Un « millefeuille sonore » : la bande-son des films policiers de Jean-Pierre Melville, entre stylisation et nostalgie générique
1Même si c’est ensuite pour mieux en contester la pertinence ou la nécessité, nul ne saurait faire l’économie d’un cadrage générique pour appréhender et commenter la singularité de l’œuvre de Jean-Pierre Melville. Dans la monographie qu’elle consacre au cinéaste, Ginette Vincendeau intitule ainsi un chapitre consacré à l’analyse du Doulos (1962) et du Deuxième Souffle (1966) « Série Noire – films noirs » (Vincendeau, 2003, p. 140), puisque dans la période qui va des années 1960 au tout début de la décennie suivante la plupart des films de Melville sont généralement reçus par les spectateurs et la critique comme des films policiers, des films de gangsters ou encore des films noirs, selon que l’accent est porté sur la représentation des forces de l’ordre, des criminels, ou plutôt sur une tonalité d’ensemble « noire ». Quelle que soit la dénomination exacte retenue, il est évident que les genres policiers et criminels ont joué un rôle essentiel dans la production des films de Melville comme dans leur réception. Le réalisateur a ainsi très souvent commenté son intérêt pour le film policier et ses codes, au point de tenter de dresser « une liste de toutes les situations possibles entre “gendarmes et voleurs” » (Nogueira, [1973] 1996, p. 181). Ses goûts de spectateur l’ont poussé à voir des dizaines de fois des films criminels signés John Huston ou Robert Wise, qui l’ont inspiré pour écrire ses scénarios, créer ses décors et aussi diriger ses comédiens, et il conçoit chaque nouveau film comme une variation sur les précédents, ainsi que sur des motifs emblématiques : « Le Cercle rouge est en même temps une sorte de digest de tous les films policiers que j’ai faits auparavant », a-t-il ainsi expliqué à Rui Nogueira (Ibid.). Nul doute, enfin, que le genre policier serve au mieux son désir de devenir « un metteur en scène commercial » (Collet, 1962). Au même titre que les stars qui peuplent ses derniers films, cette forme permet aux spectateurs d’élaborer un système d’attente afin de pouvoir recevoir, interpréter et apprécier les films : le genre peut devenir « une structure familière, identifiable par son jeu de conventions, qui rend le film recevable… et de fait son succès possible » (Moine, 2002, p. 80).
2Le genre joue en revanche un rôle ambivalent pour orienter la réception critique. Bien qu’ils aient tous été des succès commerciaux en salle – à l’exception d’Un flic (1972), qui n’a connu qu’un succès relatif –, les quatre derniers films policiers ont été violemment rejetés, du vivant du cinéaste, par Positif et les Cahiers du cinéma, les titres les plus en vue de la presse cinéphilique française. Cette hostilité tient notamment au fait que le dandysme et le minimalisme de ces ultimes titres ne pouvaient que susciter l’incompréhension d’une critique française de plus en plus politisée, et pour qui ces derniers polars se distinguaient surtout par leur caractère réactionnaire (Vincendeau, 2003, p. 177). Mais dans leur croisade anti-Melville, les Cahiers et Positif déplorent également pêle-mêle le goût obsessionnel du cinéaste pour le genre policier ; jugent que Melville se répète ; qu’il rejoint la tendance la moins inventive du cinéma commercial français ; qu’il imite les films noirs américains ; qu’il crée des personnages de gangsters et de flics sans originalité aucune (Toulza, 2010, p. 44-46). L’ancrage générique constitue donc bien, pour certains titres de la presse française, une partie du problème.
3Le cinéaste a bien entendu depuis été réhabilité dans son pays d’origine, mais le genre demeure, à son sujet, une catégorie problématique, qu’il a longtemps été nécessaire de taire, de contourner ou de « dépasser » pour vraiment reconnaître les talents de Melville, qui est volontiers valorisé pour sa capacité à « transcender » les codes du policier. En 1996, dans le dossier qu’ils lui consacrent enfin, les critiques des Cahiers jugent ainsi que le cinéaste « réinvente le film noir par l’exacerbation de ses codes et l’invention de nouvelles formes », qu’il se livre à « une méditation sur la disparition des genres » (Jousse et Toubiana, 1996, p. 63), qu’il « peut nous emmener loin hors des limites du genre » (Burdeau, 1996, p. 65), et même que son cinéma « manifest[e] l’impossibilité de l’existence du genre » (Saada, 1996, p. 78)… Dans les dernières décennies, toutefois, quelques études se sont efforcées de faire de Melville un véritable « auteur de genre » (Moine, 2002, p. 94), en conjuguant codes du genre et stylisation, lecture générique et lecture auteuriste. Pour Tim Palmer, Melville fournit ainsi, dans le contexte clivé du cinéma français des années 1960 et 1970, l’exemple unique d’un cinéaste qui réconcilie deux tendances : « adopter l’attitude iconoclaste d’un auteur, mais aussi, paradoxalement, refuser de renoncer aux formes du courant dominant, orientées vers le grand public, en particulier celles du genre policier, toujours séduisantes » (Palmer, 2011, p. 55). La monographie publiée par Ginette Vincendeau en 2003 au BFI, surtout, propose une analyse extrêmement fouillée du style de Melville, relié de façon rigoureuse au cinéma populaire français de son époque : « le cadrage, les mouvements de caméra, l’éclairage, le tournage en extérieurs ou en studio et d’autres aspects de la mise en scène sont étudiés en détail afin de définir le “style” spécifique de Melville, son évolution et sa relation avec les films contemporains, lorsque des comparaisons pertinentes peuvent être établies [framing, camera movements, lighting, the use of location shooting and of studio sets, and other aspects of mise en scène are scrutinised, in an attempt to pin down Melville’s original “style”, its evolution across time and its relationship to contemporary films, where relevant comparisons can be made] » (Vincendeau, 2003, p. 4).
4Plusieurs caractéristiques du style melvillien n’appellent pas de nouveaux éclaircissements tant l’analyse de Vincendeau est précise, mais la question du traitement paradoxal réservé au son mérite quant à elle un approfondissement. La bande-son des films policiers de Melville reflète en effet une tension, un tiraillement et parfois une négociation entre généricité et signature d’auteur, au point de devenir le lieu même de la mise en place d’un style singulier au sein même du cinéma policier français des années 1960 et 1970. Il s’agira donc d’examiner la matière sonore (paroles, bruits, musique) autour de deux phénomènes, bien différents mais conciliables, à l’œuvre dans la bande-son de plusieurs des derniers films policiers du cinéaste. La stylisation des dialogues comme des bruits et de la musique qui composent cette bande-son fonctionne tout d’abord comme la marque d’un écart maximal avec le cinéma commercial de l’époque et affiche, comme d’autres aspects bien reconnaissables de ses mises en scène, la signature de Jean-Pierre Melville comme auteur. Dans le même temps et parfois dans les mêmes séquences, le recours à des conventions sonores inscrit fermement l’œuvre de Melville dans l’univers et dans les codes du film policier de son époque, tout comme dans le souvenir de certaines traditions génériques, françaises ou étrangères.
Effractions silencieuses
5 La texture sonore des films de Melville est l’objet d’un soin maniaque à propos duquel ses collaborateurs ont fréquemment rapporté des anecdotes éclairantes. La monteuse Françoise Bonnot évoque, dans un bonus du DVD de L’Armée des ombres (1969), la précision réclamée par le cinéaste pour le plan d’ouverture, le défilé des troupes allemandes sur les Champs-Élysées. Melville souhaitait non seulement que l’on entendît le son de vraies bottes allemandes, mais aussi que le monteur son, Robert Pouret, accordât une attention extrême à ne surtout pas placer le son d’un pied gauche sur l’image d’un pied droit (Lustgarten, 2011)… Si Melville prête ainsi attention au moindre son, c’est aussi parce que ses films se caractérisent paradoxalement par leurs silences. L’absence de dialogues et parfois aussi de musique extra-diégétique permet en effet de souligner, dans les acmés que sont les cambriolages silencieux de ses films policiers, la présence insistante de certains bruits, par exemple dans le cambriolage sans paroles de 25 minutes du Cercle rouge (1970).
6 Le traitement de la bande-son dans ces séquences de cambriolage repose également sur une dialectique entre généricité et stylisation qui est emblématique de la mise en scène de Melville. Ces séquences sont tout d’abord redevables à la tradition du film policier français. Melville suit en effet fidèlement son modèle en la matière, à savoir la séquence de 27 minutes de cambriolage d’une bijouterie de la place Vendôme, sans dialogue ni musique extra-diégétique, mise en scène en 1955 par Jules Dassin dans Du rififi chez les hommes, un « long morceau de bravoure spectaculaire [...] entièrement dédié à l’action, aux gestes des cambrioleurs et au déploiement de l’activité masculine » (Pillard, 2014, p. 237), qui doit beaucoup aux films de gangsters américains. Comme chez Dassin, de longues plages silencieuses permettent à Melville d’élaborer un suspense sonore spécifique, dont le principe est mis en évidence au début de la séquence de cambriolage du Cercle rouge, dans laquelle Melville contraint le spectateur à prêter attention aux bruits les plus infimes, comme le font les personnages (les deux cambrioleurs bien sûr, mais aussi le gardien de nuit qu’ils vont neutraliser dès leur entrée dans la bijouterie de la place Vendôme). En dépit des précautions des deux hommes qui évoluent sur une échelle de corde pour rejoindre une fenêtre donnant sur l’arrière du bâtiment, un plan de réaction vient montrer que le veilleur tend l’oreille et se lève pour vérifier l’origine d’un bruit qu’il vient de percevoir.
Photogramme du Cercle rouge. Le gardien de la bijouterie perçoit un bruit suspect.
7Dès lors, les spectateurs aussi prêtent une attention accrue à une texture sonore bien spécifique, qui isole des bruits singuliers : tic-tac de l’horloge dans la pièce du gardien, bruit de l’échelle que déploient les cambrioleurs, robinet qui coule dans la pièce où tentent de pénétrer les deux hommes, etc. Ce suspense sonore qui, en raison de l’absence de dialogue et de musique extra-diégétique, bouleverse la hiérarchie habituelle de la bande-son au profit des bruits, renvoie à la syntaxe du genre du film de « casse » ; dans Du rififi chez les hommes, par exemple, « le son demeure un aspect central dans la création de la tension narrative [sound remains a central integrated aspect in this creation of narrative tension] » (Phillips, p. 47) : l’enjeu y est précisément de trouver des stratagèmes pour éviter, quand les cambrioleurs percent un plancher, que le bruit des gravats ne déclenche le système d’alarme, et ensuite de neutraliser le son strident de l’alarme en question.
8Pour autant, dans le contexte du cinéma français du tournant des années 1970, Melville se singularise en affichant son attachement à une tradition qui est alors obsolète, celle du film noir français des années 1950 : depuis le film de Jules Dassin, le film de « casse » est bien devenu un genre prisé du cinéma français, mais en 1970 les cambriolages silencieux font plutôt figure d’exception ou d’archaïsme générique. En 1968, Henri Verneuil débute bien, lui aussi, son Clan des Siciliens par une longue évasion sans dialogues, lors de laquelle le personnage interprété par Alain Delon perce le plancher d’un fourgon de police, mais la séquence affiche une proximité avec le cinéma de Melville, plutôt qu’avec le cinéma classique français. Le film débute en effet par une épigraphe d’Anton Tchekhov, incongrue dans un tel contexte, qui fait figure de pastiche des citations sérieuses avec lesquelles Melville commence systématiquement ses films criminels (comme Le Samouraï, avec le même Alain Delon). La longue séquence silencieuse du film de Verneuil paraît ensuite avant tout s’aligner sur le modèle narratif du Samouraï.
9Dans ses derniers films, Melville a donc recours à des stratégies génériques décalées, qui brouillent la distinction entre généricité et souci de distinction comme de stylisation. Le cinéaste puise en effet à des sources déjà anciennes (la référence à Du Rififi chez les hommes) ou étrangères (son intérêt pour le film noir américain et ses codes), qui sont toujours adaptées à son projet spécifique. Ainsi, Un flic ne comporte pas un cambriolage muet, mais deux, dans une logique de surenchère : une ouverture avec un cambriolage presque silencieux et ensuite, au milieu du film, une séquence spectaculaire de 22 minutes, sans dialogue ni musique, au cours de laquelle un malfaiteur se fait déposer sur un train depuis un hélicoptère et repart par la même voie, son forfait accompli.
Insolite sonore
10Le rééquilibrage de la bande-son au profit des bruits, lors des séquences de cambriolage, devient tout autant un code spécifique du film de « casse » qu’une signature d’auteur, tant les sons en question, placés au premier plan, sont minutieusement travaillés dans une visée autre que réaliste. C’est la raison pour laquelle Tim Palmer peut affirmer que « la nature épurée du son ou son absence » est l’une des marques du style de Jean-Pierre Melville : « en l’absence de dialogue melvillien, les sons d’ambiance et de purs “bruits” en viennent à proliférer. Et au même titre que son utilisation de la couleur, de la mise en scène et des décors, Melville est méticuleusement préoccupé par la texture et le timbre des éléments entremêlés sur la bande-son [in the absence of Melvillian dialogue, background sound and pure “noise” come to proliferate. And alongside his use of colour, staging and set design, Melville is meticulously concerned with the texture and timbre of the interwoven strands on the soundtrack] » (Palmer, 2003, p. 140).
11L’absence de dialogue, par moments, peut ainsi avoir pour fonction d’attirer l’attention des spectateurs sur une texture et une ambiance sonore particulièrement travaillées, ainsi que sur de vifs effets de contraste. À la fin de la séquence du cambriolage du Cercle rouge, par exemple, le suspense sonore reprend brièvement tout en étant modulé. Le gardien assommé s’est réveillé et déclenche une sonnerie stridente, au moment même où les hommes quittent l’immeuble le plus silencieusement possible. Le bruit de l’alarme, qui retentit sur l’image de la voiture de Jansen (Yves Montand) traversant la place Vendôme, de nuit, produit alors un fort contraste avec la séquence silencieuse qui a précédé, ce qui est un procédé attendu dans une fiction policière qui alterne suspense et effets de surprise. Ainsi, en 1964, Jules Dassin signe avec Topkapi un nouveau film de « casse » dans lequel un petit groupe de spécialistes s’assemble pour dérober des émeraudes conservées dans un musée d’Istanbul. La séquence du cambriolage est, dans l’ensemble, silencieuse. Toutefois, dès que le cambrioleur a réussi son acte, une explosion de joie retentit : Dassin a raccordé le dernier plan silencieux du « casse » avec la liesse de la foule qui assiste, dans un stade, à un combat de lutte.
12Mais la spécificité des polars de Melville consiste à reprendre et à moduler cette technique du contraste sonore de façon bien particulière. L’un des procédés préférés du cinéaste pour composer sa bande son est d’introduire un détail sonore ou une dissonance pour susciter notre intérêt et « aiguiser nos facultés de perception [hone our perceptual interest] » (ibid., p. 141), ce qui rappelle son souhait, à propos de l’image du Samouraï et de L’Armée des ombres, de faire en sorte que « seule une petite dominante nous [fasse] savoir qu’il s’agit bien d’un film en couleurs » (Nogueira, [1973] 1996, p. 152). Au début d’Un Flic, par exemple, Tim Palmer montre que le paysage comme le temps qu’il fait permettent ainsi de restreindre la palette chromatique, mais aussi de structurer la bande son.
13Les couleurs sont strictement limitées aux nuances de gris de la pluie battante et des vagues se brisant sur la digue, qui permettent d’inscrire sur la bande-son les effets d’une tempête. Seul le cri strident d’une mouette – dont l’intensité, la hauteur et le timbre diffèrent des autres sons – est rajouté au montage en guise de contraste et de facteur de dissonance (Palmer, 2003, p. 141)1. Au début du Samouraï, lorsque le héros se rend dans un garage clandestin en banlieue, ce sont les aboiements d’un chien en tout début de séquence et le sifflement d’un train qui rompent le silence et attirent notre attention, tout en rappelant un imaginaire des faubourgs propre au cinéma policier classique. Ce travail de sélection des bruits et d’agencement méticuleux des matières sonores est décisif pour un cinéaste qui déclare : « ma bande sonore est souvent la musique de mes films » (Nogueira, [1973] 1996, p. 142). C’est pourquoi ce processus spécifique constitue, pour Tim Palmer, l’une des caractéristiques fondamentales de sa signature : « un aspect crucial du style austère de Melville découle de son utilisation du son – ou plutôt, une fois encore, de son aspect épuré ou de son absence [another vital aspect of Melville’s austere style emerges from his use of sound – or, once again, its pared-down nature or absence] » (Palmer, 2003, p. 140). Sans nier la singularité de ce travail d’orfèvre, on peut noter que l’inventivité dont fait preuve Melville trouve pourtant sa source dans son adaptation à un genre (le film noir) et à un contexte (celui du cinéma populaire de genre du début des années 1970). Dans les deux exemples évoqués ci-dessus (le cri de la mouette au début d’Un flic, ainsi que l’aboiement et le sifflement du train dans la séquence de banlieue du Samouraï), il s’agit de créer une ambiance à l’aide de détails sonores qui viennent compléter des données fournies par l’image, une technique évidemment utilisée par les films noirs hollywoodiens appréciés par Melville, qui mettent les bruits à contribution dès lors qu’il s’agit de suggérer une atmosphère spécifique, en particulier urbaine ou nocturne. De plus, en ajoutant ponctuellement certains bruits à sa bande-son, Melville tire parti d’une technique alors unanimement utilisée par le cinéma populaire français de son époque, la postsynchronisation. Tandis que la plupart des cinéastes de la Nouvelle Vague se tournent progressivement, dans les années 1960, vers le tournage en son direct (ainsi pour Éric Rohmer, cinéaste par excellence du dialogue, le tournant a lieu en 1969 avec Ma nuit chez Maud) et font souvent preuve d’un véritable fétichisme pour cette technique, chez Melville les sons sont postsynchronisés et les dialogues doublés, ce qui permet toutes les manipulations. Dans les films policiers de Melville, tous les sons ont donc fait l’objet d’une sélection précise, pour être associés de façon méticuleuse à une image dans une séquence donnée, au moment de la postproduction. « Je n’ai pas un bruit d’origine. Tout est doublé, tous les acteurs se doublent » (Guidez, 1970), explique-t-il. Il est évidemment troublant de noter que la postsynchronisation et le doublage, qui font partie des techniques courantes du cinéma commercial de l’époque mais qui n’ont certainement pas contribué à rehausser la côte d’auteur de Melville, à une époque charnière où le choix du direct est un facteur de distinction « auteuriste », lui permettent dans le même temps d’affirmer un contrôle absolu sur sa bande-son et participent ainsi à l’affirmation d’une signature.
Muet sonore
14Michel Chion préfère pour sa part relier cet effort de stylisation à tout un courant du cinéma d’auteur des années soixante, qui aurait permis, en restreignant de façon drastique la place dévolue aux dialogues et à la musique, et en proposant une forme particulière de montage-son, de « révéler qu’il y a du muet sous le parlant » (Chion, 2003, p. 166). Pour Chion, les « films laconiques » de cette période procéderaient par soustraction : en raréfiant dans de nombreuses séquences la musique, mais aussi en retirant les dialogues et la voix over « comme on démonte un mur ou un plancher pour découvrir l’installation électrique ou les plomberies », ces films révéleraient leur fond muet. Chion mentionne le montage-son particulier souvent à l’œuvre dans ces films : dans la séquence de la salle d’attente de Playtime (Jacques Tati, 1967), dans la scène de la récupération du corps de Frank Poole de 2001, l’odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968) comme dans le début du « casse » du Cercle rouge, « on retrouve la même utilisation d’un ronronnement électrique qui est la signature d’un lieu fermé, et qu’on entend puis qu’on n’entend plus, selon que le montage nous transporte à l’intérieur ou à l’extérieur » (Ibid., p. 166). Or, pour Chion, cette figure particulière de montage – une double coupe (visuelle et sonore à la fois) – réunit ce qu’elle oppose, et retrouve la fonction que possédait le montage dans le cinéma muet, à savoir la faculté de réunir, de composer un espace grâce au raccord. Au début du cambriolage, le passage de l’intérieur (rumeur sonore) à l’extérieur (sons très ponctuels liés à l’activité des cambrioleurs) possède une évidence et une clarté dues à la franchise de la double coupe. D’après Chion, il est significatif que Melville ait commencé par deux longs-métrages utilisant avec virtuosité la voix over pour s’en passer graduellement, avec Le Samouraï et Le Cercle rouge, et revenir donc à une forme de muet. Si cette logique soustractive et archaïsante est bien à l’œuvre dans la filmographie de Melville et dans la stratégie sonore qu’il élabore, il faut pourtant se garder de schématiser le parcours du cinéaste – la voix over est encore superbement utilisée dans L’Armée des ombres et même Un flic – et son esthétique : Melville sait aussi jouer des possibilités de chevauchement sonore entre deux séquences, par exemple au début du Cercle rouge, lorsque le bruit d’un train se fait entendre plusieurs secondes sur l’image de Corey (Alain Delon) endormi dans sa cellule, en anticipation de la séquence suivante.
15La stylisation sonore souhaitée par Melville est finalement moins perceptible dans la durée exceptionnelle des cambriolages silencieux (qui s’alignent en réalité sur celui du film de Jules Dassin) que dans le choix paradoxal de réduire de façon générale la place accordée au dialogue par rapport à la musique et surtout aux bruits. En effet, dans le film de « casse », de nombreuses séquences sont traditionnellement dévolues à des échanges verbaux, notamment lors des phases de préparation des cambriolages ou bien au moment de s’en partager le fruit (dans le film de Dassin, par exemple, chaque complice explique aux autres en détail comment il va utiliser sa part du butin). Or, chez Melville, les voix sont absentes de plusieurs scènes d’action et surtout des séquences ordinairement dialoguées. Ainsi, au début du Samouraï, après avoir dérobé un véhicule en pleine rue, Jeff Costello (Alain Delon) se rend dans un garage de banlieue où un acolyte change les plaques du véhicule. La séquence ne comporte aucun dialogue et les répliques sont ici éludées, y compris dans un moment de tension qui devrait passer par un échange verbal : après que le garagiste lui a tendu les nouveaux papiers de la voiture, la question de Costello, qui attend que l’homme lui donne une arme à feu, passe non par la parole mais par un regard interrogateur cadré en plan rapproché, par quelques accords intrigants de la musique de François de Roubaix, et enfin par une main tendue et un impérieux claquement de doigts.
Jeff Costello (Alain Delon) dans Le Samouraï.
16Le travail de Melville avec Alain Delon, qui consiste ici à éliminer ses répliques (la voix de l’acteur n’a pas encore été entendue, au bout de dix minutes du film) et aussi à restreindre ses techniques d’expression et de jeu habituelles, fait prendre un tour plus intériorisé, opaque, énigmatique et mélancolique à l’image de la star, une direction qui sera approfondie dans d’autres films policiers, de Melville bien sûr mais pas uniquement. Dans cette séquence du Samouraï, l’écart se mesure surtout avec les films policiers contemporains signés par Claude Sautet, Henri Verneuil ou Jacques Deray, chez qui la part dévolue au dialogue demeure cruciale. Une fois encore, l’influence du genre n’est évidemment pas étrangère au choix de ce laconisme radical, qui renvoie à la fois à un refus de la psychologie et du dialogue explicatif, que l’on trouve dans le film noir américain, et à une configuration générique antérieure du cinéma noir français. Des films criminels français et étrangers des décennies précédentes comportent en effet eux aussi plusieurs séquences lors lesquelles un groupe d’hommes communique en silence, souvent dans des moments d’action. Dans tous ces films, le mutisme des héros permet de surdéterminer leur caractère de durs qui ne dépensent pas leur énergie en vaines paroles mais préfèrent agir en silence. Les effusions et les discours de justification auxquels se livrent certains personnages sonnent souvent faux car ils contredisent le refus de l’épanchement qui fonde la masculinité dans ces films criminels et policiers. Dès le début du Trou (1960) de Jacques Becker, l’un des modèles de Melville, l’aisance verbale d’un jeune bourgeois emprisonné à la prison de la Santé l’oppose ainsi fermement au laconisme de ses compagnons de cellule, qui communiquent par de simples gestes et regards.
Entre Bresson et Le Breton
17L’une des marques les plus évidentes du style sonore de Melville est ainsi sa conception des dialogues, en accord avec des conventions génériques mais à rebours des pratiques de son époque. Dans plusieurs entretiens, le cinéaste se montre d’ailleurs préoccupé de la justesse de ses dialogues et particulièrement critique à l’égard de ceux d’autrui. Tout d’abord, Melville ne laisse que rarement le soin à d’autres d’écrire ses dialogues, alors que « l’immense majorité des films policiers de l’époque font systématiquement appel à un ou plusieurs dialoguistes recrutés spécialement pour insérer dans le scénario un certain quota de répliques “savoureuses” » (Pillard, 2011, p. 90). Alors que dans Le Clan des Siciliens d’Henri Verneuil et Borsalino (1970) de Jacques Deray, deux films de gangsters contemporains de ceux de Melville, les personnages ont souvent pour simple fonction de délivrer ces mots de dialoguistes qui font pleinement partie des plaisirs promis par le genre, on trouve rarement de telles figures chez Melville. Celui-ci explique également que ses truands et ses flics, d’ordinaire peu prolixes, évitent absolument l’emploi de l’argot, même dans les situations de crise. Ce parti-pris peut surprendre de la part d’un réalisateur qui, en 1956 pour Bob le flambeur, a collaboré avec Auguste Le Breton, un écrivain qui a su imposer à l’écran dans quelques films noirs célèbres du milieu des années 1950, notamment dans Du rififi chez les hommes et Razzia sur la chnouf (Henri Decoin, 1955) un dialogue « réaliste », largement ouvert au sociolecte du « milieu » parisien (Pillard, 2014, p. 221-224). Mais Melville, dans son entretien avec Rui Nogueira, critique au début des années 1970 les dialogues écrits par Le Breton et explique qu’il ne supporte pas l’argot au cinéma : « si aujourd’hui je ne peux plus revoir Bob le flambeur, c’est à cause des dialogues qui ont monstrueusement vieilli » (Nogueira, [1973] 1996, p. 70).
18En dépit de ces déclarations catégoriques, l’étude des dialogues montre plutôt que le cinéaste adopte une attitude pragmatique, et que son refus de l’argot, des répliques longues et des bons mots de dialoguiste n’a absolument rien de systématique et vise sans doute surtout à se différencier de la veine des films policiers parodiques qui sont légion, dans les années 1950 et 1960. Dans Le Cercle rouge, par exemple, les personnages principaux, des gangsters qui préparent un « casse » dans une bijouterie de la place Vendôme, adoptent une langue soignée, souvent châtiée et très écrite, bien éloignée de l’oralité comme des « bonnes » répliques des films policiers de l’époque. Pourtant, dans plusieurs séquences, quelques expressions argotiques font saillie, et permettent par exemple de caractériser instantanément un patron d’établissement chic au passé douteux, lorsqu’un commissaire lui rend visite : « pourquoi venez-vous chez moi, commissaire ? Pour qu’tout le monde vous voie et finisse par penser qu’j’en croque ? Vous tenez drôlement à m’carboniser, hein… ».
Photogramme du Cercle rouge. Un patron de boîte de nuit au passé douteux (François Périer)
19Au début du même film, des hommes de main s’expriment avec soin, mais un seul mot trahit leur fonction : « casser Rico chez lui… Tu as perdu les usages en prison ! Il faut rendre ce que tu as pris, Corey ». Les quelques expressions argotiques que l’on trouve dans la bouche de certains personnages, qui renvoient systématiquement à une langue en usage, du moins au cinéma, dans les années 1940 et 1950, constituent un nouvel archaïsme générique, une trace d’une forme de nostalgie générique qui contribue à les singulariser.
20En outre, malgré sa méfiance à l’encontre des films de dialoguiste, le cinéaste voit bien l’utilité, lorsque la situation l’exige, de faire prononcer de véritables tirades à certains de ses comédiens, en particulier les commissaires interprétés par François Périer dans Le Samouraï et Paul Meurisse dans Le Deuxième Souffle. Appelé sur les lieux d’une fusillade, ce dernier se lance dans un discours savoureux et ironique qui aurait pu être signé par un Michel Audiard. Ce dialogue, écrit par Melville et José Giovanni, rappelle la verve déployée dans les films policiers comiques de l’époque, tout en faisant valoir la différence et la virtuosité de Melville et de son comédien. Celles-ci sont affirmées par le recours à un plan séquence de cinq minutes, à une caméra constamment en mouvement pour accompagner les déplacements et les gestes de Meurisse, et à un monologue très écrit, cynique et élégant, en accord avec la persona de l’acteur2.
Paul Meurisse dans Le Deuxième souffle.
21C’est donc dire que tous les derniers films de Melville adoptent une attitude pragmatique et équilibrée vis-à-vis des dialogues, en combinant les pratiques habituelles des films policiers de l’époque et des effets qui au contraire creusent l’écart. Cette conception singulière du dialogue policier permet à Melville de produire de forts effets de contraste entre séquences et entre personnages, entre ceux qui utilisent l’argot, des lexiques spécialisés ou tout simplement une langue orale, et ceux qui ne s’expriment que dans une langue littéraire, entre séquences silencieuses et soudaines tirades.
22Les déclarations si tranchées de Melville comme sa conception insolite des dialogues (répliques rares, utilisation d’un registre soutenu, notamment dans les discussions entre voyous) font ainsi partie d’une stratégie de distinction : dans un champ extrêmement concurrentiel, celui du film policier de la fin des années 1960 et du début des années 1970, un traitement paradoxal mais jamais systématique de la bande-son permet à Melville de se distinguer du tout-venant du cinéma policier. Les affirmations à l’emporte-pièce du cinéaste entrent dans le même type de stratégie, alors même que la pratique de Melville est en réalité équilibrée, et évite tout dogmatisme. La tactique de Melville ne consiste donc sûrement pas à imposer un style en rupture complète avec les pratiques génériques de son époque, mais plutôt à faire varier le curseur, dans un même film et parfois au sein d’une même séquence, entre des dialogues de polar à la Auguste Le Breton, et des répliques et une diction stylisées à la Robert Bresson. On retrouve ici la théorie du millefeuille chère au cinéaste, qui tente de se distinguer en proposant deux plaisirs distincts aux publics, ou encore de s’adresser à deux catégories différentes de spectateurs : « J’aimerais bien que mes films soient un peu, disons comme un millefeuille », expliquait Jean-Pierre Melville en 1962, lors de la sortie du Doulos : « deux matières bien différentes, agréables ; un feuilleté et de la crème pâtissière. Ne sentiront bien le feuilleté que les palais des gourmets, et la crème pâtissière ceux qui ont le palais un peu moins fin » (Collet, 1962).
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23Comme d’autres éléments représentatifs de sa mise en scène (les couleurs, la conception des décors et des costumes, le jeu d’acteurs, l’utilisation des stars…), la bande-son des films policiers de Jean-Pierre Melville repose sur une tension entre codes génériques et stylisation, tout en mettant spécifiquement l’accent sur la reprise d’éléments sémantiques et syntaxiques propres aux films criminels français de décennies antérieures. Les films de « casse » de Melville sont dans la position quelque peu surprenante d’être d’incontestables films de genre qui creusent pourtant l’écart avec les films criminels de leur époque, un paradoxe qui est souligné par la bande-son en général et les dialogues en particulier : en dehors d’exceptions notables, on trouve peu, dans les films de Melville, de bons mots qui font pourtant partie des signes distinctifs des films policiers de ses contemporains. Il ne s’agit pas pour autant d’affirmer que les bandes-son de Melville se contenteraient d’imiter des modèles génériques désuets, puisque leur analyse précise montre plutôt que l’inventivité de Melville se fonde sur une certaine nostalgie générique qui est toujours combinée à un ancrage dans des techniques et des pratiques pleinement contemporaines. Sans dogmatisme mais en s’efforçant plutôt de proposer à leurs spectateurs de multiples plaisirs, Melville et ses collaborateurs composent plutôt des bandes-son qui réconcilient les contraires : la conception des dialogues, en particulier, entre laconisme et goût de la tirade, entre argot et refus de l’oralité, repose sur des effets et des techniques qui peuvent paraître peu compatibles, et même contradictoires. L’étude de la bande son apporte enfin de nouveaux arguments permettant de nuancer la doxa critique, qui voit souvent en Melville un cinéaste hors-sol, qui réalise en France des films noirs à l’américaine. Même si les influences hollywoodiennes sont évidentes dans les polars de Melville, le travail du son les inscrit pleinement dans la tradition du film policier et du film noir français. Enfin, les « millefeuilles » sonores des films, qui permettent à Melville de combiner plaisirs génériques et expérimentations d’auteur et de s’adresser à des publics bien distincts, font de lui un auteur de genre, seul capable de réconcilier À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960) et Borsalino.