Colloques en ligne

Benoît Tadié

Le style de Black Mask

The Style of Black Mask

1L’objet de cet article1 est le style – ou plus exactement le premier style – du roman noir américain, tel qu’il est apparu dans Black Mask. C’est dans ce magazine pulp, notamment pendant les dix années (1926-1936) où il a été dirigé par Joseph T. Shaw, que se sont affirmés les grands auteurs de la première génération du roman noir : Carroll John Daly, le précurseur ; Dashiell Hammett, le grand inventeur ; puis Raoul Whitfield, Horace McCoy, Frederick Nebel, Paul Cain (à ne pas confondre avec James M. Cain), Raymond Chandler, ou encore Lester Dent, parmi beaucoup d’autres. Mais c’est surtout dans Black Mask que s’est cristallisé, au cours de cette période, un style « maison », associé aux noms de ces écrivains mais qui les englobe par son caractère collectif : un style rapide, rythmé, elliptique, plus froid que sentimental – presque un non-style, que les Américains ont baptisé « hardboiled » (« dur à cuire ») en reprenant un mot inventé, selon le critique et éditeur H. L. Mencken, par les soldats américains sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Appliqué au départ à des tempéraments de soldats endurcis, ce mot s’impose très vite, au retour de la guerre, comme l’« un des rares spécimens d’argot militaire [rapportés de France] qui semble devoir survivre dans le parler ordinaire » (Mencken 1919, p. 3702). C’est sans doute qu’il nommait quelque chose dans l’air du temps, qu’aucun autre terme alors en usage ne pouvait exprimer. Si la notion de hardboiled a longtemps été associée, dans la tradition critique française, à l’idée du « behaviorisme », il est clair que sa généalogie nous ramène vers l’expérience américaine de la guerre plutôt que vers les expériences de la psychologie comportementaliste.

2Je propose d’aborder ce style en articulant ses caractéristiques formelles les plus saillantes sur le mouvement historique et culturel qui favorise son émergence. De ce point de vue, il me semble que la motivation première du style hardboiled, c’est cette « crise du langage » dont parle Sartre, qu’il situe « entre les années 19 et 30 » et qui entraîne « la vertigineuse dévaluation des mots anciens ». Cette crise résulte, entre autres facteurs, du « mécontentement violent des démobilisés », de « leur désadaptation » (Sartre 1947, p. 302) et, plus généralement, d’un hiatus entre l’expérience vécue des hommes et les formes du discours public. Si l’on admet cette hypothèse, on comprendra que le style hardboiled a partie liée, sans que les auteurs en soient forcément conscients, avec les grandes expériences (anti)stylistiques de l’avant-garde, qui vont de dada à la fiction de Gertrude Stein, et se fondent aussi sur le rejet d’une rhétorique perçue, consciemment ou non, comme faillie.

3Pour préciser ces quelques idées, je commencerai par retracer brièvement le développement du style hardboiled au sein du magazine Black Mask. Puis je commenterai, à l’aide d’exemples, ce qui me semble être sa caractéristique profonde : le tempo, la pulsation rythmique, telle qu’elle s’exprime dans les scènes de violence, qui sont les scènes où ce style donne sa pleine mesure. Enfin, j’essaierai d’interpréter la révolution stylistique de Black Mask de manière historique et dialectique, en étudiant son rapport antagoniste au discours idéaliste américain de son temps, discrédité par l’expérience de la Première Guerre mondiale.

« à tout le monde et à personne »

4La façon la plus simple de caractériser historiquement le style de Black Mask, c’est de considérer qu’il s’agit du style de Hammett généralisé aux autres auteurs du magazine, sous l’impulsion de son rédacteur en chef, Joseph T. Shaw. Shaw était un ancien officier de l’armée américaine qui avait servi en France pendant la Première Guerre mondiale. Il n’avait pas d’expérience de l’édition mais il avait, en revanche, des idées arrêtées sur la fiction policière. Il était à la recherche d’histoires qui n’aient pas pour fondement l’énigme à résoudre mais le conflit entre personnages, et, surtout, d’un style susceptible d’exprimer ce conflit. En novembre 1926, quand on lui proposa de reprendre Black Mask (magazine créé en 1920 par H. L. Mencken et George Jean Nathan, consacré à des histoires policières mais jusque-là sans politique stylistique très cohérente), il lut les anciens numéros du magazine à la recherche d’un modèle qui réponde à ses exigences. Il le trouva dans les récits de Hammett, qui y étaient parus à partir de décembre 1922.

5Hammett avait quitté le magazine en mars 1926 pour un emploi plus lucratif de responsable de la publicité chez un grand bijoutier de San Francisco (Layman 1981, p. 74-77). Mais il se laissa persuader par Shaw de revenir à Black Mask, où il s’épanouit à nouveau, allongeant ses récits jusqu’à produire des romans – à commencer par Red Harvest (Moisson rouge), premier chef d’œuvre du roman noir, qui parut dans le magazine sous le titre The Cleansing of Poisonville en quatre épisodes, de novembre 1927 à février 1928.

6Voici comment, vingt ans après, Shaw décrivait la fiction et le style hardboiled :

dans ce nouveau modèle, le conflit entre les personnages est le thème principal ; le crime qui s’ensuit, ou la menace qu’il représente, est accessoire. [...] Ce traitement distinctif comprend un style dur, cassant – dont Raymond Chandler, l’un de ses plus brillants représentants, déclare qu’il appartient à tout le monde et à personne –, l’utilisation maximale de toutes les ressources du dialogue, et l’authenticité des personnages et de l’action.

À cela s’ajoute un tempo très rapide, atteint en partie grâce à une économie d’expression caractéristique […].3 (Shaw 1946, p. v-vi)

7Avant d’en venir à la question du tempo, je voudrais souligner deux points.

8Premièrement, le rôle du rédacteur en chef. C’est grâce à lui que le style d’un auteur (car c’est clairement le style de Hammett qui sert de modèle à Shaw) se prolonge dans la ligne du magazine – ce qui n’avait pas été le cas au cours des années 1922-1926, quand Hammett officiait dans Black Mask sous la houlette d’autres rédacteurs en chef, George W. Sutton puis Phil Cody. Admirant le style de Hammett, Shaw n’eut de cesse, pendant les dix années de son magistère, de le donner en exemple aux autres auteurs – notamment en raison de son extraordinaire « économie d’expression ». L’un des auteurs de Black Mask, Lester Dent, inventeur (sous le pseudonyme de Kenneth Robeson) du très populaire personnage Doc Savage, racontait que Shaw recevait dans son bureau ses nouveaux écrivains, leur mettait dans une main une nouvelle de Hammett et dans l’autre un crayon bleu, et leur demandait de couper les mots inutiles. Les nouveaux venus se rendaient compte que c’était impossible : « L’idée, bien sûr, c’est qu’il n’y avait aucun mot superflu. On ne pouvait rien couper. Chaque mot devait se trouver là. » [The idea, of course, was that there was no wordage fat. You could not cut. Every word had to be there.] (Dent 1958, p. 91)

9Deuxièmement, en élargissant un peu la focale, on voit que, sans ce magazine, Hammett aurait été oublié, le style hardboiled ne se serait pas imposé dans le domaine policier, et le roman noir ne se serait pas développé comme il l’a fait. On oublie souvent – parce qu’on n’a plus facilement accès aux numéros originaux des périodiques et qu’on a du mal à saisir l’émulation entre auteurs, puis entre magazines, que le développement d’un périodique prestigieux comme Black Mask pouvait susciter – à quel point le magazine est le creuset du groupe littéraire et, au-delà, de styles collectifs qui rayonnent dans tout le champ cuturel. Ce n’est pas le groupe qui produit le magazine, c’est le magazine qui produit le groupe, puis fait école. C’est grâce à lui que, comme le dit Chandler, le style hammettien a, en quelques années, fini par « appartenir à tout le monde et à personne » : il cesse alors d’être la marque inimitable d’un auteur d’exception pour devenir un idiome général, le bien commun d’un ensemble d’auteurs, puis d’une génération. Plus tard, dans une lettre à Cleve Adams, qui avait comme lui publié des nouvelles policières dans Black Mask (mais seulement à partir de 1940, quand l’époque héroïque de Shaw était déjà révolue), le même Chandler comparera cette génération à celle des dramaturges de l’époque shakespearienne, pointant une même dialectique entre idiome collectif et personnalités individuelles :

Nous avons tous grandi ensemble, pour ainsi dire, et nous avons tous écrit dans le même idiome, et nous sommes tous plus ou moins passés à autre chose. Beaucoup des histoires de Black Mask se ressemblaient, de même que beaucoup de pièces de théâtre élisabéthaines se ressemblent. C’est toujours ce qui arrive quand un groupe exploite une nouvelle technique. Mais même quand on écrivait tous pour Joe Shaw, qui pensait que tout le monde devait écrire exactement comme Hammett, il y avait des différences subtiles et évidentes, apparentes pour tout écrivain, même si elles ne l’étaient pas pour les non-écrivains.4 (Chandler 1948, p. 127)

« c’est ça, le tempo »

10Venons-en maintenant à ce « tempo très rapide » dont parle Shaw, qui constitue un des aspects fondamentaux du style de Black Mask. Il implique à la fois un rythme fortement marqué et une explosivité du récit, qui fait émerger les événements violents de manière immédiate : la fusillade qui éclate en pleine rue, la bombe qui fait sauter un immeuble, le coup venu de nulle part qui plonge le héros-narrrateur dans les ténèbres. En voici deux illustrations.

11La première, empruntée à Raoul Whitfield, est une scène de combat à mains nues entre Mal Ourney, le protagoniste et narrateur du roman Green Ice (Vivement mes pantoufles ! [!] dans la traduction de la Série Noire), et l’un de ses adversaires, Steiner :

J’ai jeté l’arme sur le lit – lâché mon gauche. Steiner a crocheté à son tour – s’est approché de moi. J’ai vu sa droite monter – un vilain punch. Elle m’est passée au travers du bras droit – et j’ai essayé de l’encaisser. Ça n’a pas marché.

Ma mâchoire inférieure a claqué – le bout de la langue coincé entre les dents. Il y avait beaucoup de douleur – et tandis que je commençais à plonger, Steiner a frappé du gauche. Le coup a percuté. Mes genoux ont cogné le sol. Douleur lancinante le long de mon côté droit. La voix fluette de Steiner a produit un mot unique, vilain. Puis j’étais en train de creuser le mauvais tapis avec ma tête – en oubliant un tas de choses.5 (Whitfield 1930, p. 60)

12On notera le rythme désarticulé, répétitif et télégraphique du passage, qui semble anticiper les expériences plus récentes de James Ellroy ou David Peace. Hammett, dans une critique élogieuse du roman, vantait cette dimension rythmique, montrant bien que la recherche stylistique était une priorité : « L’intrigue ne compte pas tant que cela. Ce qui compte, c’est que voici deux cent quatre-vingts pages d’action pure concassée en une dureté compacte par une écriture staccato, comme un marteau » [« The plot does not matter so much. What matters is that here are two hundred and eighty pages of naked action pounded into tough compactness by staccato, hammerlike writing. »] (Hammett 1930, n. p.).

13Le rythme staccato, expression souvent employée à l’époque pour caractériser aussi bien l’enchaînement des actions que le parler rapide des personnages ou le débit des mitraillettes, est caractéristique de l’écriture de Whitfield. Il en détermine tous les traits : prédominance des monosyllabes, brèves propositions indépendantes, répétition de constructions minimalistes (« There was… »), parataxe, désarticulation des membres de phrases par l’usage hypertrophié du tiret séparateur. Cette écriture staccato prend à revers le style legato qui dominait le discours social, politique et romanesque jusqu’à la Première Guerre mondiale : un discours de la coordination, de la longue période, qui liait au lieu de détacher, et qui portait avec lui toute une gamme d’impressions et d’affects. Car, comme le remarquait William James dans ses Principes de psychologie (1880), ce n’est pas seulement les substantifs mais la syntaxe elle-même, c’est-à-dire les relations entre les mots, l’usage (ou non) des conjonctions et de la ponctuation, qui expriment ces impressions et affects :

Nous devrions parler d’une impression de et, d’une impression de si, d’une impression de mais et d’une impression de par, tout aussi facilement que nous parlons d’une impression de bleu ou d’une impression de froid. Et pourtant nous ne le faisons pas : notre habitude de reconnaître l’existence des seules parties substantives s’est tellement enracinée que la langue refuse presque de se prêter à tout autre usage.6 (James 1890, p. 245-246).

14Dans le cas qui nous occupe, l’impression dominante est celle d’une série de flashes stroboscopiques, aux antipodes de la narration classique. Le récit de Whitfield casse les liaisons attendues, qu’il remplace par une série d’énoncés minimalistes et répétitifs : c’est ce que Hammett appelait « staccato, hammerlike writing ». Par ses coupures et son martèlement, la syntaxe fonctionne comme une agression contre les habitudes du lecteur7.

15Sur un plan musical, on pourrait dire que le style de Black Mask remplace une littérature mélodique par une littérature rythmique. En cela, il rejoint une tendance de l’époque – la recherche du rythme – qui se manifeste aussi sur d’autres théâtres, depuis le Cotton Club de Harlem jusqu’au cinéma burlesque en passant par la scène des Ballets Russes. C’est ce que relevait à la même époque T. S. Eliot, qui cherchait lui aussi à faire émerger une pulsation « primitive » dans sa poésie et opposait, dans un article de 1923 intitulé « The Beating of a Drum » (« Le battement d’un tambour »), l’expression rythmique de la musique de Stravinsky ou de certaines formes d’art populaire à l’arythmie du théâtre lettré de son temps :

C'est le rythme, si totalement absent du théâtre moderne, en vers ou en prose, et que les interprètes de Shakespeare font de leur mieux pour supprimer, qui fait de Massine et de Charlie Chaplin les grands acteurs qu’ils sont, et qui rend la jonglerie de Rastelli plus cathartique qu’une représentation de Maison de poupée.8 (Eliot 1923, p. 473)

16Passons maintenant au second exemple, qui met en valeur un autre aspect, complémentaire, de la notion de tempo : l’idée d’un récit où les événements sont explosifs et imprévisibles. La scène suivante, extraite de la nouvelle « Pineapple » (« Ananas ») de Paul Cain, parue dans Black Mask en mars 1936, représente le dynamitage de la boutique d’un coiffeur, Tony Maschio, victime d’un règlement de comptes mafieux :

À une heure dix-neuf le téléphone sonna.

Maschio posa ses ciseaux et son peigne et se prépara à répondre.

Angelo dit : « Si c'est pour moi, patron, dites-lui d’attendre une minute. »

Maschio acquiesça et tendit la main vers le combiné, et le téléphone et le mur vinrent à sa rencontre, tout le côté de la boutique se tordit et s’enroula et ne fut plus qu’une nappe étouffante de flamme blanche, et de douleur. Il sentit son corps se déchirer comme si on était en train de le déchirer doucement et il pensa : « Mon Dieu, faites que ça s’arrête ! » et puis il ne sentit plus, ne pensa plus.

Mccunn leva la tête une fois et regarda le côté droit de sa poitrine qui semblait curieusement plat, curieusement lointain ; il baissa la tête et resta immobile. Angelo gémit.

Le vent était comme un mur glacé.9 (Cain 1936, p. 302-303)

17Le rythme du récit est ici manifesté par le retour à la ligne à chaque phrase, chacune un peu plus longue que la précédente jusqu’à ce que l’explosion emporte tout sur son passage. Lorsqu’elle prend fin, la dernière phrase (« The wind was like an icy wall ») sonne comme un parfait tétramètre iambique, huit monosyllabes syncopés, en forme d’épitaphe. On remarque aussi que la déflagration n’est ni annoncée, ni nommée comme telle par le narrateur ; elle apparaît telle qu’elle surprend le personnage : « il tendit la main vers le combiné, et le téléphone et le mur vinrent à sa rencontre ». De même, par un effet étonnant, on entend la sonnerie du téléphone mais non le bruit de l’explosion, qui assourdit les personnages.

18Une scène comme celle-ci vise à restituer la puissance déformante d’un événement dans sa vérité phénoménologique, avant que la raison n’exerce sa médiation pour l’identifier, l’expliquer et le normaliser. C’est aussi cela qu’implique la notion de tempo, telle qu’elle sera plus tard définie par Hammett. Elle ne concerne pas seulement l’enchaînement des événements, mais le rapport entre l’écrivain et le monde :

Le roman contemporain, me semble-t-il, a besoin de tempo – non pour entasser un maximum de choses dans chaque page – mais pour donner l’impression que ce qui est écrit est vraiment contemporain, que les choses arrivent ici et maintenant, pour obliger le lecteur à un sentiment d’immédiateté.

Les cadences équilibrées, les scènes arrondies et étoffées, les chapitres solides qui défilent au pas – cela convient à l’écrivain qui cherche en pratique à dire à son lecteur : « Écoute. Voilà quelque chose qui s'est passé. Je vais te le raconter. »

Cela ne convient pas à l’écrivain qui veut dire : « Écoute. Voici quelque chose qui est en train de se passer. Je vais te le montrer. » Il doit savoir comment les choses se passent – non comment on s’en souvient des années plus tard – et il doit les écrire telles quelles.

Et je crois que ça, c’est le tempo.10 (Hammett 1940, p. 56-57)

19Le tempo de la nouvelle de Paul Cain n’a plus rien à voir avec celui des romans à énigme classiques, qui atténuent la violence meurtrière en l’insérant dans un discours rétrospectif et explicatif (celui du détective qui reconstitue le déroulement du meurtre à la fin du roman). La scène de mort violente constitue ici, au contraire, le point culminant du récit, non seulement sur le plan de l’intrigue mais surtout d’un point de vue esthétique, car c’est dans de telles scènes que le style hardboiled est le plus intense et le plus novateur.

20On peut dire de cette association entre violence et recherche stylistique ce que Hemingway, à qui on reprochait à ses débuts d’être trop sanglant dans ses histoires, répondait dans une lettre à Wyndham Lewis :

En ce qui concerne mes écrits – je suis désolé qu’il y ait eu autant de sang versé. Je pense que ça va diminuer. La vraie raison (de l’effusion de sang) c’est, je pense, que je recherchais une précision du langage et que pour y parvenir au début j’ai dû raconter des choses impliquant des actions simples – la plus simple – et celle que j’avais le plus vue – était une forme ou une autre de meurtre.11 (Hemingway 1927, p. 264)

21Comme les extraits de Whitfield et Cain le laissent deviner, les auteurs de Black Mask font preuve d’une même quête de « précision du langage », en focalisant leurs récits sur des « actions simples » – combats, meurtres, explosions – qui leur permettent d’expérimenter de nouveaux énoncés, rompant avec la tradition classique du roman policier à énigme, mettant au premier plan une violence brute, dépourvue d’explication.

Le « travail du négatif »

22D'un point de vue plus spécifiquement politique, il faut ajouter que, comme celui de Hemingway (que d’ailleurs on appelait aussi hardboiled dans les premiers temps), le style de Black Mask prend à contrepied celui, vague et grandiloquent, du discours public américain pendant la Première Guerre mondiale, qui visait au contraire à euphémiser ou minimiser la mort violente, ou plutôt à la transfigurer en l’inscrivant dans une téléologie, presque une théologie du salut. Je pense ici aux mots du président Wilson, grand orateur qui avait fait entrer son pays dans la guerre en avril 1917, en promettant de « rendre le monde sûr pour la démocratie ». Et qui, en 1919, quand il menait un combat désespéré pour faire ratifier le traité de Versailles, affirmait que si le traité était rejeté, la mort des soldats américains sur le champ de bataille perdrait son sens, et le halo sacré qui entourait leur mémoire s’effacerait (Wilson 1919, p. 418) – bref, que la transfiguration des morts s’inverserait en défiguration.

23En 1919 aussi, le futur auteur de Black Mask Horace McCoy décrivait à ses parents, depuis l’ancienne ligne de front où il était encore basé avec son unité, la défiguration dont étaient victimes les cadavres de soldats, encore visibles dans les tranchées trois mois après la fin du conflit :

Mais la chose la plus macabre que j’ai vue était juste au sud de Verdun, dans un petit village qui s’appelle Vigneulles, entre Verdun et St. Mihiel. Là j’ai vu ce qui était autrefois un « Yank » et un « Jerry »12 – Ils étaient tous deux morts et allongés face à face, le Yank avait sa baïonnette plantée dans le cœur du Jerry et le Jerry avait sa baïonnette plantée dans le cou du Yank – [le] Jerry avait sans aucun doute frappé le premier et attrapé le Yank sous la mâchoire – En tout cas on voyait la baïonnette du Jerry, quand on regardait le visage du Yank – Ils étaient tous deux morts instantanément, le Yank peut-être un peu plus tard que le Jerry car le Yank était convulsé et les traits de son visage étaient déformés et tirés – Il est mort la bouche ouverte et on voyait la baïonnette traverser sa langue et plonger dans son palais – Les cadavres étaient dans un état de décoloration horrible mais on pouvait facilement imaginer les événements passés –13 (McCoy 1919)

24Est-ce un hasard si They Shoot Horses, Don’t They ? (On achève bien les chevaux), premier et plus célèbre roman de McCoy (1935), écrit quinze ans plus tard, s’ouvre sur un arrêt sur image tout aussi glaçant, figeant le visage d’une femme à l’instant où il est frappé par une balle de pistolet ? D’une scène à l’autre, le style hardboiled met en valeur la destruction des corps et la pulsion meurtrière du psychisme humain.

25Le récit de Black Mask, qui renverse dialectiquement le discours eschatologique du président Wilson, nous montre à quoi ressemble la réalité cachée sous ce discours, dans un monde où la mort se produit de manière industrielle, où les gens se font tuer sans raison, où, loin de s’étendre sur le monde, la démocratie est en pièces, où, un peu plus tard, la « noble expérience » moralisatrice de la Prohibition débouche sur la plus grande démoralisation de la société que les États-Unis aient connue – et où en conséquence, pour reprendre l’expression de Sartre, « les mots anciens » connaissent une « vertigineuse dévaluation ». Pour exprimer cet effondrement, il faut un nouveau style, simple, objectif, d’une froideur clinique, dépouillé d’affects et de symboles, qui expose, comme le disait Manchette, le « travail du négatif »14.

26Le style de Black Mask, par son refus du symbolique, du sentimental et de l’explicatif, parce qu’il se borne à dire : « Voici quelque chose qui est en train de se passer. Je vais te le montrer », met en scène non seulement la mort du roman policier classique, mais aussi, entre ses virgules et ses tirets, le refoulement des grands mots du discours idéaliste wilsonien qui avait accompagné la guerre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dans le roman fondateur de Hammett, Red Harvest, le patriarche corrompu qui règne sur la ville de Poisonville s’appelle Willsson, ni si le chapitre central du roman, qui relance de plus belle la guerre des gangs, s’intitule « La conférence de la paix ». Ce titre renvoie à la conférence de Paris de Wilson, qui avait elle aussi inauguré, non pas un millenium de paix et de prospérité, mais un nouvel âge du désordre.

Conclusion : la littérature impossible

27On espère avoir dégagé certains aspects du style de Black Mask : d’abord, la manière dont il se dissémine dans le magazine, et grâce au magazine, devient une forme d’expression collective ; ensuite, l’explosivité narrative, fruit d’une écriture rythmée, minimaliste et expérimentale, exprimant la pulsation d’une violence première au cœur de la civilisation ; enfin, le refoulement de toute une rhétorique d’avant-guerre qui avait trait à l’humanisme, aux sentiments, au salut – et aussi à la littérature, au sens où la littérature était en partie structurée par cette même rhétorique.

28C’est pourquoi le style de Black Mask me paraît particulièrement émouvant lorsqu’on sent y poindre une nostalgie de la littérature désormais impossible. C’est ce qu’on lit dans le premier paragraphe d’une nouvelle de McCoy pour Black Mask, parue en 1932, où un détective-narrateur hammettien ouvre son récit sur une effusion poétique qu’il refoule aussitôt, pour revenir à son affaire :

L’averse terminée, j’ai jeté mon mégot et quitté l’abri accueillant de l’auvent. Des flaques de lumière jaune luisaient sur les trottoirs, avec des étendues d’asphalte couleur de nuit entre elles, autour d’elles. Du gris, avec des touches de noir et de doré – le doré volé aux lumières tamisées des vitrines à proximité. Très joli tout cela, et de quoi inspirer un peintre ou un poète – mais je n’étais ni l’un ni l’autre.15 (McCoy 1932, p. 48)

29Plus tard, grâce notamment à Raymond Chandler – après qu’il aura quitté Black Mask, échappé au crayon bleu de Joseph T. Shaw et qu’il sera « passé à autre chose » – la littérature redeviendra possible, reprenant progressivement ses droits dans l’univers hardboiled, à coups de ruminations intérieures, de descriptions allongées et de comparaisons baroques. Bien sûr, il restera des traces du premier style de Black Mask dans la postérité du roman noir – l’ironie, le ton cynique et détaché, le sens du détail et le dialogue tranchant – mais, avec l’éloignement du traumatisme historique qui l’avait suscité, son influence s’estompe. La comète Black Mask s’éteint progressivement, jusqu’à ce que d’autres auteurs rallument de nouveaux contre-feux, en pleine guerre froide, dans des paperbacks vendus 25 cents au drugstore. David Goodis, Jim Thompson et quelques autres inventent alors de nouveaux styles noirs, qui n’expriment plus le rythme staccato d’un monde déchiré par la violence mais un long glissando dans les profondeurs de consciences aliénées ou malades : autres conditions historiques, autre scènes éditoriales, autres styles.