : « Il nous parla de ce projet d’un volume où quelques écrivains camarades devaient publier chacun une histoire sur l’année terrible. Et il nous raconta, nous récita presque Boule de suif, debout devant la cheminée du bureau5. » Si Maupassant peut presque « réciter », et pas seulement « raconter » l’histoire, c’est qu’il connaît son texte par cœur, après l’avoir écrit, mais peut-être même avant de le mettre sur le papier. Henry Roujon ne dit pas, en effet, à quel moment Maupassant a récité « Boule de suif » à ses collègues. Pour le centenaire de sa naissance, une plaque commémorative a été apposée rue de Grenelle. Elle est ainsi conçue : « Guy de Maupassant occupa ce bureau de 1879 à 1880. Il y rédigea Boule de suif6. » Il faudrait ajouter : « mentalement », son chef hiérarchique, Xavier Charmes, certes mieux disposé que Luneau, son homologue de la Marine, ne tolérant pas plus qu’un fonctionnaire détourne des heures de copie administrative à son usage personnel.
La chronologie de la rédaction
6Dans son ouvrage sur l’histoire du groupe de Médan7, Alain Pagès rappelle les grandes étapes de la chronologie du recueil : l’idée date de l’automne 1879, lors d’un dîner du groupe des Cinq à Paris. Dans une lettre à Flaubert, Maupassant donne d’autres informations sur la genèse : ayant pris connaissance des nouvelles de Joris-Karl Huysmans et de Henry Céard, prépubliées dans la presse, Zola conçoit l’idée d’un volume sur le thème de la guerre, et engage Léon Hennique, Paul Alexis et Maupassant « à faire chacun une nouvelle pour compléter l’ensemble8 ». Et Maupassant ajoute : « Nous nous sommes mis au travail immédiatement. » La décision collective se situant en octobre ou en novembre, Maupassant dispose d’un temps très court pour composer « Boule de suif », compte tenu de son emploi au ministère, environ 42 heures par semaine, et de la longueur du texte (47 pages dans l’édition Garnier-Flammarion9, la deuxième en nombre de pages après « La Saignée » de Céard). Les manuscrits sont remis à l’éditeur Charpentier le 5 janvier 1880 et les épreuves sont prêtes le 23 janvier.
7Pour reconstituer la genèse particulière de « Boule de suif », nous disposons de plusieurs lettres de Maupassant à Flaubert. Le 2 décembre 1879, il lui écrit : « Je travaille ferme à ma nouvelle sur les Rouennais et la guerre. Je serai désormais obligé d’avoir des pistolets dans mes poches pour traverser Rouen10. » « Travailler ferme » ne dit pas comment il travaille ni à quel stade il en est : si c’était Flaubert, on le verrait carré dans son grand fauteuil, la plume à la main, raturant et recopiant dix pages pour en mettre une au net, mais avec Maupassant la notion de « travail », entre le cerveau et la main, est plus complexe : est-il en train de mettre au point un plan, d’accumuler les brouillons (qu’il jettera ensuite) ; en est-il à l’écriture par fragments de pages composées mentalement au bureau, ou bien n’a-t-il encore rien couché sur le papier, comme on dit en style académique, « travailler ferme » consistant à faire les cent pas dans son petit appartement de la rue Clauzel en pensant fortement à son sujet, en ne faisant que ça du matin au soir, obsessionnellement, car ruminer est aussi un travail ?
8Les épreuves sont donc prêtes à la fin du mois de janvier : le manuscrit de « Boule de suif » comporte, au verso de la page 48, l’adresse de l’auteur au ministère : c’est là qu’on doit lui livrer ses épreuves, pour être sûr de le trouver dans la journée : « Guy de Maupassant / Au ministère de l’Instruction / publique / rue de Grenelle11. »
Manuscrit de « Boule de suif », verso de la p. 48.
9Sans doute a-t-il reçu deux jeux d’épreuves ; il en fait suivre un à Flaubert :
Je vous enverrai demain ou après-demain les épreuves de ma nouvelle Boule de suif, en vous priant de les lire. Je ne puis faire que des changements de mots car nous nous sommes tous engagés à ne pas changer le nombre de lignes, ce qui bouleverserait tout le volume. Mais l’épithète est une chose grave qui peut toujours être modifiée12.
10Dans la formule « l’épithète est une chose grave », on croit percevoir l’écho d’une déclaration de Flaubert, lors d’un dimanche au 240, rue du Faubourg-Saint-Honoré. L’adjectif ne fait cependant pas partie du métalangage esthétique de Flaubert : on ne trouve pas ce mot dans sa correspondance. Mais les critiques lui reprochent « l’orgie de l’adjectif » dans Salammbô 13 et la recherche laborieuse des mots de cette nature : « passant des heures entières à trouver un adjectif et à le mettre à sa place14 ». En revanche, Théodore de Banville félicite l’auteur de Trois contes de n’« employer jamais le secours d’un verbe inutile ou d’un adjectif parasite15 ». L’adjectif est donc « grave », parce qu’il peut porter des jugements de valeur, mais il peut aussi être inessentiel, supprimable, et alourdir la phrase de détails ornementaux.
11L’accent mis sur la valeur de l’adjectif semble là pour compenser l’impossibilité d’apporter des modifications plus amples à ce stade de la composition (que les universitaires connaissent bien quand ils reçoivent des épreuves : pas d’intervention d’auteur, seules les corrections des coquilles sont admises…). La liberté de manœuvre concédée à Flaubert est donc très restreinte ; elle porte sur un segment faible du discours, même si Maupassant en souligne l’importance. L’auteur n’a pas eu le temps de soumettre son manuscrit au Maître : il l’a transmis à Charpentier via Zola, sans pouvoir en prendre une copie. Mais on ne le sent pas mécontent de limiter les éventuelles corrections de Flaubert à peu de chose. Il lui donne à corriger ses vers et son théâtre16, mais pas sa prose, comme si pour ce coup d’essai, le jeune auteur de « Boule de suif » était déjà suffisamment sûr de lui pour ne pas solliciter de conseils sur le fond.
Les suggestions de Flaubert
12Flaubert respecte la consigne de ne toucher qu’à des mots, mais pas à des adjectifs : il relève trois substantifs, dans sa réponse du 1er février, seulement quatre ou cinq jours après la réception des épreuves :
[…] Je vous ai mis sur un petit morceau de papier mes remarques de pion. Tenez-en compte, je les crois bonnes. […]
Eh bien, précisément parce que c’est raide de fond et embêtant pour les bourgeois, j’enlèverais deux choses, qui ne sont pas mauvaises du tout, mais qui peuvent faire crier les imbéciles, parce qu’elles ont l’air de dire : « Moi je m’en fous » : 1° dans quelles fosses, etc., ce jeune homme jette de la fange à nos armes ; et 2° le mot tétons. Après quoi le goût le plus bégueule n’aurait rien à vous reprocher.
Elle est charmante, votre fille ! Si vous pouviez atténuer son ventre au commencement, vous me feriez plaisir17.
13Le « petit morceau de papier » n’a pas été conservé, mais les trois noms relevés dans cette lettre condensent probablement l’essentiel des critiques : « fosses », « ventre » et « tétons », deux substantifs qui concernent le corps du personnage principal, précisément l’anatomie qui motive le surnom de « Boule de suif », et un passage relatif aux armes ; Flaubert touche donc aux deux points essentiels de la nouvelle : la guerre et l’héroïne. Voici ces passages, dans l’ordre de la lecture, tels qu’ils apparaissent dans le manuscrit (et donc dans les épreuves lues par Flaubert, non retrouvées) :
1) « fosses » :
Dans quelles fosses d’aisance avez-vous
plongé ô fusils à tabatière ? (p. 3)
Manuscrit de « Boule de suif », p. 3.
2) « ventre » [« bedon »] :
EllePetite, ronde de partout, grasse à lard
bouffis pareils
avec des doigts étranglés aux phalanges,et quisemblaientàun/des chapelet/s de courtes saucisses ; avec
une peau luisante et tendue, un gros
bedon qui saillait sous la robe, elleetrestait
[appétissante et courue cependant tant sa
fraîcheur faisait plaisir à voir.] (p. 23)
Manuscrit de « Boule de suif », p. 23.
3) « tétons » :
[Au bout d’une heure environ, il [Loiseau]
entendit un frôlement, regarda bien vite]
et aperçut Boule de suif dont le ventre
et les tétons se mêlaient sous un peignoir
de cachemire bleu, bordé de dentelles blanches. (p. 53)
Manuscrit de « Boule de suif », p. 53.
Les corrections de Maupassant
14Sur ces trois points, une comparaison du manuscrit avec le texte imprimé fait apparaître des variantes :
1) Ses armes, ses uniformes, tout son attirail meurtrier dont elle épouvantait naguère les bornes des routes nationales à trois lieues à la ronde, avaient subitement disparu.
[Ici se trouvait le passage supprimé.]
Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard18.
15Toute la phrase a disparu, malgré l’exigence de « ne pas changer le nombre de lignes » dans les épreuves déjà mises en page : une ou deux lignes ont sauté et tout le texte a glissé. La latitude pour modifier le texte n’était donc pas si faible que Maupassant le disait, ce qui renforce l’hypothèse qu’il exagère la contrainte pour ne pas laisser trop de champ à son lecteur.
2) Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses, avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir19.
16Flaubert a été exaucé. Le « gros bedon » est devenu « une gorge énorme » : l’adjectif rajoute des kilos, mais le nom, en déplaçant l’embonpoint vers le haut, passe du style bas au style plus soutenu.
3) Au bout d’une heure environ, il entendit un frôlement, regarda bien vite, et aperçut Boule de suif qui paraissait plus replète encore sous un peignoir de cachemire bleu, bordé de dentelles blanches.
17Ici, « le ventre et les tétons » disparaissent sous le vêtement de nuit au profit d’un qualificatif synthétique, qui cerne une forme générale sans entrer dans le détail anatomique : Boule de suif « paraissait plus replète ».
Les principes esthétiques
18On peut s’étonner de ces corrections suggérées par Flaubert, au nom des « imbéciles » qui risqueraient de crier et des bégueules dont le goût pourrait être froissé. C’est quand même l’auteur de Madame Bovary, poursuivi, entre autres chefs d’inculpation, pour offense à la morale publique, et l’un des premiers, avec Gautier et Baudelaire, à avoir émancipé l’art de la morale. Précisément, il ne réagit pas ici au nom des valeurs éthiques, mais de ses principes esthétiques. Il n’est évidemment pas choqué par le « réalisme » ou le « naturalisme » des descriptions, par l’immoralité ou l’entorse au bon goût académique, mais il est soucieux de la continuité du style. Le texte doit agir sur le lecteur par son ensemble. Le but est de choquer les bourgeois et les imbéciles dont parle Flaubert, mais par l’œuvre entière, sans qu’ils puissent s’accrocher à tel ou tel détail qui « sortirait » du texte.
19Le mot familier « bedon » et le mot anatomico-érotique « téton » provoquent une rupture stylistique dans un portrait physique déjà suffisamment explicite. Quant aux « fusils à tabatière » (les plus modernes, qui permettaient une recharge rapide par l’arrière), plongés dans « les fosses d’aisance », c’est une provocation gratuite, trop rhétorique, avec le contraste forcé de la scatologie et de l’invocation lyrique « ô fusils », qui n’apporte rien au tableau initial de la défaite et à la dénonciation de l’incompétence du commandement et de la lâcheté des dirigeants. En lui exposant le projet des Soirées de Médan, Maupassant avait bien précisé à Flaubert que les auteurs n’avaient eu « en faisant ce livre, aucune intention antipatriotique20 » : l’outrage direct aux armes pouvait être mal interprété.
20Au fond, Flaubert reproche à Maupassant de contrevenir au principe d’impersonnalité, quand il lui conseille d’enlever les mots qui « ont l’air de dire : “Moi je m’en fous” ». Les éléments désignés par Flaubert constituent des interventions d’auteur caractérisées, alors que, dans son esthétique, un texte doit montrer sans démontrer, conformément à ce qu’il appelle la littérature « exposante 21 ». Ces critiques à l’encontre du style bas, adressées à « Boule de suif », sont à replacer plus largement dans celles que Flaubert adresse au naturalisme, auquel il reproche la recherche d’effets par des décrochements de niveaux de langue, en rupture avec la continuité de la prose : « J’ai lu comme vous quelques fragments de L’Assommoir. Ils m’ont déplu. Zola devient une précieuse, à l’inverse. Il croit qu’il y a des mots énergiques, comme Cathos et Magdelon croyaient qu’il en existait de nobles22. » Les Précieuses évitaient le vocabulaire de la bourgeoisie utilitaire en idéalisant les réalités quotidiennes par l’abstraction ; les naturalistes bousculent la hiérarchie académique des styles en introduisant l’oral dans l’écrit. Après Balzac, Flaubert a représenté toutes les parlures des personnages, dans le dialogue et par le style indirect libre, mais en conservant une tenue à la narration, au nom d’une impersonnalité de surplomb, pour ainsi dire olympienne, qui n’emprunte pas sa voix à ses sujets. Sa réaction après la lecture de « Boule de suif » peut se comprendre dans le contexte général des Soirées de Médan et de ce qu’il appelle le « système » ou l’« école » de Zola, comme si le « Maître » voyait dans l’œuvre de son « disciple » un écrit sous influence, au moins à trois endroits, et qu’il le mettait en garde contre ce qui lui paraît être une dérive d’écriture. « Vous me feriez plaisir », conclut-il : sous-entendu, en étant moins « naturaliste »…
21Donc, Maupassant a suivi les trois remarques de Flaubert23, en supprimant ou en réécrivant les passages mentionnés, soit qu’il ait été convaincu, soit qu’il n’ait pas voulu mécontenter le Maître. En revanche, il ne tiendra pas compte de toutes les observations formulées ultérieurement sur le poème « Désirs », qui entrera dans le recueil Des vers 24 : Maupassant suit les avis de Flaubert sur la prose, mais pas sur la poésie. C’était le domaine de Louis Bouilhet, mais il est mort ; Maupassant a compris que la poésie n’était pas le genre de Flaubert, et à peine plus le théâtre. C’est par le vers que Maupassant a pris d’abord son indépendance littéraire vis-à-vis du Maître, avant le coup d’éclat de « Boule de suif ».
22La lettre de Flaubert du 1er février 1880 ne contient pas que des critiques formelles : elle est restée célèbre par ses formules d’éloge, qui en fait la lettre rêvée que tout jeune auteur aimerait recevoir d’un grand aîné :
Mais il me tarde de vous dire que je considère Boule de suif comme un chef-d’œuvre. Oui ! jeune homme ! Ni plus, ni moins, cela est d’un maître. C’est bien original de conception, entièrement bien compris et d’un excellent style. Le paysage et les personnages se voient et la psychologie est forte. Bref, je suis ravi ; deux ou trois fois j’ai ri tout haut (sic). […]
Ce petit conte restera, soyez-en sûr ! Quelles belles binettes que celles de vos bourgeois ! Pas un n’est raté. Cornudet est immense et vrai ! La religieuse couturée de petite vérole, parfaite, et le comte « ma chère enfant », et la fin ! La pauvre fille qui pleure pendant que l’autre chante La Marseillaise, sublime. J’ai envie de te bécoter pendant un quart d’heure ! Non ! vraiment, je suis content ! Je me suis amusé et j’admire.
23« Boule de suif » vaut les premiers éloges littéraires de Flaubert adressés à ce jeune homme qu’il ne prenait pas au sérieux jusque-là. C’était l’amuseur des « dimanches », le canotier aux gros muscles et aux grasses histoires, l’utilité qui rendait des services, l’aspirant qui ne se donnait pas les moyens de réussir. Signe d’un bouleversement du jugement : au milieu de sa lettre, Flaubert se met à tutoyer son destinataire, pratique rare chez lui, et cas unique d’un passage du « vous » au « tu », qui plus est dans une phrase d’une grande familiarité affective : « J’ai envie de te bécoter pendant un quart d’heure ! » « Boule de suif » fait de Maupassant un égal, un membre de la famille des écrivains. Flaubert aura d’autres occasions de faire part de son enthousiasme, par exemple à Laure de Maupassant : « J’éprouve le besoin de te dire que mon Disciple (c’est ainsi que Caroline dénomme ton fils) est en train de devenir un gaillard ! Il a, maintenant, beaucoup, mais beaucoup de talent. Son conte en prose intitulé « Boule de suif » est une merveille […]25. » Ou encore à l’auteur lui-même, après la publication du volume, quand il découvre l’ensemble du recueil : « J’ai relu Boule de suif et je maintiens que c’est un chef-d’œuvre. Tâche d’en faire une douzaine comme ça ! et tu seras un homme26 ! » En réponse, Maupassant fait part à Flaubert des éloges qu’il reçoit : « Catulle est venu me voir exprès pour me féliciter ; et il m’a dit, comme vous, que cette nouvelle à son avis, resterait ; qu’on parlerait encore de Boule de suif dans 20 ou 30 ans. Cela m’a fait grand plaisir car Catulle est un vrai lettré. Je reçois du reste beaucoup de compliments des gens dont l’avis m’est précieux 27. » Ce n’était pas si mal vu, puisque 153 ans après, on en parle effectivement encore, comme d’un coup d’essai et d’un coup de maître. Mais le Maître y est pour assez peu de chose. Le texte est de si grande qualité que Zola et les autres « Médaniens » ont pensé qu’il ne pouvait être que de Flaubert28. Par une lettre et par le manuscrit, nous savons qu’il s’est limité à mettre le doigt sur trois passages, sans suggérer une forme à substituer. Il souligne sans imposer : à Maupassant de trouver une autre tournure, s’il veut bien faire « plaisir » à son premier lecteur en lui accordant quelque crédit.
Annexe. Une lettre inédite de Maupassant à une lectrice de « Boule de suif »
24Flaubert a reproché à Maupassant le « ventre » et les « tétons » de Boule de suif, mais pas son surnom. Celui-ci n’a pas été du goût de tout le monde, en particulier d’une lectrice à laquelle l’auteur répond. Cette lettre inédite, dont nous devons le fac-similé et la transcription à Marlo Johnston, sera reprise dans l’édition de la Correspondance à paraître chez Garnier.
[mai-juin ? 1880]
Madame,
Je vous remercie infiniment de
l’intention qui vous a fait m’écrire,
mais j’avoue que Boule de Suif
me paraît difficile à changer.
En littérature je n’ai point
de pudeurs. Quand un mot,
quel qu’il soit, me semble bien
exprimer une chose, en donner
la juste image, je le prends
sans hésiter. Que me fallait-il ?
Une expression populaire, un
peu triviale, un sobriquet juste
trouvé par les nombreux adorateurs
de cette fille, adorateurs qui
appartiennent à la bourgeoisie
demi-peuple, à celle qui surnomme
volontiers les gens, qui les habille
d’une appellation grotesque
pour exprimer, en le forçant, leur
défaut le plus apparent.
Ma pauvre fille est un paquet
de graisse, une pelote de lard,
charmante par la fraîcheur,
mais ridicule par sa grosseur.
Comment les titis du pays
la dénommeront-ils ? –
Faites, je vous prie Madame,
la psychologie des baptiseurs, et
puis trouvez-moi un autre
surnom qui soit logique, et
surtout vrai ?
Mais soyez bien persuadée
qu’une grande partie de la
couleur de cette nouvelle vient
du titre qui choque, au premier
moment, quelques personnes.
Merci, encore Madame, pour
votre conseil amical, et [agréez en surcharge sur croyez ?]
je vous prie, l’assurance de
mes sentiments reconnaissants.
Guy de Maupassant
17 rue Clauzel
Fac-similé de la lettre de Guy de Maupassant à une lectrice de « Boule de suif ».
Vente à l’Hôtel Drouot, 29 février 2008, expert Alain Nicolas, lot 57.