Colloques en ligne

Vincent Berthelier

La référence célinienne dans le roman noir d’après-guerre

L.-F. Céline’s stylistic pattern in post-World War II French dark novels

1Cet article trouve son origine dans mes travaux de recherche sur le style des écrivains réactionnaires. En creusant de façon plus large leur univers mental et leur imaginaire, je croisais fréquemment le thème des durs, des truands, du milieu, ainsi que des références à des romanciers du gangstérisme comme Albert Simonin ou José Giovanni. En tirant le fil, on s’aperçoit vite que quelque chose se joue dans la littérature réactionnaire d’après-guerre du côté du roman noir — c’est-à-dire à un moment, la Libération, où ce pôle du monde littéraire est fortement perturbé et reconfiguré. Toutefois, ce qui apparaissait était moins des connexions systématiques que des affinités régulières qui appelaient l’élucidation.

2Premièrement, il y avait un phénomène historique : plusieurs truands français avaient, certes plus par intérêt matériel que par conviction idéologique, penché du côté de la collaboration (ou pour le dire comme Auguste le Breton : « les anciennes vedettes du mitan s’étaient pour la plupart mouillées avec les Frizous » (le Breton, [1953] 1999, p. 47)). Ensuite, plusieurs collaborateurs plus ou moins actifs se trouvent avoir écrit des polars après la libération : Albert Simonin1, Michel Audiard (Lhomeau, 2017), Well Allot (dit Julien Guernec, dit François Brigneau, milicien), José Giovanni (Lhomeau, 2013) ou Victor-Marie Lepage (Eibel, 1996). Et troisièmement, indépendamment de leur relation à des malfrats ou de leur implication dans la Collaboration, plusieurs auteurs de polars penchant à droite professaient une grande admiration pour Céline. Outre ceux que je viens de nommer (sauf José Giovanni), on pense à Frédéric Dard et A.D.G. (que je laisserai de côté ici, puisqu’il appartient à une génération et à une séquence historique sensiblement différente) ; mais aussi au disciple et correspondant régulier de Céline, qui s’est essayé brièvement au polar (sans grand succès), Albert Paraz ; et à un ami de Paraz, auteur d’auto-fictions et de romans qui empruntent très largement au monde du polar, Alphonse Boudard, l’auteur de La Métamorphose des cloportes.

3En somme, on fait face à quatre plans qui ne se superposent jamais parfaitement (sauf chez Maurice Raphaël) : le milieu, la collaboration, le polar et l’influence de Céline — en d’autres termes, un plan sociologique, un plan politique, un plan littéraire et générique, et un plan stylistique. À défaut de voir ces plans se superposer exactement, j’essayerai de redessiner leurs articulations possibles, en soulignant le rôle qu’y joue la référence célinienne, que j’envisagerai comme point de contact entre la littérature populaire de grande diffusion et la littérature reconnue symboliquement.

Polar et collabos

4Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux ont déjà fait remarquer que l’édition populaire (qui inclut le polar, mais aussi la science-fiction) était « un havre peu regardant pour des auteurs compromis pendant les années de collaboration, protégés par des pseudonymes » (Artiaga et Letourneux, 2022). S’ils se sont surtout intéressés aux cas d’anciens collabos belges devenus écrivains pour de gros éditeurs français, je pourrais faire le même constat à propos de José Giovanni (pseudonyme de Joseph Damiani), de Victor Lepage (alias Maurice Raphaël, Ange Bastiani, etc.), ou encore de Julien Guernec, alias François Brigneau (deux pseudonymes d’Emmanuel ou Well Allot). Seulement, on ne peut pas s’en tenir à une explication par l’anonymat. Michel Audiard ou Albert Simonin, qui ont tous deux publié des textes condamnables sous l’Occupation, mais restés confidentiels, encouraient peu de risques et ont d’ailleurs écrit des polars sous leurs vrais noms (Audiard, 1950 ; Simonin, [1953] 2000).

5L’écriture de polars représente une activité sinon lucrative, du moins alimentaire, pour des individus qui n’ont pas (ou plus) de situation : anciens prisonniers, pour faits de collaboration ou de droit commun (ou les deux), mais de manière plus générale, individus instruits mais venant d’un milieu modeste, et qui après la Libération vivent de petits boulots. Julien Guernec travaille dans une fabrique (Brigneau, [1966] 1985, p. 11), Albert Simonin a été taxi et typographe. Certains pratiquent le « rewriting » (Paraz, 1948, p. 205), les piges (Brigneau, [1966] 1985, p. 51), la traduction et, s’il faut en croire telle fiction de Maurice Raphaël, le roman sentimental :

Dans la maison en question, on ne travaillait même plus à la ligne, mais au poids. On refilait ses manuscrits au kilo. C’était vérifié sur la balance. Un kil d’amour, de serments éternels, de beusers passionnés et de folles étreintes… à faire rêver un brigadier de gendarmerie. Il n’y a pas à dire, j’avais la manière, le style, le petit doigt relevé et la bouche en cul de poule. Je débitais l’eau de rose en gros, jamais au détail. Quand on court à la ligne on voit tout de suite grand. (Raphaël, 2004)

6En somme, le polar n’est pas un genre propre aux collabos (ouf!), mais semble plutôt faire partie du champ d’activités d’un genre de nouveau prolétariat des lettres, où évolueraient des individus de classe populaire, qui ont une instruction sans être diplômés (Audiard, Simonin), des autodidactes qui ont côtoyé le milieu (Auguste le Breton, Fernand Trignol) ou qui, quand ils sont diplômés, ont vu leur position sociale rétrograder à cause de leurs faits de collaboration (Raphaël). Il faudrait, pour cerner avec plus d’exactitude un tel prolétariat des lettres faire une analyse de correspondances à la manière de (Sapiro, 1999), mais pour les auteurs de la période 1945-1960.

Le style du polar

7Le style des romans noirs français produits au cours de la décennie 1950 est généralement argotique (pas toujours, Giovanni évite l’argot) et oralisé ; mais plus précisément il obéit à une sorte de patron stylistique inspiré des romanciers anglo-saxons, adapté au français et enrichi. Ce patron est caractérisé avant tout par l’hyperbole et par l’expression de l’intensité et du haut degré, dont je donnerai ici quelques exemples :

  • « Une gueule comme la tienne, mon pauvre chéri, on n’en trouve que dans les cauchemars à grand spectacle… Tu sais, de ceux qu’on fait quand on a forcé sur le mauvais picrate… » Messieurs les hommes (1955), dans (Dard, 2010, p. 762).

  • « Un genre de robe à détrancher un cureton de son confessionnal. » (le Breton, [1953] 1999, p. 39).

  • « sa maladie de foie lui remonta aux pommettes avec des verts à faire rêver Cézanne. » (Audiard, 1950, p. 15)

  • « un coup de vase comme ça, c’est aussi rare qu’à Soissons. » (Guernec, 1951, p. 84)

  • « […] lorsque la musaraigne au Sicilien s’était fait faire une coupe de cheveux un peu poussée, je n’étais pas à des kilomètres du salon de coiffure. » (Bastiani, 1954, p. 13) (où il y a en outre un trope métonymique, la cause pour la conséquence).

8En somme, le style du polar déploie un arsenal stylistique pour connoter la violence, tout en la mettant à distance de façon ludique (encore une fois, José Giovanni n’emploie pas cette gamme stylistique-là et sort assez nettement du lot — peut-être parce qu’il est le seul à encore idéaliser l’univers des truands).

9Dans ce mélange entre thématique sociale noire, violence et écriture ludique, on verrait volontiers des affinités avec la manière d’écrire de Céline. Pourtant, si l’on entre dans le détail, on ne trouvera guère de référence à Céline lui-même dans cette première vague de romans noirs, à l’exception très notable d’Albert Paraz, devenu l’ami de Céline avant-guerre et l’un de ses plus virulents défenseurs après (avec son pamphlet Le Gala des vaches de 1948). À côté de ses pamphlets et de ses romans, Paraz publie chez un éditeur populaire de l’époque (André Martel2) trois romans noirs mettant en scène le même héros : Une fille du tonnerre, Petrouchka (qui en est la suite) et Schproum à Casa (Paraz, 1952 ; Paraz, 1953 ; Paraz, 1956). Le premier est accompagné d’un glossaire argotique en fin de volume, qui comprend deux références à Céline (la première à Guignol’s band, la seconde à Bagatelles). Quant à Schproum à Casa, le livre se termine par la phrase : « Le reste, comme dit Ferdinand, c’est l’infini à la portée des caniches. » (Paraz, 1956, p. 221). En revanche, l’argot d’Afrique du Nord n’est pas emprunté à Céline, mais à Alphonse Boudard, qui n’a encore rien écrit à l’époque mais « dont le nom sera bientôt aussi connu que celui de Le Breton et de Simonin » (Paraz, 1956). À l’exception de Paraz, donc, il n’est pas question de Céline.

Céline tout de même

10Pourtant, parmi les auteurs susmentionnés, plusieurs affirment que la lecture de Céline fut déterminante — mais ils l’affirment plus tard, après le retour de Céline sur la scène littéraire : pour Michel Audiard, c’est grâce à Céline qu’il s’est senti autorisé à écrire (1969b). En 1971, Audiard a même acheté une librairie qu’il consacre uniquement à Céline, en vendant des pièces rares fournies par Lucette Destouches (Lombard, 2017, p. 44-45). Céline « a déclenché » Frédéric Dard (1988). Le Voyage a laissé Albert Simonin « pantelant », tout autant que Mort à crédit (alors même que la critique avait boudé ce roman) (1969b). Enfin, pour Alphonse Boudard, qui l’a lu en prison, Céline lui a fait voir que la littérature n’était pas une chose fermée, et qu’on ne peut, après lui, plus écrire de la même manière (1969a) et (Boudard et d’Azay, 1998).

11Il y a toutefois une lecture bien plus rarement évoquée (sauf par Boudard, qui, dans cette bande, est politiquement irréprochable), qui est celle des pamphlets. Or, il est très improbable que des lecteurs qui ont évolué dans des milieux collaborationnistes sous l’Occupation aient pu rater un best-seller comme Bagatelles pour un massacre (outre les indices proprement littéraires).3

12Ainsi, on sait par témoignage que la lecture de Céline a compté dans la formation littéraire globale de ces écrivains (pas tous : aucune trace chez Giovanni, le Breton ou Trignol) ; mais cela ne nous dit pas pour autant à quel point elle a compté dans la formation de leur style. On pourrait s’en tenir à une considération générale, proche de leurs déclarations, à savoir que Céline a représenté pour eux un modèle libérateur, grâce auquel ils se sont sentis autorisés à écrire des livres en argot ou en langue parlée, à écrire comme ça leur venait. Et certes, l’écriture du polar les dispense d’écrire dans une langue littéraire impeccable et gourmée. Sauf que, bien évidemment, le style qu’ils emploient quand ils font des polars n’est pas un style naturel, qui correspondrait à leur manière de parler spontanée. C’est un style qui a ses normes, et qui suit un patron stylistique particulier, autant que la langue littéraire Gallimard.

13Le deuxième écueil à éviter, c’est d’accorder trop d’importance aux clins-d’œil et aux citations. C’est ce qui m’a incité notamment à écarter de cette étude A.D.G., qui continue d’écrire ses romans des années 1970-1980 à la manière des premiers « Série noire » français, argotiques et forts en gueule, mais chez qui Céline relève davantage de la référence (par exemple avec le titre Cradoque’s band, calqué sur Guignol’s band) que de l’influence (Philippe, 2016). Même remarque à propos de San-Antonio : Céline est l’un des auteurs les plus cités par Frédéric Dard avec Rabelais (Rullier-Theuret, 2004). Cela ne doit pas pour autant nous mener à surestimer l’influence de Céline, même si l’emploi d’un néo-argot purement écrit et inventé peut lui être rattaché. Toujours dans les clins-d’œil, le titre du roman de Michel Audiard, La Nuit, le jour et toutes les autres nuits (1978), fait écho à Voyage au bout de la nuit, dont Maurice Raphaël déforme la première phrase au début d’Ainsi soit-il : « Ça a commencé, ou plutôt, ça a fini comme ça. » (Raphaël, 2004, p. 23).

14Néanmoins, de même que dans le matérialisme dialectique, la quantité se change en qualité, de même la multiplication de références céliniennes, même quand ce sont de simples clins-d’œil, finit par donner un aspect célinien à la prose dans son ensemble. À partir d’ici, je m’intéresserai plus spécifiquement à quatre auteurs : Raphaël, Audiard, Guernec et Boudard.

15Si La Métamorphose des cloportes (1962) d’Alphonse Boudard est un peu à part, en ceci qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un polar, mais plutôt d’une auto-fiction, tout son univers demeure un univers de polar (truanderie, prostitution, histoires de trafics sous l’Occupation). Le roman détourne certaines formules de D’un château l’autre (1957). « L’outrage aux mœurs, polope ! Articles 282, 285, 287, 289, 290 du Code pénal. Pour ma poire, si je déconne » (Boudard, 1962, p. 167) rappelle « l’article 75 » (passim, au cul/prose/derge/trouf, selon) que Céline invoque ad libitum pour se dépeindre en paria de l’Épuration. Aux « mômes “quatre cents coups” » (Céline, 1974, p. 286) qui ravagent le train pour « Siegmaringen » répond la « môme-gagne-pain » (Boudard, 1962, p. 191) du maquereau Omar le boiteux, selon le même procédé célinien de composition de nouveaux lemmes par pure juxtaposition.

16On y rencontre aussi les mêmes commentaires métatextuels sous forme d’excuse : « Ça me fait penser que je vous ai laissés en plan lorsque le dab me parlait d’Elvire4 » (Boudard, 1962, p. 214), qui reprend les innombrables « je vous oubliais » et les interventions narratoriales métaleptiques : « je vous ai laissé sur le palier… » (Céline, 1974, p. 173). On peut enfin évoquer le personnage d’Edmond Clancul dans La Métamorphose des cloportes, dont le nom est tiré directement du lexique célinien (Paraz, 1948, p. 111-113).

17Chez Julien Guernec, le livre qui nous intéresse s’intitule Les Propos de Coco-bel-œil, paru en 1947. L’ensemble du livre est écrit dans un style simplement oralisé, pour raconter les aventures de Coco et ses amis, ouvriers communistes et anciens résistants qui se font embobiner par le PCF. Les Propos de Coco sont donc avant tout le produit d’une démarche politique (encouragée par Pierre Boutang) ; et c’est par nécessité que Guernec s’est tourné vers des activités d’écriture plus alimentaires, parmi lesquelles le roman noir5. En revanche les Propos se clôturent sur une vision apocalyptique de Coco, qui rappelle thématiquement autant que stylistiquement certains passages des pamphlets céliniens, par leur versatilité syntaxique et énonciative, la fusion dans un même bloc phrastique ou « phrase rythmique » (Rouayrenc, 1994, p. 101-118) de toutes les propositions :

Combat farouche. Mêlée superbe. Corps à corps gigantesque. Les ruscoffs remplaceront les chleuhs de Concarneau à l’Alaska. Les bicots découperont l’infidèle en rondelles pour en faire des croissants. […] Et puis alors, partout, en vrac, en grappes, tous les Ricains, du Nord, du Sud et du milieu, tous les Peaux-Rouges, les Indiens Sioux, les Algonquins, […] les Zoulous, les Moujiks, les Lapons, les Levantins, les Youdis, tous les marchands de cacahuettes [sic], de cartes postales et de tapis, en smala […] sans nous oublier, bien sûr, franchecailles de mon cœur, vous voudriez pas quand même, vous perdrez rien, pas une bouchée, pas plus ce coup-ci que les autres, toujours aux loges pour la frottée, fiers gaulois à tête ronde […] on va s’en payer, je l’assure, tous en pagaille, les auverploums avec le Honduras, Jouy-en-Josas avec les Thibétins, allez-y, allons-y, j’y vas, crève, taille, tranche, découpe ma poule, farcis-lui l’oignon à l’atome, bouffe-lui les tripes, çui-là c’est ton pote, çui-là on sait pas, flingue-les tous les deux […] jusqu’à ce qu’un jour tout craque, et pète, se crevasse, bouillonne, jaillisse, et gicle dans un ciel noir de nuit et qu’on dingue, les uns et les autres, sans espoir, sans fin possible, sans fin jamais, on le mérite, on est vraiment trop cons. (Guernec, 1947, p. 136-137)

18Victor Lepage a publié ses livres aux ambitions plus littéraires sous le pseudonyme de Maurice Raphaël. Ces livres déploient des styles très variés, mais le premier, Ainsi soit-il, emprunte très nettement à Céline :

Qui parle de littérature noire ? Quels impénitents plaisantins, quels fieffés punais ? Où ça la littérature noire ?… ce ramassis d’étrons douceâtres, mielleux, pâte à guimauve, pastille de menthe, esquimaux, boîtes-surprises qui surprennent personne. […] Les seuls écrivains noirs que je connaisse et salue sont ceux qui, anonymes, furtifs, clandestins, calligraphient « Merde pour celui qui le lit » dans les pissotières, chiottes de gare, de caserne ou de bistrot. C’est tout. C’est pas varié, vous dites ?… et vous, vous êtes variés ?… et la vie ? […] L’académie des inscriptions et belles lettres, la seule vraie, c’est l’ensemble de toutes les sentines de France et de Navarre. Littérature sur zinc, ardoise, faïence. Virgules amoureusement tracées d’un index assuré, préalablement enduit de fiente, à eux le prix, les palmes, la médaille, les lauriers, le reste, connais pas… blablabla… troufignolage et coquecigrues de constipés et d’onanistes. Ne nous occupons pas d’autre chose, laissons les quarante zéros du quai Conti jouer à main chaude et à tutu-panpan, les noirs qui s’amusent à maman-fait-moi-peur, se satisfaire dans leurs culottes breneuses, tous sur le même rang, ils se valent. […] Ce n’est pas de l’explosif, c’est du pétard de foire, du peut, peut, du pet, pet ! Vous ne prenez tout de même pas le pétomane pour l’homme atomique ? (Raphaël, 2004, p. 64-65)

19Ce passage métalittéraire6 et scatologique est, dans son contenu, une réécriture de Bagatelles, et il s’inspire aussi des pamphlets pour sa forme : le « peut, peut » est emprunté directement au « peutt-peutt » des Beaux draps (Céline, 1941, p. 58 et passim), où il exprime le style snob et efféminé. On reconnaît également l’énonciation agressive des pamphlets : modalités jussives et interrogatives, phrases nominales, appositions qui jugent d’un trait, dialogisme (« vous dites ?… et vous, vous êtes variés ? »), les changements de voix, le lexique : « blablabla… », « punais » (tiré de Mort à Crédit), les antépositions d’adjectifs.

20Les antépositions d’adjectifs se retrouvent chez Audiard ou Boudard : « l’impuni monstre » (Audiard, 1978, p. 154), qui désigne justement l’écrivain de Meudon, « les autres paumés pochards glavioteux », « un miteux rade » (Boudard, 1962, p. 220 et 222).

21Quant aux fameux points de suspension, on les retrouve surtout chez Audiard et Boudard :

C’est vrai que j’ai tendance. Mais je suis obligé d’entretenir, de souffler sur les braises… des fois que ça s’éteigne… surtout dans mon métier… à filmer drôle, à faire dans l’amusant, dans le burlesque, on se laisserait facilement aller à l’oubli… Au pardon même, voyez pas ?… D’ailleurs, malgré ses ronchonneries, elle « entretient » aussi, la mahousse, mais à sa façon, davantage pluraliste. Question de genre.

— Ils n’ont pas été plus lopes avec Myrette qu’avec les autres !… répond-elle. Où tu vois une différence ?… Pas plus à ce moment-là qu’après, ni qu’avant !… Au Golgotha, tiens par exemple, tu crois qu’ils ont été choucards ?… Et au bûcher de Rouen ?… Et au mont Valérien ?… Et à Katyn ?… Et rue Lauriston ?… Et à Buchenwald ?… Et à Prague ?… Et à Santiago ?… Merde ! On croirait que tu débarques !…

Voyez, son genre, c’est ça. Embrouilleuse à l’excès, je trouve. Elle roule tellement, des fois j’arrive pas à suivre. J’étais venu pour causer de Myrette et nous voilà à Santiago, chez les singes. (Audiard, 1978, p. 31-32)

22Ils jouent le même rôle prosodique, servant pour le dire vite à accentuer les pauses entre les éléments d’une proposition, et à estomper les ruptures de souffle entre les propositions. Maurice Raphaël les évoque plutôt comme une coquetterie littéraire (et un moyen commode de tirer à la ligne) :

On s’aperçoit de l’importance du vocabulaire, de chaque mot, d’une apostrophe, d’un point virgule, d’un guillemet… et les points de suspension, nom de Dieu ! Les points de suspension, ça fait tellement détaché, si distingué, infiniment Régence et ça gagne à chaque coup un sacré coin de terrain. (Raphaël, 2004)

23En somme, ces quatre écrivains, Guernec, Raphaël, Boudard et Audiard, ont acclimaté dans leurs écrits un style argotique – mais dont l’argot est une composante relativement secondaire – et oralisé – mais qui ne se réduit ni aux conventions graphiques signalant sommairement l’oralité (suppression du ne dans les négations, apocopes, syncopes et aphérèses), ni à la sélection de traits propres à la langue parlée. Ce style est, pour le dire plus simplement, célinien. Si les années d’entre-deux-guerres ont vu l’émergence d’un patron stylistique de prose romanesque oralisée (dont Céline incarne une variante), on pourrait dire que dans les années d’après-guerre, et du vivant même de Céline, s’est élaborée un sous-patron stylistique célinien, ayant une semblable force expressive : véhémence, virulence, hystérie, haine, etc. Le désespoir aigri de Maurice Raphaël, le désarroi apocalyptique de Guernec, la rancœur vindicative de Boudard, la nostalgie rancunière d’Audiard ont trouvé dans cette écriture une manière de porte-voix.

24Pourtant, ce n'est pas le style qu'ils emploient pour écrire leurs polars. Boulard raconte qu'il avait commencé à écrire des « Série noire » en argot, mais qu'il s'est ravisé parce qu'il ne se sentait pas le talent de Simonin et le Breton, et que La Métamorphose des cloportes (justement plus tardif) fut écrit comme « l'envers d'une Série noire » (Boudard et d'Azay, 1998, p. 128-129). Maurice Raphaël écrit en prose célinienne pour se lancer en littérature avec Ainsi soit-il, qui est un essai littéraire parmi d'autres (Claquemur, Feu et flammes), avant de se rabattre, faute de succès (Mesplède et Schleret, 1996, p. 39), sur le polar. Audiard fait du Céline dans ses ouvrages tardifs, après avoir accédé à la notoriété grâce au polar (écrit ou filmé). C’est une sorte d’entrée tardive dans la littérature de grand style. Quant à Guernec, Les Propos de Coco bel-œil semblent avoir eu un certain succès de librairie. Il faut les envisager comme une poursuite de ses activités de journaliste collabo (Allot, 1944a ; Allot, 1944b), une sorte de queue de comète des pamphlets de Céline, qu’il abandonne ensuite pour devenir à plein temps journaliste, puis fondateur et idéologue du Front national. Et si Frédéric Dard ou Albert Simonin ne font pas du Céline, c’est peut-être parce qu’ils se sentent écrasés par leur propre image d’écrivains à succès, mais auteurs de « paralittérature » (Rullier-Theuret, 2004).

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25En un mot, nous avons affaire à une nébuleuse d’auteurs, qui se vivent comme les perdants de la Libération (à plus ou moins juste titre, et à la suite d’attitudes différentes sous l’Occupation). C’est ce qui explique le sentiment de proximité avec Céline, y compris celui des pamphlets. Ils font des tentatives littéraires, à différents moments de leur vie. Le polar constitue pour eux une ressource matérielle, ou une voie de lancement.

26Ils ont une conception commune de la littérature, anti-académique. Céline, c’est donc leur image de la grande littérature qui n’a pas perdu sa base populaire. Alors même que Céline est un écrivain canonisé, il ouvre des perspectives littéraires à ces auteurs hors cénacle ; à l’inverse, le succès de Simonin et le Breton semble surtout inhiber (même a posteriori) l’écriture du roman noir. On voit bien que le style argotique et hardboiled du polar est aussi un patron stylistique contraignant, dans lequel ces auteurs se coulent avec plus ou moins de brio et de créativité. À l’inverse, Céline et le style célinien représentent la passerelle la plus envisageable pour passer de la littérature dite populaire vers la grande littérature